Chapitre III.
Du récit des faits. — Antécédents et conséquents. — Causes et
effets
Si l’on a un fait à raconter, on tâchera de se le figurer avec toutes ses circonstances, et de se donner, comme aussi au lecteur, l’illusion de la réalité même. Cicéron a dit d’excellentes choses là-dessus, et, bien qu’il n’ait voulu parler que de l’exposition des faits sur lesquels l’orateur fonde son argumentation, les conseils qu’il a donnés, tirés du sens commun et du bon goût, s’appliquent à toute espèce de récit :
Il faut qu’une narration réunisse trois qualités : la brièveté, la clarté, la vraisemblance. La brièveté consiste à prendre son point de départ où il faut, sans remonter trop haut ; à ne point énumérer les parties où il suffit de montrer le tout (souvent on peut se contenter de dire le fait sans entrer dans le détail ni dire le comment) ; à ne point prolonger la narration au-delà de ce qu’on a besoin de savoir ; à n’y point mêler de choses étrangères ; à faire entendre parfois ce qu’on ne dit pas par le moyen de ce qu’on dit ; à écarter non seulement ce qui nuit au récit, mais aussi cc qui ne lui nuit ni ne lui sert, à ne dire chaque chose qu’une fois ; à ne point recommencer ce qu’on vient justement d’achever de dire. Souvent on se laisse tromper par une apparence de brièveté ; et l’on prend pour brièveté ce qui n’est que longueur : ainsi l’on tâche de dire brièvement beaucoup de faits, au lieu de s’attacher à en réduire le nombre et à n’exprimer que les nécessaires. On croit être bref quand on dit : «
J’arrivai à la maison ; j’appelai le portier ; il me répondit ; je demandai après son maître ; il me dit qu’il était sorti.» Un ne pouvait dire plus de choses en moins de mots : mais, comme il suffisait de dire : «Je ne le trouvai pas chez lui», le grand nombre des circonstances fait longueur… La clarté consiste à dire d’abord ce qui s’est fait dès le premier instant, à garder l’ordre des temps et des faits, à raconter les choses comme elles se sont passées ou auront pu se passer. Il faut éviter ici la confusion, l’entortillement, les digressions, ne point remonter trop haut, ni descendre trop bas ; ne rien omettre qui ait rapport à la cause ; enfin tout ce que j’ai dit pour la brièveté trouve aussi son application ici… La vraisemblance consiste à donner au récit tous les caractères de la réalité ; à observer la dignité des personnages ; à montrer les causes des événements ; à faire voir qu’on a eu le moyen, l’occasion, le temps, de faire ce qu’on a fait ; que le lieu aussi convenait à l’exécution de la chose ; que cette chose même n’a rien qui choque le caractère de ceux qui l’ont faite, ou la nature humaine ou l’opinion des auditeurs. Par là on arrivera à la vraisemblance.
Si on a vu le fait qu’on raconte, on en évoque l’image, avec tout le cortège des émotions qu’il a suscitées. Sinon, on l’imagine tel qu’il a dû être, tel que les témoins l’ont ressenti, Rappelez-vous comment Mme de Sévigné raconte à sa fille la mort de Turenne. Elle ne se jette pas dans les exclamations pathétiques : elle ne fait que raconter, et ce sont les faits mêmes qui sont pathétiques et qui émeuvent plus la sensibilité du lecteur que toutes les exclamations. Or que contient son récit ? Rien que de minces circonstances minutieusement rapportées, en termes clairs et journaliers : et l’enchaînement de toutes ces particularités presque insignifiantes a l’énergie de la réalité et en produit l’impression. Chacun de ces détails enfonce insensiblement l’émotion dans le cœur du lecteur en déterminant l’image vivante du fait. Pourtant Mme de Sévigné n’était pas là. Elle ne savait ce que c’était que bataille, et ne connaissait la guerre que par ouï-dire. Mais elle appartenait à cette noblesse née pour les armes et qui ne rêvait qu’aventures et coups d’épée. Elle était d’une race qui avait maintes fois donné son sang à l’État. Elle avait vu chaque année ses parents, ses amis courir aux armées d’Allemagne et de Flandre, et plus d’un n’était pas revenu. D’autres avaient reparu, chauds encore de leurs alarmes et de leurs victoires, apportant le frisson du danger et l’enivrement du triomphe dans les chambres des dames. Enfin Turenne n’était pas un vain nom pour elle : elle avait vu l’homme familièrement, et le héros ôtait dans son esprit avec une physionomie, des gestes, une vie individuelle. Aussi, quand de l’armée arrivèrent les détails de sa mort, quand affluèrent les renseignements des témoins oculaires, Mme de Sévigné, lisant, écoutant tout avec émotion, coordonnant les détails dans son esprit si net, dressant toutes les circonstances dans son imagination si vive, ne fit que décrire à sa fille la vision intérieure qu’elle avait du fait en ses moindres particularités.
