Charles De Rémusat31
I
Nous venons d’avoir une sensation sur laquelle nous ne comptions pas. Le croirait-on ? c’est Charles de Rémusat qui nous l’a donnée. C’est peut-être la première fois de sa vie que Charles de Rémusat, ce modèle d’esprit effacé, aura donné à quelqu’un quelque chose d’aussi précis qu’une sensation. Les études biographiques qu’il publie sous le titre : L’Angleterre au xviiie siècle 32, avaient déjà paru dans la Revue des Deux Mondes. Or, la Revue des Deux Mondes, c’est la guérite de l’ennui, comme la guérite du camp de Boulogne était celle du suicide. On sait que tous les soldats qui montaient la garde dans cette
fameuse guérite, qu’on fut obligé de brûler, se faisaient sauter la cervelle. De même, tous ceux qui écrivent dans la Revue des Deux Mondes ne se font rien sauter du tout, ni à eux ni aux autres, mais deviennent, même les gens d’esprit, considérablement ennuyeux de cela seul qu’ils y écrivent. C’est l’épidémie de l’endroit.
Eh bien, voici la sensation inattendue que nous donne Rémusat ! Tout seul, — chez lui, — en ces deux volumes, — nettoyé et essuyé du contact de Buloz, Rémusat paraît moins ennuyeux et moins torpéfiant qu’il ne l’était à la Revue des Deux Mondes, où il se maléficiait, sans doute, du voisinage de ses confrères, et faisait cascade pour son compte dans le vaste ennui épanché par tous. J’aime à lui rendre cette justice. Filtré ou non, mais tel que le voici, il me fait l’effet d’être moins écœurant, moins nauséabond, plus potable… On peut l’avaler, en s’y prenant bien. Après tout, le renseignement ne manque pas aux biographies qu’il publie, et on y trouve cet intérêt de l’Histoire que rien ne peut empêcher, — même celui qui l’écrit.
Car c’est là l’avantage de l’Histoire. L’Histoire, cette grande chose, existe par elle-même d’une vie si profonde qu’elle existe encore sous la main de ceux qui la gâtent, et qu’elle ne dépend ni du talent qui peut l’orner, ni de l’opinion qui l’interprète, ni de la passion qui s’en sert. Lime qui use les dents qui la mordent, l’Histoire a toujours une partie résistante et pectorale que les plus forts et les plus fins serpents ne sauraient entamer, et Charles de Rémusat n’est pas le dragon de Cadmus ! Le talent a très peu orné son histoire ; l’opinion qui y interprète les événements et veut y marquer le sens des choses et des hommes est ce qu’on peut nommer, en ce moment, l’opinion parlementaire éplorée, et la passion qui se sert de cette histoire… n’est pas l’amour des institutions actuelles de la France. Au fond, cela pourrait bien n’être qu’un pamphlet, — un pamphlet à la portée de Rémusat, homme peu véhément de sa nature ; mais enfin l’Histoire y est, sous les arrangements et les ruses de la pensée, l’Histoire, avec l’intérêt poignant de ses événements, et malgré tous les efforts de l’historien pour en faire une impertinence.
Oui ! une impertinence contre la France de l’Empire. Rémusat ne va pas au-delà de cette nuance. C’est déjà bien joli et bien hardi comme cela. Ajoutez à cette première nuance celle-ci : une impertinence affligée ! Ah ! ce n’est pas l’impertinence doublée au feu de la gaîté. Ce serait trop français pour Rémusat, devenu Anglais à force de regarder l’Angleterre, pour Rémusat qui a le spleen politique et la nostalgie du régime parlementaire dont il est privé ! Il n’est pas gai. Il fait partie de la coterie des tristes ; car il y a sous Napoléon III la coterie des Tristes, comme sous Louis XIII il y avait celle des Importants. Ils n’importent pas davantage ! Il est même un de ceux qui nous donnent le mieux le ton juste de sa coterie.
Charles de Montalembert, cet indigéré de discours, l’exagère jusqu’à la colère. Laprade, cet ineffable Laprade, l’exagère… on ne peut pas dire jusqu’où. Mais Rémusat n’a point de ces violences. Il est plus décent. Il est, comme on dit, bien meilleure compagnie. On dirait qu’il craint d’être vif. Eh bien, il se sert de l’Histoire comme d’un écran pour, derrière, risquer sa pensée ! Il épigrammatise en se rangeant ou en se détournant. Il a l’allusion, mais si fine, qu’il la perd et qu’on ne la voit pas assez pour la ramasser. Ne voilà-t-il pas un rude compère ?… Est-ce Benserade qui voulait mettre l’histoire romaine en rondeaux ? Rémusat veut mettre l’histoire anglaise en épigrammes. L’épigramme, — et encore l’épigramme qui tremble sur sa tige comme un épi au vent, — voilà la vaillante manière dont, à cette heure, ce râblé Rémusat entend le pamphlet !
