(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre I. François Rabelais »
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(1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre I. François Rabelais »

Chapitre I
François Rabelais

1. Les deux premiers livres de Gargantua et de Pantagruel. Commencements de la persécution religieuse. Despériers et le Cymbalum mundi. Le Tiers et le Quart. Livre de Rabelais : sa prudence. — 

2. La doctrine de Rabelais : naturalisme, ni nouveau ni profond. L’amour de la vie, caractère dominant de son génie. Ses idées sur l’éducation. Esprit scientifique et puissance imaginative. — 

3. Le réalisme de Rabelais. Indifférence à la beauté : sens de l’énergie. La bouffonnerie. La langue.

1. Développement de Rabelais

Le grand mouvement d’idées que la découverte de l’antiquité détermina chez nous pendant le premier tiers du xvie  siècle ne s’était fait encore sentir qu’incidemment dans la littérature, quand soudain il éclata dans le premier livre de Pantagruel (fin de 1532), bientôt suivi de son père Gargantua 175. Maître François Rabelais, l’auteur, a quarante ans ou environ : c’est un de ces tard-instruits dont nous avons parlé ; et même il lui a fallu plus d’ardeur, plus de volonté qu’à personne pour étudier, puisqu’une erreur du sort l’avait fait moine, et moine mendiant. Il dévore toutes sortes de livres, il apprend le grec, malgré les cordeliers. Le cloître gêne son corps non moins que son esprit : il se défroque.

Mais plus tard, à Lyon, quand pour vivre il ajoute à ses travaux d’humaniste, à sa médecine, à ses almanachs une bouffonne imitation des vieux romans, il y tire sa principale inspiration des profondeurs de son expérience ; le souvenir de ses plus essentiels instincts comprimés et menacés pendant tant d’années met dans l’œuvre comme deux points lumineux : la lettre de Gargantua à Pantagruel, et l’abbaye de Thélème. Immense aspiration vers la science universelle ; libre épanouissement de tout l’être physique et moral : voilà tout ce premier Pantagruel ; et Gargantua ne fait que développer les mêmes thèmes : car la discipline de Ponocrates, et l’activité de frère Jean, voilà l’âme du livre. La satire n’est que la contrepartie de ces deux conceptions maîtresses, qui entraînent en effet la dérision de la scolastique et la haine des moines : sur quoi Rabelais se retient d’autant moins qu’il écrit dans le temps de l’indécision du pouvoir royal. Ajoutons à cela la parodie des expéditions lointaines et des folies chevaleresques, à laquelle pourtant il ne faut se laisser prendre qu’à demi : il les conte pour s’en moquer, et il pense bien en les contant allécher les lecteurs. Mais il obéit en s’en moquant à un fonds d’humeur populaire qu’il tient de ses origines ; il a une défiance ironique des grandes chevauchées ; avec son sens prudent positif, il rit des fous qui risquent leur peau pour faire du bruit. Et puis la gloire des armes représente surtout à ce fils de vigneron tourangeau des champs ravagés, des paysans ruinés. De là son rêve de royauté pacifique et paternelle : l’éternel rêve des ruraux.

En somme, les deux livres expriment l’idéal d’un homme né dans le peuple, échappé du cloître, enivré de liberté et de science. Ils sont imprégnés à la fois d’antiquité et de christianisme : Rabelais feuillette tour à tour les beaux livres de Platon et la Sainte Écriture ; il associe dans sa révérence les grands païens philosophes et les « prêcheurs évangéliques ». Ardent à discréditer l’éducation scolastique, la logique creuse, il ne dépasse guère Marot dans ses boutades contre les sorbonistes et les moines.

On ne saurait trop dire que les cinq livres de Rabelais forment non pas un, mais cinq ouvrages, qui s’échelonnent pendant trente ans à des moments très divers de notre Renaissance, et qu’à vouloir les juger tous en bloc comme formant une seule œuvre, on risquerait de n’en pas apprécier exactement la valeur… et de s’égarer sur le caractère de l’auteur.

