(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »
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(1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

Chapitre IV
L’Histoire

Le romantisme suscite un grand mouvement d’études historiques. — 1. L’histoire philosophique. Guizot : il soumet son érudition à sa foi politique. Tocqueville : catholique et légitimiste, il étudie avec impartialité la démocratie et la Révolution. — 2. Passage de l’histoire philosophique à l’expression de la vie : Thierry. Ses vues systématiques. Étude des documents ; récolte des petits faits, pittoresques et représentatifs. — 3. La résurrection intégrale du passé : Michelet. Son idée de l’histoire : le moyen âge retrouvé dans les archives. Michelet prophète de la démocratie, ennemi des rois et des prêtres : influence de ses passions sur son histoire. Oeuvres descriptives et morales de Michelet.

L’histoire et la poésie lyrique, voilà les deux lacunes apparentes de notre littérature classique. En trois siècles, de la Renaissance au romantisme, le genre historique est représenté par le Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet, qui est une œuvre de théologie, par l’Histoire des Variations, du même, qui est une œuvre de controverse, par l’Esprit des Lois, de Montesquieu, qui est un essai de philosophie politique et juridique : restent l’Essai sur les mœurs et le Siècle de Louis XIV de Voltaire, qui sont vraiment de l’histoire, malgré la thèse antireligieuse de l’auteur. Cinq ouvrages, dont trois relèvent d’autres genres, c’est peu pour trois siècles de production intense.

Voltaire, en faisant l’histoire de la civilisation, avait donné une esquisse de l’histoire de France : en dehors de ses ouvrages, les Français ne pouvaient rien lire de passable sur l’histoire de leur nation. Fénelon, dès le début du xviiie  siècle, s’en plaignait. On sentit vivement ce manque au commencement de notre siècle ; « Existe-t-il, demandait A. Thierry en 1827, une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ? » Et il passait en revue tous ces prétendus historiens de France, depuis les Chroniques et Annales de Nicole Gilles, secrétaire de Louis XI, du Haillan, Dupleix, Mézeray, Daniel, Velly, Anquetil, etc. : il montrait combien l’ignorance des sources, le manque de science et de critique, l’inintelligence de la vie du passé, le goût romanesque, la rhétorique, l’esprit philosophique, avaient partout déformé l’histoire : combien froides et fausses étaient toutes ces annales, où avortaient vite quelques bonnes intentions d’exactitude.

Chateaubriand, avec son sixième livre des Martyrs et ses Franks sauvages, fut l’initiateur : A. Thierry, en le lisant, se sentit historien. Combien ces Franks à cheveux roux, à grandes moustaches, serrés dans leurs habits de toile, et maniant la francisque, ressemblaient peu aux Franks incolores d’Anquetil ! Quentin Durward et Ivanhoe s’ajoutèrent aux Martyrs. Le romantisme vulgarisa le sens de l’histoire dont les éléments fondamentaux sont la curiosité des choses sensibles et extérieures, la recherche de l’individualité, de la singularité, de la différence. Pour l’histoire de France, le grand réveil du patriotisme que la Révolution provoqua lui donna un intérêt qui attira de ce côté auteurs et lecteurs. Puis la lutte des partis, après la Restauration, profita aux études historiques : les libéraux s’efforcèrent de fonder leurs revendications et les droits nouveaux sur le développement antérieur de la nation ; ils allèrent chercher jusqu’aux temps féodaux et aux invasions barbares les germes de l’état contemporain, ou les titres de la souveraineté populaire et surtout de la suprématie bourgeoise. Cette influence politique devança même l’influence romantique.

L’essor que va prendre le genre historique s’annonce par les publications de documents originaux, par les collections de Mémoires et Journaux authentiques825, qui séduisent souvent les littérateurs et le public par le pittoresque des tableaux et le dramatique des événements. Outre les vastes recueils de Mémoires sur l’Histoire de France, qui furent une mine de romans et de drames, il faut signaler tout particulièrement la publication des Mémoires de Saint-Simon, qui renouvelèrent dans les esprits l’image du siècle de Louis XIV et de la cour de Versailles.

