(1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIe entretien. Ossian fils de Fingal, (suite) »
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(1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIe entretien. Ossian fils de Fingal, (suite) »

CXLVIe entretien. Ossian fils de Fingal
(suite)

X

Le deuxième volume commence par un poëme en plusieurs chants, intitulé Temora. Ce poëme déroule toutes les notes lyriques ou pathétiques de ces épopées.

TEMORA

« Déjà les vagues azurées de la mer d’Ullin roulent à la clarté du jour. Les vertes collines sont revêtues de lumières, les arbres balancent leurs cimes touffues au souffle des zéphyrs, les torrents grisâtres versent leurs bruyantes ondes. Deux coteaux, chargés de chênes antiques, dominent une étroite vallée. Là coule un ruisseau tranquille. Sur ses bords était Caïrbar, souverain d’Atha, debout, appuyé sur sa lance, les yeux rouges, chargés de terreur et de tristesse. Du fond de son âme s’élève l’image de Cormac, couvert de ses horribles blessures ; le pâle fantôme du jeune héros apparaît dans l’obscurité : le sang coule de ses flancs aériens. Trois fois Caïrbar jette sa lance sur la bruyère, trois fois il porte la main à sa barbe. Ses pas sont courts et pressés, souvent il s’arrête et agite ses bras nerveux. Telle une nue inconstante change de forme à chaque bouffée de vent, attriste les vallons et les menace tour à tour d’une inondation subite.

Enfin Caïrbar recueille son âme et saisit sa lance. Il tourne les yeux vers la plaine de Lena ; il aperçoit les guerriers qu’il avait envoyés à la découverte sur les bords de l’Océan. La peur précipitait leurs pas ; ils accouraient en regardant souvent derrière eux. Caïrbar comprit que l’ennemi s’avançait, et appela les chefs de son armée.

La terre retentit sous leurs pas ; ils arrivent : tous à la fois tirent l’épée. Là paraissent Morlath, au visage sombre ; Hidala, à la longue chevelure. Cormac s’appuie sur sa lance, roulant des yeux louches. Plus farouche est encore, sous deux épais sourcils, le regard de Malthos. Au milieu d’eux s’élève l’inébranlable Foldath. Sa lance est comme le sapin de Slimora qui lutte avec les vents : son bouclier porte la marque des combats, et son œil méprise le danger. Ces héros et mille autres avec eux environnaient Caïrbar. Quand l’espion de l’Océan, Morannal, arriva de la plaine de Lena, ses yeux égarés semblaient sortir de sa tête, ses lèvres étaient pâles et tremblantes.

« Eh quoi ! dit-il, l’armée d’Erin est tranquille et silencieuse comme une forêt au déclin du jour, et Fingal est sur la côte ! Fingal, ce roi de Morven, si terrible dans les combats ! »

« As-tu vu ce guerrier, dit Caïrbar en soupirant ; ses héros sont-ils en grand nombre ? Lève-t-il la lance des combats, ou apporte-t-il la paix ? » — « Il n’apporte pas la paix, ô Caïrbar, j’ai vu sa lance levée. Le sang de mille guerriers en rougit l’acier. Il a sauté le premier sur le rivage. La vieillesse n’a point affaibli sa vigueur. Ses membres nerveux se meuvent avec souplesse. Elle est à son côté, cette épée dont le premier coup est toujours suivi de la mort. Son bouclier terrible est tel que la lune sanglante au milieu de l’effrayante tempête. Suivent Ossian, le roi des chants, et Gaul, le premier des mortels.

Connal s’élance sur leurs traces en s’appuyant sur sa lance. Dermid laisse flotter son épaisse et noire chevelure. Le jeune chasseur du Moruth, Fillan, bande son arc. Mais quel est ce héros qui les devance ? C’est Oscar, le fils d’Ossian. Son visage brille au milieu des touffes épaisses de ses cheveux qui tombent en longues boucles sur ses épaules. Ses noirs sourcils sont à moitié cachés sous l’acier de son casque ; son épée pend librement à son côté. À chaque pas qu’il fait, les éclairs jaillissent de sa lance. Ô Caïrbar, j’ai fui ses regards terribles. »

Oscar, petit-fils de Fingal, tomba en trahison sous les coups du traître Caïrbar qui l’avait invité à sa fête.