Voilà donc le premier Rabelais176, l’ami de Budé, le contemporain intellectuel de Marguerite et de Marot, et qui achève avec eux d’éclairer la première période du xvie  siècle français.

L’année 1535 est une date décisive. Jetant François Ier, après la procession du 29 janvier, dans le catholicisme étroit et persécuteur, elle opère par contre-coup, pour la France, la première séparation des éléments jusque-là confus. Le protestantisme qu’on punit se précise et se détermine : l’année suivante va paraître, l’Institution chrétienne. Désormais le temps des vagues tendances, des complexes poursuites est passé. Il faut être catholique avec le roi, ou protestant avec Calvin. Marot s’en va à Ferrare, dans une cour réformée ; Marguerite se rattache à la messe latine, à la confession, à la Vierge. Ceux qui ne veulent être rigoureusement ni protestants ni catholiques, les libres esprits qui repoussent tous les jougs et se sentent à la gêne dans toutes les Églises, les doux amis de la tolérance, qui mettent l’essence du christianisme dans la charité, les fougueux partisans de la bonne vie instinctive et naturelle, qui ne veulent point resserrer leurs désirs ni leurs jouissances, tous ceux-là désormais seront malheureux, s’ils ne sont bien habiles. Ils seront pris entre les deux dogmes.

Despériers177 en fit l’épreuve. Il s’efface comme poète dans l’ombre de Marot comme conteur dans l’ombre de la reine de Navarre. Mais il fit cet étrange Cymbalum mundi, la première œuvre française qui manifeste, entre les deux théologies également intolérantes, l’existence d’un tiers parti de libres philosophes. Se détachant du même groupe d’érudits, collaborateurs tous les deux d’Olivetan dans la traduction de la Bible, Calvin s’en alla écrire le livre de la Réforme française, et Despériers quatre petits dialogues. obscurs et railleurs, où l’on entrevoyait ces choses graves : que la foi consiste à affirmer ce qu’on ne sait pas, et que nul ne sait ; que les théologiens ressemblent à des enfants « sinon quand ils viennent à se battre » ; que Luther ni Bucer ne changeront le train du monde, et qu’après comme avant eux, mêmes misères seront, et mêmes abus ; que toute la puissance de Dieu est dans le livre, entendez que le livre, c’est-à-dire l’homme, a fait Dieu ; que les petits oiseaux montrent aux nonnes les leçons de Nature : que toutes les Eglises et tous les dogmes ne sont qu’imposture et charlatanisme ; que les réformateurs sont en crédit par la nouveauté ; que leur œuvre, quoi qu’ils en aient, rendra chacun juge de sa foi. Il y a tout cela dans le Cymbalum, et d’autres choses encore, toute sorte de lueurs, de formes inachevées, dont le soudain éclair et les vagues contours inquiètent dans le jour brouillé de cette impudente fantaisie.

Rabelais suivit la voie de Despériers : mais Berquin et Caturce brûlés comme le Cymbalum lui servirent de leçons ; il savait la vigoureuse joie de son Pantagruel odieuse à Genève autant qu’en Sorbonne, et il était averti qu’il ne ferait pas bon pour lui d’aller trouver Calvin. Il voulait rester en France, et y rester en sûreté, en paix. Prudemment il se fit des patrons, cardinaux, princes, rois même. Il réimprima ses deux premiers livres, expurgés de mots mal sonnants, tels que sorbonistes, sorbonagres, sorbonicoles : il biffa même le reproche de « choppiner » volontiers, qu’il adressait en quelques lieux aux théologiens. Sa colère contre Dolet, qui réédita les deux livres sans changement, prouve combien il tenait à calmer les défiances de la Sorbonne.

