Charles Perrault.
(Les Contes des fées, édition
illustrée.)
Il y a un an qu’à pareil jour, en prenant congé de Florian, j’ai donné rendez-vous à Perrault pour les futures étrennes : c’est une promesse que j’aime à tenir aujourd’hui. Charles Perrault est, comme on sait, l’auteur, le rédacteur de ces sept ou huit jolis contes vieux comme le monde, qui ont charmé notre enfance, et qui charmeront celle encore, je l’espère, des générations à venir, aussi longtemps qu’il restera quelques fées du moins pour le premier âge, et que l’on n’en viendra pas à enseigner la chimie et les mathématiques aux enfants dès le berceau ; mais Charles Perrault n’est pas seulement auteur de ces jolis contes, il a été de son temps un homme à idées neuves, à inventions, fertile en projets et en entreprises, tourné vers l’avenir, confiant au génie moderne, et, dans sa querelle avec les plus illustres partisans de l’Antiquité, il n’a été qu’à demi battu. Que dis-je ? à voir les résultats croissants de la civilisation dans les arts et dans l’industrie, on peut dire que Perrault triomphe.
Il nous a rendu compte lui-même, dans des Mémoires agréables et très naturels, de ses premières années et d’une grande partie de sa vie. Né à Paris le 12 janvier 1628, dans une famille de bonne et riche bourgeoisie, sa mère lui apprit à lire ; il eut son père pour premier précepteur et répétiteur ; il fit ses études au collège dit de Beauvais, et il revenait le soir à la maison paternelle. Plein de facilité, faisant des vers plus volontiers que de la prose, il aimait de plus à discuter, à demander la raison des choses, à trouver des arguments neufs pour soutenir son opinion. En philosophie, un jour que son professeur le fit taire, il se leva et sortit de la classe, suivi d’un camarade appelé Beaurain qui était en tout son second. Ils allèrent d’abord tous deux au jardin du Luxembourg, comme les séditieux de Rome se retiraient sur le mont Aventin ou sur le mont Sacré, et là ils décidèrent de ne plus retourner au collège qui leur était inutile, et d’étudier ensemble librement :
Nous exécutâmes notre résolution, dit Perrault, et pendant trois ou quatre années de suite, M. Beaurain vint presque tous les jours deux fois au logis, le matin à huit heures jusqu’à onze, et l’après-dînée depuis trois heures jusqu’à cinq. Si je sais quelque chose, je le dois particulièrement à ces trois ou quatre années d’études. Nous lûmes presque toute la Bible et presque tout Tertullien, l’Histoire de France de La Serre (ou plutôt de Jean de Serres) et de Davila ; nous traduisîmes le traité de Tertullien, De l’habillement des femmes ; nous lûmes Virgile, Horace, Tacite, et la plupart des autres auteurs classiques, dont nous fîmes des extraits que j’ai encore.
On voit quel amalgame de lectures cela faisait, et combien les extraits devaient être bigarrés. Cette retraite du jeune Perrault au Luxembourg est, je le répète, sa retraite du mont Aventin ; il s’émancipe et se prépare à devenir bientôt une sorte de tribun des idées nouvelles.
S’il continuait de lire les anciens pêle-mêle et à la diable, il ne les
respectait guère ; il les parodiait d’abord par instinct et divertissement avant
que ce fût par calcul. C’était dans ce temps-là la mode du burlesque,
dont Scarron avait donné le signal. Perrault, excité
par son camarade Beaurain, se met à traduire en vers burlesques le sixième livre
de l’Énéide (le plus admiré de tous, celui qui nous peint la
descente d’Énée aux enfers). Aux éclats de rire des deux rimeurs, un frère de
Perrault, qui fut depuis docteur en Sorbonne, accourut et prit part à la
plaisanterie. Son autre frère le médecin, depuis célèbre architecte, se mit
aussi du jeu et fit de beaux dessins à l’encre de Chine pour illustrer le
manuscrit. Virgile avait représenté dans ses Champs Élysées les héros conservant
les mêmes inclinations et les mêmes habitudes qu’ils avaient eues pendant leur
vie ; ce qui fit dire aux frères Perrault qu’on y voyait l’« ombre d’un
cocher »
:
Qui, tenant l’ombre d’une brosse,Nettoyait l’ombre d’un carrosse.
Cette folle idée était du docteur de Sorbonne. On voit d’ici ce qu’était cette active, spirituelle et irrévérente famille. Boileau a dit qu’il y avait chez elle de la bizarrerie d’esprit. J’y vois surtout de l’originalité, et les hommes les plus compétents qui jugent aujourd’hui de Claude Perrault, médecin, physicien et architecte, lui accordent, sans hésiter, du génie pour ses vues dans l’anatomie comparée et la physiologie, dans la mécanique, et pour ses nobles conceptions dans les beaux-arts.