Les œuvres originales ne se firent pas attendre. Dès le premier moment, deux courants se distinguent dans le genre historique : les uns s’appliquent à dégager la philosophie de l’histoire ; les autres à ressusciter la forme du passé, à représenter les mœurs et les âmes des générations disparues. Les deux fondateurs des études historiques en notre pays, Thierry et Guizot, représentent ces deux tendances : Guizot, plus philosophe, opère sur des idées ; Thierry, plus imaginatif, essaie d’atteindre les réalités.

1. L’histoire philosophique : Guizot, Tocqueville.

Thierry a écrit des Récits mérovingiens : en une page, Guizot nous en donne toute la substance. Thierry raconte la Conquête de l’Angleterre par les Normands : une demi-page de Guizot ramasse toutes les idées de ses quatre volumes. C’est dire que Guizot826 élimine les faits, les hommes, la vie. Il connaît les sources : il établit solidement sur les documents originaux les bases de son travail. Mais il ne s’intéresse qu’aux idées, aux idées générales, qu’il fait sortir avec une rare puissance. Il discipline les faits, pour qu’ils montrent leurs lois, et pour qu’ils donnent un enseignement par ces lois : mais entendez qu’ils donnent un enseignement orthodoxe, c’est-à-dire selon l’orthodoxie doctrinaire. L’Histoire de la Révolution d’Angleterre 827, l’Histoire de la Civilisation en Europe, l’Histoire de la Civilisation en France, ces grandes œuvres froides et fortes, sont la démonstration, impartiale et scientifique eu apparence, systématique et passionnée au fond, de ces deux vérités : qu’une royauté même légitime n’a pas de droits contre les représentants de la nation ; et que le gouvernement doit appartenir aux classes moyennes qui ont la richesse et les lumières, qui, par intérêt et par capacité, assureront la prospérité du corps social. Il faut voir avec quelle sûreté d’analyse, et quelle subtilité habile à se déguiser sous une sévère exactitude, Guizot étudie les quatre éléments de la société du moyen âge : aristocratie féodale, Église, royauté, communes, en conduit les relations et les progrès, de façon à faire apparaître le régime de 1830 comme le couronnement nécessaire et légitime de toute l’Histoire de France.

M. de Tocqueville828 est plus réellement impartial ; il a l’esprit plus large et plus profond que Guizot. Ses deux grands ouvrages, la Démocratie en Amérique (1835-39), l’Ancien Régime et la Révolution (1850), sont vraiment en notre siècle les chefs-d’œuvre de la philosophie historique. M. de Tocqueville, légitimiste et chrétien, a tâché de comprendre son temps, cette France nouvelle qui rejetait la légitimité et faisait la guerre à l’Église. La haute conception qui jadis avait permis à Bossuet d’étudier si librement les sociétés païennes de l’antiquité, et de rechercher les causes physiques ou morales des événements, la croyance au gouvernement de la Providence, a mis Tocqueville à l’aise : assuré que la France allait où Dieu la menait, il a regardé sans haine et sans désespoir la civilisation issue de la Révolution. Il a observé partout, dans les idées, dans les mœurs, et dans le gouvernement, la plus étrange confusion : les législateurs occupés à détruire ou neutraliser les effets de la Révolution, à restreindre la liberté, borner l’égalité ; l’autorité méprisée et redoutée, l’administration centralisée et oppressive ; le riche et le pauvre en face l’un de l’autre, se haïssant, ne croyant plus au droit, mais à la force ; les chrétiens épouvantés de la démocratie, qui est selon l’Évangile ; les libéraux hostiles à la religion, qui est essentiellement libérale ; les honnêtes gens en guerre contre la civilisation dont ils devraient diriger la marche : dans tout cela, le progrès évident, irrésistible, de l’égalité, partant de la démocratie. Ce progrès a frappé Tocqueville comme le fait caractéristique de la société nouvelle. Et comme le triomphe de la démocratie était récent en France, et encore incomplet, il a été étudier la démocratie là où elle était pure et maîtresse, aux États-Unis : il est allé regarder ce qu’elle est là-bas, pour tâcher de deviner ce qu’elle peut ou doit devenir chez nous. La Démocratie en Amérique est une « consultation » sur la nature, le régime, la marche de la démocratie, une œuvre de philosophie expérimentale, qui repose sur une intelligente et sérieuse enquête de la civilisation américaine.