Bien assuré par un privilège du roi, il se découvre dans son troisième livre, merveilleux de verve, mais dont l’ample satire évite lestement les actualités dangereuses : c’est, sur le thème gaulois du mariage, une débauche érudite d’idées, un jaillissement étrange de vie dans ce défilé de personnages et ce cliquetis de dialogue ; et parmi tout cela la traditionnelle raillerie des moines, une attaque enveloppée contre le célibat monastique, une longue parodie des lenteurs de la justice. Rien qui touche à la Sorbonne : le théologien Hippothadée parle gravement, simplement, clairement, selon le texte sacré. Il y a bien la fameuse coquille : « son asne s’en va à trente mille panerées de diables » : audacieuse facétie, si elle est volontaire (ce qui n’est pas du tout prouvé), mais en tout cas aisée à démentir.

Enfin il lâche le Quart Livre ; là seulement on retrouve l’écho du Cymbalum : il y a là Quaresme prenant avec la transparente Antiphysie, les Papimanes avec les Uranopètes Décrétales et le bon Homenaz. On s’explique que la Sorbonne et le Parlement aient arrêté le livre. Mais l’issue de cette affaire fait précisément éclater la prudence de Rabelais : il a un privilège du roi ; il a derrière lui Du Bellay, Chatillon, les Guise ; il répudie le demoniacle Calvin imposteur de Genève, satisfaisant ensemble à sa prudence et à ses rancunes. Et enfin M. Brunetière a fait remarquer que le plus hardi chapitre, sur l’or de France subtilement tiré par Rome, correspond à un incident précis de la politique religieuse de Henri II. Comme toujours, Rabelais ne provoquait pas de colères qu’il ne se sentît de force à braver : il ne jouait la partie qu’à coup sûr.

Il y a quelque chose de lui peut-être dans le cinquième livre, qui parut seulement en 1562, à l’époque des polémiques sans mesure, quand déjà les passions s’armaient : mais dans l’ensemble, cette satire âpre, directe, lourde, si peu riante, est d’un autre homme et d’un autre temps. On ne retrouve pas dans ce pamphlet huguenot le trait caractéristique de la physionomie de Rabelais : celui qu’on a souvent dépeint comme un emporté railleur, fut un homme avisé, réfléchi, maître de lui. Jouant avec un merveilleux sang-froid son double personnage de sage et de fol, il dosa très modérément la satire sociale et irréligieuse, ne toucha jamais le dogme, et dissémina adroitement sous la satire morale et la bouffonne fantaisie une doctrine positive : dans le cinquième livre seul, les proportions sont décidément renversées, et ce n’est pas une des moindres marques de l’inauthenticité du cinquième livre, que la vie et la philosophie y cèdent presque toute la place à la polémique agressive.

2. La doctrine de Rabelais

La doctrine de Rabelais avait de quoi le mener plus loin que Marot, aussi loin que Dolet ou Servet, jusques au feu, inclusivement, s’il eût fait la moindre étourderie ; le temps et l’intolérance des sectes la pouvaient rendre mortelle pour l’auteur. Mais, en elle-même, elle n’a rien de violent. Rabelais est de ces génies puissants qui dirigent leur puissance : ils construisent patiemment une œuvre fougueuse, qui souvent retouchée, calculée en toutes ses parties, garde un air d’intempérante spontanéité. Mais, s’il voulait tout ce qu’il faisait, il était singulièrement plus modéré en philosophie qu’en art : son style excessif, emporté, enveloppait une pensée sûrement pondérée.