Quand vinrent les querelles de la Sorbonne sur la grâce, dont tout le monde
parlait sans y rien entendre, Charles et Claude Perrault et quelques autres amis
voulurent « savoir à fond de quoi il s’agissait »
. Toujours cette
idée de tout comprendre, qui est le cachet de l’émancipation moderne. Ils
prièrent leur frère le docteur de leur rendre raison de cette question si
obscure ; et, quand ils virent qu’elle se réduisait à si peu de chose, ils
firent conseiller à Messieurs de Port-Royal par Vitart,
cousin de Racine, de montrer clairement au public combien
tout ce grand bruit qu’on faisait était pour rien. Huit jours après, Vitart leur
apporta la première des Lettres provinciales de Pascal, en
leur disant : « Voilà ce que vous m’avez demandé. »
Notre Charles Perrault se fait recevoir avocat ; il plaide, mais sa vue sensée et naturelle va bien au-delà des dossiers. En fait de législation, il a déjà de ces idées simples et unes qui de Colbert iront se rejoindre à l’Assemblée constituante, à la Convention et au Conseil d’État sous Bonaparte :
J’étudiai, dit-il, et appris sans maître les Institutes avec le secours des commentaires de Borcholten. Les Institutes sont un livre excellent et le seul que je voudrais que l’on conservât du droit romain : car, hors ce livre qui est très bon pour fortifier le sens commun, hors les ordonnances et les coutumes qu’il serait utile de réduire à une seule pour toute la France, si cela se pouvait, de même que les poids et les mesures, je crois qu’il faudrait brûler tous les autres livres de jurisprudence, Digestes, Codes avec leurs commentaires, et particulièrement tous les livres d’arrêts, n’y ayant point de meilleur moyen au monde pour diminuer le nombre des procès.
Mais Perrault s’ennuie bientôt de « traîner une robe dans le
Palais »
; d’avocat il devient commis de son frère aîné, receveur
général des finances de Paris. Cette place lui laisse du loisir, et il fait des
vers ; il les fait dans le genre galant et précieux du jour. Son début poétique
fut un certain Portrait d’Iris, que Quinault trouva si joli
qu’il s’en fit honneur auprès d’une demoiselle dont il était amoureux :
Ses cheveux longs et noirs, luisants et déliés,Par boucles épandus et galamment liés,Ombragent doucement la fraîcheur de sa joue…
Ce sont, en un mot, de ces vers à ravir Quinault et à mettre Boileau hors de lui.
Poésie d’opéra, peinture de décors, Perrault ne conçoit rien de plus beau : c’est le côté faible de son goût. L’art, le style, dans leurs aspects majestueux et sévères, ou dans leurs qualités exquises, lui échappent, et il est tenté de les confondre en tout avec le brillant de l’industrie. Pour admirer, il lui suffit qu’il y ait de l’esprit, de l’habileté, de l’éclat, et une appropriation heureuse aux circonstances et à la société du moment. Quinault lui paraît supérieur à Racine, et le peintre Le Brun (ô sacrilège !) est plus grand à ses yeux que Raphaël.
En même temps qu’il rime pour Iris, Perrault surveille et dirige un corps de logis qu’on bâtit à Viry, terre de son frère. Il se distingue tellement dans la construction de ce bâtiment de Viry, que le récit qu’on en fait à Colbert dispose ce ministre à songer à lui pour le faire son commis dans la surintendance des Bâtiments du roi en 1664. Un homme entendu à tout, voilà Perrault. De nos jours, il eût construit tour à tour un chemin de fer et un vaudeville. Il aurait donné ses idées pour le palais de cristal de Londres, et aurait perfectionné le daguerréotype.
Il est membre, dès le commencement, avec l’abbé de Bourzeis, Chapelain, Cassagne, et lui quatrième, de la petite Académie destinée par Colbert à fournir des devises et inscriptions un peu érudites et jolies pour les bâtiments du roi ; cela est devenu plus tard la docte et grave Académie des inscriptions et belles-Lettres. Avant d’en venir à déchiffrer les inscriptions égyptiennes ou phéniciennes, ce n’était d’abord qu’un quadrille de beaux esprits dans la confidence du ministre pour la confection des devises royales.