S’appuyant solidement sur la configuration géographique du pays, et sur l’histoire des colonies anglaises, il recherche les origines de l’esprit démocratique en Amérique : il expose l’organisation des États de l’Union et de l’Etat fédéral, leurs relations et leurs attributions ; il montre comment le peuple gouverne, et tous les effets de la souveraineté de la majorité. Tout le système politique de la république américaine apparaît dans cette première partie. Dans une seconde partie, plus originale et plus profonde encore, Tocqueville nous découvre l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur l’état moral et sentimental, sur les mœurs, et la réaction des idées, des sentiments et des mœurs sur le régime politique. Cet admirable ouvrage n’est pas aussi lu chez nous qu’il devrait l’être : et la raison en est qu’il y a trop de pensée pour le commun des lecteurs : jamais de saillies, rien pour l’amusement ni le délassement : c’est un enchaînement austère et vigoureux de faits, de jugements, de prévisions.

L’autre œuvre de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution, a pour base une idée d’historien. Tocqueville, comme les historiens orléanistes, voit dans la Révolution la conséquence, le terme d’un mouvement social et politique qui a son commencement aux origines mêmes de la patrie : au lieu que presque toujours, pour les légitimistes et pour les démocrates, la Révolution était une rupture violente avec le passé, une explosion miraculeuse et soudaine que les uns maudissaient, les autres bénissaient, tous persuadés que la France de 1789 et de 1793 n’avait rien de commun avec la France de Louis XIV ou de saint Louis. Mais les orléanistes faisaient servir leur vue de l’histoire aux intérêts d’un parti : Tocqueville, plus philosophe en restant strictement historien, se contente d’établir la continuité du développement de nos institutions et de nos mœurs : la Révolution s’est faite en 1789, parce qu’elle était déjà à demi faite, et que, depuis des siècles, tout tendait à l’égalité et à la centralisation ; les dernières entraves des droits féodaux et de la royauté absolue parurent plus gênantes, parce qu’elles étaient les dernières. Il explique l’influence de la littérature et de l’irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l’égalité sur la passion de la liberté.

Ayant ainsi rendu compte de la destruction des institutions féodales et monarchiques, Tocqueville avait projeté de montrer comment la France nouvelle s’était reconstruite des débris de l’ancienne : c’est à peu près le vaste dessein que Taine a réalisé dans ses Origines de lu France contemporaine. Mais Tocqueville n’eut pas le temps de donner ce complément de son ouvrage.

Les deux œuvres austères dont nous avons parlé, ne montrent pas toute la physionomie de Tocqueville. Ce n’est pas par impuissance qu’il n’y a mis ni esprit ni saillies : c’est par convenance ; mais dans ses Lettres et ses Souvenirs, où il s’abandonne à son impression, on est tout surpris de trouver chez cet homme grave tant de vivacité et tant de mordant.

