(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite) »
/ 3404
(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite) »

Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite)

I.

Avant d’en venir à Gœthe jugeant la France et les Français, donnons-nous le plaisir de le considérer encore par quelques aspects qui lui sont propres.

La science, l’étude de la nature et de la physique, tint de tout temps une grande place dans sa vie et dans sa pensée. Après son premier jet poétique et sa première moisson si riche, si puissante et comme indomptable, il s’apaisa, parut avoir tout donné, et se mit à étudier le monde en savant. Botanique, anatomie, optique, curieux de tout, il se livra à mainte recherche, à mainte expérience, et, passant outre, obéissant à son besoin d’unité, il proposa ses théories. On voit par ses conversations à quel point il en était préoccupé, et combien cette partie un peu contestée de sa renommée lui tenait à cœur. Y avait-il en cela faiblesse, travers, ou simplement conscience intime de sa valeur méconnue ? Je crois qu’il y avait un peu de travers en ce qui concernait sa théorie des couleurs. Gœthe n’était pas un physicien, un géomètre ; mais il était un naturaliste, il avait à un haut degré le génie de l’histoire naturelle, le sens et le tact du monde organique, et, de ce côté, en se confiant en sa force, il ne se trompait pas. Il avait fort souffert du premier accueil que les savants de profession avaient fait à ses idées ; et, même dans ses derniers jours, la blessure n’était pas encore guérie. Cet homme qui passe pour avoir été si heureux, et dont toute la carrière est comme un démenti donné à l’infortune héréditaire des poëtes, avait son gravier au pied, qui le blessait. Il était vulnérable comme Achille, au talon. Quand il se mettait sur la prévention, sur la petitesse d’esprit avec laquelle tels ou tels savants se refusent à accepter ce qui ne leur est pas présenté par un homme du métier, il ne tarissait pas. Le dédain avec lequel les mathématiciens avaient accueilli sa théorie des couleurs était sa plaie secrète.

« J’ai connu dans ma province, disait-il, des savants qui ne pouvaient lire que dans leur propre bréviaire. » — « Il en est de messieurs les savants, disait-il encore, comme de nos relieurs de Weimar : le chef-d’œuvre qu’on demande au nouveau venu, pour être reçu dans la corporation, n’est pas du tout une jolie reliure dans le goût le plus moderne. Non, pas du tout ! il faut qu’il produise encore une grosse Bible in-folio à la mode d’il y a deux ou trois siècles avec d’épaisses couvertures et en gros cuir. Ce travail est absurde, mais les pauvres artisans s’en trouveraient mal s’ils voulaient prouver que leurs examinateurs sont des niais. »

Je ne crois pas qu’en parlant ainsi Gœthe fût équitable pour tous les savants de nos jours, et le succès de ses vues en physiologie végétale, ou même en anatomie comparée, montre assez que ce n’était pas la seule prévention qui s’opposait à son triomphe dans l’optique.

Soyons juste : l’ambition était par trop grande à lui de prétendre régner aussi dans les sciences ; cette monarchie universelle n’est donnée à personne, même dans le monde des esprits. Détrôner Newton, égaler pour le moins Voltaire, et approcher de Shakspeare, c’était trop embrasser à la fois par un seul mortel. Le profit que Gœthe tira de l’étude de la nature devait être moins direct qu’indirect, moins public qu’individuel, et servir moins à sa gloire qu’à son perfectionnement. L’infirmité la plus commune des esprits est d’être étroits, exclusifs, de nier une chose en adoptant l’autre. Toute la logique de Hegel n’a été construite que pour réduire et concilier méthodiquement ces contradictions apparentes qui n’en sont pas. Gœthe, causant un jour avec Hegel, se félicitait avec raison d’avoir su échapper à cette infirmité sans le secours d’une dialectique artificielle, qui prête au sophisme et qui a toujours l’air d’un jeu. C’était l’étude de la nature qui lui avait appris la large méthode ; la nature avait été son livre :

« Avec elle, disait-il, nous avons affaire à la vérité infinie, éternelle, et elle rejette aussitôt comme incapable tout homme qui n’observe pas et n’agit pas toujours avec une scrupuleuse pureté. Je suis sûr que plus d’un esprit chez lequel la faculté dialectique est malade trouverait un traitement salutaire dans l’étude de la nature. »

Admirable vue ! il aurait dû se borner à n’être, comme savant, que le premier des amateurs. Le faible de Gœthe fut celui des grands esprits immodérés : en aspirant à un nom souverain dans les sciences, il demandait aux hommes plus qu’ils ne peuvent en accorder à un seul ; et de ce côté il prêta flanc.