Perrault excellait à ce genre d’esprit aussi bien qu’aux dessins et plans pour les sujets de tapisserie et de tenture que l’on commandait aux Gobelins, ou pour les sujets de sculpture que l’on destinait à la décoration de Versailles. Il imaginait avec facilité et largeur des allégories plus ou moins mythologiques où il entrait toujours quelque chose à la gloire du roi : c’était le but final auquel il fallait tout rapporter. Chaque grande époque produit de ces esprits qui sont faits avant tout pour la servir, qui s’en enflamment, qui s’en enivrent, et qui ne datent que d’elle en quelque sorte. Tel est Charles Perrault par rapport au siècle de Louis le Grand. En tout ce qui est bâtiments et beaux-arts, il ne voit rien au-delà. Versailles est son temple ; toutes les merveilles du monde y sont pour lui rassemblées ; il remarque seulement que ce qu’il appelle les Muses y tient moins de place que le reste, et il croit y suppléer avec des descriptions à la Scudéry et des madrigaux à la Benserade. Le premier recueil des Œuvres de Perrault avait été donné par lui dans un beau manuscrit et sous forme d’album à la bibliothèque du château de Versailles, comme pour y être voué à la divinité du lieu.
Cependant aucune idée grandiose ou utile du ministère de Colbert ne lui était étrangère. Il aidait de tout son pouvoir à l’organisation de l’Académie des sciences qui se fit vers ce temps, et dans laquelle son frère entra l’un des premiers. Il donne de curieux détails sur cette création aussi bien que sur les autres actes de la libéralité du grand ministre. Pourtant toutes ces premières fondations de Colbert ne se maintinrent pas à un égal degré ; il y eut quelquefois plus de façade que de fond, plus de tenture que de solide. Ainsi, à propos de ces gratifications et pensions distribuées à si grand fracas au nom de Louis XIV parmi tous les illustres de France et d’Europe, voici ce que nous apprend Perrault :
Il alla de ces pensions en Italie, en Allemagne, en Danemark, en Suède et aux dernières extrémités du Nord : elles y allaient par lettres de change. À l’égard de celles qui se distribuaient à Paris, elles se portèrent la première année chez tous les gratifiés, par le commis du trésorier des Bâtiments, dans des bourses de soie d’or les plus propres du monde ; la seconde année, dans des bourses de cuir. Comme toutes choses ne peuvent pas demeurer au même état et vont naturellement en dépérissant, les années suivantes, il fallut aller recevoir soi-même les pensions chez le trésorier en monnaie ordinaire. Les années bientôt eurent quinze et seize mois ; et, quand on déclara la guerre à l’Espagne, une grande partie de ces gratifications s’amortirent.
Mais l’idée, l’intention première surnagea, et la postérité, de loin, a fixé son jugement sur l’ensemble de l’apparence.
Perrault expose au long et il établit la vraie part qu’eut son frère le médecin
au bâtiment de l’Observatoire et à la façade du Louvre. Quant à celle-ci, il
ajoute : « La pensée du péristyle est de moi, et l’ayant communiquée à
mon frère, il l’approuva et la mit dans son dessin, mais en l’embellissant
infiniment. »
Le charlatanisme du cavalier Bernin, qu’on fait venir
exprès de Rome, est bien démasqué dans ces Mémoires, et l’on y
entend même les rudes jurons dont l’accueillait tout bas Colbert, en dissimulant
tout haut. L’habileté de courtisan, la tactique flatteuse de ce dur et âpre
ministre n’y est pas moins trahie avec bonheur. On peut dire qu’on ne connaît
bien Colbert que lorsqu’on s’est assis dans son cabinet avec Perrault.
Colbert demanda un jour des nouvelles de l’Académie française à Perrault, croyant qu’il en était. Il parut étonné quand celui-ci lui répondit qu’il n’avait pas cet honneur :
Il faut que vous en soyez, dit Colbert ; c’est une compagnie que le roi affectionne beaucoup, et, comme mes affaires m’empêchent d’y aller aussi souvent que je le voudrais, je serai bien aise de prendre connaissance par votre moyen de tout ce qui s’y passe. Demandez la première place qui vaquera.
Peu après, Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux, et de l’Académie bien ayant son frère, mourut (1669), et Perrault allait le remplacer ; mais le chancelier (Séguier) avait promis la place. Il en fut une autre fois. À peine introduit, il y apporta le mouvement et une sorte de révolution, comme il aimait en toutes choses.
