(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — II » pp. 369-387
/ 3404
(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — II » pp. 369-387

II

Quand il s’agit de Henri IV, fût-ce même à ce titre principal d’écrivain de courts billets et d’auteur de vives harangues, il n’est point possible de ne pas parler un peu du roi et de l’homme.

Sa réputation en France a eu ses vicissitudes. Vivant et régnant, il était apprécié à son prix, et dans toute l’étendue de ses qualités de souverain et de sauveur par tous les hommes patriotiques et sages. Sa grandeur d’âme, son habileté, son infatigable vigilance, sa supériorité sur ceux qui l’entouraient et dont il se servait utilement, tout cela était senti d’une manière directe et présente, bien autrement efficace qu’aujourd’hui l’histoire, à l’aide de ses pièces et de ses études, ne peut arriver à le reproduire et à le démontrer. Il fallait avoir passé par la Ligue pour avoir ce sentiment-là. Quand nous voyons dans la série des lettres missives de Henri IV son voyage en Limousin, dans l’automne de 1605, pour y étouffer quelque rébellion, sa lettre écrite de Bellac au landgrave de Hesse, où il se plaint des menées du duc de Bouillon, ce chef astucieux d’une intrigante famille laquelle a eu grand besoin de Turenne pour se faire pardonner de la France tous ses méfaitsq ; quand on lit ces pièces instructives, on n’a pas encore l’impression soudaine que faisait éprouver aux hommes de sens et aux amis de leur pays le réveil de ces remuements funestes, chers à quelques ambitieux mécontents ; et c’est ce que Malherbe, si sensé quoique poète69, a rendu dans une strophe admirable de son ode, ou plutôt de sa prière à Dieu pour le roi allant en Limousin :

Un malheur inconnu glisse parmi les hommes,
Qui les rend ennemis du repos où nous sommes :
La plupart de leurs vœux tendent au changement ;
Et comme s’ils vivaient des misères publiques,
Pour les renouveler ils font tant de pratiques,
Que qui n’a point de peur, n’a point de jugement.

Avoir peur en 1605, peur que les plaies de la patrie ne se rouvrissent et que, Henri IV manquant, tout ne manquât avec lui, c’était, au gré de Malherbe, donner marque de jugement. De telles notes, parties du cœur et des entrailles du bon sens, en disent plus que les dossiers les mieux assemblés ; ou plutôt le dossier qu’on rassemble et de tels accents qu’on ressaisit s’éclairent l’un par l’autre.

Henri IV mort, le regret et le deuil furent immenses. La France ne fut un peu consolée que lorsqu’elle se vit rentrée, par la domination de Richelieu, dans une autre période de grandeur ; mais l’idée de bonté qui faisait partie du souvenir de Henri IV ne perdait pas à la comparaison, et alla même en s’exagérant avec les années. On parla insensiblement de son règne comme d’un âge d’or. Cette première forme de la renommée de Henri IV a été consacrée par l’histoire qu’écrivit de lui le bon évêque Hardouin de Péréfixe, précepteur de Louis XIV (1661)4.

Dans la seconde moitié du xviie  siècle, Louis XIV remplit tout, et sa personnalité glorieuse supporte difficilement les comparaisons même avec les monarques de sa race ; il y eut éclipse de Henri IV. Mais la mémoire du bon roi et des mérites de son règne demeura à l’état de culte chez quelques hommes instruits, sensibles aux perfectionnements et aux arts de la paix, et au bien-être du peuple. C’est auprès d’un de ces vieillards respectables, M. de Caumartin, ancien conseiller d’État, que Voltaire, pendant un séjour à la campagne, se prit d’enthousiasme pour cette grande renommée royale ; et il se mit aussitôt à la célébrer, tout en l’accommodant à sa manière et en la traitant dans le goût des temps nouveaux : il fit La Henriade, et plus tard le chapitre de l’Essai sur les mœurs, intitulé : « De Henri IV ».