Dégageons cette pensée ; allons à l’essentiel : que trouve-t-on ? Un christianisme platonicien, qui semble retenir « le souverain plasmateur Dieu » comme efficace surtout pour liquider d’un coup tout l’embarras métaphysique, et qui, pour une raison analogue, éloigne toute précision de dogme : solution moyenne qui fait une religion d’honnêtes gens, pressés d’aviser à la pratique, et qui a bien l’air d’être le fond du spiritualisme français. Elle avait pour Rabelais l’avantage de déblayer le terrain aux sciences positives. Rabelais en effet n’est pas seulement un helléniste, un médecin, un curieux investigateur de l’antiquité et de la nature : il sait beaucoup, mais surtout il y a en lui une âme, un esprit de savant ; il a eu le culte et la notion de la science, et son programme d’éducation, chimérique même pour ses géants, est le programme du travail de la raison moderne. Avec le Dieu créateur, une vie future, qui soit la compensation de celle-ci, et satisfasse à notre appétit de justice et d’égalité par le renversement de tous les rôles.

Le Dieu tout bon et tout-puissant s’exprime dans la nature, toute bonne aussi et toute-puissante. Plus de repentir du Créateur devant une création mauvaise ; plus de péché originel et d’humanité déchue : le monde est bon, l’homme est bon, les fins du monde et de l’homme sont bonnes ; et le monde et l’homme vont spontanément par une intime impulsion de leur nature vers ces tins qui sont bonnes. Donc ce qui est, ce qui tend à être ont droit d’être : le mal est hors nature et contre nature. A Physis, la bonne mère, s’oppose Antiphysie, source de tout vice et de toute misère : et toute règle qui comprime ou mutile la nature est une invention d’Antiphysie. Toute la métaphysique et toute la morale religieuses, l’ascétisme catholique et le rigorisme huguenot, tout le christianisme enfin, dans son essence originale, est détruit par cette doctrine : elle est donc hardie, mais historiquement plutôt que philosophiquement. Elle n’est qu’une révolte du sens commun contre les hypothèses qui le dépassent.

Rabelais n’est pas profond, il faut oser le dire. Sa pensée a gagné à s’envelopper de voiles, elle a grandi en se dérobant. Sa philosophie a été celle déjà de Jean de Meung, sera celle de Molière et de Voltaire : celle, remarquons-le, des plus purs représentants de la race, et en effet elle exprime une des plus permanentes dispositions de la race, l’inaptitude métaphysique : une autre encore, la confiance en la vie, la joie invincible de vivre. Au fond, en effet, Rabelais ne philosophe que pour légitimer la souveraine exigence de son tempérament : cet optimisme rationaliste, naturaliste, ou de quelque nom qu’on veuille appeler cette assez superficielle doctrine, lui sert surtout à fonder en raison son amour immense et irrésistible de la vie.

Car voilà le trait dominant et comme la source profonde de tout son génie : il a aimé la vie, plus largement, plus souverainement qu’aucun de ses ancêtres ou descendants intellectuels, comme on pouvait l’aimer seulement en ce siècle, et à cette époque du siècle, dans la première et magnifique expansion de l’humanité débridée, qui veut tout à la fois, et tout sans mesure, savoir, sentir, et agir. Rabelais aime la vie, non par système et abstraitement, mais d’instinct, par tous ses sens et toute son âme, non une idée de la vie, non certaines formes de la vie, mais la vie concrète et sensible, la vie des vivants, la vie de la chair et la vie de l’esprit, toutes les formes, belles ou laides, tous les actes, nobles ou vulgaires, où s’exprime la vie. De là toute son œuvre découle.

Et, d’abord, pour n’en plus parler, l’obscénité énorme de son livre. Toute l’animalité s’y peint, dans ses fonctions les plus grossières, comme on y trouve les plus pures opérations de la vie intellectuelle. Il y manque, pourrait-on dire, la vie sentimentale : c’est vrai. Et par là Rabelais est en plein dans la pure tradition du génie français, qui jusqu’au milieu du xviie  siècle ne connaît guère la femme et cette vie tout affective dont elle nous semble être essentiellement source et sujet. Il n’y a vraiment pour lui que deux modes d’existence : par la chair, et par l’esprit : d’un côté, la nutrition, et les séries multiples de phénomènes antécédents ou consécutifs ; de l’autre, la pensée, et la poursuite du vrai par la raison, du bien par la volonté. Des deux côtés, la nature conduit l’être par l’appétit, et des deux côtés l’appétit se satisfait avec plaisir. Toutes les fonctions naturelles participent de la perfection de l’être, et forment une part de son bonheur. Rien n’est donc à cacher par soi-même, parce qu’il est comme il est. On voit que l’ordure de Rabelais est tout juste l’opposé de la gravelure du xviiie  siècle, qui a sa raison au contraire dans la notion d’une indécence positive des choses désignées.

