Chapitre V
I. Les Effrontés. — II. Le Fils de Giboyer.
I. Les Effrontés
Ce n’est pas tout que de frapper fort, il faut frapper juste. On applaudit volontiers, au théâtre, ce qui fait un bruit de cravache cinglant quelque chose, — quelques-uns surtout. Mais, d’acte en acte, on s’est aperçu que ce grand fouet claquait dans le vide, et l’enthousiasme désappointé s’est éteint dans un froid sensible.
Les deux premiers actes des Effrontés sont le dessus du panier. L’action s’engage avec verve : si la bataille doit faire long feu, les escarmouches étincellent. Nous sommes chez M. Charrier, un gros banquier d’il y a vingt ans, florissant, épanoui, superbe, « le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée ». La Bruyère l’a peint d’avance, en traçant le portrait de Giton le riche. Pour compléter le parallèle, un petit homme, « aux yeux creux et au teint échauffé », entre dans son salon. « Il marche doucement, il semble▶ craindre de fouler la terre, il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège. Il parle bas dans la conversation, et il articule mal. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer. » Ce visiteur honteux n’est pourtant point Phédon le pauvre, c’est Vernouilhet le failli, qui vient régler son compte avec le banquier. Ce Vernouilhet vous représente un faiseur d’assez basse espèce, à peine échappé d’une faillite dont il est encore tout éclaboussé. Il sort, acquitté et diffamé, du procès que lui ont fait ses actionnaires aux abois. Aussi faut-il voir avec quelle morgue insultante M. Charrier reçoit cet argentier maladroit, et de quel ton il lui parle, et de quel œil il le toise ! Ce que voyant, le marquis d’Auberville, qui se trouve là par hasard, jure, à part lui, que tout à l’heure le banquier serrera sans gant la main du banquiste.
Ce vieux marquis, le meilleur personnage de la pièce, est le Misanthrope du dix-septième siècle, assis au parterre de la société moderne et la sifflant, comme une mauvaise comédie. La bourgeoisie lui répugne, l’aristocratie d’argent l’horripile ; il vit pourtant au milieu d’un monde qu’il méprise, mais pour avoir l’occasion de le mépriser tous les jours. Les bassesses l’amusent, les vilenies l’intéressent ; il excite les passions mauvaises qu’il rencontre, pour s’en donner le spectacle. Il y a de la rancune dans cette hypocondrie satirique. Le marquis a été trompé par sa femme : la marquise d’Auberville est, depuis cinq ans, la maîtresse de M. de Sergines, un journaliste célèbre. Une séparation prononcée sur de faux griefs a prévenu le scandale ; mais le marquis est resté seul, sans foyer, sans famille ; l’aigreur de l’époux trahi s’est tournée en fiel. Voilà pourquoi il a pris le rôle d’un Méphisto grand seigneur.
Donc, le marquis d’Auberville, voyant Vernouilhet à terre, s’imagine de le redresser et d’en refaire un personnage. Il lui fait honte de son air contrit et de sa mine de larron. Ne lui reste-t-il pas un million sonnant ? On ne sombre pas avec un tel lest. Qu’il paye d’audace ses débiteurs, qu’il aille, le front haut et la main ouverte, au-devant des mains fermées et des chapeaux cloués sur le front. L’honneur est une île escarpée, mais on y rentre quand on l’aborde sur un galion chargé d’or. La scène est paradoxale, mais spirituelle et piquante en diable. C’est Alceste apprenant à Mascarille son métier. Quoi qu’il en soit, Vernouilhet se relève sous ce conseil ironique. Il reprend son aplomb et son front de bronze. Justement il vient d’acheter un journal, la Conscience publique. Muni de cette arme dont il fait reluire la poignée, il s’embusque au coin du salon… A peine l’a-t-il montrée, que Charrier, qui vise à la pairie, revient à lui. Un vicomte, candidat à l’Académie, l’accable de politesses, après l’avoir comblé d’insolences : la glace fond, le cordon sanitaire se rompt ; on accueille, à bras ouverts, l’homme dont, il y a une heure, on évitait jusqu’au coudoiement. Remarquez l’invraisemblance de ces changements à vue si subits. Le journal ne fait que paraître, et la comédie de M. Augier perd déjà de sa vérité. C’est cette gazette fantastique qui va l’égarer et la compromettre.