Au milieu de bien des vues justes et rapides qui recommandent ce chapitre, il y abondait trop pourtant dans le sens de bonhomie et d’attendrissement. Et par exemple il représentait son héros comme laissant entrer par compassion des vivres dans Paris assiégé, tandis que c’était tout le contraire, et que Henri IV se plaignait de ses serviteurs (tels que Givry, et particulièrement M. d’O), qui en divers temps y avaient laissé entrer des vivres par connivence. De même, dans la harangue de Henri IV à l’assemblée des notables de Rouen, Voltaire semblait prendre au pied de la lettre cette gracieuse et débonnaire promesse de se mettre en tutelle entre leurs mains, tandis que Henri entendait bien ne faire là qu’une politesse ; et comme Gabrielle, au sortir de cette séance, s’étonnait qu’il eût ainsi parlé de se mettre en tutelle : « Il est vrai, répondait-il, mais, ventre saint-gris ! je l’entends avec mon épée au côté. »

Le xviiie  siècle, qui aimait la déclamation, poussa le plus possible dans le sens du Henri débonnaire et vertueux. On eut le Henri IV à la Collé, du moins le plus gai de tous, — le Henri IV à la Legouvé, et précédemment à la Bernardin de Saint-Pierre, une sorte de Henri dans le genre de Stanislas le philosophe bienfaisant. Il avait du profil de Louis XVI70. De nos jours, en 1814, la Restauration des Bourbons n’était pas propre à diminuer cette manière sentimentale et paterne de présenter le bon Henri. Charmante Gabrielle était devenu un air national, un air de famille ; on pleurait toujours quand on prononçait le nom de Henri IV. Il était temps de revenir à la sévère histoire et à la réalité. La lecture des Mémoires de d’Aubigné, et aussi celle des Historiettes de Tallemant qu’on publia vers 1834, y servirent beaucoup ; j’oserai dire qu’une réaction commença. On se plut à savoir tous les petits défauts de Henri IV, ses malices, ses avarices, ses faiblesses même au physique. Un historien, homme d’étude et d’esprit, très curieux de recherches, et ennemi du lieu commun, ancien royaliste d’ailleurs, M. Bazin, satisfit et résuma à merveille cette disposition clairvoyante et railleuse dans un article tout ironique sur Henri IV (1837), qui a l’air par endroits d’une impertinence, et qui certainement est inconvenant par le ton. On s’y guérissait du moins du faux et fade Henri. Aujourd’hui on est rentré dans une voie plus large ; l’abondance des faits recueillis a remis chaque portion du caractère dans son vrai jour ; l’anecdote n’y est plus supprimée par l’histoire et ne la prime pas non plus. Quand on a lu les derniers jugements de M. de Carné sur Henri IV, ou encore ceux que M. Chéruel établit et entoure de preuves dans sa récente et louable Histoire de l’administration monarchique en France, on ne voit rien à désirer d’essentiel : on possède un Henri IV vrai, dans l’équilibre de ses qualités et dans son ensemble ; on a fait, pour ainsi dire, le tour du personnage.

M. Jung, qui l’a aussi fort bien étudié et considéré par tous ses aspects, s’est trop préoccupé pourtant de certaines restrictions et de je ne sais quels reproches faits à ce restaurateur de la France, lorsqu’il a dit en concluant l’un de ses principaux chapitres : « Henri IV n’est pas sans reproche. Il a poussé ses qualités jusqu’aux défauts mais, considéré tout entier par les côtés qu’admire la raison et par ceux que condamne la morale ; regardé, en un mot, des hauteurs de l’histoire, et non par les dessous d’une chronique méticuleuse, Henri IV ne sera jamais haïssable. » — Ainsi Henri IV, somme toute, n’est pas haïssable ! Voilà, certes, une belle grâce, une généreuse concession faite à celui qui fut longtemps réputé le plus adorable des rois, et qui est resté si marqué de bonté jusque dans son expérience prudente et sa politique. Il y a dans ce jugement de M. Jung sur Henri IV un effort à être juste, comme de quelqu’un qui n’est pas tout à fait de la lignée ni de la morale française, et qui paraît plus puritain que généralement nous ne le sommes71.

