II
L’exagération ou, pour parler franc, le faux du livre de Charron est de même nature que dans Montaigne : seulement on en est plus frappé et cela saute plus aux yeux, parce qu’il a dégagé la doctrine de Montaigne de toute la partie badine qui déroute, mais aussi qui amuse ; il a pressé et rapproché les conclusions, les propositions. Or, dans la peinture générale qu’il fait de l’homme, il commence par étaler, sans compensation et sans contre-poids, toutes les causes de misère, d’incertitude et d’erreur ; il humilie l’homme tant qu’il peut, et, à ne considérer même les choses qu’au point de vue purement naturel, il ne tient point compte de cette force sacrée qui est en lui, de cette lumière d’invention qui lui est propre et qui éclate surtout dans certaines races, de ce coup d’œil royal et conquérant qu’il lui est si aisé, à l’âge des espérances et dans l’essor du génie, de jeter hardiment sur l’univers. Tout cela est-il erreur ? tout ce qui s’accorde si bien avec la destinée terrestre et sociale de l’homme ne doit-il pas être considéré bien moins comme une illusion que comme une harmonie ? Charron n’entre en rien dans cette intelligence et cette explication vraiment philosophique de l’humanité, qui, pour la mieux comprendre, en suivrait d’abord les directions générales et en reconnaîtrait les vastes courants : il prend l’homme au rebours et dans ses écarts ; il l’observe malade, infirme, le voit toujours en faute, dans une sottise continuelle, dans une malveillance presque constante : « La plupart des hommes avec lesquels il nous faut vivre dans le monde, dit-il quelque part, ne prennent plaisir qu’à mal faire, ne mesurent leur puissance que par le dédain et injure d’autrui. » De ce qu’il y a certains cas où les sens se trompent et ont besoin d’être redressés, il en conclut que ce qui nous arrive par leur canal n’est qu’une longue et absolue incertitude. Les sens trompent la raison, et en échange ils sont souvent trompés par elle : « Voyez quelle belle science et certitude, dit-il, l’homme peut avoir, quand le dedans et le dehors sont pleins de fausseté et de faiblesse, et que ces parties principales, outils essentiels de la science, se trompent l’une l’autre. » Il en résulte à ses yeux que les animaux, qui semblent▶ aller plus à coup sûr, ont bien des avantages sur l’homme ; peu s’en faut par moments qu’il ne leur accorde une entière préférence. Il tient fort du moins à ce qu’il y ait « un grand voisinage et cousinage entre l’homme et les autres animaux. Ils ont, pense-t-il, plusieurs choses pareilles et communes, et ont aussi des différences, mais non pas si fort éloignées et dispareilles qu’elles ne se tiennent : l’homme n’est du tout au-dessus, ni du tout au-dessous. » Il fait une cote mal taillée, et voilà une sorte d’égalité établie. En un mot, dans toute sa première partie, Charron taquine l’homme et lui fait échec sur tous les points, mais sans rire comme Montaigne, avec gravité, en s’appesantissant ; et tout cela pour arriver à le relever ensuite et le restaurer moyennant la construction de sa lente et artificielle sagesse.
Il doit cependant au commerce de son maître et ami, et à son propre sens, bien de bonnes pensées qu’il exprime heureusement : dès le début de son second livre, où il en vient à exposer les instructions et règles générales de sagesse, il remarque combien, telle qu’il l’entend et qu’il la conçoit, elle est chose rare dans le monde, et il le dit avec bien de la vivacité (je suppose que l’expression dans ce qui suit est de lui et non de Montaigne, car je n’ai pas tout vérifié, et l’on a toujours à prendre garde, quand on loue Charron, d’avoir affaire à Montaigne lui-même) :
Chacun, dit-il donc, se sent de l’air qu’il haleine et où il vit, suit le train de vivre suivi de tous : comment voulez-vous qu’il s’en avise d’un autre ? Nous nous suivons à la piste, voire nous nous pressons, échauffons ; nous nous coiffons et investissons les vices et passions les uns aux autres ; personne ne crie Holà ! Nous faillons, nous nous mécomptons. Il faut une spéciale faveur du ciel, et ensemble une grande et généreuse force et fermeté de nature, pour remarquer l’erreur commune que personne ne sent, s’aviser de ce de quoi personne ne s’avise, et se résoudre à tout autrement que les autres.