Il me reste à louer le second acte presque entier ; il reproduit avec émotion le tableau, si souvent exposé, des amours adultères traînant tristement leur chaîne. M. de Sergines est un homme d’honneur ; la marquise est la plus dévouée des maîtresses. Leur liaison est enveloppée d’un voile de décence : le monde, qui n’appréhende que les flagrants délits du scandale, fait semblant d’ignorer cette faute invisible. C’est presque un mariage, et voilà le mal. M. de Sergines tourne au mari, d’amant qu’il était. Il aime Clémence, la fille de M. Charrier ; il en est aimé ; mais l’honneur l’attache à la femme qu’il a compromise. Elle va tomber, s’il l’abandonne. Sergines reste donc ; mais il a beau faire, il ne peut plus témoigner à sa maîtresse qu’un respectueux et parfait ennui. De son côté, la marquise, blessée, se prend à rêver du pays où les camélias fleurissent. Une jolie scène est celle où M. Henri Charrier, le fils du banquier, vient tenter ce cœur en détresse. Henri est l’ami de Sergines ; il a juré de le marier à sa sœur, qui lui a avoué son amour. Il sait quel lien l’attache à la marquise, et il essaye de l’embrouiller pour le bon motif. Sa déclaration frise l’impertinence ; ce n’est pas celle que l’on fait à une courtisane, mais c’est celle que l’on adresse à une grande dame de la petite vertu. Il y a là une nuance finement indiquée. J’aime moins Vernouilhet rapportant à la marquise cent mille francs qu’elle a perdus dans sa débâcle et l’amenant, grâce à ce beau trait, à demander pour lui la main de Clémence, qui est sa filleule. La marquise donne trop vite dans ce piège grossier ; elle devrait au moins pressentir quelle espèce d’homme est ce Vernouilhet.
Au troisième acte, toute vérité se retire de la comédie de M. Augier ; la fiction s’en empare et ne la quitte plus. Nous sommes dans les bureaux de la Conscience publique. Vernouilhet trône à la table de rédaction comme à un comptoir, vendant des questions, en gros et en détail, lâchant sur la Bourse des canards qui font la hausse ou la baisse, traitant de Turc à More avec les ministres qui lui envoient des invitations et des subventions sur des plats d’argent. Il a M. Charrier pour associé, et pour valet de ses hautes œuvres un vieux bohème cynique et sceptique qu’il a déterré d’un estaminet. Vernouilhet dicte ; Giboyer griffonne ; il exploite à la fois le chantage et la simonie. La marquise, avertie par son amant de l’indignité de son créancier, lui rapporte, avec mépris, l’argent volé qu’il lui a rendu. Sur quoi, Vernouilhet commande à son bravo de tailler sa plume… Dans le prochain feuilleton de la Conscience publique, Giboyer, déguisé en vicomtesse de Folleville, calomniera, à l’encre rose, la maîtresse de M. de Sergines.
Et c’est dans cette boutique d’encre empoisonnée que M. Augier installe le journalisme moderne ! Et c’est par la haute banque qu’il fait patronner la misérable industrie qui consiste à ramasser des ordures pour faire du papier ! En vérité, c’est à n’y pas croire ! Que la presse, dans ses plus mauvais jours, ait recélé, dans ses bas-fonds, des faux monnayeurs de scandale, que la publicité ait eu ses bandits, comme le grand chemin a les siens, que la calomnie ait jeté parfois ses lettres anonymes dans la boîte d’un journal borgne, comme la délation jetait les siennes dans la bouche du lion de Venise, cela peut être : toute armée a ses goujats, toute profession ses pervers. Mais clouer le journalisme au pilori de cette honteuse exception, mais personnifier la grande presse politique dans l’immonde rédaction de la Conscience publique, mais prêter à ce chiffon souillé l’importance et la largeur d’un drapeau, là est l’injustice et le paradoxe. Ce faux tableau de l’intérieur d’un journal est d’ailleurs plus naïf encore que cruel. Il ◀semble▶ emprunté aux légendes qui entourent l’enfance du petit journal. Oui, c’est ainsi qu’en 1820 Joseph Prudhomme devait se figurer la rédaction du Nain jaune. Il ajoutait à cette mise en scène quelques danseuses en jupes courtes, sablant les articles des journalistes avec du champagne. O sancta simplicitas ! M. Augier, qui est élève de Molière, et non de Saint-Omer, devrait être mieux informé.
Je passe la scène où Giboyer se lance dans d’interminables tirades contre l’aristocratie de l’argent opposée à l’aristocratie de l’intelligence. Le marquis d’Auberville, — que diable vient-il faire dans cette caverne ? — fait chorus avec le bohème. Le socialisme et le royalisme s’accordent pour déclamer, à grand orchestre, sur des airs connus. Il y a beaucoup de lieux communs et, ça et là, quelques traits heureux dans cette mercuriale qui ne conclut pas. Elle vous renvoie au prochain numéro, c’est-à-dire à un article que M. de Sergines indigné retire à la Conscience publique et va porter solennellement au Courrier de Paris.