Gœthe osait donc se découvrir devant Eckermann et montrer les nombreuses piqûres que son amour-propre avait reçues ; il semblait lui dire en les étalant : « Voyez, il n’y a pas d’homme complètement heureux. » Ainsi, un jour qu’il causait de son recueil de poésies à l’orientale, le Divan, et particulièrement du livre intitulé Sombre humeur, dans lequel il avait exhalé ce qu’il avait sur le cœur contre ses ennemis :

« J’ai gardé beaucoup de modération, disait-il ; si j’avais voulu dire tout ce qui me pique et me tourmente, ces quelques pages seraient devenues tout un volume. — Au fond, on n’a jamais été content de moi, et on m’a toujours voulu autre qu’il a plu à Dieu de me faire. On a été aussi rarement content de ce que je publiais. Quand j’avais, pendant des années, travaillé de toutes les forces de mon âme, afin de plaire au monde par un nouvel ouvrage, il voulait encore que je lui fisse, de plus, de grands remerciements parce qu’il avait bien voulu le trouver supportable. — Quand on me louait, je ne devais pas accepter ces éloges avec un contentement calme, comme un tribut qui m’était dû, on attendait de moi quelque phrase bien modeste, par laquelle j’aurais détourné la louange en proclamant avec beaucoup d’humilité l’indignité profonde de ma personne et de mes œuvres. C’était là quelque chose de contraire à ma nature, et j’aurais été un misérable gueux si j’avais fait des mensonges aussi hypocrites. Comme j’avais assez d’énergie pour montrer mes sentiments dans toute leur vérité, je passais pour fier, et je passe pour tel encore aujourd’hui. En religion, en politique, dans les sciences, on m’a partout tourmenté, parce que je n’étais pas hypocrite et parce que j’avais le courage de parler comme je pensais. Je croyais à Dieu et à la Nature, au triomphe de ce qui est noble sur ce qui est bas ; mais ce n’était pas assez pour les âmes pieuses… Et en politique, que n’ai-je pas eu à endurer ! quelles misères ne m’a-t-on pas faites !… »

Et, en effet, il est peu d’injures qui aient été épargnées à Gœthe. À cet égard comme à beaucoup d’autres, ses conversations nous prouvent que son calme n’était pas de l’insensibilité, mais de la force ; qu’il savait faire taire son indignation et se contenir. C’est un bel exemple.

Gœthe mit son ironie presque toute en une fois dans Méphistophélès ; il la condensa encore par-ci par-là, sous forme de dragées ou de pastilles du sérail, dans quelque livre d’épigrammes ; il ne répandit pas sa misanthropie et son amertume dans l’ensemble de son œuvre comme Byron.

Il n’est pas le seul des poëtes critiques que des adversaires de secte et de coterie aient accusé « d’être plus qu’un esprit sceptique, d’être un cœur sceptique ; de n’avoir ni enthousiasme, ni amitié ; de faire vanité de n’aimer qui que ce soit, quoi que ce soit au monde, etc. » Nous connaissons ces injures pour nous avoir été dites51 : mais n’ont-elles pas été dites à Gœthe notre maître, tout le premier ? Je me souviens d’avoir lu un discours prononcé ex cathedra à Cambridge (1844), dans lequel l’orateur, s’emparant contre lui de son étendue et de son impartialité même, l’appelait égoïste, faux, méchant, traître, un homme « qui se jouait avec sang-froid de la paix et de la vertu d’autrui, et qui jouissait du haut de sa sérénité de voir les ruines qu’il avait portées dans les cœurs assez simples pour se confier au sien. » Les Pharisiens de tout temps, les hommes de secte et de parti sont bien les mêmes, qu’ils soient de Cambridge, ou de l’ancienne Sorbonne, ou d’un salon à la mode voisin de la sacristie. Ces injures, dites aux plus grands dans notre ordre et aux meilleurs, nous font rentrer en nous, quand, insultés, nous sommes tentés de nous plaindre, et nous consolent.

