XI. Gorini13
I
Ce n’est point un livre réellement composé, que ces trois volumes, mais c’est un travail immense et très étonnant de détail. L’auteur de ce travail, M. l’abbé Sauveur Gorini, ne peut pas passer pour un écrivain dans le sens littéraire du mot, quoiqu’il ait souvent ce qui fait le fond de l’écrivain, — une manière de dire personnelle, — mais c’est un érudit, et un érudit d’une nouvelle espèce, venu en pleine terre, à la campagne, comme une fleur sauvage ou comme un poëte… Jusqu’ici vous aviez cru, n’est-ce pas ? que les érudits fleurissaient à l’ombre des bibliothèques, sous ces couches de poussière savante, qui sont la terre végétale de ces sortes de fleurs. Vous aviez cru qu’il fallait la docte destination du Bénédictin pour qu’un prêtre, par exemple, avec les saintes occupations de son ministère, pût devenir, par la science, un Mabillon ou un Pitra ?
Eh bien ! c’était là une erreur, l’abbé Gorini va nous apprendre qu’on peut devenir, à force d’attention, de volonté, que dis-je ! de vocation, cette reine des miracles, un érudit sans bibliothèques, sans livres, ou avec peu de livres, au fond du plus modeste presbytère, dans une campagne perdue, et tout en remplissant les devoirs du pasteur qui a charge d’âmes, et qui sait porter son fardeau. Jamais la vocation, la force de la vocation, n’a touché de plus près au génie. Ce n’est donc pas un simple savant que M. l’abbé Gorini, c’est un savant exceptionnel, et, ma foi ! qu’il nous passe le mot, c’est presque un phénomène.
Mais rassurons-nous et rassurons-le : c’est un phénomène sans aucun air de phénomène, Dieu merci ! un phénomène bon enfant, sans charlatanisme, sans tromperie, sans trompe et sans trompette, qui, malgré la réputation qui lui vient de Paris, tout doucement, goutte par goutte, flot par flot, comme l’eau vient à l’écoute-s’il-pleut de sa paroisse, n’a pas cessé de vivre à l’écart, au fond de sa province, y continuant son petit train (un train silencieux) de savant, d’annotateur et de critique. M. l’abbé Gorini n’a pas fait tout d’abord le bruit éclatant et mérité que l’on doit, par exemple, à un de ces grands vaudevillistes, qui seront toujours les premiers hommes en France, et cela ne se pouvait pas. Qui pouvait l’exiger ?… Mais enfin, pour un provincial et un prêtre, livré à la duperie des travaux sévères, il faut en convenir, il n’a pas été trop malheureux ! Il n’a pas trop attendu à la barrière. Son nom a percé à Paris. On l’y a prononcé avec respect parmi ceux qui savent. Il est vrai que ce n’est pas chez beaucoup de gens !
Il y a plus, la modestie de l’ancien et pauvre curé de campagne est, dit-on, menacée d’une place à l’Institut, et je ne crois pas qu’elle s’en inquiète. Les honneurs et la gloire ne peuvent pas grand-chose, j’imagine, sur ce casanier de l’érudition qui, depuis qu’il n’est plus curé, s’est cloîtré dans la science, et qui doit joindre l’insouciante bonhomie du savant à l’indifférence du saint pour les choses du siècle. Qu’un jour l’Institut lui arrive (et l’on dit que c’est par M. Guizot qu’il doit lui arriver), l’Institut le trouvera comme Montaigne voulait que la mort nous trouvât tous, « nonchalant d’elle et de notre jardin inachevé »
. Or, le jardin de M. l’abbé Gorini, que je tiens à ce qu’il achève, est le jardin public — trop public — de l’histoire contemporaine, un potager d’erreurs de toute sorte, et dans lequel précisément ce vigoureux sarcleur d’abbé Gorini a retourné plus d’une plate-bande pour le compte de M. Guizot.
C’est donc un procédé généreux à M. Guizot que de placer à l’Institut le savant abbé, son critique, car M. Guizot, le politique de la paix à tout prix, tout grand politique qu’il se contemple, n’a pas pu penser opérer un désarmement. Un homme, un champion de la vérité historique comme M. l’abbé Gorini, ne désarme que quand il n’y a plus le moindre petit mauvais texte à tuer. Nous n’en sommes pas là encore, L’abbé Gorini n’est pas un de ces savants, à patience d’insecte, qui pousse imperturbablement devant lui son petit trou dans sa poutre. S’il l’était, ou l’arrêterait bien, ce savant-là. On lui jetterait, à cet insecte, une prise de bon tabac d’académicien sur la tête, et tout serait dit ! on aurait la paix.