II
C’est que tout est relatif. On fait ce qu’on peut, et si l’on n’est pas un foudre de guerre, un pamphlétaire-héros, comme dirait Carlyle, on est au moins net devant sa conscience et devant Dieu. On a fait tout ce qu’on pouvait. Rémusat, si Anglais qu’il soit, n’est pas Junius. Il n’est même pas Cobbett. C’est un homme d’esprit, mais de peu de couleur, de peu de flamme. Il est dans les prix doux. Il me souvient de l’avoir vu un jour à l’Institut, ayant oublié son habit de cérémonie et portant un costume d’été, de couleur nankin indécis, et tout, l’habit, le gilet, jusqu’aux gants, et, Dieu me pardonne ! le visage et même les cheveux de Rémusat étaient de cette gracieuse couleur homogène et sans tapage, et je ne dis pas cela pour le flatter, mais cela lui allait très bien, cela le traduisait à merveille.
Les anges sont vêtus de lumière. Lui semblait▶ vêtu de son talent. Ce jour-là, Rémusat me rappela, autant que si je le lisais, le mot cruel de ce cruel Veuillot qui, dans ses Librespenseurs, l’a comparé à un navet. Le navet n’est pas, certes ! un mauvais légume. C’est blanc, doux et mou, c’est le sucre du pauvre comme l’oie en est le faisan. Mais le navet n’est guères propre à faire autre chose que des émollients culinaires. Quand le diable y serait et l’Empire aussi, je défie bien de tailler là-dedans un pamphlétaire, et c’est pourtant là ce que Rémusat a essayé !
Il s’y est pris avec l’ingéniosité d’un homme qui sent de quel légume il est construit. Il s’est dit qu’il fallait ajouter quelque chose au suc d’une pensée qui, quoi qu’il fît, ne serait jamais corrosive, mais qui, du moins, ne devait plus avoir l’agréable sucré dont elle est naturellement douée. Alors il crut que l’Histoire, aux âpres enseignements, lui donnerait, de vigueur et de mordant, ce qu’il n’avait pas, et tonifierait du même coup et sa pensée et son langage ; et il choisit, de toutes les histoires, l’histoire d’Angleterre, ce carquois où des mains ennemies viennent prendre les traits qu’elles décochent au gouvernement de la patrie. Seulement, comme le genre de talent d’un homme et son tempérament se retrouvent toujours, Rémusat ne trempe pas ses flèches dans les noirs poisons d’un Styx quelconque, mais il les imbibe de mélancolie et il en cache au préalable la pointe imprudente sous les transparences voilées de l’allusion.
Il faut lire la préface qui précède ces études, et l’on aura, par cette seule préface, le diapason d’un livre qu’on pourrait appeler Souvenirs et Regrets, du nom de la fameuse gravure qui fait le bonheur des bourgeois. Il y a, si vous vous le rappelez, dans cette gravure, une femme qui rêve et pleure, avec de longues anglaises défrisées, lesquelles ◀semblent pleurer comme elle. Eh bien, ces anglaises défrisées, je les retrouve dans la préface de Rémusat ! « Le temps vole — dit-il — et les choses changent de face… (Souvenirs et Regrets !) L’auteur de ce volume a souvent éprouvé que ses idées n’allaient pas aussi vite que les événements… On doit donc s’attendre à trouver, dans ce livre, des idées qui ont vieilli… (Souvenirs et Regrets !) » Et ici le regret prend un arrière goût d’ironie : « Il faut — continue-t-il quelques lignes plus loin — un certain courage pour entretenir le public, en ce moment, de l’histoire du gouvernement anglais. Ce sujet est passé de mode… (Souvenirs et Regrets !) » Et plus bas encore il ajoute : « N’allons pas en vouloir aux événements pour avoir fait triompher d’un côté de la Manche les idées qui nous sont chères, parce qu’elles ont succombé ailleurs. Ce n’est pas en ce sens qu’il a été dit aux vaincus que le salut pour eux était de n’espérer aucun salut. Le malheur doit fortifier l’âme, et non la décourager,
« Et par où l’un périt un autre est conservé ! »
« Il est vrai que cette pensée ne console pas ceux qui ont péri », conclut-il naïvement après toutes ces tristesses. Tel est l’accent de tout le livre de Rémusat. J’ai voulu tout d’abord donner un échantillon du style, navré et mécontent, d’un homme qui fut agréable et qui n’est plus présentement qu’un mélancolieux, drapé, moins la grâce du feuillage, en saule pleureur de l’orléanisme parlementaire. Malgré le dépit très vrai de vaincu et le désir très vif d’être impertinent pour le vainqueur qui anime l’auteur de l’Angleterre au xviiie siècle, on reconnaît pourtant dans ce nouveau livre l’impérissable goût de la substance bien connue… C’est du navet aigri, mais, au bout du compte, c’est toujours du navet !
