(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »
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(1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »

II

Il en est ainsi en ce qui touche à la réalité psychologique où toutes les autres formes de la réalité se viennent refléter, et il en est ainsi, soit que l’on conteste, soit que l’on accorde l’existence du monde extérieur. Dans la première hypothèse, le moi assume le rôle de l’Etre universel : il devient l’unique substance de l’Univers. Il ne parvient donc à se réaliser dans un état de connaissance qu’en se divisant en objet et en sujet. Or il est évident que chacune de ces attitudes du moi, attitude objective, attitude subjective, à mesure qu’elle se perfectionne, qu’elle s’idéalise et qu’elle s’efforce de prévaloir, risque, en abolissant l’attitude contraire, de se supprimer elle-même. Par le triomphe absolu de l’attitude subjective, il arriverait en effet que, faute d’un objet pour déterminer le sujet, celui-ci qui ne prend conscience de lui-même que comme objet, s’abîmerait dans l’inconscience. Par le triomphe absolu de l’attitude objective, l’objet, faute d’un sujet pour le percevoir, se verrait privé de toute forme, de tout contour, de toute propriété ; il s’évanouirait et se dissiperait dans l’insaisissable.

Il est donc vrai que, dans cette hypothèse, chacune des attitudes du moi ne subsiste, et ne laisse subsister avec elle quelque réalité, qu’autant qu’elle ne parvient pas à un règne absolu, qu’autant qu’elle demeure limitée et définie par l’existence de son contraire. La réalité est donc bien ici un compromis entre deux forces dont l’une tend à convertir en objet — matière inanimée, spontanéité inconsciente ou automatisme — toute la substance de l’Être ou du moi, dont l’autre tend à transformer en sujet — miroir, œil, regard, contemplation — toute cette même substance de l’Être ou du moi.

Dans l’hypothèse où l’on accorde l’existence du monde extérieur, les conclusions auxquelles il faut aboutir demeurent encore les mêmes. Les objets du monde extérieur ne deviennent des réalités pour le moi que par le moyen des sensations de plaisir ou de douleur dont ils l’affectent. Le moi n’entre en rapport avec eux et ne réussit à les distinguer que dans l’émotion qu’il ressent à leur occasion ; c’est de l’unique substance de cette émotion qu’il tire la représentation qu’il s’en forme ; c’est cette émotion même dont une part plus ou moins grande se transforme en connaissance. Dès lors, le même antagonisme apparaît, que l’on a vu surgir dans l’hypothèse précédente et cet antagonisme engendre les mêmes conséquences. C’est ainsi que la force d’analyse que nous usons à prendre conscience de nos émotions est soustraite à la force au moyen de laquelle nous les éprouvons : notre colère tombe sitôt que nous nous absorbons tout entiers à la considérer. Voici abolie par hypertrophie du désir de connaître avec la disparition de l’objet que nous nous proposions de connaître, la possibilité de sa connaissance. Ce n’est point sans vérité que l’on a constaté que les grandes passions sont muettes et sont inhabiles à se dépeindre : de fait elles ne se connaissent pas, toute leur force, tendue vers l’acte, est aveugle sur elle-même. Au contraire le poète, qui meurt d’amour ou de jalousie, revient à la vie dès que sa passion, reflétée dans le miroir de sa conscience, s’est objectivée en ses strophes. L’activité du sujet qui veut connaître s’exerce en lui à tout instant aux dépens de son activité spontanée. Chez les poètes, chez les artistes de tous ordres, que possède à quelque degré le Génie de la Connaissance, il existe une tendance à faire de leurs émotions des spectacles, et, cette transformation de leur activité les dispense parfois de la satisfaire, d’une façon durable, sous sa première incarnation. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la remarque de Nietzsche, « les poètes savent toujours se consoler »19.