2. Passage de l’idée à la vie : Thierry

Lorsque Augustin Thierry, en 1817829, donna au Censeur Européen et au Courrier Finançais ses premières études sur l’Histoire d’Angleterre et sur l’Histoire de France, il avait de grandes ambitions philosophiques : il prétendait trouver la loi suprême, unique, du développement national de chaque peuple830. Il esquissait l’histoire de l’Angleterre depuis l’invasion normande au xie  siècle jusqu’à la mort de Charles Ier, et « la révolution de 1640 s’y présentait sous l’aspect d’une grande réaction nationale contre l’ordre des choses établi six siècles auparavant, par la conquête étrangère ». Quand il abordait l’histoire de France, il voyait dans l’affranchissement des communes « une véritable révolution sociale, prélude de toutes celles qui ont élevé graduellement la condition du Tiers État » : remontant plus haut, il crut trouver dans l’invasion franque « la racine de quelques-uns des maux de la société moderne : il lui sembla que, malgré la distance des temps, quelque chose de la conquête des barbares pesait encore sur notre pays, et que des souffrances du présent on pouvait remonter, de degré en degré, jusqu’à l’intrusion d’une race étrangère au sein de la Gaule, et à sa domination violente sur la race indigène ». Ainsi, occupé à chercher des armes « contre les tendances réactionnaires du gouvernement », Thierry ne voulait encore que faire l’histoire « à la manière des écrivains de l’école philosophique, pour extraire du récit un corps de preuves et d’arguments systématiques ».

Tout cet effort aboutissait en somme à faire de 1789 et de 1830 la revanche de la conquête franque : 1830 devenait le complément nécessaire de 1789, le terme glorieux de tout le développement national. Par le triomphe de la classe moyenne, nos pères, « ces serfs, ces tributaires, ces bourgeois, que des conquérants dévoraient à merci », étaient vengés. Jamais Augustin Thierry n’a su s’affranchir assez de cette philosophie par trop orléaniste et bourgeoise : elle éclate surtout par son exposition de la révolution communale, dans ses Lettres sur l’Histoire de France (1827) et ses Dix Ans d’études historiques (1834), plus sensiblement encore d’un bout à l’autre de son Histoire du Tiers Etat (1833).

Cependant, lorsqu’il se mit à étudier les documents originaux, il s’aperçut que « l’ordre des considérations politiques où il s’était tenu jusque-là » était « trop aride et trop borné », que par ses vues systématiques il « obtenait des résultats factices », enfin qu’il « faussait l’histoire ». Il sentit alors « une forte tendance à descendre de l’abstrait au concret, à envisager sous toutes ses faces la vie nationale » : alors se fit la complète éclosion de son génie d’historien831.

Dans ces longues séances aux bibliothèques qu’il a racontées, il préparait son Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, qui parut en 1825. Il recueillait « les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour lui ses vainqueurs et ses vaincus du xie  siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne ». Dans tous ces petits faits, dans les plus mesquines avanies, il prenait « la forte teinte de réalité » qui devait faire l’intérêt de son ouvrage. Il réussit en effet remarquablement à représenter la vie des vainqueurs et des vaincus ; la thèse, s’exprimant toujours par des faits, n’en diminue pas la valeur pathétique ou pittoresque.

Dès 1820 il avait commencé à appliquer la même méthode à l’histoire de France : il s’était mis à lire la grande collection des historiens de France et des Gaules : et une indignation l’avait saisi en voyant comment les historiens modernes avaient « travesti les faits, dénaturé les caractères, imposé à tout une couleur fausse et indécise », combien de niaises anecdotes, de fables scandaleuses s’étaient substituées à la savoureuse simplicité de la vérité832. Il s’était alors donné une mission : « guerre à Mézeray, guerre à Velly, à leurs continuateurs et à leurs disciples ! » A son dessein politique de réhabiliter les classes moyennes se superposèrent heureusement une large passion scientifique, un amour désintéressé de la vérité, un absolu besoin de la connaître et de la dire. Il commença, dans ce double esprit, ses Lettres sur l’Histoire de France : mais son chef-d’œuvre, ce sont les Récits mérovingiens (1840). Le parti pris politique s’y fait peu sentir, par la vertu du sujet ; l’état d’esprit orléaniste s’élargit en pitié des vaincus, en sentiment douloureux des misères individuelles ou collectives ; l’historien est tout à la joie de faire sortir des vieilles chroniques, dans toute la barbarie de leurs noms germaniques hérissés de consonnes et d’aspirations, les Franks et leurs chefs, les Chlodowig, les Chlother, les Hilderik, les Gonthramm, de montrer par de petits faits significatifs ce qu’était un roi franc, comment étaient traités les Gaulois, de substituer dans l’imagination de son lecteur, à la place des dates insipides et des faits secs qu’on apprend au collège, une réalité précise, dramatique, vivante. Il est tout occupé à son œuvre de résurrection, qu’il mène avec une rare intelligence : ses idées générales ne lui servent plus qu’à distinguer sûrement les détails aptes à figurer comme types.