Ossian accourt…

Nous trouvâmes Oscar appuyé sur son bouclier. Nous vîmes son sang autour de lui : tous nos guerriers restent muets, accablés de douleur : tous détournent la vue et pleurent. Fingal s’efforce en vain de cacher ses larmes : il se penche sur mon fils, et prononce ces paroles, vingt fois interrompues par ses soupirs :

« Oscar, tu péris au milieu de ta course ! Le cœur d’un vieillard palpite sur toi. Il voit les combats que l’avenir lui promet. Ces combats sont retranchés de ta gloire. Quand la joie habitera-t-elle dans Selma ? Quand la douleur sortira-t-elle de Morven ? Mes enfants périssent l’un après l’autre. Fingal restera le dernier de sa race ; la gloire que j’ai acquise passera. Ma vieillesse sera sans amis ; assis dans mon palais solitaire, je ne te verrai point revenir triomphant, je n’entendrai point le bruit de tes armes. Pleurez, héros de Morven, Oscar ne se relèvera plus. »

Ils le pleurèrent, ô Fingal ! ce héros était cher à leur cœur. Il allait combattre : l’ennemi disparaissait. La paix et la joie revenaient avec lui. Le père ne pleura point la perte de son jeune fils ; le frère ne donna point des larmes à la mort de son frère chéri… Le chef du peuple n’était plus. À ses pieds Luath et Branno poussaient de tristes hurlements. Souvent Oscar poursuivit avec eux le chevreuil du désert.

Quand Oscar vit autour de lui ses amis en pleurs, sa poitrine se gonfla de soupirs. « Les gémissements de ces vieillards, nous dit-il, les cris de ces animaux fidèles, l’éclat soudain de ces chants de douleur ont attendri mon âme, cette âme jusqu’alors insensible comme l’acier de mon épée. Ossian, porte-moi sur mes collines ; élève le monument de ma gloire. Place le bois d’un cerf et mon épée dons mon étroite demeure : le torrent emportera peut-être la terre qui la couvrira, le chasseur trouvera ce fer et dira : Ce fut là l’épée d’Oscar.

C’en est donc fait, ô mon fils ! ô ma gloire ! Oscar, je ne te verrai plus. On racontera aux autres pères les exploits de leurs enfants, et moi, je n’entendrai plus parler de mon Oscar. La mousse couvre les quatre pierres grisâtres de ta tombe : le vent gémit alentour… Nous combattrons sans toi ; tu ne poursuivras plus les timides chevreuils… Quand un guerrier reviendra des guerres étrangères et dira : J’ai vu près d’un torrent la tombe d’un chef, il tomba sous les coups d’Oscar, le premier des héros ! peut-être j’entendrai sa voix, peut-être alors un sentiment de joie renaîtra dans mon cœur.

XI

Ossian pleure Oscar. « Bientôt, dit-il, s’élève dans la nuit un murmure triste et confus semblable au bruit du lac Lego, quand ses eaux resserrées par la gelée rompent au printemps toutes leurs chaînes et que les glaçons résonnent au loin.

« Mais quel est celui qui vient de la vallée du Lubar, et sort des plis humides de la robe du matin ! Les gouttes de rosée sont sur sa tête ; sa démarche annonce la tristesse. C’est Carril, le chantre des temps passés. Il vient de la caverne silencieuse de Tura. Je l’aperçois sur le rocher, à travers les voiles légers du brouillard. Là, peut-être, l’ombre de Cuchullin s’assied sur la bouffée de vent qui courbe les arbres de la colline. Il se plaît à entendre l’hymne du matin chanté par le barde d’Erin.

« Les vagues se pressent et reculent épouvantées ; elles entendent le bruit de ta marche, ô soleil ! Fils du ciel, que ta beauté est terrible, quand la mort se cache dans ta chevelure enflammée, quand tu roules devant toi tes brûlantes vapeurs sur les armées ! Mais que tes rayons sont agréables au chasseur assis près d’un rocher au milieu de la tempête, quand tu regardes au travers d’un nuage, et que tu luis sur ses cheveux humides ! Joyeux, il abaisse ses regards sur le vallon, et voit descendre et bondir les chevreuils. Soleil, jusques à quand te lèveras-tu dans la guerre ? jusques à quand rouleras-tu dans les cieux comme un bouclier sanglant ? Je vois les ombres des héros errer autour de ton globe et l’obscurcir… Mais où s’égarent les paroles de Carril ? Le fils du ciel sent-il la douleur ? Toujours pur et brillant dans sa course, il se réjouit au milieu de ses rayons. Roule, astre insensible… Mais un jour peut-être tu tomberas aussi ; un jour, malgré tes efforts, la robe noire t’enveloppera pour toujours au milieu du firmament. »

Ta voix, dis-je à Carril, plaît à l’âme d’Ossian, comme le bruit de l’ondée matinale quand elle tombe dans une vallée qui reçoit les premiers regards du soleil. Mais ce n’est pas ici le temps, ô barde, de s’asseoir pour disputer le prix du chant. Fingal est sous les armes. Au pied de cette colline, tu vois les flammes qui partent de son bouclier ; tu vois l’air sombre et terrible dont il regarde les flots d’ennemis roulant dans la plaine.

Mais, ô Carril, n’aperçois-tu point cette tombe auprès du torrent ? Trois pierres lèvent leurs têtes grisâtres au-dessous d’un chêne courbé par les vents : sous ces pierres repose un chef ; ouvre à son âme le séjour des vents, ouvre-lui son palais aérien ; c’est le frère de Cathmor : que tes chants montent vers son ombre et la comblent de joie !