La comédie une fois déviée s’égare jusqu’au bout. Nous marchons de paradoxe en fantaisie, et de surprise en ébahissement. Tout à l’heure, le poète rapetissait la presse politique au format chétif d’un libelle, maintenant il va investir cette vile paperasse d’une toute-puissance fabuleuse. M. Charrier répugne fort au mariage de sa fille avec Vernouilhet ; mais l’escroc lui rappelle le droit qu’il s’est réservé de racheter sa part de propriété du journal. A cette menace, le banquier tremble, il entend dans le lointain la Conscience publique hurler contre lui, et, pour apaiser sa colère, il jette sa fille à son directeur !
Ce n’est pas tout : l’anecdote qui calomnie la marquise a paru dans le feuilleton de la vicomtesse. Aussitôt le faubourg Saint-Germain s’émeut et bat, dans ses rues, la générale du scandale. Les cartes pleuvent chez la marquise, comme au lendemain d’un grand deuil. Quand elle entre dans le bal où elle va chercher son ennemi, les hommes chuchotent, les femmes se voilent de leurs éventails : l’entrée de la grande Courtisane de l’Apocalypse, montée sur son dragon à sept têtes, ne produirait pas un effet pareil. Vernouilhet affronte sa colère ; il répond par l’insulte à ses épigrammes. Et si le marquis ne survenait, à temps, pour la protéger, nous verrions cette grande dame impunément outragée, chez elle, dans son monde, par un aigrefin ! Ô grande puissance de l’orviétan ! Tout ce bruit pour un commérage anonyme, faufilé dans une chronique de modistes et de couturières ! C’est étrangement surfaire l’industrie de ce Giboyer que de lui prêter une pareille influence. Des coups portés de si bas ne frappent pas si haut. Si les affections, la vie privée, la famille en étaient réduites à trembler devant la plume d’un écrivassier, le monde où l’on imprime ne serait plus habitable. Il faudrait, comme les nègres du Congo, avoir peur du papier qui parle, comme du plus redoutable et du plus méchant des fétiches. Dieu merci ! ces terreurs sont vaines. Si l’on savait le peu de valeur qu’ont, en elles-mêmes, les feuilles de diatribe, on ne s’en inquiéterait pas plus que des assignats de l’an IV. Cela peut courir, s’éparpiller, se répandre ; mais il se fait, dans le milieu où elles tombent, je ne sais quel travail de balayage naturel qui rejette incessamment à la voirie ces chiffons malsains. Je comprendrais encore la portée donnée par M. Augier au cancan qui frappe la marquise, s’il l’avait fait sortir de l’organe bruyant d’un pamphlet célèbre ; mais c’est un article de modes qui lance ce trait meurtrier ! c’est un flacon d’eau de Cologne qui verse ce poison mortel ! Où diable la calomnie va-t-elle se nicher ? Les vicomtesses, vouées par état à la louange des corsets élastiques et de la pâte des Sultanes, ne se savaient pas si terribles.
Le dénouement est triste, il assombrit encore cette comédie déjà si morose. Vernouilhet s’est battu avec le marquis, qui l’a honoré d’une égratignure. Après le duel, le marquis a emmené sa femme repentante et réconciliée. Sergines est libre maintenant, mais M. Charrier s’entête à lui refuser sa fille : c’est Vernouilhet qui sera son gendre. Henri, qui ne veut pas d’un pareil beau-frère, lui rappelle le procès qui le déshonore ; sur quoi, Vernouilhet tire de sa poche un vieux numéro de la Gazette des Tribunaux qu’il met sous les yeux du jeune puritain ; puis il s’éloigne, et le banquier, survenant un instant après, trouve son fils, la honte au front et les yeux en larmes ; il prend le journal qui le fait rougir… C’est le compte rendu d’un procès pareil à celui de Vernouilhet, subi il y a vingt ans par son père… Tout s’arrange cependant. Charrier payera ses vieilles dettes ; M. de Sergines épousera sa fille ; mais c’est une triste fin que ce replâtrage d’honneurs délabrés.
Un coquin de plus, c’est le dernier mot de la comédie de M. Augier ; à ce compte, le journalisme lui doit encore des actions de grâces. L’un des trois écrivains qu’il met en scène est un honnête homme, mais la finance n’obtient pas cette circonstance atténuante, et le spectre de M. Gogo se dresse devant le grand banquier comme devant le petit faiseur.