M. l’abbé Gorini n’a pas non plus cet amour en cercle de serpent qui se mord la queue, qu’on appelle l’amour de l’art pour l’art ou de la science pour la science. Sa science à lui, c’est l’Église. S’il n’y avait pas d’Église, peut-être que pour lui il n’y aurait pas de science du tout. Quoiqu’il eût quelque part, sans doute, dans un angle de son cerveau, un pli où dormait cette vocation de savant que son amour pour l’Église n’a pas créée, l’Église n’en a pas moins été l’étincelle à la poudre qui a fait partir la vocation ! Sans l’honneur de l’Église indignement mis en cause par les historiens de ce temps, ce simple et doux abbé Gorini n’aurait pas songé à interrompre la plantureuse lecture de ce bréviaire qui renferme assez d’érudition pour un prêtre, et cela, afin de relever, un à un, dans les livres du dix-neuvième siècle, tous les mensonges et sophismes qui s’y étalent sous cette apparence d’impartialité, qui est l’hypocrisie de l’Histoire, quand ce n’en est pas la trahison !
II
Et ce serait une intéressante page de biographie à écrire et qui éclairerait la Critique… M. l’abbé Gorini, au doux nom italien, est un prêtre de Bourg qui a passé la plus longue partie de sa jeunesse et de sa vie dans un des plus tristes pays et une des plus pauvres paroisses du département de l’Ain, si pour les prêtres qui vivent, les yeux en haut et la pensée sur l’invisible, il y avait, comme pour nous, des pays tristes et de pauvres paroisses, et si même la plus pauvre de toutes n’était pas la plus riche pour eux ! En supposant que l’abbé Gorini n’eût pas été un prêtre, ayant l’esprit de son état, j’admettrais volontiers que ce milieu morne, désert, insalubre, dans lequel il fut obligé de vivre tout le temps qu’il fut l’humble curé de la Tranchère, l’aurait rejeté désespérément à la science pour l’arracher aux accablements de la solitude, mais de lui, je ne le crois pas. Les prêtres vraiment prêtres n’ont ni nos manières de juger, ni nos manières de sentir la vie ; ils ne se laissent pas conduire par l’influence de nos misérables sentimentalités, et d’ailleurs peut-il y avoir une solitude pour qui fait descendre son Dieu tous les matins dans sa poitrine ?…
Que M. l’abbé Gorini, dès cette époque, lût assidûment l’histoire de l’Église quand il était revenu de sa chapelle ou de chez ses pauvres, rien là qui fut plus que l’ordinaire occupation d’un prêtre intelligent et sensé ; mais, pour qu’il devînt un historien lui-même, comme il l’est devenu, dans cette solitude où les livres, sans lesquels il n’y a pas d’histoire, durent lui manquer, et où il ne dut s’en procurer que de très rares, il fallait certainement plus que le sentiment vulgaire ou maladif de cette solitude. Il fallut deux choses et les deux choses les plus puissantes que je connaisse dans une âme humaine : la sensation d’une épouvante et le sentiment d’un devoir.
En effet, c’était quelque temps après 1830. À cette époque de rénovation littéraire, l’Histoire si longtemps hostile à l’Église, et devenue presque innocente à force d’imbécilité sous les dernières plumes qui l’avaient écrite, l’Histoire remonta dans l’opinion des hommes parle talent et parle sérieux des recherches, mais elle remonta aussi dans le danger dont l’abjection de beaucoup d’écrivains semblait▶ avoir délivré l’Église. L’Église retrouvait tout à coup ses ennemis du dix-huitième siècle, non plus insolents, épigrammatiques et frivoles, comme au temps de Voltaire et de Montesquieu, mais respectueux, dogmatiques et profonds, et qui avaient inventé pour draper leur haine deux superbes manteaux dont celui de Tartufe n’aurait été qu’un pan, l’éclectisme et l’impartialité.
Jamais l’Église ne courut plus de danger peut-être qu’avec ces respectueux, qui la saluaient pour mieux faire croire qu’elle était morte ; et M. l’abbé Gorini le comprit. Ce dut être quelque publication d’alors qui lui montra, comme un éclair, latente au fond de son esprit, sa vocation de critique historique, car il le devint, malgré sa position isolée, éloignée des villes, de toute source intellectuelle, de tout renseignement ; impuissant en tout ! Il le devint, et lui seul pourrait nous dire comment il s’y prit pour le devenir. Il avait deux à trois amis à des points assez distants dans le pays, et qui possédaient quelques bouquins comme on en a à la campagne. Il les leur emprunta et il en chercha encore. Il se fit un mendiant de livres ! un frère quêteur, un capucin d’Érudition !