XII

Malvina, veuve d’Oscar, fils d’Ossian, reste auprès de son beau-père ; elle y gémit… Elle y chante parfois ses peines ; voici un de ses poëmes ; elle y réveille le génie engourdi d’Ossian.

CROMA

Malvina.

Oui, c’était la voix de mon amant ! Rarement son ombre vient me visiter dans mes songes. Ouvrez vos palais aériens, pères du puissant Toscar. Ouvrez leurs portes de nuages, Malvina est prête à vous rejoindre. Une voix me l’a annoncé dans mon sommeil ; et je sens que mon âme est près de prendre son vol. Ô vents, pourquoi avez-vous quitté les flots du lac ? Vos ailes ont agité la cime de ces arbres, et le bruit a fait évanouir la vision. Mais Malvina a vu son amant ; sa robe aérienne flottait sur les vents : ce rayon de soleil en dorait les franges : elles brillaient comme l’or de l’étranger. Oui, c’était la voix de mon amant : rarement son ombre vient me visiter dans mes songes !

Fils d’Ossian, cher Oscar, tu vis dans le cœur de Malvina : mes soupirs se lèvent avec l’aurore, et mes larmes descendent avec la rosée de la nuit. Cher amant, je fleurissais en ta présence comme un jeune arbrisseau ; mais la mort, comme un vent brûlant, est venu flétrir ma jeunesse. Ma tête s’est penchée ; le printemps est revenu avec ses rosées bienfaisantes et ne m’a point fait refleurir. Mes jeunes compagnes me voyaient dans un morne silence au milieu de ma demeure ; elles touchaient la harpe pour rappeler la joie dans mon âme ; mais les larmes coulaient toujours sur les joues de Malvina : elles voyaient ma tristesse profonde, et elles me disaient : « Pourquoi es-tu si obstinée dans ta douleur, toi la première des belles de Lutha ? Ton amant était donc à tes yeux aimable et beau comme le premier rayon du matin ? »

Ossian.

Ô ma fille, ta voix charme mon oreille : tu as sans doute entendu dans tes songes les chants des bardes décédés, lorsque le sommeil descendait sur tes yeux au doux murmure du Morut : tu as entendu leurs concerts dans un beau jour au retour de la chasse, et tu répètes leurs chants mélodieux. Tes accents, ô Malvina, sont doux, mais ils attristent l’âme : il est un charme dans la tristesse, lorsqu’elle est douce, et que le cœur est en paix ; mais le chagrin, ô Malvina, consume l’homme, et ses jours s’écoulent bientôt dans les larmes : il tombe comme la fleur que la nuit a couverte de rosée, et que le soleil du midi vient brûler de ses rayons. Ma fille, prête l’oreille aux chants d’Ossian ; il se rappelle les jours heureux de sa jeunesse.

Fingal m’ordonna de déployer mes voiles. J’obéis : j’arrive et j’entre dans la baie de Croma, dans le riant pays d’Inisfail. On voit s’élever sur la côte les tours antiques du palais de Crothar. Ce héros combattit avec gloire dans sa jeunesse ; mais alors les années accablaient ce guerrier. Rothmar l’assiégeait dans son palais. Fingal, brûlant de rage, envoya son fils Ossian secourir le compagnon de sa jeunesse et combattre Rothmar. Je députe un barde, qui me devance : j’arrive ensuite au palais de Crothar. Je trouve le vieillard assis au milieu des armes de ses pères. Ses yeux ne voyaient plus ; ses cheveux blancs volaient autour du bâton sur lequel il appuyait son corps chancelant. Il murmurait tout bas les chants des siècles passés : le bruit de nos armes frappa son oreille ; il se lève avec effort, étend sa main tremblante, me touche et bénit le fils de Fingal. « Ossian, me dit-il, mes forces sont évanouies. Que ne puis-je lever cette épée, comme le jour où je combattais près de ton père à Strutha ? Ton père était le premier des mortels ; mais Crothar n’était pas non plus sans gloire. Le roi de Morven loua mon courage et plaça sur mon bras le bouclier de Calthar, qu’il avait tué dans la guerre. Ne le vois-tu pas suspendu à cette voûte ? Hélas ! mes yeux ne peuvent plus le voir. Ossian, as-tu la force de ton père ? Laisse-moi toucher ton bras. » J’obéis à son désir ; ses mains tremblantes touchèrent mon bras : il soupire ; il pleure : « Mon fils, me dit-il, tu es robuste ; mais non pas autant que le roi de Morven ; mais qui est semblable à ce héros ? Qu’on prépare ma fête ; que nos bardes chantent. Amis, c’est un héros que vous voyez aujourd’hui dans mon palais. »