Aug. Thierry chercha une forme pour l’histoire ainsi comprise. Il rêvait d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des écrivains modernes ». Je n’oserais dire qu’il ait absolument réussi. Il saisit très adroitement dans les documents originaux l’expression colorée qui date et caractérise le récit, qui contient comme l’âme du passé : mais, malgré tout, il n’est pas suffisamment artiste. Le fond de style est du temps de Louis-Philippe : on sent qu’il écrit entre Béranger et Thiers. Par un certain manque de poésie et de beauté, la forme est inférieure à la matière comme à l’intention de l’auteur. Malgré cette insuffisance, il lui reste d’avoir été le premier qui ait su chercher et lire dans les faits le caractère particulier d’une époque, mettant ainsi l’histoire d’un seul coup dans sa véritable voie.

3. La résurrection du passé : Michelet.

Ce que Augustin Thierry voulut être et ne fut pas pleinement, Jules Michelet le fut avec une incomparable puissance.

Michelet833 eut ses erreurs, ses préjugés, ses haines ; âme infiniment tendre, il a détesté furieusement certaines idées, et les hommes aussi qui les représentaient. La vérité, la sérénité de son œuvre en ont été diminuées. Son excuse, c’est tout ce qu’il a souffert : les impressions de son premier âge ont été le froid, la faim, la maladie, l’incertitude du lendemain ; dans sa douloureuse enfance de misère et de lutte, son caractère s’est aigri, sa sensibilité s’est surexcitée, son intelligence s’est aiguisée, son imagination s’est enfuie éperdument loin des réalités qui blessent.

Son père qui, dans sa pauvreté, avait foi à l’instruction, le mit au collège Charlemagne : et l’enfant comprit ; obstinément, virilement, il s’efforça jusqu’à ce qu’il fût des premiers de sa classe. Les récits d’une tante, une promenade au musée qui avait recueilli les tombes de Saint-Denis, lui révélèrent sa vocation : à peine sorti du collège, il s’appliqua à l’histoire. Vico lui fournit une philosophie, pour débrouiller et classer les faits. Après divers essais, il entreprit son Histoire de France qui, pendant près de quarante ans, de 1830 à 1868, sera sa vie.

L’œuvre de Michelet est née « dans le brillant matin de juillet », de l’immense espoir, sitôt déçu, dont la révolution de 1830 enflamma son âme populaire. C’est alors qu’il vit la France « comme une âme et une personne » : et il voulut être l’historien de cette âme et de cette personne. Le problème historique se posa pour lui comme une résurrection de la vie intégrale, dans ses organismes intérieurs et profonds.

Thierry se contentait de regarder les races : Michelet sentit qu’aux races il fallait donner « une bonne, forte base, la terre » qui les porte et les nourrit834. Le climat, la nourriture, toute sorte de causes physiques, déterminent le caractère des populations : « telle la patrie, tel l’homme ». Il ne se contenta point de regarder de haut les grandes divisions territoriales : dans l’admirable morceau où, dès le début, il assied son histoire sur la géographie, il saisit comme autant de personnes distinctes toutes les unités provinciales dont la France est la somme ; il marque puissamment la physionomie de chaque région, au physique et au moral.

Thierry posait l’antagonisme des races comme donnée primordiale et comme loi supérieure de l’histoire, en Angleterre, en France : les races étaient pour lui des entités irréductibles, indestructibles ; et il lui semblait, au bout de six ou de dix siècles, retrouver les vainqueurs et les vaincus face à face. La fausseté de cette conception absolue choque Michelet ; il a reçu de Vico son « principe de la force vive, de l’humanité qui se crée ». Ce qu’il aperçoit, au lieu de races immuables, « c’est le puissant travail de soi sur soi, où la France par son progrès propre va transformant tous ses éléments bruts ». Au début, il y a des races, et dans les temps barbares, la race est un facteur considérable de l’histoire : plus on va, plus la race est faible et plus elle s’efface. Michelet veut voir comment la France est née, comment elle a formé sa personnalité morale, de quelle vie elle a vécu.