« On m’a toujours vanté comme un favori de la fortune, disait-il (27 janvier 1824) ; je ne veux pas me plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence. Mais au fond elle n’a été que peine et travail, et je puis affirmer que, pendant mes soixante et quinze ans, je n’ai pas eu quatre semaines de vrai bien-être. Ma vie, c’est le roulement perpétuel d’un rocher qui veut toujours être soulevé de nouveau. Mes Annales éclairciront ce que je dis là. On a trop demandé à mon activité soit extérieure, soit intérieure. — À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur ; mais combien de troubles, de limites, d’obstacles n’ai-je pas rencontrés dans les circonstances extérieures ! Si j’avais pu me retirer davantage de la vie publique et des affaires, si j’avais pu vivre davantage dans la solitude, j’aurais été plus heureux, et j’aurais fait bien plus aussi comme poëte. Je devais, après mon Gœtz et mon Werther, vérifier le mot d’un sage : « Lorsqu’on a fait quelque chose qui plaît au monde, le monde sait, s’arranger de manière à ce qu’on ne recommence pas. »

En d’autres heures pourtant et dans l’habitude de la vie, il appréciait mieux son rare bonheur : ce bonheur avait été de venir à temps, en tête d’une grande époque qui naissait et qu’il avait en partie dirigée et conduite :

« Je suis bien content, disait-il gaiement un jour qu’il venait de lire de jolis vers d’un tout jeune poëte, de n’avoir pas aujourd’hui dix-huit ans. Quand j’avais dix-huit ans, l’Allemagne aussi avait ses dix-huit ans, et on pouvait faire quelque chose ; mais maintenant ce que l’on demande est incroyable, et tous les chemins sont barrés. »

Il est donné à ceux qui sont venus en troisième ou en quatrième ligne, à des époques encombrées et à des fins d’école, de sentir toute la justesse de cette observation.

Malgré les dédains et les ironies de Gœthe les jours où sa parole coupait comme la bise, sa fréquentation, au total, sa familiarité prolongée est saine pour l’esprit et rassérénante (sain est un mot qu’il aime). Perfectionnons-nous sans cesse et marchons : c’est sa devise ; c’est la meilleure réfutation aussi de la critique envieuse et mesquine. Qu’elle soit toujours arriérée par rapport à nous, cette critique, et qu’elle arrive toujours trop tard, s’attaquant à ce que nous ne sommes déjà plus. Il en est des talents comme du serpent qui change bien des fois de peau, a dit Gœthe. Les envieux s’attachent à la peau restée sur le chemin et s’y logent, tandis que le serpent a déjà fait peau neuve et brillante, et qu’il continue de se dérouler au soleil. Que cela arrive dans la vie de l’esprit jusqu’à sept fois, et que les ennemis en soient confus !

On a souvent accusé Gœthe d’immoralité, parce qu’il avait une très grande étendue de coup d’œil jointe à une très grande sincérité d’artiste. Il évitait pourtant (à la différence de lord Byron encore) de braver le préjugé dont il avait à souffrir. Montrant un jour à Eckermann deux de ses poésies dont l’intention était très-morale, mais où le détail offrait par places trop de naturel et de vérité, il se proposait bien de les garder en portefeuille, disait-il, de peur de scandaliser :