Ainsi une hypertrophie de l’activité de la conscience a pour effet chez l’individu de supprimer l’activité passionnelle. Avec l’abolition totale de cette activité, voici abolie, avec l’objet qui se reflétait dans la conscience, l’activité elle-même de la conscience où plus rien n’apparaît, Nietzsche s’est élevé avec force dans son Zarathoustracontre ces purs contemplatifs, contre ces dévots « de l’immaculée connaissance » qui se posent devant la réalité objective ainsi que des miroirs aux cent faces et ne veulent être que des reflets, renonçant, pour mieux connaître, à se mêler aux acteurs du drame phénoménal et retranchant de leur âme toute passion et tout désir. Dans un monde où le spectacle ne persiste qu’autant que les spectateurs consentent à être aussi en partie des acteurs, il lui semblait que ce dilettantisme était une menace pour l’intérêt dramatique de la représentation. On pourrait objecter, semble-t-il, à cette préoccupation du philosophe que, par le fait de la multiplicité des êtres, de la diversité des désirs et des goûts, les purs spectaculaires sont assurés de n’être jamais sevrés de leur spectacle. Cependant, à pénétrer plus profondément dans le mécanisme de l’acte qui aboutit à connaître, il apparaît que malgré l’existence des nombreux objets que présentent à leurs regards les formes de la nature inanimée, les floraisons végétales, les activités animales et les passions humaines, ces contemplatifs risquent pourtant, par l’exagération de leur passion, d’en voir disparaître l’objet. Ils n’entrent en effet en relation avec tous ces objets du monde extérieur, ainsi qu’on vient d’en faire la remarque, qu’autant que leur sensibilité est encore affectée par eux : quelque joie à considérer les formes et les couleurs leur rend seule perceptibles les formes et les couleurs, quelque émotion, au contact des passions humaines leur permet seule de connaître les passions humaines. Cette joie de curiosité affirme encore et maintient l’existence du sujet. Elle joue le rôle de la couche légère de gélatine qui, au fond de la chambre noire, se montre sensible à l’action de la lumière et s’empare, pour le fixer, du reflet des objets. Si l’on retranche cette joie, comme étrangère à l’acte même de la connaissance, voici le pur contemplatif privé de toute communication avec les objets de sa contemplation ; le voici supprimé lui-même comme sujet par cet effort suprême où il tente de convertir en objet de contemplation cette dernière passion qui l’animait encore en tant que sujet.

L’exagération contraire aboutit à un même résultat. La tendance à accomplir des actes avec perfection, en vue seulement de leur utilité et sans aucun souci de leur valeur représentative, a pour conséquence un automatisme dès qu’elle est réalisée. Cet automatisme, qui semble probable en ce qui touche aux actes pourtant complexes de certains insectes, les abeilles, les chenilles, les fourmis, qui semble le cas normal en ce qui touche à toutes les fonctions gouvernées par le grand sympathique, respiration, digestion, circulation du sang, cet automatisme se peut observer également à l’égard de toute une série d’actes habituels qui sont exécutés tout d’abord sous le regard de la conscience, mais qui, enregistrés par l’organisme d’une façon parfaite, s’accomplissent par la suite inconsciemment. Ces actes cessent en quelque sorte d’exister pour celui qui les accomplit dans le moment qu’il les accomplit. Ils ne témoignent par la suite qu’ils furent pourtant accomplis, que par leurs conséquences, perçues et appréciées en un temps postérieur, alors que la complexité des nouveaux actes à commettre a fait surgir chez l’individu l’apparition de la conscience.

Au lieu de ces brèves périodes d’activité automatique et qui n’intéressent qu’un nombre de mouvements coordonnés relativement minime, on peut imaginer dans une vie sociale mieux réglée, de laquelle on serait parvenu à éliminer l’accident et l’imprévu, des suites beaucoup plus longues d’actes automatiques. En idéalisant l’hypothèse on irait jusqu’à imaginer une vie humaine devenue entièrement automatique où la conscience n’apparaîtrait jamais et que l’on ne conçoit, à vrai dire, soustraite au néant, que par l’acte de perception consciente que l’on fait en l’imaginant.

Ce qu’il faut retenir de ces développements, c’est que la réalité psychologique de quelque façon qu’on l’imagine, est bien un compromis entre deux forces dont l’une s’exprime en une tendance à agir et l’autre en une tendance à prendre conscience, à titre de spectacle, des actes accomplis, c’est que cette réalité qui a pour support les combinaisons les plus diverses, les états d’équilibre les plus variés entre ces deux tendances, se voit abolie dès que l’une d’elles, triomphant de l’autre absolument, l’exclut : en sorte que, selon un Bovarysme essentiel, l’existence de quelque réalité psychologique suppose l’antagonisme de ces deux forces, dont chacune tient les conditions de sa mort pour les conditions de son triomphe et ne persiste dans l’être que par la vertu de sa défaite tout au moins partielle.