III
Ainsi, de l’histoire, non pour le noble plaisir désintéressé d’écrire de l’histoire et d’en faire briller les leçons, mais de l’histoire dans un but de comparaison malhonnête pour notre pays, voilà le sens de ce livre intitulé l’Angleterre au xviiie siècle ! À proprement parler, c’est bien moins un livre qu’une suite de biographies sur quelques personnes célèbres du siècle dernier ; et je ne dis pas cela pour rabaisser en quoi que ce puisse être ce genre de la biographie, que j’aime, moi qui préfère les portraits aux tableaux, parce qu’il fait comprendre l’histoire générale par les hommes individuels. Au contraire, ce que je reproche à Rémusat, c’est de n’avoir pas été exclusivement biographe. Le philosophe retrouvé dans l’historien, en Rémusat, comme le navet dans le pamphlétaire, le philosophe a fait chuter le biographe dans ces généralités, vagues et déclamatoires, sur lesquelles messieurs les philosophes ne manquent jamais de patiner quand, par hasard ou par choix, ils font de l’histoire.
Au lieu d’écrire simplement de Bolingbroke, de Walpole, de Junius, de Burke et de Fox, Rémusat a écrit des dissertations sur les principes constitutionnels, sur l’aristocratie, sur la religion, sur toutes ces choses, enfin, qui sont le pont aux ânes de tous les dissertateurs politiques, pont qu’un tour de roue de siècle fait crouler et sur lequel, d’ailleurs, Rémusat ne s’avance pas avec une de ces magnifiques allures qui, pour l’âne, font oublier le pont… Rien de plus médiocre que cette partie de son travail. Rien de moins neuf. Rien de plus faux souvent. Rien, d’esprit, moins historique… De cela seul qu’il est un philosophe, Rémusat méconnaît le beau côté historique de l’Angleterre, pays avant tout de tradition et de coutumes, et qui a le bon sens et l’honneur de tenir même à ses préjugés, pour peu qu’ils soient séculaires.
Ce côté-là n’est pas le préféré par Rémusat, qui réserve, dit-il, en toutes choses, comme il convient, les droits de l’esprit humain, qui croit à l’efficacité des traités philosophiques de politique libérale, et qui ne veut pas faire à une nation qui pense l’affront de la croire gouvernée par le hasard ou l’habitude (pages 26 et 27 du premier volume). Ces idées-là, qui jonchent tant de livres à cette heure et qui doivent périr, car ce qui périt le plus vite, d’une génération à une autre, ce sont les idées générales, qui ne sont pas plus grandes que l’esprit de tous et que, pour cette raison, les esprits inférieurs, c’est-à-dire la majorité des esprits, trouvent à leur portée. Ces pauvres idées, déjà si éreintées par l’usage qu’on en a fait, ce n’est pas Rémusat, cet édulcoré aigri, qui leur communiquera de la vie, et on regrette d’avoir à les traverser encore une fois avant d’arriver au meilleur de son livre, c’est-à-dire à cette partie résistante de l’Histoire qui n’a rien à faire avec le pamphlet aux navets !