Le jeune et studieux docteur a du reste très bien indiqué la physionomie et les traits de l’orateur chez Henri IV. Sans parler des allocutions de guerre à Coutras et à Ivry, on a de ce roi douze ou treize harangues adressées soit à l’assemblée des notables, soit à des parlements, à des chambres des comptes, soit à des corps de ville ou à des députés du Clergé. Ces harangues sont vives et assez courtes, animées de certains mots saillants qu’on retient et qui sont la signature de celui qui les a prononcées, on perdrait sa peine d’y chercher l’application des règles de la rhétorique ancienne et d’y vouloir vérifier les partitions oratoires. Il n’y a pas de plan : Henri IV, comme Montaigne, sait mieux ce qu’il dit que ce qu’il va dire. S’il est orateur, il l’est le plus souvent à l’improviste. Tantôt c’est dans le jardin des Tuileries (en décembre 1605) qu’il reçoit l’archevêque de Vienne, Pierre de Villars, qui vient lui apporter les doléances du Clergé, et il lui répond avec nerf et à propos sur un sujet dont il est plein : tantôt c’est au moment où il est à jouer avec ses enfants dans la grande salle du château de Saint-Germain (3 novembre 1599) qu’il voit entrer les députés du parlement de Bordeaux, et il va à eux en leur disant : « Ne trouvez point étrange de me voir ici folâtrer avec ces petits enfants ; je sais faire les enfants et défaire les hommes. Je viens de faire le fol avec mes enfants, je m’en vais maintenant faire le sage avec vous et vous donner audience. » Et comme il s’agit de l’Édit de Nantes sur lequel on essaye de le chapitrer, il les remet en peu de mots au pas et à la raison. Il faut donc prendre ces harangues pour de simples paroles assez exactement recueillies, où le maître (car Henri IV en est un) dit à sa manière à ceux dont il a besoin et qui lui résistent, qui lui viennent faire remontrance, des vérités parfois rudes, mais qu’il sait égayer d’un geste ou d’un sourire. Toutes ces harangues à des parlements sont d’un roi qui ne badine pas ou qui ne badine qu’en paroles, qui ordonne, et qui a l’épée au côté. Louis XIV, s’adressant à son Parlement, n’était pas tendre, et le réduisait strictement à l’obéissance : Henri IV est un roi plus parlant et moins majestueux, mais il mène également son monde et le fait obéir. Il a le pouvoir absolu plus agréable, voilà tout. Aux députés du Clergé qui viennent de lui faire, et non sans arrière-pensée, un assez triste tableau de l’Église de France, il répond (28 septembre 1598) :

À la vérité, je reconnais que ce que vous m’avez dit est véritable. Je ne suis point auteur des nominations ; les maux étaient introduits auparavant que je fusse venu. Pendant la guerre, j’ai couru où le feu était plus allumé, pour l’étouffer ; maintenant que la paix est revenue, je ferai ce que je dois faire en temps de paix. Je sais que la religion et la justice sont les colonnes et fondements de ce royaume, qui se conserve de justice et de piété ; et quand elles ne seraient, je les y voudrais établir, mais pied à pied, comme je ferai en toutes choses. Je ferai en sorte, Dieu aidant, que l’Église sera aussi bien qu’elle était il y a cent ans ; j’espère en décharger ma conscience, et vous donner contentement. Cela se fera petit à petit : Paris ne fut pas fait en un jour. Faites par vos bons exemples que le peuple soit autant excité à bien faire comme il en a été précédemment éloigné. Vous m’avez exhorté de mon devoir, je vous exhorte du vôtre. Faisons bien, vous et moi : allez par un chemin, et moi par l’autre : et si nous nous rencontrons, ce sera bientôt fait. Mes prédécesseurs vous ont donné des paroles avec beaucoup d’apparat, et moi, avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n’ai qu’une jaquette grise, je suis gris par le dehors, mais tout doré au-dedans.

Et s’il parle en des termes si hauts au Clergé, il saura bientôt parler non moins ferme à Messieurs de son parlement de Paris venant lui faire, Achille de Harlay en tête, des remontrances sur le rétablissement des jésuites. Cette dernière réponse, qu’on peut lire dans le recueil de M. Berger de Xivrey à la date du 24 décembre 1603, a même les proportions d’un discours proprement dit, serré de raisons, et semé d’un bout à l’autre de traits vifs et graves.