Aux mêmes idées se rattache la pédagogie de Rabelais : et par là s’explique qu’il ait si vigoureusement exprimé dans ses programmes encyclopédiques les plus profonds désirs et les plus effrénées espérances de son temps. Une sympathie trop vive l’attachait à tout ce qui est, pour qu’il ne favorisât pas tout ce qui voulait être. On n’aime pas la vie, si l’on n’aime pas le vouloir vivre, la puissance qui tend à l’acte, l’aspiration de l’être à plus d’être encore : aussi Rabelais n’a-t-il qu’un principe. L’homme a le droit, le devoir d’être le plus homme possible. Voyez la joie dont Gargantua saine l’imprimerie inventée, l’antiquité restaurée. « toutes disciplines restituées », et cette « manne céleste de bonne doctrine » par laquelle pourra Pantagruel largement profiter. Voyez de quel enthousiaste appel le bonhomme lance son fils à la recherche de la science universelle. Et lui-même, en sa jeunesse, il a vaillamment, sous la saine direction de Ponocrates, tenté d’être un homme complet : lettres, sciences, arts, armes, toutes les connaissances du savant, tous les exercices du gentilhomme, il n’a rien négligé ; il a mis en culture toutes les puissances de son esprit et de son corps. Le grand crime, ou la suprême « besterie ». c’est « d’abâtardir les bons et nobles esprits », par une éducation qui comprime au lieu de développer : comme Gargantua d’abord, aux mains de maître Jobelin Bridé, était devenu gauche et lourd de son corps, et quoiqu’il étudiât très bien et y mit tout son temps, « toutefois en rien ne profitait ». À grand peine, dans son indignation, Rabelais s’empêche-t-il d’« occire » le « vieux tousseux » de précepteur.

Au fond, la pédagogie de Rabelais se ramène à respecter la libre croissance de l’être humain, et à lui fournir copieusement toutes les nourritures que réclament pour son développement total ses appétits physiques et moraux. On passe de là facilement à sa morale. Elle se résume tout entière dans le précepte de Thélème : fais ce que voudras. Car la nature est bonne, et veut ce qu’il faut, quand elle n’est ni déviée ni comprimée : « parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice ; lequel ils nommaient honneur ». Théorie superficielle, scabreuse, et qui renferme bien plus d’obscurité qu’on ne croirait d’abord, mais qui pour Rabelais n’est que l’expression d’une irrésistible et universelle sympathie. Il lui a fallu croire et professer la nature toute bonne, parce qu’il aimait toutes les manifestations de cette nature ; et son jugement moral s’est refusé à supprimer, même en désir et en pensée, aucune des formes de la vie.

Il n’a vu le mal que dans la contrainte et la mutilation de la nature : le jeune catholique, la chasteté monacale, tous les engagements et toutes les habitudes qui limitent la jouissance ou l’action, voilà les choses qui excitent le mépris ou l’indignation de Rabelais. Les moines, selon le vœu et l’esprit de leur ordre, chantent au chœur, au lieu de courir à l’ennemi : sottise. Panurge, dans la tempête, ceint, crie, prie, et ne fait rien : c’est bien, car il agit par naturelle poltronnerie. Le vice naturel s’évanouit : Rabelais débride les instincts, enlève les péchés.