On le rencontrait par les chemins, courbé sous le poids des volumes qu’il rapportait à dos, comme les pauvres rapportent leur bois et leur pain. Ceux-là une fois lus, il s’ingéniait pour en découvrir d’autres plus loin dans la contrée. C’était un Robinson de lecture dans son île déserte, finissant, comme l’autre Robinson, par se nourrir et s’ameubler à force d’industrie, de ressources dans la pensée et la volonté. Il lisait d’ailleurs, comme on lit quand on n’a que très peu de livres, avec une mémoire qui retient tout et une intelligence avivée par le besoin et devenue intuitive, qui devine ce qui manque et dégage l’inconnue de l’équation. Et c’est ainsi qu’en vingt années, et sans sortir de l’aride milieu qu’il sut féconder, il put écrire sa Défense de l’Église, qu’il publia en 1853 et dont il nous donne une seconde édition aujourd’hui.
Qui fut bien étonné ? qui fut stupéfié ? Les historiens mêmes qu’il avait si bien passés au crible ! Cela leur parut prodigieux, et vraiment Cela l’était. C’était plus étonnant que Jasmin le coiffeur, que Reboul le boulanger, que Mangiamel l’arithméticien, ce pauvre prêtre de campagne, parachevé érudit en vingt ans, on ne sait comment, mais qui certainement s’était donné plus que la peine de naître. On ne revenait pas de cette succession de tours de force qu’il avait dû faire pour devenir une perle de science, positivement dans le désert…, pour s’étoffer savant, comme la chèvre se nourrit au piquet, en tondant seulement le diamètre de sa corde ! M. l’abbé Gorini avait pris la lune avec ses dents, — la lune de l’érudition ; M. Thierry lui écrivit. M. Guizot en parla dans une de ses nouvelles préfaces. Ils avaient senti le vent des ailes d’un taon qui aurait pu devenir terrible et qui pouvait transpercer tous leurs textes de son aiguillon. Mais heureusement pour eux que le taon était une merveilleuse abeille qui bouchait les trous qu’elle faisait avec du miel.
III
En effet, le critique était prêtre, et jamais il ne l’oublia. Sa charité pour le moins égalait sa science. Ce ne fut point une polémique passionnée et personnelle qu’il commença avec les historiens du dix-neuvième siècle, qui s’étaient trompés ou avaient trompé sur l’Église ; ce fut une chasse, non aux hommes, mais une chasse implacable seulement aux textes faux, aux interprétations irréfléchies ou… trop réfléchies, aux altérations imperceptibles. Il chassa tout, en fait d’erreurs, la grosse et la petite bête, et parfois même il préféra la petite, comme plus difficile à tirer ! Il fut incroyable d’adresse, de sagacité et d’acharnement, mais il respecta les personnes, et pour nous, qui n’avons pas ses vertus, il les respecta trop. Ce lynx de texte, qui déchiquetait si bien en détail les livres de ce temps, se fît myope, plus que myope pour les défauts et les débilités de l’auteur ! Il se fourra les deux poings de sa charité dans les yeux !
Et cela fut quelquefois si fort qu’on put le croire un badaud en hommes, cet esprit si fin et si avisé en textes, ou bien, sous forme dissimulée, un moqueur. Les hommes qu’il a surfaits tout en vannant leurs œuvres, n’ont pas, eux, vu la moquerie, mais ils ont pris l’admiration, et cela les a consolés de la critique. Les hommes sont si petits ; ils tiennent si peu à la vérité et tant à leur personne, que, pour peu que vous leur disiez qu’ils ont du talent, ils vous pardonneront d’avoir dit qu’ils en ont mal usé, et pourtant, si on comprenait, c’est la chose mortelle ! Pour cette raison, apparemment, l’auteur de la Défense de l’Église, livre déshonorant au fond, — car l’honneur des historiens, c’est l’exactitude ! — n’a soulevé aucun des ressentiments que la contradiction soulève d’ordinaire entre érudits. Ils avaient, je l’ai dit, senti les ailes du taon, mais ce ne fut point comme dans La Fontaine, où
Le quadrupède écume et son œil étincelle ;
les lions de l’Histoire attaqués n’écumèrent ni ne rugirent. Était-ce de peur d’irriter l’ennemi, ces lions prudents, ou le ton du livre en avait-il adouci les coups ?