Il y en a bien aucuns et rares, je les vois, je les sens, je les fleure et les haleine avec plaisir et admiration : mais quoi ? ils sont ou Démocrites ou Héraclites.
C’est-à-dire que, de ces hommes plus sages, les uns rient, et les autres pleurent : les uns se moquent et prennent tout par le ridicule, les autres penchent du côté de la plainte ou de la crainte, n’osent parler que bas et à demi-bouche ; ils déguisent leur langage ; ils mêlent et étouffent leur pensée ; ils ne parlent pas sec, distinctement, clairement :
Je viens après eux et au-dessous d’eux, ajoute Charron ; mais je dis de bonne foi ce que j’en pense et en crois, clairement et nettement. Je ne doute pas que les malicieuses gens de moyen étage n’y mordent : eh ! qui s’en peut garder ? Mais je me fie que les simples et débonnaires, et les Éthériens et sublimes en jugeront équitablement…
Il a l’air ici de vouloir s’appuyer sur le double assentiment des sages et des simples, et de ne faire bon marché que de l’entre-deux ; mais cela est dit pour la forme, et il se soucie très peu des simples et du peuple. Je sais qu’il a soin de définir le peuple ou vulgaire comme étant formé, à ses yeux, d’esprits de toutes classes, de même qu’il appelle du nom de pédants beaucoup de ceux qui ont des robes et beaucoup aussi qui n’en ont pas ; malgré ces distinctions judicieuses, on peut dire toutefois qu’il est contre le vulgaire avec excès42, et qu’il se met par là en contradiction avec son propre but, qui est avant tout de vulgariser la sagesse. C’est un reste d’école chez lui : il ne devine pas assez qu’un moment approche où il y aura accession ouverte et libre de tous les esprits sur quantité de questions, et que le philosophe et le vrai sage sera tenu, dans ses solutions, de compter de plus en plus avec le sentiment de ce grand nombre dont on fait partie soi-même, et avec cette philosophie irréfléchie, mais nécessaire, qui résulte de l’humaine et commune nature.
Un des mots qu’employait le plus habituellement le spirituel et naïf Joinville, s’entretenant avec son royal maître saint Louis, c’est le mot de prud’homie : ce même mot dans un sens purement moral et philosophique est aussi celui de Charron. Prud’homie parfaite, selon lui, a pour fondement « un esprit universel, galant, libre, ouvert et généreux, un esprit voyant partout, s’égayant par toute l’étendue belle et universelle du monde et de la nature ». La vertu ou vraie prud’homie, que Charron veut édifier là-dessus, est à son tour « libre et franche, mâle et généreuse, riante et joyeuse, égale, uniforme et constante, marchant d’un pas ferme, fier et hautain, allant toujours son train, sans regarder de côté ni derrière, sans s’arrêter et altérer son pas et ses allures pour le vent, le temps, les occasions ». Le ressort de cette prud’homie, « c’est la loi de nature, c’est-à-dire, l’équité et raison universelle qui luit et éclaire en un chacun de nous. Qui agit par ce ressort, agit selon Dieu… » Charron ici, comme en quelques autres endroits, se trouve en contradiction avec son premier scepticisme fondamental, et moyennant cette lumière naturelle qui luit en chacun et qu’il ◀semble▶ reconnaître, il est plus voisin des platoniciens qu’il ne croit. C’est ainsi qu’en d’autres passages, il présente la philosophie comme l’aînée de la théologie, de même que la nature est l’aînée de la grâce ; ce qui ne peut être dit raisonnablement que d’une philosophie capable d’atteindre d’elle-même, et par une pleine vue, à des principes que la théologie viendrait ensuite confirmer ou couronner. Les sceptiques, s’ils n’y prennent garde, ont de ces contradictions-là.