Le jour de sa réception (23 novembre 1671), il fit un remerciement qui fut très goûté de la compagnie ; mais ces remerciements, bien que déjà oratoires, se prononçaient jusqu’alors à huis clos, et, comme on louait Perrault du sien, il répondit que, si son discours avait fait plaisir à Messieurs de l’Académie, il l’aurait fait à toute la terre si elle avait pu l’entendre ; il ajouta qu’il ne serait pas mal que l’Académie ouvrît ses portes les jours de réception, et qu’elle se fît voir dans toute sa parure. On crut que l’idée venait de M. Colbert, et l’Académie, qui, en ce temps-là, était très docile aux puissances, s’empressa de modifier son usage et d’établir la publicité pour la cérémonie de réception44. Ainsi, ces discours, qui devinrent plus châtiés, plus académiques, et qui firent un genre à part, du moment qu’ils se prononcèrent en public, sont une des nouveautés qu’on doit à Perrault, et une de ces nouveautés qui sont assez dans les mœurs françaises pour avoir gardé de leur attrait au milieu de tous les changements qui se sont succédé depuis2.
Encore une autre innovation de Perrault. Avant lui les élections académiques se faisaient comme à l’amiable, à haute voix, et sans qu’on allât au scrutin :
Peu de temps après ma réception, je dis qu’il me semblait▶ que Dieu avait bien assisté l’Académie dans le choix de ceux qu’elle avait reçus jusqu’alors, vu la manière dont elle les nommait, mais que ce serait le tenter que de vouloir continuer à en user de la sorte ; que ma pensée était qu’il faudrait dorénavant élire par scrutin et par billets, afin que chacun fût dans une pleine liberté de nommer qui il lui plairait.
On crut encore voir une idée de M. Colbert sous la proposition de Perrault, et l’Académie adopta ce nouveau mode d’élire. La première boîte à scrutin fut construite à ses frais et sur le dessin même qu’il en donna. On voit qu’il y avait chez lui surcroît d’invention.
Cependant les guerres durent et s’étendent ; Louvois l’emporte. Il faut que Colbert subvienne à cet extraordinaire de dépenses ; son humeur change :
Nous remarquions, que jusqu’à ce temps, quand M. Colbert entrait dans son cabinet, on le voyait se mettre au travail avec un air content et en se frottant les mains de joie, mais que depuis il ne se mettait guère sur son siège pour travailler qu’avec un air chagrin et même en soupirant. M. Colbert, de facile et aisé qu’il était, devint difficile et difficultueux.
Le crédit de Perrault décline près de Colbert, à proportion de celui de Colbert près du roi. Il est brusqué, il est blessé, il se retire.
Mais, à propos de ce crédit de Perrault et de ce rôle d’intermédiaire entre le ministre et les Académies, à en juger simplement, il m’est impossible, je l’avoue, de partager, l’opinion plus que sévère d’un critique respecté (M. Daunou) ; je ne vois rien dans cette activité de Perrault qui sente le corrupteur ; je ne vois pas plus en lui le courtisan qu’en bien d’autres de ce temps-là, qu’en Racine et en Boileau même. Et sans plus de réponse, je me borne à citer l’aimable anecdote suivante qui nous montre au vrai le caractère sincère et ingénu de Perrault, et je laisse l’impression s’en faire d’elle-même sur le lecteur :
Quand le jardin des Tuileries fut achevé de replanter, et mis dans l’état où vous le voyez : « Allons aux Tuileries, me dit M. Colbert, en condamner les portes ; il faut conserver ce jardin au roi, et ne le pas laisser ruiner par le peuple, qui, en moins de rien, l’aura gâté entièrement. » La résolution me parut bien rude et fâcheuse pour tout Paris. Quand il fut dans la grande allée, je lui dis : « Vous ne croiriez pas, monsieur, le respect que tout le monde, jusqu’au plus petit bourgeois, a pour ce jardin ; non seulement les femmes et les petits enfants ne s’avisent jamais de cueillir aucune fleur, mais même d’y toucher. Ils s’y promènent tous comme des personnes raisonnables ; les jardiniers peuvent, monsieur, vous en rendre témoignage : ce sera une affliction publique de ne pouvoir plus venir ici se promener… » — « Ce ne sont que des fainéants qui viennent ici », me dit-il. — « Il y vient, lui répondis-je, des personnes qui relèvent de maladie, pour y prendre l’air : on y vient parler d’affaires, de mariages, et de toutes choses qui se traitent plus convenablement dans un jardin que dans une église, où il faudra, à l’avenir, se donner rendez-vous. Je suis persuadé, continuai-je, que les jardins des rois ne sont si grands et si spacieux, qu’afin que tous leurs enfants puissent s’y promener. » Il sourit à ce discours, et dans ce même temps la plupart des jardiniers des Tuileries s’étant présentés devant lui, il leur demanda si le peuple ne faisait pas bien du dégât dans leur jardin : « Point du tout, monseigneur, répondirent-ils presque tous en même temps, ils se contentent de s’y promener et de regarder. » — « Ces messieurs, repris-je, y trouvent même leur compte, car l’herbe ne croît pas si aisément dans les allées. » M. Colbert fit le tour du jardin, donna ses ordres et ne parla point d’en fermer l’entrée à qui que ce soit. J’eus bien de la joie d’avoir en quelque sorte empêché qu’on n’ôtât cette promenade au public. Si une fois M. Colbert eût fait fermer les Tuileries, je ne sais pas quand on les aurait rouvertes.