IV
Il serait difficile d’en rendre compte, du reste. Il serait difficile pour ne pas dire impossible, à l’analyse de prendre pour vous la montrer, dans le fond de sa main, toute cette poussière de textes broyés par l’auteur de la Défense de l’Église sur toutes les questions les plus variées et les moins liées les unes aux autres, sur les saints, saint Pierre, saint Irénée, Saint-Vincent de Lérins, saint Boniface, sur la bibliothèque d’Alexandrie, sur la croyance religieuse des seigneurs gallo-romains aux quatrième et cinquième siècles, sur l’Église celtique, sur la hiérarchie ecclésiastique, sur les rapports de la Papauté avec les églises particulières, italienne septentrionale, espagnole, gallicane, etc., etc.
Le grand défaut, le seul défaut capital peut-être de l’ouvrage de M. l’abbé Gorini, qui l’empêchera d’être lu et goûté du public, nous l’avons signalé au commencement de ce chapitre, c’est de n’être pas un livre ayant son commencement, son milieu, sa fin, son organisme et son art. C’est plutôt une suite de dissertations bonnes pour le Journal des savants, et encore ces dissertations ont une exposition et des formes par trop scolaires. Il est trop primitif, en vérité, de mettre en capitales au haut ou au bas d’une page, pour la réfuter, Opinion de M. Guizot, opinion de M. Thierry, opinion de M. Fauriel, et quand on l’a discutée, cette opinion, de recommencer avec une autre, présentée identiquement de la même manière.
On voudrait, sans être exigeant, quelque chose de plus ingénieux dans la transition, — dans la transition, tout le style, disait le sévère Boileau, qui condamnait La Bruyère ! Boileau avait trop de rigueur, mais s’il condamnait La Bruyère, que dirait-il de M. l’abbé Gorini, lequel a aussi son langage d’un alinéa à un autre, et un langage d’une correction pleine de clarté, où passent çà et là d’aimables sourires… ?
Je ne sais pas ce qu’il dirait, mais je dis, moi, que c’est dommage de n’avoir pas fait descendre avec un peu d’art dans la publicité, la grande et commune publicité, une érudition trop concentrée entre érudits par la forme même qu’elle a revêtue, une érudition qui ne fût allée à rien moins, sous une forme plus agréable ou plus habile, qu’à discréditer profondément et une fois pour toutes l’histoire contemporaine en tout ce qui touche à l’Église.
L’ouvrage de M. l’abbé Gorini, malgré son titre, est moins un plaidoyer et un jugement après plaidoyer sur les choses de l’Église qu’un long mémoire à consulter. C’est un livre pour faire d’autres livres, mais en France on n’avance une idée qu’avec des livres qui sont faits. L’idée que M. l’abbé Gorini était si apte à établir dans la majorité des têtes par un livre autrement tricoté que le sien, l’idée que l’Histoire a été faussée tant de fois et sur tant de questions, par les mains révérées de ceux qui l’ont maniée avec le plus de puissance, parerait au mal actuel de son enseignement…
Et je dis actuel, car plus tard, il n’y a point à en douter, la critique de M. l’abbé Gorini portera ses fruits contre ceux qui l’ont suscitée. Cette critique, qui s’en prend aux textes et qui s’est faite aussi fine aussi déliée, aussi imperceptible à l’œil nu ou inattentif, que ce tas d’erreurs, qui, pour peu qu’on les voie, nous aveuglent bien souvent comme la poussière, cette critique aiguë, suraiguë, à mille coups d’aiguille qui percent et déchiquètent à force de percer, l’Histoire contemporaine n’en a soufflé mot. Elle ne s’en est pas plus plainte que l’enfant qui avait le petit renard dans le ventre, il ne disait rien. Mais enfin il l’avait ! et elle qui, comme lui, en a souffert sans mot dire, plus tard, — dans l’avenir, — elle en souffrira bien davantage !
Les travaux de M. l’abbé Gorini ne s’envoleront pas. S’il n’a pas su les mettre dans un livre que tous pussent lire avec plaisir, un autre les y mettra. La Critique reste sur les ruines qu’elle fait, et c’est un bon endroit pour attendre. Personne n’aura donc plus amoindri ou ruiné l’histoire de la première moitié du dix-neuvième siècle que M. l’abbé Gorini, qui rappelle la fronde du berger victorieux, car c’est un curé de bergers ! Avec sa pointe d’épingle et son coup d’œil microscopique, nul n’aura mieux frappé l’Histoire. Son honneur à elle aura coulé par tous ces petits trous d’aiguille qui n’étaient rien, à ce qu’il ◀semblait, quand elle les recevait, et on l’en verra épuisée.
Seulement c’est ce moment-là, ce moment expiateur, d’une joie suprême, que j’aurais voulu avancer !