Rien ne sert en effet de noter exactement tout le détail d’un événement, si l’on n’en a en soi-même une représentation imaginaire, où toutes les circonstances se groupent autour du fait principal, étagées selon leur importance, par plans successifs, plus ou moins noyés d’ombre ou baignés de lumière. Sans cette représentation, où les choses se subordonnent l’une à l’autre, on n’aboutit qu’à un procès-verbal sec et incolore. La vision du fait en doit précéder l’expression. Ne vous piquez point de raconter, si vous ne vous sentez cette puissance de représentation intérieure, ce don de voir par l’esprit une action complète dans ses divers moments, avec son mouvement continu, dans son détail à la fois et son ensemble.
Souvent un fait immense tient dans un très court moment de la durée ; souvent, dans un instant indivisible, une action impossible à décomposer s’est produite : ce qui en fera sentir la grandeur, c’est l’opposition fortement marquée entre cette action et les actions qui la précèdent et qui la suivent, les antécédents et les conséquents, que l’on développera parfois jusqu’à la limite extrême de la patience du lecteur.
Ainsi a fait Michelet dans le récit de la première crise qui troubla la raison du pauvre roi Charles VI :
C’était le milieu de l’été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d’août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tôle chargée d’un chapeau écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient derrière sournoisement, et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de lui faire moins de poussière. Seul il traversait les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois pauvres d’ombrage, les chaleurs étouffées des clairières, les mirages éblouissants du sable à midi. C’était aussi dans une forêt, mais combien différente ! que, douze ans auparavant, il avilit fait rencontre du cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il était jeune alors, plein d’espoir, le cœur haut, tout dressé aux grandes pensées. Mais combien il avait fallu en rabattre ! Hors du royaume, il avait échoué partout, tout tenté et tout manqué. Dans le royaume même était-il bien roi ? Voilà que tout le monde, les princes, le clergé, l’Université attaquaient ses conseillers. Ou lui faisait le dernier outrage, on lui tuait son connétable, et personne ne remuait ; un simple gentilhomme en pareil cas aurait eu vingt amis pour lui offrir leur épée. Le roi n’avait même pas ses parents ; ils se laissaient sommer de leur service féodal, et alors ils se faisaient marchander ; il fallait les payer d’avance, leur distribuer des provinces, le Languedoc, le duché d’Orléans. Son frère, ce nouveau duc d’Orléans, c’était un beau jeune prince, qui n’avait que trop d’esprit et d’audace, qui caressait tout le monde… Donc rien d’ami ni de sûr. Des gens qui n’avaient pas craint d’attaquer son connétable à sa porte ne se feraient pas scrupule de mettre la main sur lui. Il était seul parmi des traîtres… Qu’avait-il fait pourtant, pour être ainsi haï de tous, lui qui ne haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde ? Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soulagement du peuple ; tout au moins il avait bon cœur, les bonnes gens le savaient bien.
Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans autre vêtement qu’une méchante cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval du roi, criant d’une voix terrible : « Arrête, noble roi, ne passe pas outre, tu es trahi ! » On lui fit lâcher la bride, mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.
Il était midi, et le roi sortait déjà forêt pour entrer dans une plaine de sable où le soleil frappait d’aplomb. Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui portait la lance royale s’endormit sur son cheval, et la lance, tombant, alla frapper le casque, que portait un autre page. Au bruit d’acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l’épée, et, piquant des deux, il s’écrie : « Sus, sus aux traîtres ! ils veulent me livrer ! » Il courait ainsi l’épée nue sur le duc d’Orléans. Le duc échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu’on pût l’arrêter. Il fallut qu’il se fût lassé ; alors un de ses chevaliers vint le saisir par derrière. On le désarma, on le descendit de cheval, on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête ; il ne connaissait personne, et ne disait mot.
Voyez comment Michelet ramasse en trois lignes toutes les circonstances du fait : bruit du fer qui choque le fer, éveil soudain du roi, meurtre de quatre hommes ; il ne s’amuse pas à montrer le roi allant de l’un à l’autre, tuant tel et tel ; il en tue quatre, dit-il d’un mot. Mais il s’arrête longtemps à ce qui précède l’accès : il nous fait revoir dans la rêverie du roi toutes les déceptions de son triste règne, les désillusions de son simple cœur ; ce sont les antécédents moraux de la folie ; il remet à deux fois sous nos yeux la température torride, les sables ardents, l’atmosphère étouffante, il note l’étrange apparition, quelque insensé sans doute : ce sont les antécédents physiques. Voilà qui double reflet dramatique du récit, qui prépare l’âme à l’émotion, l’esprit à l’intelligence du fait.