Un endroit de Charron relatif à la prud’homie a été très remarqué et a été aussi sujet à objection. Il accorde beaucoup à la piété, à la véritable, qu’il distingue soigneusement et en traits vigoureux d’avec la superstition ; puis il ajoute un avis nécessaire, dit-il, à celui qui prétend à la sagesse, qui est, d’une part, de ne point séparer la piété de la vraie prud’homie, et d’autre part, et encore moins, de ne les confondre et mêler ensemble : « Ce sont deux choses bien distinctes et qui ont leurs ressorts divers, que la piété et la probité, la religion et la prud’homie, la dévotion et la conscience : je les veux toutes deux jointes en celui que j’instruis ici… mais non pas confuses. » Le père Buffier, d’ailleurs très équitable envers Charron, a relevé ce passage en disant : « Une probité sans religion serait une probité sans rapport à la divinité et indépendante de la loi de Dieu. Or, quel fondement inébranlable pourrait avoir cette probité ? » On ne voit pas, en effet, pourquoi, dans une institution et formation parfaite de l’homme, la piété, comme l’entendait dans l’antiquité un Énée selon Virgile, un Plutarque ou un Xénophon, et à plus forte raison comme l’entendent les vrais chrétiens selon l’Évangile, ne contribuerait pas, tout en couronnant et faisant fleurir la probité en nous, à l’arroser de plus et à la vivifier dès le principe et à la racine. Charron ici, dans sa définition tant de la probité que de la religion, et du lien qui les unit, a été tout occupé d’éviter à son homme de bien la crainte des châtiments futurs pour unique principe d’action, et il a trop oublié la charité et l’amour. Toutefois, sa pensée et sa recommandation, pour être appréciées comme il faut, ne doivent point se séparer des temps où il écrivait : qu’on se reporte, en effet, à ce lendemain des guerres civiles et des fanatismes sanglants, à ces horreurs récentes exercées des deux parts au nom de la religion et d’une fausse piété, et l’on concevra tout le sens et l’application de cet endroit ; il redoute la confusion si facile à faire quand un zèle excessif s’en mêle ; il craint à bon escient et par expérience que l’on ne traite comme malhonnêtes gens et criminels tous ceux qui ne pensent point en matière de foi comme nous-mêmes, et il cherche, en émancipant moralement la probité, à bien établir qu’il y a des vertus respectables qui peuvent subsister à côté et indépendamment de la croyance. C’était là une des leçons de Charron qui allaient droit à l’adresse de ses contemporains.
On citerait de Charron quantité de beaux et judicieux passages pour la tolérance et contre les dogmatistes opiniâtres, qui veulent donner la loi au monde : « Où le moyen ordinaire fait défaut, l’on y ajoute le commandement, la force, le fer, le feu. » Il parle avec bien de l’humanité et du bon sens contre la question et la torture : avec bien du sens aussi contre l’autorité en matière de science. Dans tout cet ordre moral et pratique, Charron, à son heure, est un instituteur utile et l’un des artisans éclairés qui préparent l’esprit de la société moderne. Dans l’analyse et la description qu’il donne des quatre vertus essentielles, à l’article « De la prudence », il traite de la prudence politique, de celle qui est requise dans le souverain pour gouverner ses États. À cet endroit, Charron reconnaît qu’il a puisé abondamment dans le traité de politique de Juste Lipse, comme précédemment il l’avait reconnu pour du Vair. Il ne fait que changer la méthode de Lipse, mais il a pris le fond : « La moëlle de son livre est ici », dit-il. C’est de cette sorte que partout il ne se donne que pour l’économe, le distributeur public des bonnes et saines lectures qu’il a digérées et recueillies. En retraçant un portrait du parfait souverain en ces belles années de Henri IV, il ◀semble quelquefois dessiner d’après nature, mais il laisse aux lecteurs les applications à faire, et il ne le dit pas.