« Si l’intelligence, si une haute culture d’esprit, remarquait-il à ce propos, étaient des biens communs à tous les hommes, le poëte aurait beau jeu ; il pourrait être entièrement vrai et n’éprouverait pas de crainte pour dire les meilleures choses. Mais, dans l’état actuel, il faut qu’il se maintienne toujours dans un certain milieu ; il faut qu’il pense que ses œuvres iront dans les mains d’un monde mêlé, et il est par là obligé de prendre garde que sa trop grande franchise ne soit un scandale pour la majorité des esprits honnêtes. Le temps est une chose bizarre. C’est un tyran qui a ses caprices et qui, à chaque siècle, a un nouveau visage pour ce que l’on dit et ce que l’on fait. Ce qu’il était permis de dire aux anciens Grecs ne nous semble plus, à nous, convenable, et ce qui plaisait aux énergiques contemporains de Shakspeare, l’Anglais de 1820 ne peut plus le tolérer, à tel point que dans ces derniers temps on a senti le besoin d’un « Shakspeare des familles. »

Nous connaissons, sans sortir de chez nous, de ces pruderies et de ces arrangements-là, mais bien vite nous en rions ; — nous en souffrons aussi.

Personne mieux que Gœthe ne s’entendait à prendre la mesure des esprits et des génies, de leur élévation et de leur portée ; il savait les étages ; c’est ce que trop de critiques oublient et confondent aujourd’hui. S’il classait les autres, il se classait aussi lui-même ; il s’estimait à son taux, ni trop haut, ni trop bas. Gœthe avait assisté dans sa longue vie à bien des développements, à bien des mouvements et des agitations au sein de cette littérature allemande où il régnait : sa domination n’avait pas été toujours incontestée ; il y avait eu des essais de révolte ou du moins d’indépendance. C’est ainsi qu’il s’était formé après lui, en dehors de lui, une génération de romantiques (comme ils s’intitulaient), suscitée et guidée par les Schlegel, et qui était très-distincte de la première grande génération des Herder, Gœthe, Schiller. On avait fort vanté dans cette école et fort poussé Tieck, un homme d’esprit et de talent très-distingué, qu’on n’aurait pas été fâché d’opposer à Gœthe ; mais il n’était pas de taille à cela, et lui-même le sentait bien. Aussi ses rapports personnels avec Gœthe, tout en étant bons et parfaitement convenables, s’en trouvaient quelquefois un peu gênés :

« Tieck, disait Gœthe à ce propos, est un talent d’une haute signification (très-significatif, c’était encore un des mots favoris de Gœthe), et personne ne peut mieux que moi reconnaître ses mérites extraordinaires ; mais si on veut l’élever au-dessus de lui-même et l’égaler à moi, on se trompe. Je peux dire cela très franchement, car je ne me suis pas fait. C’est absolument comme si je voulais me comparer avec Shakspeare qui ne s’est pas fait non plus, et qui cependant est un être d’une nature plus élevée, que je ne regarde que d’en bas, et que je ne peux que vénérer. »

Ce sont les jugements d’un tel homme sur la littérature française qu’il nous est précieux et intéressant de recueillir. Et tout d’abord, à défaut d’un Shakspeare que nous n’avons pas, il disait de celui des nôtres qui en approche le plus, de notre grand Molière :

« Molière est si grand, que chaque fois qu’on le relit on éprouve un nouvel étonnement. C’est un homme unique : ses pièces touchent à la tragédie, elles saisissent, et personne en cela n’ose l’imiter. L’Avare surtout, dans lequel le vice détruit toute la piété qui unit le père et le fils, a une grandeur extraordinaire et est, à un haut degré, tragique. Dans les traductions faites en Allemagne pour la scène, on fait du fils un parent ; tout est affaibli et perd son sens. On craint de voir apparaître le vice dans sa vraie nature… Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même que de temps en temps je contemple des gravures d’après de grands maîtres italiens. Car de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de pareilles œuvres ; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour rafraîchir nos impressions. »

Combien ce jugement sur Molière diffère en largeur et en sympathie de celui de Guillaume Schlegel, homme de tant d’érudition et de mérites si divers, mais fermé à quelques égards, auquel il ne fallait pas demander ce que ses horizons ne comportaient pas, et de qui Gœthe disait finement après un entretien très-instructif qu’il venait d’avoir avec lui : « Il n’y a qu’à ne pas chercher des raisins sur les épines et des figues sur les chardons, et alors tout est parfait. » Schlegel, qui est tout raisin et toutes figues quand il nous parle de la Grèce, ne nous a guère offert à nous, Français, quand il a daigné s’occuper de nous et de notre grand siècle littéraire, que ses épines et ses chardons.