Par ce développement des circonstances antérieures, l’invention semble▶ momentanément se porter hors du sujet, mais elle n’y enfonce jamais plus, elle n’en touche jamais mieux le cœur, que lorsqu’elle paraît ainsi s’en distraire. Lisez ce sonnet d’un poète contemporain 2 :
Quel temple pour son fils elle a rêvé neuf mois !Comme elle fêtera l’enfant dont Dieu dispose !Il lui faut un berceau tel que les fils de roisN’en ont point de pareils, si beaux qu’on les suppose.
F. de l’osier flexible, ou bien du simple bois !L’artiste a dessiné la forme qu’elle impose :Elle y veut incruster la narre au bois de rose :Il serait d’or massif s’il était à son choix.
Rien ne ◀semble trop cher, dentelle ni guipure,Pour encadrer de blanc cette tête si pure,Dans le lit qu’on apprête à son calme sommeil.
Il est venu, le fils dont elle était si fière !Il est fait le berceau — ce berceau sans réveil !Il est de chêne, hélas ! et ce n’est qu’une bière
Peinture délicate et originale de la douleur d’une mère dont l’espoir est trompé ! Le fait est ramassé dans le dernier vers ; aucune réflexion ne l’accompagne. Mais à la joie de l’attente, à l’empressement des préparatifs, aux folies des dépenses, on mesure l’amertume mortelle de la déception. Les antécédents ainsi étendus suggèrent les conséquents sous-entendus.
L’esprit humain est toujours curieux des causes et des effets. Comprendre, c’est apercevoir une chose dans son origine et dans ses suites. Souvent les antécédents et les conséquents sont ce que nous appelons causes et effets : dans la rigueur du langage scientifique, la véritable causalité échappe à notre prise ; nous ne pouvons que lier des phénomènes par un rapport de succession constante et nécessaire. Mais tenons-nous-en à l’usage commun de la langue : sans prétendre mesurer à la rigueur à quel point ce que nous nommons cause est vraiment cause, il suffit, pour notre sujet, que notre raison n’est pas satisfaite, tant qu’elle n’a pas expliqué bien ou mal pourquoi les choses sont comme elles sont et ce qui en résulte. Cette recherche est toujours une partie importante de l’invention.
Nos tragédies classiques — je parle des chefs-d’œuvre — ne présentent guère que des séries de causes et d’effets, qui sont à leur tour des causes, qui enfin aboutissent à un acte nécessaire, par où le drame est conclu. Dans Corneille, des faits de conscience produisent des actes, qui donnent naissance à de nouveaux faits de conscience, jusqu’à ce qu’on atteigne par ces actions et réactions successives à l’événement final Dans Racine, des faits de conscience engendrent d’autres faits de conscience, pour n’aboutir en général qu’à un seul acte physique, qui est le dénouement. Chez les deux poètes, chaque série individuelle agit sur les séries voisines qui réagissent sur elle.
La littérature contemporaine est, s’il se peut, plus décidément encore déterministe. Le roman suit dans la vie d’un homme la trace de causes multiples, extérieures ou intimes, immédiates ou lointaines, et fait voir dans les passions, les vices et les misères de l’individu les effets que doit donner, dans un certain milieu, un tempérament préparé de longue date par des ancêtres, qui furent eux-mêmes le produit fatal de la combinaison d’autres tempéraments avec d’autres milieux. L’histoire a répudié le ton oratoire et moralisant des anciens : elle n’admet l’évocation dramatique des temps passés que si elle éclaire l’enchaînement des causes et des effets dont le tissu est vraiment l’histoire. La critique ne vise plus qu’à expliquer l’œuvre artistique ou littéraire : analyser les éléments qui la composent, rapporter chacun d’eux à son origine et trouver le pourquoi de leur combinaison : faire exactement la part des circonstances biographiques, de l’esprit du siècle, des dispositions de la race, isoler le plus possible ce résidu qui est plus grand dans les plus grandes œuvres, ce je ne sais quoi où l’on aboutit toujours, et qui est le génie individuel et inexpliqué.