On prépare la fête. Les harpes résonnent. La joie règne dans les palais ; mais cette joie bruyante ne fait que couvrir la douleur qui habite au fond des cœurs. C’est le faible et pâle rayon de la lune qui effleure un nuage épais sans le pénétrer. Les chants cessent. Le roi de Croma élève la voix : il me parle sans verser une larme ; mais ses sanglots interrompent cent fois ses paroles. « Fils de Fingal, ne remarques-tu pas la tristesse qui règne dans mon palais ? Je n’étais pas triste dans mes fêtes, quand mes guerriers vivaient. »

XIII

Le dernier des chants originaux d’Ossian est celui intitulé Berrathon, et on le nomme, en Écosse, le Dernier Hymne d’Ossian. Fingal, dans son voyage de Loclin, où il avait été appelé par Sarno, père d’Agandecca, relâcha à Berrathon, petite île de la Scandinavie. Il fut reçu magnifiquement par Larmor, roi de cette île, et vassal du souverain de Loclin. Fingal lui jura dès lors une amitié éternelle, et lui en donna bientôt une preuve éclatante. Larmor fut détrôné et mis en prison par Uthal, son propre fils. Fingal envoya aussitôt Ossian et Toscar, père de Malvina, pour briser les fers de Larmor, et punir la conduite dénaturée d’Uthal. Uthal était d’une beauté rare et qui était passée en proverbe : aussi fut-il chéri des femmes. La belle Nina Thoma, fille de Tor-Thoma, prince voisin de Berrathon, en devint éprise, et s’enfuit avec lui. Il la quitta bientôt pour une autre : il eut même la cruauté de conduire Nina dans une île déserte, dans le dessein de l’y abandonner. Elle fut délivrée par Ossian, qui arriva à Berrathon avec Toscar, défit l’armée d’Uthal et le tua de sa main. Nina, dont l’amour n’était pas éteint par la perfidie de son amant, mourut de douleur en apprenant sa mort. Ossian et Toscar rétablirent Larmor sur le trône de Berrathon, et retournèrent triomphants vers Fingal.

BERRATHON

Ô torrent ! roule tes flots azurés autour de l’étroite vallée de Lutha ; forêts des montagnes, penchez-vous pour l’ombrager, quand, à midi, le soleil y darde tous ses feux. On y voit le chardon solitaire, dont la chevelure grisâtre est le jouet des vents. La fleur incline sa tête au souffle du zéphyr, et semble lui dire : « Zéphyr importun, laisse-moi reposer, laisse-moi rafraîchir ma tête dans la rosée du ciel, dont la nuit m’a couverte. L’instant qui doit me flétrir est proche, et le vent jonchera bientôt la terre de mes feuilles desséchées. Demain, le chasseur, qui m’a vue dans toute ma beauté, reviendra : ses yeux me chercheront dans la prairie que j’embellissais : ses yeux ne m’y trouveront plus. » Ainsi l’on viendra dans ces lieux prêter en vain l’oreille pour entendre la voix d’Ossian ; elle sera éteinte. Le chasseur, au lever de l’aurore, s’approchera de ma demeure ; il n’y entendra plus les sons de ma harpe. « Où est le fils de l’illustre Fingal ? » Les larmes couleront sur ses joues.

Viens donc, ô Malvina, viens, en chantant, me conduire dans la riante vallée de Lutha ; élèves-y mon tombeau. Malvina, où es-tu ? Je n’entends point ta voix chérie, je n’entends point tes pas légers. Approche, fils d’Alpin, dis : où est la fille de Toscar ?

Le fils d’Alpin.

Ossian, j’ai passé près des murs antiques de Tar-Lutha. La fumée ne s’élevait plus de la salle des fêtes : les cris de la chasse avaient cessé ; un morne silence régnait dans les bois de la colline. J’ai vu les filles de Lutha qui revenaient un arc à la main. Je leur ai demandé où était Malvina : elles ont tourné la tête sans me répondre, et leur beauté paraissait couverte d’un voile de tristesse : telles dans la nuit s’obscurcissent les étoiles, lorsque leur lumière s’étend dans un humide brouillard.

Ossian.

Repose en paix, fille du généreux Toscar. Astre charmant, tu n’as pas brillé longtemps sur nos montagnes. Belle et majestueuse, au moment où tu as disparu, tu ressemblais à la lune quand elle réfléchit son image tremblante sur les flots ; mais tu nous a laissés dans une affreuse obscurité. Nous sommes assis près du rocher, au milieu d’un vaste silence, et sans autre lumière que celles des météores. Astre charmant, tu as bientôt disparu !

Mais, semblable au point brillant qui part de l’orient, tu t’élèves dans les airs ; tu vas rejoindre les ombres de tes aïeux, tu vas t’asseoir avec eux dans le palais du tonnerre. Un nuage domine la montagne de Cona ; ses flancs azurés touchent au firmament ; il s’élève au-dessus de la région où soufflent les vents : c’est là qu’est la demeure de Fingal. Le héros est assis sur un trône de vapeurs, sa lance aérienne est dans sa main. Son bouclier, à demi couvert de nuages, ressemble à la lune, quand la moitié de son globe est encore plongée dans l’onde et que l’autre luit faiblement sur la campagne. Les amis de Fingal sont assis autour de lui sur des sièges de brouillard ; ils écoutent les chants d’Ullin. Le barde touche sa harpe fantastique, et élève sa faible voix. Les héros, moins distingués, éclairent de mille météores le palais aérien. Au milieu d’eux, Malvina s’avance en rougissant : elle contemple les visages inconnus de ses ancêtres, et détourne ses yeux humides de pleurs.