II.

Il faut distinguer deux temps très-différents, deux époques, dans les jugements de Gœthe sur nous et dans l’attention si particulière qu’il prêta à la France : il ne s’en occupa guère que dans la première moitié et, ensuite, tout à la fin de sa carrière. Gœthe, à ses débuts, est un homme du xviiie  siècle ; il a vu jouer dans son enfance le Père de Famille de Diderot et les Philosophes de Palissot ; il a lu nos auteurs, il les goûte, et lorsqu’il a opéré son œuvre essentielle qui était d’arracher l’Allemagne à une imitation stérile et de lui apprendre à se bâtir une maison à elle, une maison du Nord, sur ses propres fondements, il aime à revenir de temps en temps à cette littérature d’un siècle qui, après tout, est le sien. On n’a jamais mieux défini Voltaire dans sa qualité d’esprit spécifique et toute française, qu’il ne l’a fait ; on n’a jamais mieux saisi dans toute sa portée la conception buffonienne des Époques de la Nature ; on n’a jamais mieux respiré et rendu l’éloquente ivresse de Diderot ; il semble la partager quand il en parle : « Diderot », s’écrie-t-il avec un enthousiasme égal à celui qu’il lui aurait lui-même inspiré, « Diderot est Diderot, un individu unique ; celui qui cherche les taches de ses œuvres est un philistin, et leur nombre est légion. Les hommes ne savent accepter avec reconnaissance ni de Dieu, ni de la Nature, ni d’un de leurs semblables, les trésors sans prix. » Mais ce ne sont pas seulement nos grands auteurs qui l’occupent et qui fixent son attention ; il va jusqu’à s’inquiéter des plus secondaires et des plus petits de ce temps-là, d’un abbé d’Olivet, d’un abbé Trublet, d’un abbé Le Blanc, et de ce dernier il a dit ce mot qui est bien à la française : « Ce Le Blanc était un homme très-médiocre, et pourtant il ne fut pas de l’Académie52… »

Cependant la France changeait ; après les déchirements et les catastrophes sociales, elle accomplissait, littérairement aussi, sa métamorphose. Gœthe, qui connut et ne goûta que médiocrement Mme de Staël, ne paraît pas avoir eu une bien haute idée de Chateaubriand, le grand artiste et le premier en date de la génération nouvelle. À cette époque de l’éclat littéraire de Chateaubriand, l’homme de Weimar ne faisait pas grande attention à la France qui s’imposait à l’Allemagne par d’autres aspects. Et puis il y avait entre eux deux trop de causes d’antipathie. Gœthe reconnaissait toutefois à Chateaubriand un grand talent et une initiative rhétorico-poétique dont l’impulsion et l’empreinte se retrouvaient assez visibles chez les jeunes poëtes venus depuis. Mais il ne faisait vraiment cas, en fait de génies, que de ceux de la grande race, de ceux qui durent ; dont l’influence vraiment féconde se prolonge, se perpétue au-delà, de génération en génération, et continue de créer après eux. Les génies purement d’art et de forme, et de phrases, dénués de ce germe d’invention fertile, et doués d’une action simplement viagère, se trouvent en réalité bien moins grands qu’ils ne paraissent, et, le premier bruit tombé, ils ne revivent pas. Leur force d’enfantement est vite épuisée.

Ce qui commença à rappeler sérieusement l’attention de Gœthe du côté de la France, ce furent les tentatives de critique et d’art de la jeune école qui se produisit surtout à dater de 1824, et dont le journal le Globe se fit le promoteur et l’organe littéraire. Ah ! ici Gœthe se montra vivement attiré et intéressé. Il se sentait compris, deviné par des Français pour la première fois : il se demandait d’où venait cette race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues ailleurs. Lui qui aimait assez la France, et qui n’avait jamais pu se résoudre à épouser contre elle les haines de ses compatriotes (ce dont il avait recueilli tant de reproches amers), il avait cependant un premier jugement sur les Français, qui n’était pas tout à fait à leur avantage :