Ces Tuileries ouvertes et publiques, qu’on dut à Perrault dès ce temps-là, cadrent bien avec l’idée aimable qu’on se fait de l’ami et de l’enchanteur des enfants, de l’auteur des Contes de fées. Dirai-je une pensée qui m’est souvent venue en traversant ce jardin tout peuplé de statues ? J’aimerais à voir le buste en marbre de Perrault placé à l’ombre du grand marronnier.
Retiré des affaires, âgé de plus de cinquante ans, Perrault s’alla loger dans sa maison du faubourg Saint-Jacques, proche des collèges, pour surveiller l’éducation de ses fils, et, profitant du reste de son loisir, il y composa son poème de Saint Paulin, qu’il dédia à Bossuet (1686).
Perrault, comme Desmarets de Saint-Sorlin et comme d’autres adversaires de Boileau, pensait que la religion chrétienne est de nature à prêter à la poésie, et qu’elle fournit même son vrai fonds à l’imagination moderne. Mais ce n’était là qu’une théorie qui restait stérile entre leurs mains, et qui ne pouvait devenir florissante et vivante qu’à l’aide du génie d’un Milton ou de l’art d’un Chateaubriand.
Nous arrivons au moment des grandes guerres littéraires qui ont rempli la fin du xviie siècle, et qui ont donné une célébrité équivoque au nom de Perrault. Enthousiaste des beautés de son siècle, et recueillant en faisceau les admirations de sa jeunesse, il les consacra dans un petit poème intitulé : Le Siècle de Louis le Grand, qu’il lut à l’Académie le 27 janvier 1687, c’est-à-dire le jour où elle s’assemblait pour témoigner sa joie de la convalescence du roi, qui avait subi une opération. La plupart des vers de Perrault en ce petit poème sont détestables ; bien des idées sont hasardées. Préférant hautement son siècle à tous les précédents, il y parlait légèrement d’Homère, de Ménandre, de tous les noms les plus révérés entre les classiques. Il y exprimait pourtant une idée très philosophique, c’est qu’il n’y a pas de raison pour que la nature ne crée pas aujourd’hui d’aussi grands hommes qu’autrefois, et qu’il y a place, dans sa fertilité inépuisable, à un éternel renouvellement des talents. Voici en ce sens quelques vers qui ne me ◀semblent▶ nullement méprisables :
À former les esprits comme à former les corps,La Nature en tous temps fait les mêmes efforts ;Son Être est immuable, et cette force aiséeDont elle produit tout ne s’est point épuisée :Jamais l’astre du jour qu’aujourd’hui nous voyonsN’eut le front couronné de plus brillants rayons ;Jamais dans le printemps les roses empourprées,D’un plus vif incarnat ne furent colorées :Non moins blanc qu’autrefois brille dans nos jardinsL’éblouissant émail des lis et des jasmins,Et dans le siècle d’or la tendre Philomèle,Qui charmait nos aïeux de sa chanson nouvelle,N’avait rien de plus doux que celle dont la voixRéveille les échos qui dorment dans nos bois :De cette même main les forces infiniesProduisent en tout temps de semblables génies.
On ne saurait se figurer la colère qui s’empara de quelques académiciens, en entendant exprimer ces doctrines. Boileau, furieux, se leva, et dit que c’était une honte à l’Académie de supporter une telle lecture. Il fallut que le savant Huet le rappelât à la modération, et lui fît sentir qu’il ne représentait pas à lui seul toute l’Antiquité. Racine, plus contenu et plus ironique, félicita Perrault de son tour de force, en lui disant qu’on voyait bien qu’il n’avait voulu, par ce jeu d’esprit, que rendre parfaitement le contraire de ce qu’il pensait. À partir de ce jour, Boileau ne cessa, dans ses écrits, de lancer des épigrammes contre Perrault et contre son illustre frère ; et de son côté, sans témoigner une colère aussi personnelle, Perrault s’appliqua de plus en plus à développer ses doctrines avec esprit et un mélange de légèreté et de bon sens qui ne laissait pas de séduire les indifférents et de piquer les adversaires.
