(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XX. Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 » pp. 389-405
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XX. Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789 » pp. 389-405

Chapitre XX.
Du dix-huitième siècle, jusqu’en 1789

Cette époque est celle où la littérature a donné l’impulsion à la philosophie. Après la mort de Louis XIV, les mêmes abus n’étant plus défendus par le même pouvoir, la réflexion s’est tournée vers les questions qui intéressaient la religion et la politique ; et la révolution des esprits a commencé. Les philosophes anglais, connus en France, ont été l’une des premières causes de cet esprit d’analyse qui a conduit si loin les écrivains français ; mais, indépendamment de cette cause particulière, le siècle qui succède au siècle de la littérature est dans tous les pays, comme j’ai tâché de le prouver, celui de la pensée. Heureux si les Français sont assez favorisés par la destinée, pour que le fil des progrès métaphysiques, des découvertes dans les sciences et des idées philosophiques ne se rompe pas encore entre leurs mains.

La liberté des opinions a commencé, en France, par des attaques contre la religion catholique ; d’abord, parce que c’étaient les seules hardiesses sans conséquence pour l’auteur, et, en second lieu, parce que Voltaire, le premier homme qui ait popularisé la philosophie en France, trouvait dans ce sujet un fonds inépuisable de plaisanteries, toutes dans l’esprit français, toutes dans l’esprit même des hommes de la cour.

Les courtisans ne réfléchissant pas sur la connexion intime qui doit exister entre tous les préjugés, espéraient tout à la fois se maintenir dans une situation fondée sur l’erreur, et se parer eux-mêmes d’un esprit philosophique ; ils voulaient dédaigner quelques-uns de leurs avantages, et néanmoins les conserver ; ils pensaient qu’on n’éclairerait sur les abus que leurs possesseurs, et que le vulgaire continuerait à croire, tandis qu’un petit nombre d’hommes jouissant, comme toujours, de la supériorité de leur rang, joindraient encore à cette supériorité celle de leurs lumières ; ils se flattaient de pouvoir regarder longtemps leurs inférieurs comme des dupes, sans que ces inférieurs se lassassent jamais d’une telle situation. Aucun homme ne pouvait, mieux que Voltaire, profiter de cette disposition des nobles de France ; car il se peut que lui-même il la partageât.

Il aimait les grands seigneurs, il aimait les rois ; il voulait éclairer la société plutôt que la changer. La grâce piquante, le goût exquis qui régnaient dans ses ouvrages, lui rendaient presque nécessaire d’avoir pour juge l’esprit aristocratique. Il voulait que les lumières fussent de bon ton, que la philosophie fût à la mode ; mais il ne soulevait point les sensations fortes de la nature ; il n’appelait pas du fond des forêts, comme Rousseau, la tempête des passions primitives, pour ébranler le gouvernement sur ses antiques bases. C’est avec la plaisanterie et l’arme du ridicule que Voltaire affaiblissait par degrés l’importance de quelques erreurs ; il déracinait tout autour ce que l’orage a depuis si facilement renversé ; mais il ne prévoyait pas, il ne voulait pas la révolution qu’il a préparée.

Une république fondée sur un système d’égalité philosophique n’étant point dans ses opinions, ne pouvait être son but secret. L’on n’aperçoit point dans ses écrits une idée lointaine, un dessein caché : cette clarté, cette facilité qui distinguent ses ouvrages permettent de tout voir ; et ne laissent rien à deviner.

Rousseau, portant dans son sein une âme souffrante, que l’injustice, l’ingratitude, les stupides mépris des hommes indifférents et légers avaient longtemps déchirée ; Rousseau, fatigué de l’ordre social, pouvait recourir aux idées purement naturelles. Mais la destinée de Voltaire était le chef-d’œuvre de la société, des beaux-arts, de la civilisation monarchique : il devait craindre même de renverser ce qu’il attaquait. Le mérite et l’intérêt de la plupart de ses plaisanteries tiennent à l’existence des préjugés dont il se moque.