Mais « la vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n’est véritablement la vie qu’autant qu’elle est complète ». Il fallait retrouver tous les organes et toutes les fonctions de la France, en saisir la formation et le jeu. L’abstraction systématique des doctrinaires ne suffisait pas ici. Il ne fallait pas non plus s’arrêter aux surfaces, au décor de l’histoire : un imagier, comme M. de Barante, qui ne s’attache qu’à reproduire l’éclat extérieur de la narration des vieux chroniqueurs et qui étale aux yeux comme une suite magnifique de tapisseries à sujets historiques, manque au devoir essentiel de l’historien. Il s’agit, en montrant la vie, d’expliquer la vie : loin de chercher l’effet dramatique, loin d’emplir le public de stupeur par l’étrangeté ou l’énormité des choses, l’historien doit réduire tout à la nature, faire la guerre au miracle, découvrir la simplicité du prodige sans en diminuer la grandeur. Ainsi Jeanne d’Arc expliquée sera toujours Jeanne d’Arc, et plus admirable que jamais : « le sublime n’est point hors nature, c’est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelles ».

Voilà comment Michelet a conçu sa tâche : il fallait, pour en venir à bout, deux conditions difficiles à réunir, la science et la poésie. Michelet réunit ces conditions. Il sut rassembler laborieusement les fragments de la vérité, et saisir par intuition la vérité totale. Il eut cette force de sympathie qui seule atteint et ressuscite l’âme des siècles lointains.

Thierry avait tenté de retourner aux sources : Michelet élargit la méthode et la complète. Aux documents imprimés il joint les inédits ; aux chroniques, les actes, chartes, diplômes de toute sorte ; il interroge les œuvres de la littérature et de l’art ; une pièce de procédure ou un livre de dévotion révèlent la vie d’une époque, et mieux que les témoignages, si souvent falsifiés, des analystes et des historiographes. Michelet eut une grande joie en 1831 : il fut nommé chef de la section historique aux Archives nationales ; c’était, pour ainsi dire, tout le dépôt de notre histoire nationale qu’on lui confiait : il avait désormais sous la main, à sa discrétion, dans cette masse de documents, le dossier authentique, inconnu, de la vieille France. Il en tira parti avec une allégresse, une activité, une intelligence admirables.

Les vues systématiques et politiques, qui menaient Guizot ou Thierry à forcer le sens des faits, étaient étrangères à Michelet. Il n’était pas bourgeois835 ; il était peuple et poète. Il aborda son travail d’historien dans un élan d’amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu, et par qui elle s’était faite. Il avait « le don des larmes », une âme frémissante, qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. A cette sensibilité extrême il unissait tous les plus rares dons de l’artiste : la puissance d’évocation, l’imagination « visionnaire », qui obéissait à toutes les suggestions d’une sympathie effrénée, l’expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant là beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent, ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de notre siècle.

Michelet a cru s’éloigner des romantiques autant que des doctrinaires. En réalité, son histoire est un chef-d’œuvre de l’art romantique. Depuis l’invasion barbare jusqu’à la révolution française, il nous donne moins l’histoire objective, impersonnelle, scientifique de la France, que les émotions de Jules Michelet lisant les documents originaux qui peuvent servira écrire cette histoire : on entend ses cris de joie, de douleur, d’amour, de haine, d’espérance, de dégoût, tandis que les pièces qu’il dépouille font passer sous ses yeux les passions, les désirs, les actes de nos ancêtres. Nous lisons notre histoire dans l’âme lyrique de Michelet, ce sont les réactions subjectives du narrateur qui nous livrent la réalité objective des faits.