C’est ce pessimisme forcé qui attriste si étrangement la comédie de M. Augier. Le dialogue veut être gai à tout prix ; les mots pleuvent, les reparties grêlent ; souvent même, les personnages, pour égayer le sujet, parlent l’argot des coulisses et imitent le cri des rapins. La comédie n’en reste pas moins gênée et maussade. C’est qu’elle met en scène des classes plutôt que des vices ; ses caractères n’ont ni l’ampleur du type, ni la précision de l’individu, ils affectent le sous-entendu, ils cherchent la réticence, ils posent dans un milieu factice d’allusion et de convention. Ce sont des masques, ils en ont la grimace contrainte et les fausses couleurs ; et cherchez bien, ces masques-là ne recouvrent point des visages. Que représente, par exemple, cette peinture du journalisme vénal faisant de la politique un métier et une marchandise ? Elle est arriérée si elle invoque d’anciens souvenirs ; elle est chimérique si elle prétend à l’actualité. Vos trafiquants d’opinion sont impossibles aujourd’hui, de par la loi sévère qui régit et restreint la presse, de par la signature, qui l’oblige à s’exposer au grand jour. Dès lors, pourquoi ne pas effacer cet anachronisme ? Pourquoi exposer aux méprises et aux préventions de la foule cette charge sans portrait, cette personnalité sans personne ? Pourquoi exécuter le journalisme sur une effigie sans réalité et sans ressemblance ? M. Augier va plus loin que Don Quichotte dans cette polémique à outrance. Il bâtit lui-même les moulins à vent sur lesquels il court ensuite, la lance en arrêt. Et puis, s’il faut le dire, je ne vois pas ce que gagne la dignité commune à ce dénigrement perpétuel d’une profession honorée par de si grands talents, de si purs caractères. Le journalisme, comme l’art dramatique, n’est-il pas une branche de la famille littéraire ? La plume ne devrait-elle pas respecter la plume, comme l’épée salue l’épée qui défend le même drapeau et qui sert dans la même armée ? Quel spectacle que celui des hommes de lettres s’injuriant du livre au théâtre, du roman à la comédie, et se jetant, devant le public, leurs encriers à la tête !
Cette fausse donnée n’a pas porté bonheur à M. Augier ; il a dépensé beaucoup de talent dans sa pièce, et il en a tiré fort peu d’intérêt ; l’action est confuse, les situations s’embrouillent, les scènes traînent en longueur, l’esprit parfois brutal du langage ne recouvre pas l’indécision du plan et la faiblesse de l’intrigue.
II. Le Fils de Giboyer
Nous suivrons pas à pas, nous discuterons scène par scène le fils de Giboyer. Son succès ◀semble le bruit et l’émotion de la ville. On s’y presse, on y court, comme à une exécution ou à un incendie. L’incendie est un feu de joie, l’exécution a l’entrain d’une fête. Il y a des bourreaux d’esprit, comme il y a des bourreaux d’argent.
Au premier acte, nous sommes chez le vieux marquis d’Auberive, ce gentilhomme, quinteux et sceptique, qui jouait, dans les Effrontés, le rôle d’un Méphistophélès de l’ancien régime. En vieillissant, le marquis s’est fait ermite ; mais il se moque le premier de son capuchon. Il est l’âme damnée d’une coterie dévote qui mène le parti royaliste et ultra-montain, comme le Conseil des Dix gouvernait Venise. C’est le diable s’ébaudissant dans un bénitier. Nous le trouvons, au lever de la toile, en conférence avec l’Égérie du parti, qu’il crible de ses plus fines épigrammes. Ils jouent masques sur table, et ne peuvent se regarder sans sourire. On dirait un augure romain persiflant la Sibylle de Cumes. Madame la baronne Pfeiffer est une veuve belle encore, de noblesse douteuse, qui règne sur le faubourg Saint-Germain par droit de conquête. Elle est du plus grand monde et de la plus haute dévotion ; sa vertu ne fait pas un pli ; sa réputation est soignée comme la fourrure d’une hermine ; elle préside, avec la dignité discrète d’une abbesse, les conciliabules de la charité. Son salon est une petite chapelle où les intrigues politiques complotent autour des choses saintes, comme les intrigues d’amour chuchotent autour des bénitiers, dans les églises espagnoles. On parle bas dans ces sanctuaires de la piété pratique et mondaine ; les bougies y brûlent comme des cierges ; le fauteuil de la maîtresse de la maison a un faux air de confessionnal. Les hommes y sont doucereux et graves ; les petits jeunes gens qu’on daigne y admettre, avec leurs mines béates et leurs cravates blanches, rappellent les chérubins d’oratoire. Le service même sent le sacristie, les valets ont l’air contrit et le service clandestin ; ils passent les rafraîchissements comme du pain bénit.
C’est là que s’élaborent les calomnies élégantes et les opinions comme il faut. On y donne des mots d’ordre et on y élève des candidatures. Il en sort des réputations toutes faites qui sont reçues dans toutes les coteries et des excommunications mystérieuses qui mettent au ban de tous les salons. C’est un ministère occulte que ce parloir élégant ; sa surface est petite, mais sa profondeur est immense. Il a, sous terre, des tranchées, des galeries, des mines et des contre-mines qui font le tour du monde officiel. Telle de ses sapes serpente jusqu’à Rome, telle autre débouche dans l’Académie.