« Pourquoi, lui dit Fingal, pourquoi viens-tu sitôt parmi nous, fille du généreux Toscar ? Quel deuil dans le palais de Lutha ! quelle douleur pour la vieillesse de mon fils ! J’entends le zéphyr de Cona, qui se plaisait à soulever ton épaisse chevelure. Il vole à ton palais, tu n’y es plus ; il gémit entre les armes de tes aïeux. Étends tes ailes frémissantes, ô zéphyr, va soupirer sur le tombeau de Malvina. Il s’élève au pied de ce rocher, sur les bords du torrent bleuâtre de Lutha. Les jeunes filles qui chantaient alentour se sont retirées. Toi seul, ô zéphyr, y fais entendre tes pleurs.

Mais qui part du sombre occident, porté sur un nuage ? Un sourire semble animer les traits obscurs de son visage : sa chevelure de brouillard flotte sur les vents, il se penche sur sa lance aérienne. Ô Malvina ! c’est ton père : « Pourquoi, dit-il, pourquoi brilles-tu sitôt sur nos nuages, astre charmant de Lutha ? Mais tu es triste, ô ma fille : tu as vu disparaître tous tes amis. Une race dégénérée nous remplace dans nos palais, et de tous ces héros il ne reste plus qu’Ossian.

Fingal commande, je déploie mes voiles, et Toscar, chef de Lutha, traversa avec moi les plaines de l’Océan. Nous dirigeâmes notre course vers l’île de Berrathon. La mer qui l’environne est sans cesse agitée par la tempête : c’est là qu’habitait le généreux Larmor, courbé sous le poids des années ; il avait donné des fêtes à Fingal, quand ce héros vint au palais de Starno disputer le cœur d’Agandecca. Uthal, si fier de sa beauté, l’amour de toutes les belles, Uthal, fils de Larmor, voyant son père accablé de vieillesse, le chargea de chaînes et usurpa son palais.

Le vieillard languit longtemps dans une caverne, sur le rivage de ses mers. Le jour naissant ne pénétrait point dans cette sombre demeure. Un chêne embrasé ne l’éclairait point pendant la nuit : on y entendait les mugissements des vents de l’Océan : l’antre obscur ne recevait que les derniers rayons de la lune à l’horizon, et Larmor voyait luire l’étoile rougeâtre au moment où elle tremble en se plongeant dans les flots de l’occident.

Snitho, le compagnon de la jeunesse de Larmor, vint au palais de Fingal, il lui raconta les malheurs du roi de Berrathon. Fingal s’en indigna : trois fois il porta la main à sa lance, résolu d’étendre son bras vengeur sur le perfide Uthal : mais le souvenir de ses exploits se réveille dans son âme et l’arrête : il ordonne à son fils et à Toscar de partir. Nous étions transportés de joie en traversant les flots : nos mains impatientes se portaient sans cesse à nos épées à demi tirées, car jamais encore nous n’avions combattu seuls. La nuit descendit sur l’Océan, les vents se taisaient, la lune pâle et froide roulait dans les cieux, les étoiles levaient leurs têtes étincelantes. Nous voguâmes quelque temps le long de la côte de Berrathon ; les vagues blanchissantes se brisaient contre les rochers.

« Quelle est, me dit Toscar, cette voix qui se mêle au bruit des flots ; elle est douce, mais triste ? Est-ce la voix de l’ombre d’un barde ? Mais j’aperçois une fille seule, assise sur un rocher, sa tête penchée sur son bras de neige, les cheveux épars et flottants. Écoutons, fils de Fingal, écoutons ses chants ; ils sont agréables comme le gazouillement du ruisseau de Lavath. »

Nous approchâmes à la faveur de la clarté silencieuse de la lune, et nous entendîmes cette complainte :

« Jusques à quand roulerez-vous autour de moi, sombres vagues de l’Océan ? Ma demeure n’a pas toujours été dans un antre profond, au pied d’un chêne gémissant : il fut un temps où je m’asseyais aux fêtes du palais de Tor-Thoma ; mon père se plaisait à entendre ma voix : les jeunes guerriers suivaient des yeux ma démarche gracieuse et bénissaient la belle Nina. Tu vins alors, mon cher Uthal ; tu me parus beau comme le soleil : les cœurs de toutes les jeunes filles sont à toi, fils du généreux Larmor ; mais pourquoi me laisses-tu seule au milieu des flots ? Mon âme a-t-elle médité ta mort ? Ma faible main a-t-elle levé le fer contre toi ? Mon cher Uthal, pourquoi m’abandonnes-tu ? »