Tous les ouvrages qui tirent un mérite quelconque des circonstances du moment, ne conservent point une gloire inaltérable. On peut les considérer comme une action de tel jour, mais non comme des livres immortels. L’écrivain qui ne cherche que dans l’immuable nature de l’homme, dans la pensée et le sentiment, ce qui doit éclairer les esprits de tous les siècles, est indépendant des événements ; ils ne changeront jamais rien à l’ordre des vérités que cet écrivain développe. Mais quelques-uns des ouvrages en prose de Voltaire sont déjà comme les Lettres provinciales : on en aime la tournure ; on en délaisse le sujet. Que nous font à présent les plaisanteries sur les Juifs ou sur la religion catholique ! Le temps en est passé : les Philippiques de Démosthène, au contraire, sont toujours contemporaines, parce qu’il parlait à l’homme, et que l’homme est resté.

Dans le siècle de Louis XIV, la perfection de l’art même d’écrire était le principal objet des écrivains ; mais, dans le dix-huitième siècle, on voit déjà la littérature prendre un caractère différent. Ce n’est plus un art seulement, c’est un moyen ; elle devient une arme pour l’esprit humain, qu’elle s’était contentée jusqu’alors d’instruire et d’amuser.

La plaisanterie était, du temps de Voltaire, comme les apologues dans l’Orient, une manière allégorique de faire entendre la vérité sous l’empire de l’erreur. Montesquieu essaya ce genre de raillerie dans ses Lettres persanes ; mais il n’avait point la gaieté naturelle de Voltaire ; et c’est à force d’esprit qu’il y suppléa. Des ouvrages d’une plus haute conception ont marqué sa place : des milliers de pensées sont nées de sa pensée. Il a analysé toutes les questions politiques sans enthousiasme, sans système positif. Il a fait voir ; d’autres ont choisi. Mais si l’art social atteint un jour en France à la certitude d’une science dans ses principes et dans son application, c’est de Montesquieu que l’on doit compter ses premiers pas.

Rousseau vint ensuite. Il n’a rien découvert, mais il a tout enflammé ; et le sentiment de l’égalité, qui produit bien plus d’orages que l’amour de la liberté, et qui fait naître des questions d’un tout autre ordre et des événements d’une plus terrible nature, le sentiment de l’égalité, dans sa grandeur comme dans sa petitesse, se peint à chaque ligne des écrits de Rousseau, et s’empare de l’homme tout entier par les vertus comme par les vices de sa nature.

Voltaire a rempli à lui seul cette époque de la philosophie, où il faut accoutumer les hommes comme les enfants à jouer avec ce qu’ils redoutent. Vient ensuite le moment d’examiner les objets de front ; puis enfin de s’en rendre maître. Voltaire, Montesquieu, Rousseau, ont parcouru ces diverses périodes des progrès de la pensée ; et, comme les dieux de l’Olympe, ils ont franchi l’espace en trois pas.

La littérature du dix-huitième siècle s’enrichit de l’esprit philosophique qui la caractérise. La pureté du style, l’élégance des expressions n’ont pu faire des progrès après Racine et Fénelon ; mais la méthode analytique donnant plus d’indépendance à l’esprit, a porté la réflexion sur une foule d’objets nouveaux. Les idées philosophiques ont pénétré dans les tragédies, dans les contes, dans tous les écrits même de pur agrément ; et Voltaire, unissant la grâce du siècle précédent à la philosophie du sien, sut embellir le charme de l’esprit par toutes les vérités dont on ne croyait pas encore l’application possible.

Voltaire a fait faire des progrès à l’art dramatique, quoiqu’il n’ait point égalé la poésie de Racine. Mais sans imiter les incohérences des tragédies anglaises, sans se permettre même de transporter sur la scène française toutes leurs beautés, il a peint la douleur avec plus d’énergie que les auteurs qui l’ont précédé. Dans ses pièces, les situations sont plus fortes, la passion est peinte avec plus d’abandon, et les mœurs théâtrales sont plus rapprochées de la vérité. Quand la philosophie fait des progrès, tout marche avec elle ; les sentiments se développent avec les idées. Un certain asservissement de l’esprit empêche l’homme d’observer ce qu’il éprouve, de se l’avouer, de l’exprimer ; et l’indépendance philosophique sert, au contraire, à mieux connaître, et la nature humaine, et la sienne propre. L’émotion produite par les tragédies de Voltaire est donc plus forte, quoiqu’on admire davantage celles de Racine. Les sentiments, les situations, les caractères que Voltaire nous présente, tiennent de plus près à nos souvenirs. Il importe au perfectionnement de la morale elle-même que le théâtre nous offre toujours quelques modèles au-dessus de nous ; mais l’attendrissement est d’autant plus profond, que l’auteur sait mieux retracer nos propres affections à notre pensée.