Dans un fragment de journal récemment publié par M. Read (1854), et où se lisent des conversations de Henri IV et du ministre protestant Chamier de Montélimar, pendant un voyage de celui-ci en Cour, on voit comment Henri IV traitait d’autre part ses anciens coreligionnaires demeurés opiniâtres et ardents ; il y employait un mélange de sévérité, d’adresse et de bons propos : on y saisit bien son procédé politique en action ; mais il n’était qu’exact et véridique, lorsqu’il disait à ce ministre Chamier, dont il aurait voulu adoucir l’âpreté : « Qu’il ne demandait rien de lui que ce qui se doit d’un honnête homme ; qu’il n’était pas, comme on disait, gouverné par les jésuites, mais qu’il gouvernait et les jésuites et les ministres (calvinistes), étant le roi des uns et des autres. » Vrai roi de tous en effet, grand et admirable en ce qu’il devançait l’esprit des temps, dominant toutes ces haines qui l’entouraient, toutes ces passions de gallicans, de parlementaires, d’ultramontains, de huguenots, et au sortir d’une époque où l’on s’égorgeait et l’on s’entre-dévorait, forçant tous ses naturels sujets à subsister, bon gré mal gré, dans une paix et une garantie mutuelles !

Quand je me souviens de Henri IV, et pour me le résumer à moi-même au juste, sans pencher ni du côté de la tradition factice et arrangée, ni du côté de l’anecdote maligne et injurieuse à l’histoire, je tiens à me rappeler trois ou quatre points essentiels qui me le déterminent, en quelque sorte, dans les grandes lignes de sa nature morale et de son caractère politique. Il aimait le peuple, les gens de campagne, les pauvres gens. Il était sincère quand il disait à Messieurs du Parlement, le 19 avril 1597, après la perte d’Amiens :

J’ai été sur la frontière, j’ai fait ce que j’ai pu pour assurer les peuples ; j’ai trouvé, y arrivant, que ceux de Beauvais s’en venaient en cette ville, ceux des environs d’Amiens à Beauvais. J’ai encouragé ceux du plat pays ; j’ai fait fortifier leurs clochers, et faut que vous die, Messieurs, que les oyant crier à mon arrivée Vive le roi ! ce m’était autant de coups de poignard dans le sein, voyant que je serais contraint de les abandonner au premier jour.

Mais ce sentiment d’homme et de roi pasteur de peuples n’ôtait rien à sa clairvoyance sur le fond de la nature humaine. Il la savait, surtout en de certains pays, ingrate et légère. À une procession du 5 janvier 1595, à laquelle il assista moins d’un an après son entrée dans Paris et aussitôt après l’attentat de Jean Châtel, il se vit une merveilleuse allégresse, et on n’entendait que cris de Vive le roi ! Sur quoi, remarque L’Estoile, il y eut un seigneur près de Sa Majesté qui lui dit : « Sire, voyez comme tout votre peuple se réjouit de vous voir ! » Le roi, secouant la tête, lui répondit : « C’est un peuple : si mon plus grand ennemi était là où je suis, et qu’il le vît passer, il lui en ferait autant qu’à moi, et crierait encore plus haut qu’il ne fait. » Cromwell ne dirait pas mieux ; mais, comme le caractère d’un chacun imprime aux mêmes pensées une diverse empreinte, Henri IV ne laissait pas de rester, à travers cela, indulgent et bon, et, qui plus est, de gausser l’instant d’après comme de coutume.

L’un des courts écrits qui font le mieux connaître la personne et le moral de Henri IV, ce sont les mémoires du premier président de Normandie, Claude Groulard, de tout temps fidèle à ce prince, et qui nous a conservé un récit naïf des fréquents voyages et des séjours qu’il eut à faire auprès de lui. Dans l’un de ces premiers voyages à l’armée auprès du roi, pendant le siège de Rouen, en 1591, Henri, oubliant la gravité, se plaît à harceler le respectable président, cet homme de robe longue, et à se jouer de ses peurs en le voulant emmener aux tranchées :

Je le refusai, dit Groulard, comme n’étant de la profession des armes ; (alléguant) qu’aussi bien je ne pourrais dire si elles étaient bien ou mal faites, et que s’il arrivait que je fusse blessé, je ne servirais que de risée et moquerie à ceux de dedans. Toutefois il ne perdait (occasion) à m’en faire instance, jusques à ce que j’eus le moyen de m’en défaire par une demande que je lui fis : s’il ne désirait pas être tenu et reconnu roi de France, et l’être aussi ? Il me dit que oui. « Apprenez donc à un chacun à faire son métier. » Il se mit à rire et ne m’en parla du depuis.