 

Je ne pus entendre les plaintes de cette infortunée sans répandre des pleurs : je me présentai devant elle, couvert de mes armes, et je lui dis avec douceur : « Aimable habitante de cette caverne, pourquoi soupires-tu ? Veux-tu qu’Ossian lève l’épée pour ta défense ? Veux-tu qu’il détruise tes ennemis. Fille de Tor-Thoma, lève-toi, j’ai entendu tes plaintes touchantes. Les enfants de Morven t’environnent : toujours ils protégèrent le faible : viens dans notre vaisseau, fille plus belle que cette lune qui brille à son couchant ; viens, nous dirigeons notre course vers les rochers de Berrathon, vers les murs retentissants de Finthormo. »

Elle nous suivit : sa démarche développait toutes ses grâces. La joie reparut sur son beau visage ; ainsi quand, au printemps, les ombres qui couvraient la campagne sont dissipées, les torrents azurés brillent dans leurs cours, et l’épine verdoyante se penche sur leurs ondes.

Le jour renaît, nous entrons dans la baie de Rothma. Un sanglier s’élance de la forêt, ma lance lui perce le flanc. Je me réjouis en voyant couler son sang, et je prévis l’accroissement de ma gloire. Mais déjà la colline de Finthormo retentit sous les pas des guerriers d’Uthal ; ils se répandent dans la plaine et poursuivent les sangliers. Uthal s’avance à pas lents, fier de sa force et de sa beauté. Il lève deux lances affilées. Sa terrible épée pend à son côté. Trois jeunes guerriers portent ses arcs polis : cinq dogues légers bondissent devant lui. Ses guerriers le suivent à quelque distance, et admirent sa démarche altière. Rien n’égalait ta beauté, fils de Larmor ; mais ton âme était sombre comme la face obscure de la lune quand elle annonce la tempête.

Uthal nous aperçoit sur le rivage, il s’arrête ; ses guerriers se rassemblent autour de lui. Un barde en cheveux blancs s’avance vers nous. « D’où sont ces étrangers ? dit-il. Ils sont nés dans un jour malheureux, ceux qui viennent à Berrathon braver la force d’Uthal : il ne prépare point des fêtes dans son palais pour recevoir les étrangers ; mais leur sang rougit les ondes de ses torrents. Si vous venez de Selma, du palais antique de Fingal, choisissez trois de vos jeunes guerriers pour aller lui porter des nouvelles de l’entière destruction de son peuple. Peut-être il viendra lui-même ; son sang coulera sur l’épée d’Uthal, et la gloire de Finthormo s’élèvera comme un jeune arbre, l’honneur du vallon. »

« Non, jamais, répliquai-je en courroux. Ton roi fuira devant Fingal. Les yeux du roi de Morven lancent les foudres de la mort ; il s’avance et les rois ne sont plus. Le souffle de sa rage les fait rouler au loin comme des pelotons de brouillards. Tu veux que trois de nos jeunes guerriers aillent annoncer à Fingal que son peuple a péri, ils iront peut-être ; mais du moins ils lui diront que son peuple a péri avec gloire. »

J’attendis l’ennemi de pied ferme. Près de moi Toscar tire son épée : l’ennemi vient comme un torrent ; les cris confus de la mort s’élèvent ; le guerrier saisit le guerrier ; le bouclier choque le bouclier ; l’acier mêle ses éclairs aux éclairs de l’acier ; les dards sifflent dans l’air ; les lances résonnent sur les cottes d’armes, et les épées rebondissent sur les boucliers rompus. Tel au souffle impétueux des vents gémit un bois antique, quand mille ombres irritées rompent ses arbres au milieu de la nuit.

Uthal tombe sous mon épée, et les enfants de Berrathon prennent la fuite ; à l’aspect de sa beauté, je ne pus retenir mes larmes. « Tu es tombé, m’écriai-je, ô jeune arbre, et ta beauté est flétrie. Tu es tombé dans tes plaines, et la campagne est triste et dépouillée. Les vents du désert soufflent ; mais l’on n’entend plus frémir ton feuillage. Fils du généreux Larmor, tu es beau, même dans les bras de la mort. »

Nina, assise sur le rivage, écoutait le bruit du combat. Lethmal, vieux barde de Selma, était resté près d’elle : « Vénérable vieillard, lui dit-elle en tournant sur lui ses yeux humides de larmes, j’entends le rugissement de la mort. Tes amis ont attaqué Uthal, et mon héros n’est plus. Ah ! que ne suis-je restée sur mon rocher, au milieu des vagues de l’Océan : mon âme serait accablée de douleur ; mais le bruit de sa mort n’aurait pas frappé mon oreille. Es-tu tombé dans tes plaines, aimable souverain de Finthormo ? Tu m’avais abandonnée sur un rocher ; mais mon âme était toujours pleine de ton image. Uthal, es-tu tombé dans tes plaines ? »