Selon les sujets et les époques, cette méthode personnelle a eu plus ou moins d’inconvénients ou d’avantages. Les inconvénients sont presque nuls, et les avantages immenses, quand Michelet écrit son moyen âge (1833-1843). Il s’abandonne, avec une joie d’artiste, comme il l’a dit, à l’impression des documents qu’il est le premier à consulter : il atteint à la vérité par la force de sa sympathie ; il a voulu « retrouver cette idée que le moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger » ; il se fait à lui-même une âme du moyen âge : de sorte que les obscurs instincts des masses populaires deviennent, dans sa conscience d’érudit, une claire notion du rôle de l’Église et du rôle de la royauté.

Il n’avait pas grand effort à faire pour comprendre la puissance du christianisme au moyen âge. Il ne croyait pas ; il n’était pas soumis à l’Église. Mais il avait l’âme toute religieuse, mystique même. En lisant l’Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l’Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther ; même il sera tendre à Mme Guyon. Il avait le sens des symboles, et la grandeur poétique, la plénitude morale du symbolisme chrétien l’ont saisi : à mesure que la religion du moyen âge se matérialisera, se desséchera, il pleurera cette grande ruine ; il cherchera de tous côtés les illuminés, les indépendants, les révoltés, qui ont gardé la vue de l’Idée et le contact de Dieu : il mettra en eux son amour et sa joie. Il sera toujours avec les plus effrénés chrétiens.

Michelet eut la faiblesse de se repentir d’avoir rendu justice au catholicisme. Il a traité de mirage, d’illusion poétique son tableau du moyen âge. Il a essayé d’y mettre après coup tout le contraire de ce qu’il y avait mis d’abord, il a voulu rattraper, il a rétracté ses jugements836. Son livre se défend contre lui, et ne se laisse ni diffamer ni travestir. Heureusement un scrupule d’artiste a empêché Michelet de retoucher ses premiers volumes, pour les imprégner de ses nouvelles idées.

La même année 1843, où il termine son moyen âge, Michelet public avec Quinet son livre des Jésuites. C’est fini de sa sereine activité de savant. Les passions contemporaines l’ont saisi : l’historien se surcharge d’un démocrate forcené, qui a les prêtres et les rois en abomination. Michelet, désormais, se voue à la prédication démocratique ; et pour commencer, laissant là l’histoire de l’ancienne France, il court à la Révolution. Il en fait la légende plutôt que l’histoire, malgré ses très sérieuses recherches : maudissant, invectivant, embrassant, bénissant, dressant au-dessus de tous ses ennemis, amis et serviteurs, la sainte figure du peuple, du peuple idéal, terrible, fécond et généreux comme la Nature, toujours grand et toujours pur, quoi qu’il fasse.

Lorsqu’il reviendra de là au xvie  siècle, Michelet se posera devant les rois, les prêtres et les nobles comme un justicier : qu’avez-vous fait du peuple ? qu’avez-vous fait pour le peuple ? À chaque individu, à chaque époque, il posera la terrible question, ayant déjà prononcé la sentence. Il lira dans les textes tout ce qu’il voudra, avec une subtilité féroce d’inquisiteur ; il n’y aura bassesse, ou crime, qu’il ne prête à ceux qu’il n’aime pas. Il exprimera aussi des faits tout ce qu’il voudra, par le plus outré, le plus intempérant symbolisme qu’on puisse voir. Son imagination dominée par sa foi et ses haines devient une machine à déformer toute réalité. Son histoire, dès lors, débordant de diffamations et de calomnies fantaisistes, tournant à l’hallucination délirante, nous donne à chaque instant l’impression d’être du même ordre que la Légende des siècles ou les Châtiments.

Cependant Michelet écrira encore d’admirables pages, toutes pleines d’idées profondes et suggestives, sur la Renaissance, sur la Réforme, sur les guerres de religion : il nous donnera en tableaux merveilleux une vision précise, colorée du xvie  siècle. Puis les défauts, l’injustice, la folie iront en s’accusant837, jusqu’à ce que Michelet regagne la Révolution : çà et là, le penseur et le poète, l’historien de génie se retrouvent. Malgré tout, d’un bout à l’autre, l’œuvre est étrangement vivante. On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.