Quel rôle est plus touchant au théâtre que celui de Tancrède ? Phèdre vous inspire de l’étonnement, de l’enthousiasme ; mais sa nature n’est point celle d’une femme sensible et délicate. Tancrède, on se le rappelle comme un héros qu’on aurait connu, comme un ami qu’on aurait regretté. La valeur, la mélancolie, l’amour, tout ce qui fait aimer et sacrifier la vie, tous les genres de volupté de l’âme sont réunis dans cet admirable sujet. Défendre la patrie qui nous a proscrits, sauver la femme qu’on aime alors qu’on la croit coupable, l’accabler de générosité, et ne se venger d’elle qu’en se dévouant à la mort, quelle nature sublime, et cependant en harmonie avec toutes les âmes tendres ! Cet héroïsme, expliqué par l’amour, n’étonne qu’à la réflexion. L’intérêt que la pièce inspire exalte si fortement les spectateurs, qu’ils se croient tous capables du même dévouement.

Et cette admiration profonde d’Aménaïde pour Tancrède, et cette estime sacrée de Tancrède pour Aménaïde, combien elle ajoute au déchirement de la douleur ! Phèdre qui n’est point aimée, que peut-elle perdre dans la vie ? Mais ce bonheur frappé par le sort, la confiance mutuelle, ce bien suprême, flétri par la calomnie ! l’impression de cette situation est telle, que le spectateur ne pourrait la supporter, si Tancrède mourait sans apprendre d’Aménaïde qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. La scène déchirante du dénouement produit une sorte de soulagement. Tancrède expire alors qu’il eût souhaité de vivre, et néanmoins il meurt avec un sentiment plus doux.

Eh ! qui n’éprouve pas, en effet, qu’il vaut mieux descendre dans la tombe avec des affections qui font regretter la vie, que si l’isolement du cœur nous avait d’avance frappés de mort ? Dans cet avenir incertain qui se présente confusément au-delà du terme de notre être, ceux qui nous ont aimés semblent devoir encore nous suivre ; mais si nous avions cessé d’estimer leurs vertus, de croire à leur tendresse ; si nous étions déjà seuls, où serait l’appui d’une espérance ? par quelle émotion notre âme pourrait-elle s’élever jusqu’au ciel ? dans quel cœur resterait la trace de cet être passager qui implore la durée ? quels vœux s’élèveraient vers l’intelligence suprême, pour lui demander de ne pas briser la chaîne de souvenirs qui unit ensemble deux existences ?

Les pensées qui rappellent, de quelque manière, aux hommes ce qui leur est commun à tous, cause toujours une émotion profonde ; et c’est encore sous ce point de vue que les réflexions philosophiques introduites par Voltaire dans ses tragédies, lorsque ces réflexions ne sont pas trop prodiguées, rallient l’intérêt universel aux diverses situations qu’il met en scène. J’examinerai, dans la seconde Partie de cet ouvrage, si l’on ne peut pas adapter encore à notre théâtre quelques beautés nouvelles, plus rapprochées de l’imitation de la nature ; mais on ne saurait nier que Voltaire n’ait fait faire un pas de plus, sous ce rapport, à l’art dramatique, et que la puissance des effets du théâtre ne s’en soit accrue.

L’illustration littéraire du dix-huitième siècle est principalement due à ses écrivains en prose. Bossuet et Fénelon doivent sans doute être cités comme les premiers qui aient donné l’exemple de réunir dans un même langage tout ce que la prose a de justesse, et la poésie d’imagination. Mais combien Montesquieu, par l’expression énergique de la pensée ; Rousseau, par la peinture éloquente de la passion, n’ont-ils pas enrichi l’art d’écrire en français !