IV
Je n’aurais donc voulu en ces deux volumes, pour le mérite de Rémusat et pour sa gloire, que les cinq notices dont j’ai déjà nommé les héros. Pour moi (ne nous trompons pas sur le mot !) ce ne sont, à eux cinq, des héros d’aucune manière, et leur taille historique, moi qui ne suis pas whig, je ne la mesure pas au mètre de Rémusat. Ce sont des personnages curieux, qui eurent beaucoup, les uns, d’esprit, les autres, de talent, et qui remuèrent les surfaces de leur société, mais qui ne laisseront pas le grand sillon dans cette mer d’airain de l’histoire, dont l’airain ne s’entame qu’à la force du poignet de la gloire ! Si Rémusat ne voulait pas faire les petites malices dont il a les chatouillantes velléités, il y aurait eu mieux à prendre dans l’Histoire d’Angleterre au xviiie siècle, pour l’honneur d’une histoire à écrire, que Bolingbroke, l’intrigant déshonoré, Walpole, l’homme du bric-à-brac universel, Junius, une question encore de moralité, un grand suspect qui porte un masque ! Il y aurait eu même mieux que Fox et que Burke lui-même. Mais n’importe ! il les a choisis ; la Critique n’a plus qu’à demander si ces biographies sont bien faites, si l’auteur y peint les hommes dont il s’occupe en portraitiste éclatant ou profond, et si, après les avoir peints, il les juge…
Eh bien, pour mon compte, je ne le crois pas ! Excepté Horace Walpole peut être, ce persifleur de salon, qui est de proportion avec la largeur du lorgnon carré à travers lequel il le guigne, Rémusat a manqué ses portraits historiques. La qualité de son esprit est la finesse, la moins honorable de toutes les qualités, et pour cette raison généralement la plus estimée. À l’heure qu’il est, on n’a plus souci que d’être fin… quand on peut l’être. Mais ce n’est pas avec de la finesse — et rien au-delà — qu’on peut aborder les difficultés du portrait d’histoire. Si l’on n’avait à peindre que lady Montaigu, par exemple, ou la duchesse de Devonshire, la finesse suffirait ; et même une certaine pâleur ne messiérait pas. Rémusat, de race romancière par sa mère, et élevé à l’école de madame de Staël, pourrait être un miniaturiste convenable et nous donner des médaillons légèrement touchés. Mais Burke ! mais Fox ! Avec ces figures-là il faut aller dru, verser de la couleur à flots pour en faire jaillir de la vie ! Et puis, ce n’est pas tout encore : — quand on a peint, il faut juger.
Comment Rémusat a-t-il jugé les hommes qu’il a essayé vainement de peindre ? Pour tous il a emboîté mesquinement le pas derrière les opinions communes, — Burke excepté, pourtant ! Exagéré par tous les partis, Burke n’est pas mal jugé. S’en étonnera-t-on ? Burke, ce creux sonore, qui avait la malheureuse supériorité, anarchique dans une tête bien faite, de plus de talent que d’esprit ! Seulement, la raison du jugement surprenant que Rémusat a osé porter de cet homme, ce n’est pas autre chose que sa haine pour la Révolution française. Supposez Burke sans cette haine, Rémusat l’aurait mal jugé, et il n’en serait pas moins cependant, avec les talents qui firent illusion à son siècle, Burke le déclamatoire, le pédant de justice et de vérité, le pharisien, le philanthrope, tout ce qui nous le diminue, à nous, malgré sa haine anglaise contre la Révolution française, laquelle ne prenait pas sa source plus haut que dans les sentiments du whig.
Ainsi, vous le voyez, même dans la partie de l’histoire qui résiste aux petits attentats qu’on essaie de commettre sur elle, l’auteur de l’Angleterre au xviiie siècle est demeuré, par le fait de ses facultés, au-dessous de son intention, — ou plutôt de ses intentions, car il en avait deux : la seconde était bien d’écrire une histoire, mais la première, de faire un pamphlet ! Ce que c’est que de ne pas parfaitement se connaître, et de se croire un aigle parce qu’on a grande envie d’enlever un mouton ! Rémusat a manqué deux fois son livre. Il a été impuissant deux fois. Trop fin pour être fort, cet homme de bonne compagnie, ce lettré pâle et blond, a finassé avec l’expression de ses haines ou de ses ressentiments politiques, et il a raté le pamphlet, — le pamphlet, qui n’est ni une affaire de réticence ni un zézaiement de salon ou d’académie ! Il a voulu faire passer un chameau par le trou d’une aiguille ; mais le chameau n’y passe jamais, et les Livres Saints se servent même de cette image pour dire l’impossibilité.
Trop fin toujours, et ne pouvant être que cela quand il a du talent, il a choisi — mais pour cette fois-là sans finesse — des portraits historiques à faire pour lesquels il fallait impérieusement toutes les qualités qu’il n’a pas : la force, l’éclat, la profondeur, toutes les vaillances ! et il a raté son livre d’histoire. Son Bolingbroke, son Junius, son Burke et son Fox ne sont que des détails sur Bolingbroke, Junius, Burke et Fox, des détails qui attendent celui qui voudra peindre et qui saura y mettre le feu, le feu sacré. Or, ce que je dis là n’est pas particulier à ces hommes célèbres que Rémusat croyait nous ressusciter. On peut généraliser l’observation et l’appliquer à tout son livre. L’intérêt qu’on y rencontre, car il y a un intérêt, vient uniquement des hommes et des choses de ce fier pays. Si j’avais, sur cette partie historique et désintéressée de l’Angleterre au xviiie siècle, à dire en un mot ma pensée, je dirais que tout ce qui est vraiment intéressant dans ce livre, c’est précisément tout ce que Rémusat n’y a pas fait !