Michelet restera surtout comme l’historien du moyen âge : c’est là la partie vraiment éternelle de son œuvre, où s’équilibrent l’érudition et l’imagination, où la sensibilité vibrante devient un instrument d’exactitude scientifique. C’est là qu’il a touché le but qu’il avait fixé à l’histoire : la résurrection intégrale du passé. Dans cette partie, il n’y a rien peut-être de plus beau que le tableau du xive et du xve  siècle. Michelet assiste, avec une pitié immense, à la naissance du sentiment de la patrie dans l’âme obscure des masses populaires, pendant l’horrible guerre de Cent Ans ; il voit éclore ce sentiment dans la dévotion chrétienne et monarchique, il le voit s’incarner dans la douce voyante qui sauve la France, dans Jeanne d’Arc ; et jamais la pieuse fille n’a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical. Les pages qu’il lui consacre, où il analyse les causes de tout ordre qui ont produit et fait réussir la mission de Jeanne d’Arc, peuvent être étudiées comme contenant tout le génie de Michelet.

Dans la dernière période de sa vie, Michelet, chassé du Collège de France, chassé de ses chères Archives, pour refus de serment après le coup d’État de 1851, se retire aux environs de Paris, puis près de Nantes, puis, pour sa santé, près de Gênes. Là, son âme de poète, plus tendre, plus enthousiaste, plus juvénile que jamais, s’ouvre à la grande et divine nature, qui toujours, du reste, avait été la religion de son intelligence, la joie de ses sens. Il fixe ses impressions, ses visions, ses frissons, ses suggestions dans des livres étranges, difficiles à classer, souvent délicieux, l’Oiseau, l’Insecte, la Montagne, la Mer : le lyrisme y déborde, mais un lyrisme nourri de fortes idées, pénétré de science solide. On comprendrait moins bien le génie historique de Michelet, si l’on n’avait vu dans ces ouvrages à quel point la poésie de son style et ce don d’évocation qui rend ses récits si vivants résultent d’une communion d’âme avec toutes les manifestations de la vie. Les descriptions qu’ils renferment, paysages, ou phénomènes naturels, ou bien actes des êtres vivants, nous aident aussi à reconnaître la singulière acuité de sa vision : son œil reçoit l’impression des plus fines modifications de la nature sensible, et sa mémoire les rend en leur fraîcheur première.

La nature, si dure et si immorale au sentiment de beaucoup de nos contemporains, est pour Michelet une inépuisable source de joie, de force et de foi : il y renouvelle sa vie morale. Spiritualisée par lui, elle est la grande consolatrice de son âme délicate ; il s’y plonge, et il revient à l’humanité, avec un espoir plus fort, une pitié plus large.

Il mêle parfois à ses enseignements une indiscrète physiologie, une politique ou une philosophie d’apocalypse ; il exagère jusqu’à la dureté les reliefs de son style. Mais il rachète tous ses défauts par l’ardente virilité, par la générosité foncière des prédications dont il essaie de fortifier les générations nouvelles. A force de vibrante et candide sincérité, il est un des rares laïcs à qui il ait été donné de catéchiser sans ridicule.

On a publié depuis sa mort quelques carnets de notes de voyage, où les belles descriptions, les fortes émotions ne manquent pas : on sait ce que Michelet peut en ce genre. Mais que d’idées ! et quelle rare, large, vive intelligence avait ce romantique enragé ! quelle abondance aussi de remarques prises sur le vif, saisissantes de justesse ! et comme il apparaît que cet éperdu visionnaire avait le sens de l’observation, le discernement instantané des réalités suggestives !

Michelet est un des écrivains de notre siècle qui me semblent destinés à grandir dans l’avenir, quand dans son œuvre trop riche on aura fait une part à l’oubli, à la mort : le reste, et un reste considérable, une fois allégé, n’en montera que plus haut.