Son chapitre sur l’éducation, sur les devoirs des parents envers les enfants, vient bien après ceux de Rabelais et de Montaigne sur le même sujet et en est comme une rédaction complète et nouvelle. Il s’occupe de l’enfant dès avant la naissance, et donne là-dessus, comme ferait un médecin, des prescriptions qui sont de pure hygiène. L’enfant aussitôt né, il songe à la nourrice : « Selon la raison, dit-il, et tous les sages, ce doit être la mère » ; et il cite à ce sujet ce que dit le philosophe Favorinus chez Aulu-Gelle et ce que répétera Rousseau43.
Il fait commencer l’instruction dès les plus tendres années de l’enfant ; il montre la force des premières impressions, il développe le « quo semel est imbuta recens… » : « Cette âme donc toute neuve et blanche, tendre et molle, reçoit fort aisément le pli et l’impression que l’on lui veut donner, et puis ne le perd aisément. » Cette jolie et franche expression (une âme toute neuve et blanche, mens novella) est-elle bien de luim ? Il a beaucoup d’expressions de cette sorte, fraîches ou fortes, et presque toujours vives, dont il nourrit et anime sa diction ; il dira, parlant des enfants : « Il faut leur grossir le cœur d’ingénuité, de franchise, d’amour, de vertu et d’honneur. » Il dira, parlant de la ditférence trop souvent profonde et de l’abîme qu’il y a, — qu’il y avait alors, — entre le sage et le savant : « Qui est fort savant n’est guère sage, et qui est sage n’est pas savant. Il y a bien quelques exceptions en ceci, mais elles sont bien rares. Ce sont des grandes âmes, riches, heureuses. Il y en a eu en l’Antiquité, mais il ne s’en trouve presque plus. » Il dira de Scipion accusé et dédaignant de se défendre : « Il avait le cœur trop gros de nature pour se savoir être criminel, etc. » Que ces expressions soient à lui ou primitivement à Montaigne, il a le talent de les poursuivre et de les continuer ; il est homme à en trouver à son tour de pareilles, et qui ne déparent pas celles qu’il tient de l’original. Charron, à force d’en user, en a fait son ordinaire. Il a le vocabulaire à la fois solide et coloré.
Quant au fond, il recommande tout ce que son maître a également recommandé, de ne point laisser les valets ni servantes embabouiner cette tendre jeunesse de sots contes ni de fadaises ; de ne pas croire que l’esprit des enfants ne se puisse appliquer aux bonnes choses aussi aisément qu’aux inutiles et vaines : « Il ne faut pas plus d’esprit à entendre les beaux exemples de Valère Maxime et toute l’histoire grecque et romaine, qui est la plus belle science et leçon du monde, qu’à entendre Amadis de Gaule… Il ne se faut pas délier de la portée et suffisance de l’esprit, mais il le faut savoir bien conduire et manier. » Il s’élève contre la coutume, alors presque universelle, de battre et fouetter les enfants ; c’est le moyen de leur rendre l’esprit bas et servile, car alors « s’ils font ce que l’on requiert d’eux, c’est parce qu’on les regarde, c’est par crainte et non gaiement et noblement, et ainsi non honnêtement. » Dans l’instruction proprement dite, il veut qu’en tout on vise bien plutôt au jugement et au développement du bon sens naturel qu’à l’art et à la science acquise ou à la mémoire ; c’est à cette occasion qu’il établit tous les caractères qui séparent la raison et la sagesse d’avec la fausse science. Il ne s’agit pas de faire de son élève un clerc, et aussi, quand il sera dans le monde, il n’y fera point de pas de clerc :
Venez à la pratique, prenez-moi un de ces savanteaux, menez-le-moi au conseil de ville, en une assemblée en laquelle l’on délibère des affaires d’État, ou de la police, ou de la ménagerie : vous ne vîtes jamais homme plus étonné : il pâlira, rougira, blêmira, toussera ; mais enfin il ne sait ce qu’il doit dire. S’il se mêle de parler, ce seront de longs discours, des définitions, divisions d’Aristote : Ergo, etc. Écoutez en ce même conseil un marchand, un bourgeois, qui n’a jamais ouï parler d’Aristote ; il opinera mieux, donnera de meilleurs avis et expédients que les savants44.