La régularité de la versification donne une sorte de plaisir auquel la prose ne peut atteindre ; c’est une sensation physique qui dispose à l’attendrissement ou à l’enthousiasme ; c’est une difficulté vaincue dont les connaisseurs jugent le mérite, et qui cause même aux ignorants une jouissance qu’ils ne peuvent analyser. Mais il faut aussi convenir de tout le charme, de toute la jouissance des images poétiques et des mouvements d’éloquence dont la prose perfectionnée nous offre de si beaux exemples. Racine lui-même fait à la rime, à l’hémistiche, au nombre des syllabes, des sacrifices de style ; et s’il est vrai que l’expression juste, celle qui rend jusqu’à la plus délicate nuance, jusqu’à la trace la plus fugitive de la liaison de nos idées ; s’il est vrai que cette expression soit unique dans la langue, qu’elle n’ait point d’équivalent, que jusqu’au choix des transitions grammaticales, des articles entre les mots, tout puisse servir à éclaircir une idée, à réveiller un souvenir, à écarter un rapprochement inutile, à transmettre un mouvement comme il est éprouvé, à perfectionner enfin ce talent sublime qui fait communiquer la vie avec la vie, et révèle à l’âme solitaire les secrets d’un autre cœur et les impressions intimes d’un autre être ; s’il est vrai qu’une grande délicatesse de style ne permettrait pas, dans les périodes éloquentes, le plus léger changement sans en être blessé, s’il n’est qu’une manière d’écrire le mieux possible, se peut-il qu’avec les règles des vers, cette manière unique puisse toujours se rencontrer ?

L’harmonie du style en prose a fait de grands progrès ; mais cette harmonie ne doit point imiter l’effet musical des beaux vers : si l’on vouloir l’essayer, on rendrait la prose monotone, on cesserait d’être libre dans le choix de ses expressions, sans être dédommagé par la consonance de la poésie versifiée. L’harmonie de la prose, c’est celle que la nature indique d’elle-même à nos organes. Lorsque nous sommes émus, le son de la voix s’adoucit pour implorer la pitié, l’accent devient plus sévère pour exprimer une résolution généreuse ; il s’élève, il se précipite lorsqu’on veut entraîner à son opinion les auditeurs incertains qui nous entourent : le talent, c’est la faculté d’appeler à soi, quand on le veut, toutes les ressources, tous les effets des mouvements naturels ; c’est cette mobilité d’âme qui vous fait recevoir de l’imagination l’émotion que les autres hommes ne pourraient éprouver que par les événements de leur propre vie. Les plus beaux morceaux de prose que nous connaissions sont la langue des passions évoquée par le génie. L’homme sans talent littéraire aurait trouvé ces expressions que nous admirons, si le malheur avait profondément agité son âme.

Sur les champs de Philippes, Brutus s’écrie : « Oh ! vertu, ne serais-tu qu’un fantôme ? » Le tribun des soldats romains, les conduisant à une mort certaine pour forcer un poste important, leur dit : « Il est nécessaire d’aller là, mais il n’est pas nécessaire d’en revenir. Ire illuc necesse est, unde redire non necesse. » Arie dit à Petus en lui remettant le poignard : « Tiens, cela ne fait point de mal. » Bossuet, en faisant l’éloge de Charles Ier dans l’Oraison funèbre de sa femme, s’arrête, et dit en montrant son cercueil : « Ce cœur, qui n’a jamais vécu que pour lui, se réveille, tout poudre qu’il est, et devient sensible, même sous ce drap mortuaire, au nom d’un époux si cher. » Émile, prêt à se venger de sa maîtresse, s’écrie : « Malheureux ! fais-lui donc un mal que tu ne sentes pas. » Comment distinguer dans de tels mots ce qu’il faut attribuer à l’invention ou à l’histoire, à l’imagination ou à la réalité ? Héroïsme, éloquence, amour, tout ce qui élève l’âme, tout ce qui la soustrait à la personnalité, tout ce qui l’agrandit et l’honore, appartient à la puissance de l’émotion.

Du moment où la littérature commence à se mêler d’objets sérieux ; du moment où les écrivains entrevoient l’espérance d’influer sur le sort de leurs concitoyens par le développement de quelques principes, par l’intérêt qu’ils peuvent donner à quelques vérités, le style en prose se perfectionne.

M. de Buffon s’est complu dans l’art d’écrire, et l’a porté très loin ; mais quoiqu’il fût du dix-huitième siècle, il n’a point dépassé le cercle des succès littéraires : il ne veut faire, avec de beaux mots, qu’un bel ouvrage ; il ne demande aux hommes que leur approbation : il ne cherche point à les influencer, à les remuer jusqu’au fond de leur âme ; la parole est son but autant que son instrument ; il n’atteint donc pas au plus haut point de l’éloquence.