— Henri IV, si différent en cela de Louis XIV, aurait eu besoin de temps en temps que quelqu’un le rappelât de l’espièglerie à la dignité.

Le président Groulard était auprès de Henri IV à Saint-Denis en juillet 1593, au moment de l’abjuration. Il fut de ceux que le roi convoqua pour leur faire part de la résolution qu’il avait prise depuis quelques jours de se faire instruire, et finalement de son dessein d’embrasser la religion catholique. Le roi tenait ce grave discours à ses officiers et gens de justice le 24 ; la veille, il avait écrit ces mots plus lestes à Gabrielle : « Ce sera dimanche (après demain) que je ferai le saut périlleux. » Ce mot a scandalisé à bon droit ; mais il ne faut jamais oublier que Henri IV, nonobstant les sentiments, avait une manière gaie involontaire de prendre et d’exprimer même ce qu’il avait de plus à cœur et de plus sérieux. Il y a deux choses, a remarqué Scaliger, dont le roi n’était point capable, à savoir, de lire et de tenir gravité. Quoi qu’il en soit, ceux dont il abandonnait la communion ont triomphé et triomphent encore de cette parole légère, échappée alors dans le secret.

Entre les divers propos que le président Groulard a recueillis de la bouche de Henri IV, il en est un qui le peint bien dans son bon sens, dans son peu de rancune, et dans sa connaissance pratique et non idéale de l’humaine espèce. Il s’agissait du prochain mariage du roi avec une princesse de Florence, et comme Henri IV le lui annonçait, le digne président répondit par une comparaison érudite avec la lance d’Achille, disant que cette maison réparerait ainsi les blessures qu’elle-même avait faites à la France par la personne de Catherine de Médicis.

Mais je vous prie, se mit à dire là-dessus Henri IV parlant de Catherine et l’excusant, qu’eût pu faire une pauvre femme ayant, par la mort de son mari, cinq petits enfants sur les bras, et deux familles en France qui pensaient d’envahir la couronne, la nôtre et celle de Guise ? Fallait-il pas qu’elle jouât d’étranges personnages pour tromper les uns et les autres, et cependant garder comme elle a fait ses enfants, qui ont successivement régné par la sage conduite d’une femme si avisée ? Je m’étonne qu’elle n’a encore fait pis.

Je mets cette parole à côté de celles que Henri IV écrirait au landgrave de Hesse, au moment des intrigues recommençantes du duc de Bouillon (octobre 1605) :

Mon cousin, j’ai voulu décharger mon cœur avec vous de toutes ces choses, afin que vous sachiez que, si ces entreprises et offenses m’ont fait monter à cheval et ont à bon droit ému mon courroux, elles n’ont pourtant changé ni altéré mon naturel ni mon inclination, l’expérience que j’ai des choses du monde m’ayant appris d’être plus prudent que vindicatif en la direction des affaires publiques.

Dans la modération et la clémence de Henri IV il entrait donc, sur un fonds premier de générosité et de bon naturel, une profonde connaissance de ce que peuvent les choses, de ce que valent les hommes, bien de la prudence et un peu de mépris. Il recouvrait ce mépris que d’autres grands politiques n’ont pas pris la peine de dissimuler.

Que si maintenant nous revenons à lui comme écrivain, nous ne devons jamais nous surfaire la valeur de ce titre ainsi appliqué ; c’est un écrivain sans le savoir. Scaliger vient de nous dire que Henri IV était à peu près incapable de lecture, et d’Aubigné dit à peu près la même chose. Il est fort heureux qu’il ait lu Plutarque dans son enfance et par les soins de sa mère, car il ne l’aurait sans doute pas lu plus tard ; il n’en aurait eu ni le temps ni la patience, et nous n’aurions pas cette charmante lettre, la plus jolie de celles qu’il adresse à Marie de Médicis, et qui est des premiers temps de son mariage (3 septembre 1601) :