« Les Français, disait-il en parlant des traductions allemandes qu’on faisait chez nous (novembre 1824), ont de l’intelligence et de l’esprit, mais ils n’ont pas de fonds et pas de piété. Ce qui leur sert dans le moment, ce qui peut aider à leur parti, voilà pour eux la justice. Aussi, quand ils nous louent, ce n’est jamais qu’ils reconnaissent nos mérites, mais c’est seulement parce que nos idées viennent augmenter les forces de leur parti. »

Il fut bientôt amené à réformer ce jugement et à le rétracter peu à peu :

« Il ne faut pas, disait-il moins d’un an après (11 juin 1825), prononcer de jugement sur l’époque actuelle de la littérature française. L’Allemagne, en y pénétrant, y produit une grande fermentation, et ce n’est que dans vingt ans que l’on verra les résultats qu’elle a donnés. »

Et l’année suivante, il n’hésite plus et se prononce (1er juin 1826) :

« Gœthe m’a parlé du Globe. Les rédacteurs, a-t-il dit, sont des gens du monde, enjoués, nets, hardis au suprême degré. Ils ont une manière de blâmer fine et galante : au contraire, nos savants allemands croient toujours qu’il faut se dépêcher de haïr celui qui ne pense pas comme nous. Je mets le Globe parmi les journaux les plus intéressants, et je ne pourrais pas m’en passer. »

Il ne s’occupait guère de nous que « d’hier ou d’avant-hier », il l’avoue ; mais il s’en occupait fort :

« (21 janvier 1827.) Les Français se développent aujourd’hui, dit-il, et ils valent la peine d’être étudiés. Je mets tous mes soins à me faire une idée nette de l’état de la littérature française contemporaine, et si je réussis, je veux un jour dire ce que j’en pense. Il est pour moi bien intéressant de voir commencer à agir chez eux ces éléments qui nous ont déjà depuis longtemps pénétrés. Les talents ordinaires sont toujours emprisonnés dans leur temps et se nourrissent des éléments qu’il renferme. Aussi tout chez eux est comme chez nous, même la nouvelle piété : seulement elle se montre chez eux un peu plus galante et plus spirituelle. »

Le mouvement romantique se confondait un peu alors, en France comme en Allemagne, avec le mouvement religieux et néo-catholique, bien que la liaison fût moins étroite.

Mais, si on l’interrogeait sur les vrais talents, sur Béranger, sur Mérimée, auteur dès lors du théâtre de Clara Gazul, Gœthe faisait aussitôt la distinction, et il reconnaissait en eux la vraie marque, l’originalité : « Je les excepte, disait-il : ce sont de vrais talents qui ont leur base en eux-mêmes et qui se maintiennent indépendants de la manière de penser du jour. »

Avoir sa base et son fondement en soi, c’était la chose qu’il estimait le plus ; il a parlé quelque part de ces faux talents, qui n’en ont que le semblant et le premier jet :

« Nous vivons dans un temps, disait-il, où il y a tant de culture répandue qu’elle s’est, pour ainsi dire, mêlée à l’atmosphère qu’un jeune homme respire. Il sent vivre et s’éveiller en lui des pensées poétiques et philosophiques ; il les a bues avec l’air qui l’entoure, mais il s’imagine qu’elles lui appartiennent, et il les exprime comme siennes. Quand il a rendu à son temps ce qu’il en a reçu, il est pauvre. Il ressemble à une source dont l’eau est empruntée ; elle coule un certain temps, mais quand le réservoir est épuisé, elle s’arrête. »

Il n’y a de vrai génie ou talent que celui dont on ne peut jamais dire : Il a vidé son sac ; car ce n’est pas un sac qu’il a : il est une source.