Il y avait un type dans cette figure entrevue de Mère de l’Église ; mais M. Augier n’a fait qu’effleurer ce qui demandait à être creusé. Le portrait bien commencé s’altère ensuite et se vulgarise. Au lieu d’une création originale et nouvelle, l’auteur ne nous donne qu’une copie affaiblie de Lady Tartufe.
C’est encore, selon nous, un portrait manqué que celui du jeune comte d’Outreville, un petit neveu que le marquis a fait venir d’Avignon, pour le marier de sa main. Il se présente l’air confit, les cheveux plats, la bouche en ogive, avec des opinions de hobereau et un jargon de congréganiste. On croit d’abord que le poète a voulu personnifier la tartuferie juvénile, et on se dit que ce dadais joue trop bien son rôle. Son masque luit faux à cent pas ; les lunettes troubles de la plus entichée bigote ne supporteraient pas un instant sa vue. Les bons jeunes gens qui font leur chemin par les voies obliques savent mieux leur métier : ils sont du monde, et du meilleur. Elmire séduite intrigue pour eux, au lieu de les dénoncer. Mais le jeune cuistre n’a pas même la réalité du vice qu’il affecte ; il paraît hypocrite, il n’est qu’imbécile. La baronne n’a qu’à lui jeter une mielleuse œillade pour l’éprendre de sa beauté mure et confite. On le voit même, un moment, se conduire comme un galant homme. Alors pourquoi ce luxe de grimaces et de simagrées sans valeur ? A quoi bon ce masque qui cache un visage presque insignifiant ?
Cependant, l’action s’engage, au milieu de mots mordants, sifflants, acérés. Cette batterie spirituelle ne cesse pas son feu durant toute la pièce de M. Augier ; elle couvre les parties faibles et elle décide la victoire. Le marquis patronne de toute son influence M. Maréchal, un maître de forges trois fois millionnaire. Il a été du dernier mieux, comme ou disait de son temps, avec la première femme du bourgeois ; il est le parrain de sa fille ; or, un parrain est un second père, et quelquefois le premier. C’est pour lui faire épouser Fernande qu’il a tiré le comte de son petit castel provençal. L’héritage du marquis sera la dot du jeune couple, mariage de convenance s’il en fut jamais. Ce n’est pas tout : il s’agit encore, pour justifier cette mésalliance apparente, de faire un personnage de l’industriel. Maréchal est député, rallié à la bonne cause, pensant bien, votant mêmement ; mais l’éloquence lui est interdite pour des raisons graves. Or, le parti clérical doit lancer prochainement son manifeste à la Chambre, et le comité, soufflé par le vieux marquis, a décidé que Maréchal serait le porte-voix du discours. A défaut de talent il a des poumons. Il saura lira aussi bien qu’un autre. Mais qui composera la harangue ? Déodat n’est plus, Déodat, le boxeur de la bonne cause, le bâtonniste de l’Arche ! il vient de rendre sa dernière injure. Heureusement le marquis s’est souvenu de Giboyer, et il l’a fait venir de Lyon, où il cumulait le double emploi de régisseur et de croque-mort.
Ici, j’arrête encore la comédie de M. Augier que la passion emporte au-delà des règles du duel dramatique. Je passe sur l’invraisemblance d’un parti réduit, pour rédiger un discours, à emprunter la plume d’un bravo de lettres. Mais M. Augier a-t-il calculé la portée de l’arme qu’il dirige sur son Déodat ? L’allusion est directe, et son premier tort est de frapper un journaliste désarmé. Ce n’est pas cependant la violence que je lui reproche. Celui qu’il attaque n’a jamais ménagé l’invective à ses adversaires ; il ne saurait se plaindre de la subir à son tour. Mais la conscience de l’homme est atteinte par son agression autant que le rôle de l’écrivain. L’emploi que vient de quitter Déodat est représenté comme l’industrie d’un crieur à gages : pour tout dire, c’est Giboyer qui va le remplacer. Là est l’excès et l’abus de pouvoir. Que la satire dramatique désigne visiblement du doigt quelqu’un dans la foule, la licence est déjà terrible ; mais, qu’à travers le discours de l’orateur ou le journal du publiciste, elle frappe la conviction et le caractère… autant vaudrait relever, sur la scène, l’ancien pilori.