L’égoïsme qu’il lâche en liberté est à peu près inoffensif, parce qu’il s’offre dans sa simplicité primitive, tout proche de la naturelle volonté d’être, parce qu’il est soustrait aux malignes complications que la société y introduit, parce qu’en un mot il reste égoïsme, et ne devient pas ambition ni intérêt. De plus, comme il arrive souvent aux constructeurs des morales les moins morales, l’auteur répare par la rectitude de sa nature l’insuffisance de son système : comme il sent en lui la bonne volonté, la chaude sympathie, des formes affectueuses d’égoïsme, il érige son instinct en loi générale de l’humanité, et il se fait d’optimistes illusions sur le penchant inné des hommes à « faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire ». Eminemment raisonnable, il compte que l’homme naturellement se conduira selon la raison, que la raison lui apprendra à être bon, à préférer les plaisirs nobles aux basses jouissances, à faire servir la science à l’action, et l’action au bien général.

Il faut ajouter, pour être juste, que de ce même culte de la vie, de cette même joie d’être sortira une égalité sereine de l’âme. Les maux particuliers s’évanouiront dans la sensation fondamentale d’être et d’agir ; et du respect des formes de la vie hors de soi comme en soi découlera la douceur à l’égard des hommes et des choses, indulgente sociabilité ou résignation stoïque. Ainsi se fondera le pantagruélisme, « vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grandchère » : disposition qui s’épure d’un livre à l’autre, et s’élève jusqu’à être « certaine gaieté confite en mépris des choses fortuites ».

Mais le pantagruélisme est aussi un appétit de savoir qui ne se contient dans aucune borne. Et c’est toujours le même principe qui donne sa forme originale à la curiosité rabelaisienne. Elle a pour caractère de ne point séparer la sensation concrète de la connaissance abstraite : ce n’est point une science de cabinet qui substitue en quelque sorte à l’univers sensible un univers intelligible, aussi rigoureusement équivalent qu’infiniment dissemblable.

En même temps que Rabelais veut tout connaître, et demande aux sciences encore balbutiantes de son temps l’explication de « tous les faits de nature », il retient soigneusement les formes de toutes choses et tous les accidents joyeux de l’individualité. Il ne jouit pleinement des types que dans les réalités qui les altèrent. Il lui faut de la substance, de la matière, de la chair, parce que là seulement est la vie. Et voilà pourquoi, plutôt que mathématicien, ou astronome, plutôt même que grammairien ou antiquaire, Rabelais est médecin : médecin à la façon de son temps, c’est-à-dire physiologiste, anatomiste, et naturaliste à la fois, médecin de l’école de son ami Rondibilis, dont l’œuvre fut une Histoire des poissons. Par ce côté, le savant et l’artiste s’accordent en Rabelais.

3. L’art de Rabelais

Rabelais est un grand artiste, et sans lui faire injure, on peut dire que toute sa philosophie vaut au fond par son art. Et d’abord, il a en matière d’invention la souveraine indifférence des maîtres en tous les genres : il n’a pas souci de créer sa matière. Il prend partout et de toutes mains. Les vieux Romans, Geoffroy Tory, le Pogge, Cælius Calcagninus, Merlin Coccaie, le juriste Tiraqueau, le sermonnaire Raulin178, à qui ne doit-il pas ? il est aussi délibéré « plagiaire » que Molière, avec une fortune pareille. Car il invente en semblant prendre. C’est qu’il traite les livres comme la nature : il met sa forme à tout ce qu’il en tire. Souvenirs ou expériences, il fait tout servir à exprimer tous les aspects de la vie.