La visite que fit Ampère à Weimar en compagnie d’Albert Stapfer, au printemps de 1827, fut pour Gœthe une nouvelle et heureuse occasion de se mettre encore mieux au courant de la France et de chacun de ses écrivains en renom ou en promesse. Nous avons ici des deux côtés la confidence des impressions reçues. Dans une lettre adressée à Mme Récamier le 9 mai 1827 et publiée quelques jours après dans le Globe par suite d’une indiscrétion non regrettable, le jeune voyageur s’exprimait en ces termes, qui sont à rapprocher de ceux dans lesquels Eckermann va nous parler des mêmes entretiens :

« Gœthe, écrivait M. Ampère, a, comme vous le savez, quatre-vingts ans. J’ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et je l’ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence d’esprit prodigieuse : tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout, il s’intéresse à tout, il a de l’admiration pour tout ce qui peut en admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille, ses deux petits-enfants qui jouent avec lui, il cause sur les sujets les plus élevés. Il nous a entretenus de Schiller, de leurs travaux communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu’il aurait fait, de ses intentions, de tout ce qui se rattache à son souvenir : il est le plus intéressant et le plus aimable des hommes.

Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire, parce qu’il est occupé de tous les autres talents, et si véritablement sensible à tout ce qui se fait de bon partout et dans tous les genres. À genoux devant Molière et La Fontaine, il admire Athalie, goûte Bérénice, sait par cœur les chansons de Béranger, et raconte parfaitement nos plus nouveaux vaudevilles. À propos du Tasse, il prétend avoir fait de grandes recherches, et que l’histoire se rapproche beaucoup de la manière dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte. Ce qui vous fera plaisir, c’est qu’il croit à l’amour du Tasse et à celui de la princesse ; mais toujours à distance, toujours romanesque et sans ces absurdes propositions d’épouser qu’on trouve chez nous dans un drame récent… »

N’oublions pas que la lettre est adressée à Mme Récamier, favorable à tous les beaux cas d’amour et de délicate passion.

C’est Gœthe maintenant qu’il nous faut interroger à son tour. La jeunesse d’Ampère le frappa et contrastait en effet avec l’étendue et l’impartialité de ses jugements. Nous étions alors, ou du moins quelques-uns, plus impartiaux dans notre jeunesse que nous ne le sommes devenus depuis. Gœthe prit sujet de là pour discourir de Paris et des avantages de cette civilisation active et condensée où tout mûrit vite, et où l’on se forme en si peu de temps :

« Vous, disait-il à Eckermann, dans votre pays, vous n’avez rien acquis si facilement, et nous aussi, dans notre Allemagne centrale, il a fallu que nous achetions assez cher notre petite sagesse. Mais c’est que nous tous, en réalité, nous menons une misérable vie d’isolement ! Ce qui s’appelle vraiment le peuple ne sert que fort peu à notre développement, et tous les hommes de talent, toutes les bonnes têtes sont parsemées à travers toute l’Allemagne. L’un reste à Vienne, un autre à Berlin, un autre à Kœnigsberg, un autre à Bonn ou à Dusseldorf, tous séparés les uns des autres par cinquante, par cent milles, et le contact personnel, l’échange personnel de pensées sont des raretés. Je sens ce qui pourrait exister, lorsque des hommes comme Alexandre de Humboldt passent par Weimar et en un seul jour me font plus avancer dans mes recherches, dans ce qu’il me faut savoir, que je ne pourrais y réussir par des années de marche isolée sur ma route solitaire. Imaginez-vous maintenant une ville comme Paris où les meilleures têtes d’un grand empire sont toutes réunies dans un même espace, et par des relations, des luttes, par l’émulation de chaque jour, s’instruisent et s’élèvent mutuellement ; où ce que tous les règnes de la nature, ce que l’art de toutes les parties de la terre peuvent offrir de plus remarquable est accessible chaque jour à l’étude : imaginez-vous cette ville universelle, où chaque pas sur un pont, sur une place, rappelle un grand passé, où à chaque coin de rue s’est déroulé un fragment d’histoire. Et encore ne vous imaginez pas le Paris d’un siècle borné et fade, mais le Paris du xixe  siècle, dans lequel, depuis trois âges d’hommes, des êtres comme Molière, Voltaire, Diderot et leurs pareils ont mis en circulation une abondance d’idées que nulle part ailleurs sur la terre on ne peut trouver ainsi réunies, et alors vous concevrez comment une tête bien faite, grandissant au milieu de cette richesse, peut être quelque chose à vingt-quatre ans. »

Certes, de tels témoignages rendus avec cette magnificence, et venant de quelqu’un qui s’est toujours passé de Paris, ne sont pas humiliants pour cette noble tête de la France !