Voici venir Giboyer ; il a vieilli, il n’a pas changé. C’est toujours le bohème sceptique et cynique vendant sa conscience en gros et ses opinions en détail. Il y a pourtant quelque chose là, dans cette âme souillée. Giboyer est père ; il a un fils naturel qu’il n’a pas voulu marquer de son nom. Maxime Gérard, qu’il a élevé avec une vigilance maternelle, le prend pour un protecteur et pour un ami. C’est un jeune homme droit et pur, vaillant et candide. Le marquis lui a trouvé un emploi : il est secrétaire de M. Maréchal. Giboyer se sent renaître dans ce noble enfant, avec la joie d’un paria qui, assistant vivant à sa métempsycose, se verrait, du fond de son abjection, revivre sous la forme d’un être sacré. Il a plongé dans la vase des métiers intimes pour y trouver l’argent qui a payé son éducation. C’est pour lui qu’il détrousse les gloires, qu’il assassine les réputations, qu’il biographie les gens tout vifs, d’une plume taillée en stylet. C’est pour lui qu’il va se déguiser en Chouan, et sonner la charge dans le régiment de voltigeurs du marquis d’Auberive. « Il veut être un fumier pour y faire pousser un lis. » Cette confession du vieux bohème est d’un effet poignant : elle arrache la sympathie, elle fait violence au dégoût. L’esprit proteste contre cette prostitution du père livrant sa conscience pour nourrir son fils ; le cœur s’attendrit et ne discute pas. Giboyer, qui faisait peur, fait pitié ; cette âme difforme devient presque belle ; on sait gré au poète d’avoir jeté un sentiment pur dans ce tas de boue.
Le second acte nous introduit chez M. Maréchal, tout glorieux du discours confié à sa voix de chantre. Tandis qu’il déclame ce mandement sublime, sa femme se fait lire Jocelyn par Maxime Gérard. Cette bonne dame, affligée d’une lubie chronique, se croit aimée de tous les secrétaires que prend son mari. Elle résiste, Lucrèce imaginaire, à ces Tarquins sans le savoir ; puis, quand sa vertu est à bout, elle les bannit de sa présence et les exile dans un bon emploi. Il y a un peu d’anachronisme dans ce caractère imité de la Bélise de Molière. Son genre de comique est passé ; il a tourné au baroque et au suranné. Les précieuses sur le retour qui s’imaginent enflammer, à première vue et à bout portant, n’existent plus guère aujourd’hui. Le monde du ridicule a, lui aussi, ses espèces perdues. Quoi qu’il en soit, Maxime, qui ignore l’hystérie platonique de madame Maréchal, en est averti par l’accueil glacial de Fernande. La jeune fille croit qu’il exploite, comme ceux qui l’ont précédé, cette monomanie lucrative, et elle l’écrase de son froid mépris. Le jeune homme indigné provoque une explication ; Fernande la refuse, il se disculpe en donnant sa démission, avec une noble colère. On ne saurait mieux rendre l’élan d’une âme honnête mordue par un soupçon outrageant.
Cette belle scène en amène une autre, à l’acte suivant. Fernande, qui a reconnu son erreur, vient loyalement demander pardon à Maxime. L’amour se glisse, avec une pudeur exquise, dans le serrement de main et dans les paroles de cette réconciliation tendre et grave. Je n’y trouve guère qu’un mot à reprendre, quoique ce mot ait été fort applaudi. La jeune fille vient de raconter à Maxime son enfance sans mère, et le caractère viril que lui a fait l’isolement où elle a vécu. Puis, comme Maxime essaye d’excuser sa belle-mère, en réduisant ses torts à des lettres romanesques et à des soupirs de femme incomprise. — « Que pourrait-il y avoir de plus ? » s’écrie Fernande étonnée. C’est trop de naïveté pour une personne si sérieuse. Agnès peut demander :
Avec une innocence à nulle autre pareille,Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille…
Fernando, en restant d’une pureté parfaite, doit avoir des notions moins vagues d’histoire naturelle. Cependant, Fernande, qui veut, à tout prix, quitter sa belle-mère, consent à épouser le comte d’Outreville ; mais la baronne a jeté son dévolu sur le hobereau ; il lui faut un mari titré et borné : le jeune comte réunit ces deux conditions. Malgré tout, l’ambition est bien chétive pour ce Machiavel en corset. Elle est riche, belle, jeune encore, chef de parti, papesse in partibus ; le petit comte n’a pour lui que sa niaiserie et ses armoiries. Même, en fait de blasons et de nullités, la baronne pourrait trouver de plus gros zéros et d’aussi grands besans d’or. Tant il y a que la conquête du provincial est déjà faite à demi. La baronne l’achève par une rouerie. Vous vous souvenez de la charmante scène où madame de Blossac apprend au vieux Maréchal qu’il n’y a jamais eu de M. de Blossac. — « Jamais ? » — « Jamais… » « Ah ! si, il y en a eu un. » — « Ah ! » — « Un qui était mon père. » — « Virginio ! » s’écrie le vieillard transporté, et il ajoute en lui-même une dernière syllabe à ce nom trompeur. La baronne, qui sait ses auteurs, répète très finement ce duo spirituel.