Elle se lève, pâle et baignée de larmes ; elle voit le bouclier d’Uthal couvert de sang, elle le voit dans les mains d’Ossian ; elle vole éperdue sur la plaine ; elle vole, elle trouve son amant ; elle tombe : son âme s’exhale dans un soupir ; ses cheveux couvrent le visage de son amant. Je versai un torrent de larmes ; j’élevai un tombeau à ce couple malheureux, et je chantai :

« Reposez en paix, jeunes infortunés, reposez au murmure de ce torrent. Les jeunes filles, en allant à la chasse, verront votre tombeau et détourneront leurs yeux. Vos noms vivront dans les chants des bardes ; ils toucheront à votre gloire leurs harpes harmonieuses : les filles de Selma les entendront, et votre renommée s’étendra dans les contrées lointaines. Dormez en paix, jeunes infortunés, dormez au murmure de ce torrent. »

Nous restâmes deux jours sur la côte. Les héros de Berrathon s’y rassemblèrent. Nous conduisîmes Larmor à son palais : on y prépara la fête. Le vieillard faisait éclater sa joie. Il ne se lassait point de regarder les armes de ses aïeux, ces armes antiques qu’il avait laissées dans son palais, quand il en fut arraché par l’ambitieux Uthal. Nos louanges furent chantées en présence de Larmor : il bénit lui-même les héros de Morven : il ignorait que le superbe Uthal, son fils, avait péri dans le combat : on lui dit qu’il s’était enfoncé dans l’épaisseur de la forêt pour cacher sa douleur et ses larmes ; mais, hélas ! il était muet sous la tombe, au milieu de la bruyère de Rothma.

Le quatrième jour nous déployâmes nos voiles au souffle favorable du nord.

……….

« Tels étaient mes exploits, fils d’Alpin, quand mon bras avait la vigueur de la jeunesse. Telles étaient les grandes actions de Toscar ; mais Toscar est maintenant sur le nuage qui vole dans les airs, et je suis resté seul à Lutha. Ma voix est comme le bruit mourant des vents quand ils abandonnent les forêts ; mais Ossian ne sera pas longtemps seul : il voit la vapeur qui doit recevoir son ombre, il voit le brouillard qui doit former sa robe quand il apparaîtra sur ces collines. Nos faibles descendants me verront et admireront la haute stature des héros du temps passé, ils se cacheront dans leurs grottes et ne regarderont le ciel qu’en tremblant, car je marcherai dans les nuages et les orages rouleront autour de moi. »

« Conduis, fils d’Alpin, conduis le vieillard dans les bois. Les vents se lèvent, les sombres flots du lac frémissent. Ne vois-tu pas un arbre dépouillé de ses feuilles se pencher sur la colline de Mora ? Oui, fils d’Alpin, il se penche au souffle des vents bruyants. Ma harpe est suspendue à une branche desséchée : ses cordes rendent un son lugubre. Est-ce le vent, ô ma harpe, ou quelque ombre qui te touche en passant ? C’est sans doute l’amant de Malvina… Mais apporte-moi ma harpe, fils d’Alpin. Je veux chanter encore. Je veux que ces doux accords accompagnent le départ de mon âme. Mes aïeux les entendront dans leurs palais aériens. La joie brillera sur leurs faces obscures ; ils se pencheront sur le bord de leurs nuages, ils étendront les bras pour recevoir leur fils. »

Un chêne antique et revêtu de mousse se penche et gémit sur le torrent. La fougère flétrie gémit auprès, et ses longues feuilles ondoyantes se mêlent aux cheveux blancs d’Ossian. Essaye ta harpe, Ossian, et commence tes chants ; approchez, ô vents, et déployez toutes vos ailes ; portez mes tristes accents jusqu’au palais aérien de Fingal, qu’il puisse entendre encore la voix de son fils, la voix du chantre des héros. Le vent du nord ouvre tes portes, ô Fingal ; je te vois assis sur les vapeurs au milieu du faible éclat de tes armes. Tu n’es plus la terreur des braves. Ta substance n’est qu’un nuage pluvieux, dont le voile transparent nous laisse voir les yeux humides des étoiles. Ton bouclier est comme la lune à son déclin ; ton épée est une vapeur à demi enflammée… Qu’il paraît sombre et faible, ce héros qui, jadis, marchait si brillant et si fort !

Mais tu te promènes sur les vents du désert, et tu tiens les noires tempêtes dans ta main. Dans ta colère, tu saisis le soleil et tu le caches dans tes nuages. Les enfants des lâches tremblent, et mille torrents tombent du ciel.