Qu’est-ce au fond que l’expérience, que la connaissance du cœur humain, sinon avoir établi un rapport de cause à effet entre les phénomènes observés ? On ne peut décrire les sentiments d’autrui ou les siens, sans en ordonner l’exposition selon une loi de succession constante qu’on découvre ou qu’on suppose. Un chrétien ne peut faire son examen de conscience sans lier ses pensées entre elles, sans rapporter ses actes à leurs motifs et à leurs mobiles.
Vous n’omettrez donc jamais de chercher le pourquoi des choses et leurs conséquences. Mais vous éviterez dans cette enquête les fameux écueils signalés dès longtemps par les faiseurs de logiques et de rhétoriques : prendre pour cause ce qui n’est pas cause, ou ce qui est effet de la chose même qu’il s’agit d’expliquer, ou un effet parallèle de la cause même qu’on cherche ; prendre pour effet un simple, conséquent, comme pour cause un simple antécédent ; dans les faits complexes, attribuer à une cause ce qui vient de l’action combinée de causes multiples ; donner pour cause ce qui n’est que la condition, ou l’occasion ; se contenter trop aisément des causes finales.
Voici quelques exemples de ces diverses erreurs.
On attribue par superstition des événements à des causes imaginaires :
Un corbeauTout à l’heure annonçait la mort à quelque oiseau.
L’astrologie judiciaire n’est qu’un vaste enchaînement de causes qui ne sont pas causes et d’effets qui ne sont pas effets. — Un général gagne une bataille parce qu’il a du génie : n’en voit-on pas qui ont du génie parce qu’ils ont gagné des batailles ? En d’autres termes, le succès peut être ou l’effet du mérite que possède un homme, ou la cause du mérite qu’on lui attribue. — Pourquoi l’opium fait-il dormir ? demande Molière. Parce qu’il a une vertu dormitive. La comédie est détestable, dit le Marquis de la Critique. Pourquoi ? Parce qu’elle est détestable. — La philosophie de Descartes a-t-elle produit, comme on l’a soutenu, la littérature classique ? N’est-ce point plutôt un produit parallèle de la même cause ? Et cette cause n’est-elle pas un certain esprit général formé vers le commencement du siècle, qui trouve des expressions différentes, mais également fidèles dans certaines doctrines philosophiques et dans certaines règles littéraires ? — La duchesse d’Orléans boit un verre d’eau et meurt : donc elle est morte de ce verre d’eau ; donc elle a été empoisonnée. — Pourquoi François Ier, pourquoi Louis XIV ont-ils à un certain moment changé leur politique, donné une direction imprévue aux affaires, commis des fautes qu’ils n’eussent pas dû commettre ? Michelet réduit toute la question au bulletin de leur santé : cause véritable, je le veux bien, mais non pas cause unique ni même cause dominante. — L’eau, pour le poisson, est une condition de l’existence : ce n’est pas la cause. — La biche que tue Ascagne au VIIe livre de l’Énéide est l’occasion, non la cause de la guerre entre les Troyens et les Rutules. — Enfin on connaît les abus fameux qu’on a faits des causes finales : Pourquoi l’homme a-t-il un nez ? Pour porter des lunettes. Pourquoi le melon a-t-il des côtes ? Ce sont des parts marquées d’avance, parce qu’il doit être mangé en famille. Pourquoi la puce est-elle noire ? Pour qu’elle soit visible sur le linge blanc et qu’on puisse l’attraper.
Parmi les erreurs auxquelles on est exposé dans la recherche des causes, la moindre n’est pas la prétention de trouver la cause de toute chose. L’histoire, la vie, le monde présentent à chaque moment des problèmes qui, dans l’état actuel de nos connaissances, ne peuvent être résolus : il faut avoir le tact de le comprendre et la modestie de s’abstenir. L’orgueil de la raison s’arrogeant un droit de décision universelle, et prétendant réduire l’univers à sa mesure, est un dangereux tentateur. Rien n’est plus faux que certain rationalisme dans la critique religieuse, et c’est une puérile entreprise que de ramener les légendes merveilleuses des mythologies aux proportions des événements purement humains. C’est par trop simplifier les questions, et, sans parler de Dieu, c’est par trop méconnaître l’infinie fécondité de la nature humaine, inépuisable source de phénomènes, subtile créatrice de merveilleux sans miracle, que de donner tous les fondateurs de religions et tous les prêtres pour des charlatans et pour des fous, tous les fidèles et dévots pour des dupes et pour des sots. Tite-Live amenant à la vraisemblance les fables des origines romaines, Voltaire expliquant Mahomet et Jésus-Christ et la Bible, sont plus éloignés de la vérité et de la saine critique, que l’âme simple qui croit et incline, sa raison.