Le tout est de distinguer entre la bonne instruction et la fausse. La véritable est celle qui ne s’applique point extérieurement et machinalement à l’esprit, qui ne lui impose pas des formes une fois trouvées, et par lesquelles on se croit dispensé du ressort intérieur et de l’invention naturelle. Il ne s’agit pas enfin de s’informer du savoir et des opinions d’autrui pour en faire montre, il faut les rendre nôtres : « Il ne faut pas les loger en notre âme, mais les incorporer et transsubstancier. Il ne faut pas seulement en arroser l’âme, mais il la faut teindre et la rendre essentiellement meilleure, sage, forte, bonne, courageuse : autrement de quoi sert d’étudier ? » Et ici vient l’exemple des mouches à miel
qui n’emportent point les fleurs comme les bouquetières (dont il vient de parler), mais s’asseyant sur elles comme si elles les couvaient, en tirent l’esprit, la force, la vertu, la quintessence, et s’en nourrissent, en font substance, et puis en font de très bon et doux miel, qui est tout leur : ce n’est plus thym ni marjolaine.
Le jour où Charron a ainsi emprunté à Montaigne, et en propres termes, cette délicieuse et inoubliable image pour la mettre couramment au beau milieu de son texte, il a été bien modeste, et il a donné pour jamais, devant le monde et devant la postérité, sa mesure comme écrivain, sa démission comme auteur original.
Nous n’aurions qu’à continuer la lecture de ce chapitre pour avoir à renouveler les remarques du même genre, et aussi pour apprécier l’utilité dont Charron a pu être dans les progrès si lents de l’éducation publique dans notre pays. Il a tout à fait pressenti la méthode de Messieurs de Port-Roval, lorsqu’il a engagé le maître « à souvent interroger son écolier, à le faire parler et dire son avis sur tout ce qui se présente ».
Il faut, dit-il, réveiller et échauffer leur esprit par demandes, les faire opiner les premiers et leur donner même liberté de demander, s’enquérir, et ouvrir le chemin quand ils voudront. Si, sans les faire parler, on leur parle tout seul, c’est chose presque perdue : l’enfant n’en fait en rien son profit, pour ce qu’il pense n’en être pas d’écot ; il n’y prête que l’oreille, encore bien froidement ; il ne s’en pique pas comme quand il est de la partie.
Mais cela est bien plus aisé à pratiquer lorsqu’on n’a qu’une élite et un choix d’élèves, comme c’était le cas pour les écoles de Port-Royal, que lorsqu’on en a toute une armée comme dans les collèges ; le très grand nombre permet peu cette coopération de vive voix de tous à leur propre enseignement.
Sans entrer dans une analyse exacte et complète, j’ai à peu près touché à tout ce qu’il nous importe le plus de noter en Charron. À mesure qu’on avance d’ailleurs dans la lecture de son livre, on s’aperçoit qu’il a tout dit, et il s’en aperçoit lui-même en procédant par de nombreux renvois. Le livre, tel qu’il était, eut beaucoup de succès dès l’instant de la publication (1601). Les esprits solides et qui ne haïssent pas la pesanteur préférèrent même tout d’abord Charron à Montaigne. D’un jardin anglais ou du verger d’Alcinoüs il avait fait une pièce de terre labourable : il fut réputé excellent. D’autres esprits cependant prirent l’alarme ; ce procédé didactique mettait trop en lumière le désaccord de quelques opinions de l’auteur avec sa condition de prêtre et de théologien ; et comme l’a dit Voltaire :
Montaigne, cet auteur charmant,Tour à tour profond et frivole,Dans son château paisiblement,Loin de tout frondeur malévole,Doutait de tout impunément,Et se moquait très librementDes bavards fourrés de l’école ;Mais quand son élève Charron,Plus retenu, plus méthodique,De sagesse donna leçon,Il fut près de périr, dit-on,Par la haine théologique.