Le Parallèle des anciens et des modernes de Perrault (quatre
volumes) commença à paraître en 1688, et se continua les années suivantes. La
préface de son premier tome, d’abord, est fort spirituelle ; il raconte de
nouveau l’origine de la querelle, les injures que lui ont values les opinions
exprimées dans le poème du Siècle de Louis le Grand. Il prend
d’ailleurs la chose sur un pied d’agrément, et trouve tout naturel qu’on soit
d’un sentiment contraire au sien ; « car rien n’est plus permis, ni plus
agréable, dit-il, que la diversité d’opinions en ces matières »
.
Notez qu’une des premières conditions qu’il convient aux modernes d’apporter
dans cette dispute (et Perrault le sent bien), c’est le dégagé. Ses adversaires
ne plaisantent pas, eux ; ils se fâchent rouge : les anciens orateurs ou poètes,
c’est toujours un peu comme s’il s’agissait d’Écriture sainte ou de conciles.
Perrault ne le prend pas si à cœur ; il en parle à son aise. Il est un pur
amateur qui dit son avis ; c’est son droit et son plaisir :
L’agréable dispute où nous amusonsPassera, sans finir, jusqu’aux races futures ;Nous dirons toujours des raisons,Ils diront toujours des injures45.
Contre les savants de profession et ceux qui posent l’autorité
avant tout en matière de belles-lettres et de
beaux-arts, il est clair, à la façon dont le combat s’engage et dès les
premières lignes, que Perrault aura en bonne partie raison. Il réduit sa thèse à
celle-ci : « En un mot, je suis très convaincu que, si les anciens sont
excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les modernes ne leur cèdent
en rien et les surpassent même en bien des choses. »
Dans
l’entraînement de la dispute, il ira beaucoup plus loin ; mais à l’origine il ne
prétend prouver que cela.
Contre les doctes de ses amis, Charpentier46,
Ménage, le couple Dacier et les pédants en us ; contre ces
illustres traducteurs qui, à la moindre critique sur Platon ou sur Homère, se
fâchent « comme s’ils en étaient descendus en ligne directe (car des
collatéraux ne prendraient jamais la chose si fort à cœur) »
;
contre eux tous, Perrault, ce me ◀semble, a d’emblée gain de cause devant nous.
Il les raille à merveille, et se joue de ces renommées de savants acquises à
grand fatras. Il nous montre le procédé par lequel on les fabrique, et, si cette
raillerie ne saurait en aucun temps atteindre les dignes et véritables érudits,
elle frappait d’aplomb sur « un certain peuple tumultueux de
savants »
qui, à cette époque, se maintenait encore.
La Renaissance avait produit son effet ; elle avait inondé et pénétré toutes les branches de l’esprit ; elle les avait même encombrées. Il fallait se débarrasser de ses suites. Ce qu’avait fait Descartes en philosophie, d’autres le faisaient dans l’ordre des lettres ; et ces hommes d’un goût léger et scabreux, mais hardi, Perrault, Fontenelle, y concouraient vivement à leur manière.
En ce sens, Perrault applique expressément la méthode de Descartes à l’examen de la littérature et des arts ; il la proclame hardiment un des premiers, et avec pleine conscience de ce qu’il fait :
L’autorité, dit-il, n’a de force présentement et n’en doit avoir que dans la théologie et la jurisprudence… Partout ailleurs la raison peut agir en souveraine et user de ses droits. Quoi donc ! il nous sera défendu de porter notre jugement sur les ouvrages d’Homère et de Virgile, de Démosthène et de Cicéron, et d’en juger comme il nous plaira, parce que d’autres avant nous en ont jugé à leur fantaisie ! Rien au monde n’est plus déraisonnable.
Perrault sent bien, au reste, toute la portée de ce qu’il entreprend. D’autres viendront quand il aura rompu la glace ; et il fait à l’avance comme un programme des conséquences qu’il prévoit. Bacon avait dit beaucoup de ces choses et beaucoup mieux. Perrault, qui croit les trouver le premier, les exprime et les divulgue spirituellement.
Sur toutes les branches d’art, de métier et de science, il a encore gain de cause assez aisément, du moins pour l’ensemble. Il ne reconnaît pas sans doute assez que sur bien des points de mécanique, de chimie et autres, les anciens avaient trouvé par la pratique, par le tact et par un premier bonheur, des secrets qui valaient ou peut-être surpassaient les nôtres, et qui sont perdus. Les progrès de la chimie ne feront pas le moins du monde pâlir cette illustre pourpre de Tyr réputée incomparable dans la tradition. Mais, à ces détails près, il reste trop évident qu’en géographie, en astronomie, en mécanique, les modernes ont un immense et croissant avantage. Perrault se rend très bien compte que les méthodes en tout sont la grande supériorité des modernes.