Jamais réalisme plus pur, plus puissant, plus triomphant ne s’est vu. Non pas ce méticuleux réalisme, cette petite doctrine d’art qui prend les mesures de toutes choses, et croirait tout perdu si elle avait allongé ou raccourci d’une ligne les dimensions des choses. Non pas ce naturalisme rogue qui se fait l’exécuteur d’une métaphysique négative, et emprisonne l’art dans la conception et le vocabulaire matérialistes. Non, mais Rabelais a conscience de la force infinie de la nature : telle qu’il la saisit en lui, puissante, active, voulante, telle il la sent partout ; à quoi bon chiffres et mesures ? il suffit qu’il crée des formes d’intenses volontés, qu’on les sente se déployer selon leur loi intime : si elles n’ont pas existé, si elles n’existent pas actuellement en tel degré et proportion, qui oserait dire qu’elles ne seront pas ? Il n’importe que Panurge ou Frère Jean ne soient, ni n’aient été ni ne doivent être hors du livre qui leur donne vie, si ce qui les fait être est ce qui fait que je suis, et si, n’étant identiques à aucun homme, je les sens aussi possibles, eux qui ne sont pas, que moi qui suis et me sens être. Et quel bonhomme de cinq pieds et demi, dans nos romans et nos drames, est plus réel que ces géants ? quel paysan « vrai » est plus « comme dans la vie » que « le vieil bonhomme Grandgousier, qui après souper se chauffe à un beau clair et grand feu, et, attendant griller des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis » ?

Si attaché à reproduire le mouvement, l’effort de la vie dans l’infinie divergence de ses directions, Rabelais se moque bien de nos systèmes. Spiritualiste ? matérialiste ? que lui importe ? Ame, corps, esprit, matière, il y a là des mots, qui sont des moyens d’art, des procédés de transcription. Quelle que soit la cause interne, la nature essentielle, tous ces mots expriment des faits, et le vulgaire les comprend : Rabelais donc en use sans crainte, largement, n’ayant souci que de tout voir et de tout dire, allant avec toutes les images du langage à toutes les apparences de la vie.

Mais ici il faut bien s’entendre : il n’est encore ni panthéiste ni symboliste ni relativiste ni rien de tel. Il croit au réel, à la substance sous les formes, à la solidité de l’individu, à l’unité du moi. La nature n’est pas pour lui l’inaccessible unité qui se joue à s’exprimer dans l’écoulement éternel de la trompeuse multiplicité. Ses figures, nettement arrêtées en leurs contours, ont un vigoureux relief : il a une manière de peindre, grasse et comme substantielle ; ce ne sont pas les touches d’un homme qui croirait peindre les fluides apparences de l’universelle illusion. Comme il croit au moi, il a foi à la vie : elle vaut par ce qu’elle est. Il n’a pas de doute sur son but non plus que sur son prix : le but, c’est l’exercice des fonctions, la satisfaction des besoins, partant l’action, et le bonheur par l’action. L’action est la mesure de la vie.

Donc, peignant la vie, il peindra l’action, et les objets l’intéresseront à proportion qu’il y trouvera plus d’effort, plus de « vouloir être », plus d’action. Pour toutes ces raisons, il ne sera pas descriptif, il ne cueillera point dans la nature des impressions, il ne se fera point avec les choses des états d’âme. Il n’aura point de subjectivité sentimentale et mélancolique : il sera joyeusement objectif, tout au bonheur de voir devant lui tant d’êtres qui ne sont pas lui, ni en lui, ni pour lui, mais qui, comme lui, veulent vivre, aspirent à compléter, élargir, épanouir leurs intimes puissances. Il les posera nettement, vigoureusement ; il les suivra avec amour, d’un rire éclatant et serein, dans le tumultueux jaillissement de leurs énergies naturelles.