Charron ne fut nullement près de périr, il dut cependant songer à se défendre : il le fit dans un sommaire de son livre ou Petit Traité de la sagesse, qui ne parut qu’après sa mort. Ce qui parlait surtout en sa faveur, c’était sa vie, la pureté de ses mœurs, l’égalité et la tranquillité de son âme : « C’est une science divine et bien ardue, disait-il, que de savoir jouir loyalement de son être, se conduire selon le modèle commun et naturel, selon ses propres conditions, sans en chercher d’autres étranges. » Cette science pratique, à laquelle, sauf de rares et courts instants de passion, il avait toujours été disposé, il paraît qu’il l’avait tout à fait acquise en vieillissant ; l’équilibre de son humeur et de son tempérament l’y aidait ; il avait pris pour sa devise : Paix et peu, et il la justifiait par toute sa vie. Des prélats distingués n’avaient pas cessé, depuis sa publication de La Sagesse, de l’estimer comme auparavant et de le vouloir attirer à eux. L’évêque de Boulogne-sur-Mer, qui était à la fois prieur de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs à Paris, offrit à Charron sa théologale, et celui-ci eût peut-être accepté s’il n’avait craint, à cet âge déjà avancé, l’air humide du rivage de la mer. Il vint pourtant à Paris pour remercier l’évêque de Boulogne, qui s’y trouvait, et de plus pour vaquer à la réimpression de son livre, auquel il avait apporté en quelques endroits des adoucissements et des précautions. C’est pendant ce séjour que, le dimanche 16 novembre 1603, il fut frappé d’apoplexie foudroyante dans la rue Saint-Jean-de-Beauvais, au coin de celle des Noyers ; il avait soixante-deux ans. La seconde édition de La Sagesse ne parut donc qu’après sa mort, et comme l’auteur n’était plus là pour la surveiller et se défendre, il s’éleva des difficultés dans lesquelles intervinrent utilement le premier président Achille de Harlay et le président Jeannin : ce dernier, dont la religion n’était pas suspecte, fut chargé par le chancelier d’examiner cette seconde édition (1604), dans laquelle il fit de petits retranchements et introduisit quelques corrections, y jetant çà et là quelques parenthèses explicatives ; moyennant quoi il l’approuva hautement.
La réputation de Charron se soutint pendant toute la première moitié du xviie siècle. Goûté et suivi par ces hommes de l’école érudite et libre, La Mothe Vayer, Gassendi, Naudé, il eut l’honneur d’être burlesquement insulté par le père Garasse :
Quant au sieur Charron, disait ce facétieux dénonciateur des beaux esprits de son temps, je suis contraint d’en dire un mot pour désabuser le monde et les faibles esprits qui avalent le venin couvert de quelques douces paroles et de pensées aucunement favorables, lesquelles il a tirées de Sénèque et naturalisées à la française, sans voir bonnement ce qu’il faisait ; car c’était un franc ignorant, et semblable à ce petit oiseau du Pérou, qui s’appelle le tocan, et qui n’a rien que le bec et la plume. Il est vrai que quelques-uns lui ont fait cette charité de revoir ses écrits, et nommément sa Sagesse et sa Divinité (probablement ses Discours chrétiens), pour en retrancher les plus apparentes impiétés ; mais on peut dire que les œuvres de ce Charron ressemblent à une vieille roue toute rompue et démembrée, etc.