M’amie, j’attendais d’heure à heure votre lettre ; je l’ai baisée en la lisant. Je vous réponds en mer où j’ai voulu courre une bordée par le doux temps. Vive Dieu ! vous ne m’auriez rien su mander qui me fût plus agréable que la nouvelle du plaisir de lecture qui vous a pris. Plutarque me sourit toujours d’une fraîche nouveauté ; l’aimer c’est m’aimer, car il a été l’instituteur de mon bas âge. Ma bonne mère, à qui je dois tout, et qui avait une affection si grande de veiller à mes bons déportements, et ne vouloir pas, ce disait-elle, voir en son fils un illustre ignorant, me mit ce livre entre les mains, encore que je ne fusse à peine plus un enfant de mamelle. Il m’a été comme ma conscience, et m’a dicté à l’oreille beaucoup de bonnes honnêtetés, et maximes excellentes pour ma conduite et pour le gouvernement des affaires. Adieu, mon cœur, je vous baise cent mille fois. Ce IIIe septembre, à Calais.

Une telle lettre suffirait à faire la gloire du Plutarque d’Amyot, dont elle a toute la fraîcheur et les grâces souriantes, et elle y joint, comme écrite en mer par une douce brise, un reflet de la lumière et de la sérénité des flots. Maintenant est-il nécessaire d’ajouter que Henri IV savait un peu de latin ; qu’il avait traduit, sous son précepteur Florent Chrétien, les Commentaires de César, et que sous un autre de ses précepteurs, La Gaucherie, il avait même appris par cœur deux ou trois sentences grecques ? Peu importe. Ce qu’il avait surtout, et bien mieux que l’étude première et la discipline, c’était la source, le jet, l’esprit vif, ouvert, primesautier et perfectible, un tour particulier d’imagination, et c’est ce qui lui assure son originalité à côté des plus grands princes et capitaines qui ont bien parlé ou bien écrit.

César, le premier des écrivains de son ordre et le plus comme il faut des grands hommes, a réuni en lui tous les talents et tous les arts. Orateur, grammairien, poète, le plus attique des Latins, quand il écrit des mémoires sur ses guerres, il le fait

en un style si simple, si pur, si gracieux dans sa nudité même, qu’en ne voulant que fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir, dit Cicéron, aux impertinents et malavisés (ineptis) qui voudront à toute force y mettre des boucles et des frisures ; mais à coup sûr il a détourné à jamais tous les bons esprits d’y revenir (« sanos quidem homines a scribendo deterruit ») ; car il n’est rien de plus agréable en histoire qu’une brièveté nette et lumineuse.

Parmi les modernes, Louis XIV, quoiqu’on ait publié ce qu’on appelle ses œuvres, ne saurait être appelé un écrivain. Il parle, il est vrai, la meilleure des langues, et comme un roi qui méritait d’avoir Pellisson pour secrétaire et Racine pour lecteur. Lorsque l’Académie française, par l’organe de son directeur Tourreil, présenta pour la première fois son Dictionnaire à Louis XIV, elle lui disait : « Pourrions-nous, Sire, n’avoir pas réussi ? nous avions pour gage de succès le zèle attentif qu’inspire l’ambition de vous satisfaire et la gloire de vous obéir. Il nous est donc permis de nous flatter que notre ouvrage explique les termes, développe les beautés, découvre les délicatesses que vous doit une langue qui se perfectionne autant de fois que vous la parlez ou qu’elle parle de vous. » Louis XIV méritait en partie ce compliment, en tant que parlant avec justesse et propriété la plus parfaite des langues ; on dit qu’il contait à ravir ; mais cette noble et régulière politesse manquait de saillie, de relief, d’images, d’imprévu, de ce qui fait la grâce et la popularité de la langue de Henri IV.

Le grand Frédéric, lui, était un roi essentiellement écrivain ; et quand il écrivait en prose, sauf les germanismes inévitables, c’était un écrivain ferme, sensé, vraiment philosophe, plein de résultats justes et de vues d’expérience, et doué aussi par endroits d’une imagination assez haute et assez frappante. Il y a du talent dans ses histoires, mais trop de mauvais goût se mêle à ses plaisanteries dans ses lettres. Il existait dans l’antiquité, au temps d’Aulu-Gelle, des recueils de lettres du roi Philippe le Macédonien, père d’Alexandre : on les disait pleines d’élégance, de bonne grâce et de sens (« feruntur adeo libri epistolarum ejus, munditiae et venustatis et prudentiae plenarum »). La correspondance de Frédéric ne mérite qu’une moitié de cet éloge. En tout, l’écrivain de profession domine en lui et diminue un peu l’écrivain-roi.