Quand il parle de Versailles, Perrault a toute la fierté légitime de celui qui fut le bras droit de Colbert dans les bâtiments ; c’est à Versailles qu’il place la scène de ses dialogues ; c’est sur le grand escalier qu’il croit mieux démontrer l’irrésistible triomphe de son opinion. Trois personnes, en allant visiter les merveilles de Versailles, causent entre elles de cette question nouvellement à la mode, des anciens et des modernes : un Président, savant, un peu entêté et qui, en deux ou trois moments, se fâche ; un Chevalier, léger, agréable, hardi, au besoin même impertinent, et qui fait lever les lièvres ; un Abbé entre les deux, instruit, mais pensant par lui-même, et qui est censé représenter le modérateur et le sage. Perrault leur fait tenir cinq dialogues sur les arts, les sciences, l’éloquence, la poésie.
C’est sur ce dernier point qu’on pourrait surtout le prendre et l’arrêter net. Perrault n’entend pas la poésie.
Il ne l’entend pas, et pourtant il jette à ce propos mille pensées fort neuves, fort spirituelles, et que la science critique a depuis plus ou moins exploitées ; il a des ouvertures imprévues et heureuses. Il entend donc certaines parties du moins de la poésie ; mais ce qui en est le fond et la fin il ne l’entend pas.
Il croit qu’on peut juger des poètes par les traductions ; il parle d’Homère et de Théocrite sans prendre la peine de pénétrer dans leur génie de grandeur ou de délicatesse. De même en tout art. Il croit Versailles très supérieur au Parthénon, et il cite le Val-de-Grâce pour écraser la fontaine des Innocents.
En le lisant, à chaque page, le vrai, le faux et l’incomplet se mêlent. Son
impertinent Chevalier dira tout couramment :
Homère et Mlle de Scudéry
. Il prétendra que les
anciens n’étaient que des brutaux en fait d’amour. Mais l’Abbé, plus judicieux,
remarquera que les modernes ont perfectionné l’analyse en
tout genre, et que,
comme l’anatomie a trouvé dans le cœur des valvules, des fibres, des mouvements et des symptômes qui ont échappé à la connaissance des anciens, la morale y a aussi trouvé des inclinations, des aversions, des désirs et des dégoûts que les mêmes anciens n’ont jamais connus.
Il ne manquerait à ces distinctions pour les vérifier et les éclaircir, que des exemples que chaque lecteur aujourd’hui peut alléguer, depuis Hamlet de Shakespeare jusqu’à René.
Dans ces assertions hardies de Perrault et dans les réponses que lui fit Boileau,
ce qui me frappe, c’est à quel point ils ont raison l’un et l’autre, mais
incomplètement et sans se répondre, sans presque se rencontrer. Ce sont des
armées qui manœuvrent beaucoup pour n’en venir qu’à des combats partiels et à
des escarmouches. Boileau sent les hérésies de Perrault en matière de poésie et
s’en irrite. Pour venger Pindare que l’autre insultait, il s’avisa d’un
singulier moyen de défense, ce fut de faire son ode pindarique sur La Prise de Namur (1693), qui prêta tant à la critique et qui
compromit la cause. Lorsque Boileau eut fait son amère satire contre Les Femmes, Perrault, mieux avisé, se constitua leur vengeur
et publia une pièce de vers avec préface, intitulée L’Apologie des
femmes (1694). Il avait toujours fait grand cas de leur jugement, et il
était d’avis que, dans les matières de goût, leur préférence est décisive :
« On sait la justesse de leur discernement, pensait-il, pour les
choses fines et délicates, la sensibilité qu’elles ont pour ce qui est
clair, vif, naturel et de bon sens, et le dégoût subit qu’elles témoignent à
l’abord de tout ce qui est obscur, languissant, contraint et
embarrassé. »
Dans la préface de L’Apologie,
Perrault reprochait à Boileau, entre autres choses, que « les vers de sa
satire étaient plus durs, plus secs, plus coupés par morceaux, plus
enjambants les uns sur les autres,
plus pleins de
transpositions et de mauvaises césures que tous ceux qu’il avait faits
jusqu’ici »
. Ceux qui ont assisté, il y a vingt-cinq ans, aux
querelles romantiques de ce temps-ci, et qui s’en souviennent encore, souriront
de voir Boileau accusé d’enjambements et de mauvaises césures.