Cependant Fernande, en fermant la plaie qu’elle avait faite à la dignité de Maxime, l’a blessé au cœur. Il se prend à l’aimer, avec l’emportement de la passion sans espoir. On comprend cet amour subit, on comprend moins la conversion foudroyante qu’opère en lui l’homélie qu’il vient de mettre au net pour son sot patron. Les discours font d’étranges miracles dans la comédie de M. Augier, mais celui-ci n’est pas le moins grand. Imaginez un copiste converti par le sermon qu’il moule en bâtarde. Giboyer qui survient, avait quitté Maxime libéral, il le retrouve clérical : des ailes de pigeon lui ont poussé pendant son absence ; le lis planté sur un fumier a pris les opinions de son espèce héraldique ; il demande à s’épanouir sur le drapeau blanc. Ici se place le premier-Paris de la pièce : Maxime attaque ; Giboyer réplique. On a fort applaudi ces tirades sur l’égalité et sur le progrès. La politique a du bonheur au théâtre ; ses lieux communs éblouissent le parterre ; son petit plomb y fait un fracas de bombe fulminante.
Aux arguments du vieux libéral, le légitimiste frais éclos oppose le discours que va prononcer son ancien patron. « C est moi qui l’ai fait ! » s’écrie Giboyer. Maxime s’indigne et se redresse ; il lui reproche, avec l’âpreté généreuse de la jeunesse, son métier vénal. Le vieux bohème convient de son déshonneur, mais ce n’est pas à Maxime de le condamner ; il s’est vendu pour le racheter. Il a léché la boue du chemin pour l’épargner à son pied. Les larmes de Giboyer coulent, ses sanglots éclatent. A l’accent de ses plaintes et de ses reproches, Maxime reconnaît son père, il tombe dans ses bras… Ce mouvement imprévu a transporté et remué la salle. La délicatesse du sentiment s’y mêle à la force de la situation. C’est du pathétique spontané, si rare au théâtre, la nature saisie sur le fait et dans son élan. On ne pouvait obtenir un plus grand effet par un plus simple moyen.
Il y a soirée, à l’acte suivant, chez madame Pfeiffer, et nous retombons dans les tripotages de la sacristie et de la parlote. La baronne, qui a surpris l’amour de Maxime, le dénonce à sa petite église. Madame Maréchal, furieuse de cette infidélité chimérique, fait, en plein salon, un affront public au jeune homme. Fernande relève noblement ce grossier outrage. Mais le coup est porté et le scandale est produit. Pour compléter son œuvre pie, la baronne brouille Maréchal avec son parti, en lui retirant son discours. Le comité vient de décider qu’il serait récité par un protestant de bonne volonté. Rome secourue par Genève ! le pape défendu par Calvin ! quelle bonne fortune que cette antithèse ! Certes, l’opinion que raille M. Augier a ses mesquineries et ses ridicules ; mais lui prêter pour mobiles de si minces ficelles, mais montrer ses chefs et ses orateurs tournoyant, comme des marionnettes, sous la main d’une bégueule en quête d’un mari, ce n’est plus même de la satire, c’est de la parodie, et de la plus forte. Je proteste encore contre ce protestant dont le pseudonyme couvre un nom célèbre. Il y a des hommes qu’on peut discuter, accuser, condamner même sans trop d’injustice, mais qui, par leur âge, par leur gravité, par l’importance de leur vie, par la place considérable, sinon méritoire, qu’ils ont occupée dans les événements de leur temps, ne doivent pas, même de loin, être exposés aux rires du théâtre.
Que dire encore de Maxime, revenu de sa campagne vendéenne et acceptant la proposition que lui fait son père d’écrire pour Maréchal une réponse véhémente au discours ultramontain qu’on lui a volé ? Le bourgeois, furieux de sa destitution de grand homme, déserte, en effet, l’Église et la Noblesse ; il rentre dans le Tiers Etat, roturier et libéral, comme devant. J’admets cette palinodie, pleine de gaieté et d’effets comiques, mais je n’admets pas que Maxime s’en fasse le complice. Quoi ! ce jeune homme dont vous faites un type de pureté et de loyauté va servir de compère aux changements à vue d’un charlatan politique ! il fabriquera sans scrupule les discours postiches d’un tribun de paille ! il se fera le souffleur d’un comédien de tribune, apprenant, tour à tour, avec la même conviction, le prône clérical et la réplique voltairienne ! — « Tu fais là un joli métier ! » dit au troisième acte Maxime à Giboyer, lorsqu’il découvre ses faux oratoires. On peut lui renvoyer cette exclamation ; Giboyer fils, à ce moment-là, ne se distingue pas bien nettement de Giboyer père.