Napoléon a la grandeur dans le style comme en toute chose. Son horizon est toujours sévère. Il a la ligne précise, brève ; ce n’est pas de l’atticisme comme chez César ; il appuie davantage : c’est parfois comme la pointe du compas. Ses proclamations ont créé un genre d’éloquence militaire et impériale ; ses histoires, et je parle surtout de sa relation de la campagne d’Égypte, offrent des modèles de descriptions, de narrations, où pas un mot n’est à ajouter ou à retrancher, et que traversent de brusques éclairs de poésie. Il se borne au trait indispensable ; hors de ses bulletins, qui ont l’appareil qu’exige le genre, il a le grandiose simple et le sérieux un peu sombre.

La première allocution militaire qu’on a de Henri avant Coutras peut se comparer à la première proclamation de Bonaparte en Italie. En arrivant à cette armée déguenillée qu’il allait rendre si glorieuse, et la passant en revue, Bonaparte disait :

Soldats ! vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers, sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d’Italie ! manqueriez-vous de courage ou de constance ?

Henri, avant Coutras, disait à ses cousins, le prince de Condé et le comte de Soissons, qui commandaient les deux ailes de la bataille :

Vous voyez, mes cousins, que c’est à notre maison que l’on s’adresse. Il ne serait pas raisonnable que ce beau danseur (le duc de Joyeuse) et ces mignons de cour en emportassent les trois principales têtes, que Dieu a réservées pour conserver les autres avec l’État. Cette querelle nous est commune ; l’issue de cette journée nous laissera plus d’envieux que de malfaisants : nous en partagerons l’honneur en commun.

Et aux capitaines et soldats, touchant d’abord cette même corde de l’intérêt et du profit dans l’honneur, il disait :

Mes amis, voici une curée qui se présente bien autre que vos butins passés : c’est un nouveau marié qui a encore l’argent de son mariage en ses coffres ; toute l’élite des courtisans est avec lui. Courage ! il n’y aura si petit entre vous qui ne soit désormais monté sur des grands chevaux et servi en vaisselle d’argent. Qui n’espérerait la victoire, vous voyant si bien encouragés ? Ils sont à nous : je le juge par l’envie que vous avez de combattre ; mais pourtant nous devons tous croire que l’événement en est en la main de Dieu, lequel sachant et favorisant la justice de nos armes, nous fera voir à nos pieds ceux qui devraient plutôt nous honorer que combattre. Prions-le donc qu’il nous assiste. Cet acte sera le plus grand que nous ayons fait : la gloire en demeurera à Dieu, le service au roi, notre souverain seigneur, l’honneur à nous, et le salut à l’État.

Même à travers ce qu’il peut y avoir d’inexactement recueilli ou d’arrangé après coup dans la harangue de Henri, nous saisissons aussitôt les différences. Henri a de l’esprit, de la gaieté et de la familiarité dans l’esprit ; il appelle l’ennemi le nouveau marié, le beau danseur, toutes choses qui supposent le sourire sous la moustache déjà grisonnante. Napoléon, lui, de l’arc vibrant de sa lèvre, lance sa parole d’acier et ne sourit pas.