Le vieil Arnauld, ou, comme on disait, le grand Arnauld, alors réfugié à Bruxelles, et âgé de quatre-vingt-deux ans, s’émut beaucoup de cette querelle sur les femmes entre son ami Boileau et Perrault, qui était le frère d’un de ses amis. Le fond de la question lui était plus étranger qu’à personne. Il prétendit que la satire de Boileau était des plus morales, des plus exemplaires, et que les imputations de Perrault, à cet égard, étaient mal fondées et outrageuses. Comme Perrault lui avait envoyé son Apologie des femmes, Arnauld se crut obligé de lui répondre par une longue lettre où il étalait ses arguments et ses raisons, et que la personne qu’il en avait chargée ne jugea point à propos de remettre, de peur d’aigrir encore plus les disputants que le vieux docteur voulait chrétiennement réconcilier. On finit par s’en rapporter dans cette grave affaire à l’avis de Bossuet, lequel donna moins de tort à Perrault que ne l’avait fait Arnauld ; et, sur ces entrefaites, Racine ménagea entre les deux adversaires une réconciliation qui, sans être jamais fort tendre, fut honnête du moins et suffisante.
C’était en bon mari et en père de famille, bien plutôt qu’en poète, que Perrault avait répondu à Boileau, au satirique célibataire et valétudinaire, orphelin en naissant, et à qui jamais sa mère n’avait conté les contes du coin du feu. Tout en les redisant à ses enfants, Perrault s’avisa de les écrire, et il les publia en janvier 1697, comme si c’était son jeune fils (Perrault d’Armancourt) qui les avait composés. La Belle-au-Bois-Dormant, Le Petit Chaperon rouge, La Barbe-Bleue, Le Chat botté, Cendrillon, Riquet-à-la-Houppe, Le Petit Poucet, qu’ajouter au seul titre de ces petits chefs-d’œuvre ? Des savants ont disserté à ce sujet. Il est bien certain que pour la matière de ces contes, de même que pour Peau d’Âne qu’il a mise en vers, Perrault a dû puiser dans un fonds de tradition populaire, et qu’il n’a fait que fixer par écrit ce que, de temps immémorial, toutes les mères-grands ont raconté. Mais sa rédaction est simple, courante, d’une bonne foi naïve, quelque peu malicieuse pourtant et légère ; elle est telle que tout le monde la répète et croit l’avoir trouvée. Les petites moralités finales en vers sentent bien un peu l’ami de Quinault et le contemporain gaulois de La Fontaine, mais elles ne tiennent que si l’on veut au récit ; elles en sont la date. Si j’osais revenir, à propos de ces contes d’enfants, à la grosse querelle des anciens et des modernes, je dirais que Perrault a fourni là un argument contre lui-même, car ce fonds d’imagination merveilleuse et enfantine appartient nécessairement à un âge ancien et très antérieur ; on n’inventerait plus aujourd’hui de ces choses, si elles n’avaient été imaginées dès longtemps ; elles n’auraient pas cours, si elles n’avaient été accueillies et crues bien avant nous. Nous ne faisons plus que les varier et les habiller diversement. Il y a donc un âge pour certaines fictions et certaines crédulités heureuses, et, si la science du genre humain s’accroît incessamment, son imagination ne fleurit pas de même.
Il faut s’arrêter là avec Perrault, car c’est sa gloire. Quelques mois avant cette publication aimable et ce cadeau pour l’enfance, il donnait (1696) le premier tome in-folio intitulé : Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, avec de magnifiques portraits gravés : le second tome, qui parut en 1700, complétait l’ouvrage et le nombre de cent, auquel Perrault s’était fixé pour ces portraits. La brièveté et la simplicité du texte contribuait à laisser au livre son caractère monumental. L’auteur y mêlait, par une diversité agréable et judicieuse, les princes, les cardinaux, les ministres d’État, les hommes de guerre, les savants, les poètes, les ingénieurs, les artistes, ceux qu’on appelait encore à cette date les artisans. Par l’étendue et la générosité de cet assemblage, noble pensée d’un digne serviteur de Colbert, Perrault était fidèle encore à cette inspiration première qui ne cessa de l’animer jusque dans son idolâtrie pour la monarchie de son temps, je veux dire à l’idée de l’émancipation et de l’égalité moderne.
Un peu oublié et négligé, le bon Perrault mourut en mai 1703, à l’âge de soixante-quinze ans, léguant la meilleure partie de ses idées à Fontenelle, qui les fit valoir.