Il réussit pourtant, et avec tapage, ce discours révolutionnaire récité par un député posé, la veille, en Cathelineau de tribune. J’admire la complaisance de la Chambre, applaudissant sa métamorphose ; j’admire encore plus qu’elle prenne si naïvement un perroquet pour un aigle et un lecteur pour un orateur. Mais Giboyer vient troubler la béatitude du bourgeois qui fait la roue dans son triomphe : il lui annonce qu’un amour impossible force Maxime de s’exiler aux Etats-Unis. Maréchal, menacé dans son éloquence, pousse les cris d’un geai qui verrait s’envoler le paon dont il pillait le plumage : ses cris se changent en clameurs lorsqu’il apprend que ce bachelier sans son ni maille ose aimer sa fille. Puis, à l’idée de perdre la parole, s’il le laisse partir, il se résigne subitement. Maxime sera son gendre : il est assez riche pour payer sa gloire. Le jeune homme lui avoue qu’il est enfant naturel ; Maréchal fait un bond, mais il se rassied en songeant à son prochain speech. Maxime déclare qu’il n’a pas été reconnu : nouvelle révolte du bourgeois, apaisée par la perspective d’un nouveau succès. Ce n’est pas tout : Maxime est le fils de Giboyer le pamphlétaire véreux et tari ; il n’entend ni le renier ni l’abandonner. Pour le coup, Maréchal hésite ; on sent pourtant qu’il cédera encore. Ici, il faut le dire, la situation tourne à la charge en se prolongeant. On se demande quel aveu pourrait calmer cette soif d’éloquence, et quels sauts périlleux ne lui ferait pas faire l’appât d’un discours.
Le dénouement était compromis : la comédie penchait vers la farce, elle allait y choir… Un beau mouvement a tout relevé. Fernande a assisté, en silence, à ce pénible débat ; elle entend Maxime témoigner loyalement contre lui-même en confessant sa naissance ; elle apprécie le généreux sacrifice qu’il va faire de son amour à son père Au moment où Maxime, qui croit tout perdu, pleure et sanglote, la tête dans ses mains, la jeune fille s’approche de lui et pose sur son front un chaste baiser. C’en est fait, il faut se rendre. Ce baiser est un engagement solennel et irrévocable ; il scelle le mariage, il l’a consommé. Quant au petit comte, il a profité de l’apostasie de Maréchal pour renoncer à sa fille et épouser la baronne. Ils seront heureux, et ils n’auront jamais d’enfants.
J’ai tout dit, la louange et le blâme. Ce n’est ni par la vérité des caractères, ni par la vraisemblance des situations, qu’excelle la comédie de M. Augier. La satire n’observe pas, elle fustige ; elle ne juge pas, elle exécute, et le Fils de Giboyer est, avant tout, une satire. Son grand tort est de représenter une opinion comme un vice, et de tartufier en masse un parti. D’après la pièce, le royalisme religieux est un péché originel qui corrompt tous ses partisans. Il n’y a que des sycophantes et des hypocrites dans le monde mis en scène par M. Augier. On y cherche un honnête homme, — fût-il un fanatique, — qui en représente les vertus réelles et les croyances respectables. Le parti pris s’affiche, la partialité est flagrante, mais la passion, qui est le tort de la comédie, en fait aussi la force et le nerf. C’est elle qui lui souffle sa verve chaude et mordante ; c’est elle qui aiguise ses traits et qui remplit son carquois. L’observation, absente de l’ensemble, se disperse dans l’étincellement des détails. Les mots frappent juste, si l’action est fausse : le plan de la bataille est vicieux, mais le tir en est admirable. Les boutades creusent, les épigrammes pensent, chaque saillie porte, chaque plaisanterie fait trou dans le ridicule où elle vise. C’est l’artillerie et non la pyrotechnie de l’esprit ; ce ne sont pas des fusées, ce sont des balles que lance le dialogue.
Une comédie si agressive est-elle légitime ? L’objection a surgi dès le premier soir ; elle n’a fait depuis que grandir. La première loi pour les combats de l’esprit, comme pour ceux du corps, est l’égalité du terrain et des armes. Dès qu’elle est un privilège, la polémique devient un abus. Or, il est certain que les théâtres se fermeraient à deux battants devant une pièce d’opinion contraire qui se présenterait pour relever le cartel de M. Augier. Le Fils de Giboyer, provoque de loin, dans l’arène ouverte à lui seul des adversaires qui regardent par-dessus l’enceinte, sans pouvoir entrer.