Et Garasse continue de jouer sur ce nom de Charron et sur le chariot qu’il n’a pas su mener. Parmi ceux pourtant qui critiquèrent le livre de La Sagesse, il en est un qui mérite d’être distingué, c’est l’auteur de l’écrit intitulé Considérations sur la sagesse, publiées en 1643, et qu’on dit être le médecin Chanet : il est modeste, il est modéré de ton, il se montre plein d’égards pour l’auteur qu’il réfute. Cela est d’autant plus remarquable que ce livre fut composé par l’auteur encore très jeune et au sortir des écoles ; après l’avoir laissé dormir quelques années, il se décida à le faire imprimer et à dire hautement son avis, qui était celui de beaucoup de gens, au risque seulement de déplaire à ceux (car il y en avait) « qui prenaient Charron pour Socrate et l’Apologie de Raimond Sebond pour l’Évangile. » — À cela près, disait-il,
je ne laisse pas d’estimer Charron, et de croire qu’il doit être estimé savant, et encore plus judicieux ; que son livre De la sagesse est fort bon en gros, et qu’il y a fort peu de savants hommes en France qui n’aient profité de sa lecture. Ceux qui auront assez de loisir pour lire plus avant, verront que j’aime la réputation de cet auteur ; que je fais valoir quelques-unes de ses opinions, et que je respecte toutes les autres.
Chanet se met donc à réfuter Charron et Montaigne (sans nommer ce dernier) sur les principes de leur scepticisme ; il se sert de ses connaissances en médecine et en histoire naturelle pour rabattre de ce qu’ils ont dit des animaux et pour maintenir l’homme à son rang légitime45. Il montre qu’il y a une certitude suffisante dans les notions qui nous viennent par les sens. Dans le spectacle de ce monde et dans le rôle qui y est départi à l’homme, il plaide, par des raisons plausibles, les causes finales, et maintient pour vrai le but apparent des choses, en se tenant au point de vue de l’optique humaine. Il donne raison à plus d’un préjugé contre le paradoxe. Si j’osais traduire toute mon idée en des matières qui ne sont pas miennes, je dirais que le médecin Chanet défend le sens général et le sens commun en philosophie, l’opinion des demi-savants et du peuple, par des raisons qui, légèrement rajeunies un siècle plus tard, seront assez celles de l’école écossaise. Il a des pages très ingénieuses, très fines, sur l’instinct et la raison, sur les caractères qui les spécifient, perfection prompte, courte et immobile, d’un côté, perfectibilité de l’autre. C’est un naturaliste religieux, mais observateur, et qui suit la voie expérimentale. Enfin le meilleur éloge qu’on puisse faire de cette réfutation trop peu connue, c’est que, pour le ton comme pour le fond, elle eût été digne d’être estimée par Charron lui-même46.
Dès la seconde partie du xviie siècle Charron n’était plus guère qu’un nom, et on ne le lisait qu’assez peu, j’imagine, bien que les Elzevirs en eussent multiplié les exemplaires dans les bibliothèques. Le xviiie siècle ne l’a pas ressuscité. Montaigne, de mieux en mieux lu et compris, et qui est autant un poète qu’un philosophe, a dispensé de Charron qui, à bien des égards, n’a fait autre chose que donner une édition didactique des Essais, une table bien raisonnée des matières, et qui n’avait point ce qui fait vivre. Pourtant, par son jugement plein et sa ferme démarche d’esprit, par son style sain, grave et scrupuleux, et qui eut même son éclat d’emprunt, il mérite estime et souvenir comme tout ancien précepteur qui a été utile en son temps ; l’histoire littéraire lui doit de le placer toujours à la suite de Montaigne, comme à la suite de Pascal on met Nicole, — comme autrefois on mettait à côté de La Rochefoucauld M. Esprit qu’on fait bien de ne plus y mettre47.