Et Gœthe faisait l’application de son idée à des talents en vue, à Mérimée qui montrait tant de maturité dans cette première œuvre de Clara Gazul ; et il cherchait un autre exemple saillant dans Béranger, non plus jeune, mais plein de grâce, d’esprit, d’ironie fine, bien que sorti d’une classe vulgaire. Il le supposait né dans une condition pareille, de parents tailleurs, à Weimar ou à Iéna, soumis à des traverses plus ou moins analogues, et il se demandait « quels fruits aurait portés ce même arbre, croissant dans un tel terrain, dans une autre atmosphère. » Gœthe rendait donc toute justice à l’air vif de Paris.

Ce n’est pas qu’il méconnût le prix de ce calme Élysée de Weimar et d’une vie plus recueillie, lui qui disait : « On peut s’instruire en compagnie, on n’est inspiré que dans la solitude. »

En nous voyant repasser en France par les mêmes querelles, les mêmes discussions dont on était depuis longtemps délivré en Allemagne, sur les unités et les règles artificielles, et en retrouvant les qualifications de classique et de romantique employées à tort et à travers, il s’impatientait un peu :

« Qu’est-ce que nous veut, disait-il aujourd’hui (17 octobre 1828), tout le fatras de ces règles d’une époque vieillie et guindée ? Qu’est-ce que signifie tout ce bruit sur le classique et le romantique ? Il s’agit de faire des œuvres qui soient vraiment bonnes et solides, et ce seront aussi des œuvres classiques ! »

Sur MM. Cousin, Villemain, Guizot, alors dans tout l’éclat de leur enseignement, il avait les jugements les mieux fondés et les plus équitables ; il reconnaissait l’éminent mérite de tous les trois, mais il accordait particulièrement au dernier. Il lisait en ce même temps les Mémoires de Saint-Simon. Il embrassait les grandes et les moindres choses. La traduction de son Faust par l’aimable et gentil Gérard de Nerval lui avait fait un vrai plaisir, et il la louait comme très bien réussie : « En allemand, disait-il, je ne peux plus lire le Faust, mais dans cette traduction française, chaque trait me frappe comme s’il était tout nouveau pour moi. » Il vérifiait ainsi ce qu’il avait dit autrefois dans une poésie charmante :

Emblème.

« Je cueillis naguère un bouquet dans la prairie, et je le portais en rêvant à la maison, mais la chaleur de ma main avait fait pencher vers la terre toutes les corolles. Je les place dans un verre d’eau fraîche, et quelle merveille je vois ! les jolies têtes se relèvent, tiges et feuilles reverdissent, et toutes aussi saines que si elles étaient encore sur le sol maternel.

Je ne fus pas moins émerveillé, lorsqu’un jour j’entendis mes vers dans une langue étrangère. »

La traduction de Gérard ne dut pourtant lui donner cette agréable sensation qu’à demi, car elle était en grande partie en prose. Je sais une traduction en vers français qui satisferait Gœthe aujourd’hui et réaliserait son Emblème 53.

David le sculpteur, qui avait fait le voyage de Weimar vers ce temps et tout exprès pour en rapporter le majestueux portrait et le buste, envoya bientôt à Gœthe (mars 1830) une caisse contenant sa collection de médaillons en bronze ou en plâtre, avec des livres de nous tous d’alors, fiers et heureux que nous étions de rendre hommage au patriarche de la poésie et de la critique : « David, disait Gœthe (14 mars), m’a, par cet envoi, préparé de belles journées. Les jeunes poëtes m’ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches impressions que je reçois de leurs œuvres me donnent comme une nouvelle vie. »« On voyait », ajoute Eckermann, « que cet hommage de jeunes poëtes de France remplissait Gœthe de la joie la plus profonde. »

Tout l’entretien à ce sujet, dans la soirée du 14 mars, est pour nous d’un extrême intérêt. Nous en extrairons quelque chose.