Dans les pays où le talent peut changer le sort des empires, le talent s’accroît par l’objet qu’il se propose : un si noble but inspire des écrits éloquents par le même mouvement qui rend susceptible d’actions courageuses. Toutes les récompenses de la monarchie, toutes les distinctions qu’elle peut offrir, ne donneront jamais une impulsion égale à celle que fait naître l’espoir d’être utile. La philosophie elle-même n’est qu’une occupation frivole dans un pays où les lumières ne peuvent pénétrer dans les institutions. Lorsque la pensée ne peut jamais conduire à l’amélioration du sort des hommes, elle devient, pour ainsi dire, une occupation efféminée ou pédantesque. Celui qui écrit sans avoir agi ou sans vouloir agir sur la destinée des autres, n’empreint jamais son style ni ses idées du caractère ni de la puissance de la volonté.

Vers le dix-huitième siècle, quelques écrivains français ont conçu, pour la première fois, l’espérance de propager utilement leurs idées spéculatives ; leur style en a pris un accent plus mâle, leur éloquence une chaleur plus vraie. L’homme de lettres, alors qu’il vit dans un pays où le patriotisme des citoyens ne peut jamais être qu’un sentiment stérile, est, pour ainsi dire, obligé de se supposer des passions pour les peindre, de s’exciter à l’émotion pour en saisir les effets, de se modifier pour écrire, et de se placer, s’il se peut, en dehors de lui-même pour examiner quel parti littéraire il peut tirer de ses opinions et de ses sentiments.

On aperçoit déjà les premières nuances du grand changement que la liberté politique doit produire dans la littérature, en comparant les écrivains du siècle de Louis XIV et ceux du dix-huitième siècle : mais quelle force le talent n’acquerrait-il pas dans un gouvernement où l’esprit serait une véritable puissance ? L’écrivain, l’orateur se sent exalté par l’importance morale ou politique des intérêts qu’il traite. S’il plaide pour la victime devant l’assassin, pour la liberté devant les oppresseurs ; si les infortunés qu’il défend écoutent en tremblant le son de sa voix, pâlissent lorsqu’il hésite, perdent tout espoir si l’expression triomphante échappe à son esprit convaincu ; si les destinées de la patrie elle-même lui sont confiées, il doit essayer d’arracher les caractères égoïstes à leurs intérêts, à leurs terreurs, de faire naître dans ses auditeurs ce mouvement du sang, cette ivresse de la vertu qu’une certaine hauteur d’éloquence peut inspirer momentanément, même à des criminels. Combien, dans une telle situation, avec un tel dessein, ne surpassera-t-il pas ses propres forces ! Il trouvera des idées, des expressions que l’ambition du bien peut seule faire découvrir ; il sentira son génie battre dans son sein, il pourra s’écrier un jour avec transport, en relisant ce qu’il aura écrit, ce qu’il aura dit dans un tel moment, comme Voltaire en entendant déclamer ses vers : « Non, ce n’est pas moi qui ai fait cela. » Ce n’est pas, en effet, l’homme isolé, l’homme armé seulement de ses facultés individuelles, qui atteint de son propre essor à ces pensées d’éloquence dont l’irrésistible autorité dispose de tout notre être moral : c’est l’homme alors qu’il peut sauver l’innocence, c’est l’homme alors qu’il peut renverser le despotisme, c’est l’homme enfin lorsqu’il se consacre au bonheur de l’humanité : il se croit, il éprouve une inspiration surnaturelle.

La révolution permet-elle à la France tant d’émulation et tant de gloire ? C’est ce que j’examinerai dans la seconde Partie de cet ouvrage. Ici se terminent mes réflexions sur le passé. Je vais maintenant examiner l’esprit actuel, et présenter quelques conjectures sur l’avenir. Des intérêts plus animés, des passions encore vivantes jugeront ce nouvel ordre de recherches ; mais je sens néanmoins que je puis analyser le présent avec autant d’impartialité que si le temps avait dévoré les années que nous parcourons.

De toutes les abstractions que permet la méditation solitaire, la plus facile, ce me semble, c’est de généraliser ses observations sur ce qu’on voit, comme celles que l’on ferait sur l’histoire des siècles précédents. L’exercice de la pensée, plus que toute autre occupation de la vie, détache des passions personnelles. L’enchaînement des idées et la progression croissante des vérités philosophiques fixent l’attention de l’esprit bien plus que les rapports passagers, incohérents et partiels qui peuvent exister entre nos circonstances particulières et les événements de notre temps.