Rabelais a son esthétique, plus voisine assurément de Rubens et de Jordaens que de Léonard et de Raphaël. Il n’a pas le sens de l’art, si l’on entend par là l’adoration des formes harmonieuses et fines : la grâce souveraine de l’être équilibré dans sa perfection, la calme aisance dont il se possède en jouissant de soi, ne semblent pas l’avoir touché. On a pu dire qu’ayant fait trois ou quatre séjours en Italie, il n’en a pas rapporté le souvenir d’une statue, ni d’un tableau. Et je le croirais : il a regardé la vie en mouvement, en travail. Plutôt qu’à la beauté, il s’intéresse à l’énergie : et l’effort, la lutte ne sont pas à ses yeux imperfection et souffrance ; il n’y a de joie que là, parce que là seulement il y a vie. De là sa gaieté copieuse, sa bouffonnerie indulgente à l’égard des actes naturels, et de là le pittoresque dramatique de son œuvre. D’un bout à l’autre de ses quatre livres, ce ne sont que vigoureux portraits ou rapides croquis. Ou plutôt écartons les mots qui immobilisent l’être, fût-ce pour un moment : d’un bout à l’autre de ses quatre livres, grouillent des formes vivantes, agissantes, gesticulantes, parlantes, chacune selon l’impulsion de son appétit intérieur : les unes fugitives, à peine entrevues dans la cohue qui les presse, d’autres dominantes et débordantes à qui ni la durée ni l’espace ne sont mesurés : toutes aussi sérieusement, profondément, objectivement vivantes et individuelles et qui ne sauraient s’effacer ni se confondre, Janotus de Bragmardo, Bridoye, Dindenaut, ou bien Pantagruel, Frère Jean des Entommeures, Panurge. Leurs noms suffisent à les caractériser.

Rabelais varie ses procédés d’art à l’infini : non pas seulement selon le modèle que lui fournit la nature, mais selon son intention d’artiste, et l’effet à obtenir. Car je veux bien qu’il n’ait pas dégoût (et il ne pouvait en avoir sans se démentir lui-même), du moins il a conscience et réflexion, et son sujet ne l’entraîne pas : il le règle comme il veut. Qu’on suive Pantagruel dans son tour de France : on verra comment Rabelais fait ressortir les choses d’un trait bref, avec quelle vigueur il enlève en trois mots une esquisse : au contraire, dans les amples scènes du roman, dans les discours étalés et les larges dialogues, dans la harangue de Janotus, dans les propos des buveurs, dans le marché de Panurge et Dindenaut, dans la défense du clos de l’abbaye ou dans cette étourdissante tempête, on sera confondu de la patience et de la verve tout à la fois avec lesquelles Rabelais suit le dessin de la réalité dans ses plus légers accidents et ses plus baroques caprices. Ici il élimine à peu près tout de la nature, là il ne supprime rien de la vie : et partout il donne la sensation de toute la nature et de toute la vie.

On concevra facilement quel instrument il lui a fallu pour écrire une pareille œuvre, et l’on se demandera comment la langue de Marot a pu suffire à une si prodigieuse tâche. Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps : s’il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l’urbe que l’on vocite Lutéce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillard : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée. Ce n’était pas trop pour rendre une telle abondance et diversité d’invention, et la sagesse antique devait mêler son vocabulaire à celui de la jovialité gauloise, pour que toute la vie intellectuelle et toute la vie animale pussent se refléter dans la même œuvre.

Il est aisé de voir maintenant l’importance de Rabelais dans notre littérature. Comme penseur, il fonde ce qui avait déjà paru avec Jean de Meung, et qui ne pouvait recevoir toute sa force et tout son sens que de l’humanisme seul : il fonde le culte antichrétien de la nature, de l’humanité raisonnable et non corrompue. Comme artiste, il résume et dépasse de bien loin ces essais que j’ai déjà signalés, ces timides esquisses de la vie morale, des formes et du jeu des âmes. Avec une prodigieuse puissance, il nous donne les âmes et les corps, les actes avec les puissances : et, mieux que la farce, il prépare l’éclosion de la comédie de Molière. Enfin, par son impartiale représentation de la vie, dont nulle étroitesse de doctrine, nul scrupule de goût, nul parti pris d’art ne l’empêche de fixer tous les multiples et inégaux aspects, il est et demeure la source de tout réalisme, plus large à lui seul que tous les courants qui se séparèrent après lui.