M. Jung a très bien saisi ce caractère du talent de Henri IV, si l’on peut ainsi parler, et ce mélange de saillie spirituelle, d’imagination rapide et de cœur. « Pour moi, écrit Henri à la reine Élisabeth (15 novembre 1597), je ne me lasserai jamais de combattre pour une si juste cause qu’est la nôtre ; je suis né et élevé dedans les travaux et périls de la guerre : là aussi se cueille la gloire, vraie pâture de toute âme vraiment royale, comme la rose dedans les épines. » Ici, en écrivant à la vierge-reine, on peut croire qu’il s’était mis en frais d’images : à M. de Batz, son bon serviteur, il écrira tout naïvement (2 novembre 1587) : « Monsieur de Balz, je suis bien marri que vous ne soyez encore rétabli de votre blessure de Coutras, laquelle me fait véritablement plaie au cœur, et aussi de ne vous avoir pas trouvé à Nérac, d’où je pars demain, bien fâché que ce ne soit avec vous, et bien me manquera mon faucheur par le chemin où je vas… » Cette blessure de M. de Batz, qui fait plaie au cœur de Henri, rappelle, selon la remarque de M. Jung, le mot célèbre de Mme de Sévigné à sa fille : « J’ai mal à votre poitrine » ; et l’expression la plus naturelle est celle de Henri. Montluc a parlé quelque part de cette antique qualité de la noblesse de France, à laquelle il suffit d’un petit souris de son maître pour échauffer les plus refroidis : « Et sans crainte de changer prés, vignes et moulins en chevaux et armes, on va mourir au lit que nous appelons le lit d’honneur. » Henri exprime ce même feu de dévouement en deux mots et en le peignant aux yeux. C’est dans une lettre à M. de Lubersac, et vers le temps de Coutras ; toute la lettre est à citer :

Monsieur de Lubersac, j’ai entendu par Boisse des nouvelles de votre blessure, qui m’est un extrême deuil dans ces nécessités. Un bras comme le vôtre n’est de trop dans la balance du bon droit ; hâtez donc de l’y venir mettre et de m’envoyer le plus de vos bons parents que vous pourrez. D’Ambrugeac m’est venu joindre avec tous les siens, châteaux en croupe s’il eût pu. Je m’assure que vous ne serez des derniers à vous mettre de la partie ; il n’y manquera pas d’honneur à acquérir, et je sais votre façon de besogner en telle affaire. Adieu donc et ne tardez, voici l’heure de faire merveilles. Votre plus assuré ami, Henri.

Châteaux en croupe, cela est amené et comme entraîné par la vivacité de l’action ; mais, pour paraître naturel, en est-ce moins heureux ?

C’est assez, et il ne faut pas attacher des commentaires trop longs à cet esprit si rapide et tout de rencontre. Le défaut de la thèse de M. Jung est de trop appliquer la méthode de Quintilien à Henri IV, de lui vouloir prendre la mesure comme à un ancien, de trop diviser et subdiviser son esprit, sa manière de penser et de dire, de séparer dans des compartiments divers ce qui n’a jamais fait qu’un, et ce qu’il vaudrait mieux accepter sous sa forme naturelle ; en un mot, de trop vouloir traiter comme un livre ce qui est un homme. En quelques endroits, il m’a semblé que l’auteur n’était pas encore assez rompu à cette langue française, qu’il manie d’ailleurs avec une ingénieuse finesse. Par exemple, il dira (page 92) que les brocards qu’on n’épargnait pas au jeune roi de Navarre au Louvre, dans les premières années de son mariage, lui apprirent la patience « et les longs supports », au lieu de : à supporter longuement, etc. En deux endroits (pages 95 et 196) je vois le mot luxure appliqué couramment aux galanteries de Henri IV ou de sa femme, et ce mot, qui est du style ascétique ou biblique, n’est plus du langage ordinaire et bienséant. Dès longtemps on est trop homme du monde dans l’Université pour parler ainsi. Dans une lettre du 16 novembre 1580, lorsque Henri écrit à Mellon, gouverneur de Monségur : « Mellon, j’ai avisé d’envoyer le capitaine Marrac à Sainte-Bazeille ; faites-le partir incontinent, sans amener pas un cheval et le moins de goujats quil pourra : vous savez combien la diligence est utile en ce fait », M. Jung croit que c’est par mépris, par orgueil de race, que Henri aurait ici appelé goujats de simples fantassins, tandis que par ce mot il entendait seulement ce que chacun entendait alors, des valets de soldat qui surchargeaient les marches, et dont Maurice de Nassau s’appliqua le premier à débarrasser les armées. Mais, en insistant sur ces détails, je crains aussitôt d’être injuste ; car il faudrait en même temps que je pusse faire remarquer combien il y a d’excellentes choses, et neuves et fines, et subtiles (au meilleur sens, au sens latin du mot), dans ce modeste ouvrage qui rend l’étude du même sujet plus facile à ceux qui viendront après.