Mais quand tu t’avances calme et paisible, le zéphyr du matin accompagne tes pas. Le soleil sourit dans ses plaines azurées ; le ruisseau, plus brillant, serpente dans son vallon ; les arbrisseaux balancent leurs têtes fleuries et le chevreuil bondit gaiement vers la forêt. Un bruit sourd s’élève dans la bruyère, les vents orageux se taisent. J’entends la voix de Fingal, cette voix qui depuis si longtemps n’a frappé mon oreille : « Viens, me dit-il, viens, Ossian ; il ne manque rien à la renommée de Fingal. Nous avons brillé un moment comme des flammes passagères, mais nous avons quitté la vie comblés de gloire. Quoiqu’un éternel silence règne dans les plaines où nous avons vaincu, notre renommée vit dans nos tombeaux ; la voix d’Ossian s’est fait entendre, et sa harpe a fait retentir les voûtes de Selma. Viens, Ossian, viens….. » À ces mots, Fingal s’envole avec ses aïeux au milieu des nuages.

Oui, je vais te rejoindre, ô roi des héros ! la vie d’Ossian touche à son terme. Je sens que bientôt je vais disparaître ; bientôt on ne verra plus la trace de mes pas dans Selma. Je vais m’endormir près du rocher de Mora, et les vents sifflants dans mes cheveux blancs ne m’éveilleront plus. Ô vents, que vos ailes légères vous emportent loin de ces lieux, vous ne pouvez plus troubler le repos du barde, ses yeux s’appesantissent. La nuit sera longue.… Retirez-vous, vents impétueux !

Mais, fils de Fingal, pourquoi cette tristesse, pourquoi ce nuage sur ton âme ? Les héros des temps anciens ne sont plus et leur renommée a péri avec eux. Les enfants des siècles à venir passeront une race nouvelle les remplacera : les hommes se succèdent comme les flots de l’Océan ou comme les feuilles des bois de Morven. Desséchées, elles volent au souffle des vents ; mais bientôt on voit reverdir un feuillage nouveau. Ta beauté, ô Ryno14, a-t-elle été durable ? Ta force, mon cher Oscar, a-t-elle résisté au temps ? Fingal lui-même n’a-t-il pas succombé, et les salles de ses aïeux n’ont-elles pas oublié l’empreinte de ses pas ? Et toi, barde décrépit, tu resterais sur cette terre d’où les héros ont disparu ! Non, mais ma gloire restera ; elle y croîtra comme le chêne de Morven, qui oppose sa large tête à l’orage et se rit des efforts des vents.

XIV

Voici un fragment retrouvé d’une élégie d’Ossian lui-même, très célèbre dans les montagnes d’Écosse :

MINVANE

Minvane, triste, le visage enflammé, se penchait du haut du rocher de Morven sur la vaste étendue des mers. Elle vit nos jeunes guerriers s’avancer, couverts de leurs armes brillantes : « Où es-tu, Ryno ? où es-tu ? »

Nos regards, tristes et baissés, lui disaient que Ryno n’était plus, que l’ombre de son amant s’était envolée dans les nuages, qu’on entendait sa faible voix murmurer avec le zéphyr dans le gazon des collines.

« Quoi ! le fils de Fingal est tombé dans les vertes plaines d’Ullin ! Le bras qui l’a terrassé était donc bien puissant ! Et moi, hélas ! je reste seule. Non, je ne resterai pas seule, ô vents qui soulevez ma noire chevelure, je ne mêlerai pas longtemps mes soupirs à vos sifflements. Il faut que je dorme à côté de mon cher Ryno. Cher amant, je ne te vois plus revenir de la chasse avec les grâces de la jeunesse. L’ombre de la nuit environne l’amant de Minvane, et le silence habile avec Ryno !

Où sont tes dogues fidèles ? Où est ton arc ? ton épée semblable au feu du ciel ? ta lance toujours ensanglantée ?

Hélas ! j’aperçois tes armes entassées dans ton vaisseau. Je les vois couvertes de sang : on ne les a donc pas placées près de toi dans ta sombre demeure, ô mon cher Ryno ! Quand la voix de l’aurore viendra-t-elle te dire : « Lève-toi, jeune guerrier ! les chasseurs sont déjà dans la plaine ; le cerf est près de ta demeure ? » Retire-toi, belle aurore, retire-toi, Ryno dort : il n’entend plus ta voix ; les cerfs bondissent sur sa tombe. La mort environne le jeune Ryno ; mais je marcherai sans bruit, ô mon héros ! et je me glisserai doucement dans le lit où tu reposes. Minvane se couchera en silence à côté de son cher Ryno. Mes jeunes compagnes me chercheront, mais elles ne me trouveront point : elles suivront, en chantant, la trace de mes pas ; mais je n’entendrai plus vos chants, ô mes compagnes ! je m’endors auprès de Ryno. »

Ce poëme finit par une magnifique apostrophe au soleil, que Césarotti et Lormian ont imitée.

CARTHON

Événements des siècles passés, actions des héros qui ne sont plus, revivez dans mes chants ! Le murmure de tes ruisseaux, ô Lora, rappelle la mémoire du passé. Le frémissement de tes forêts, ô Germallat, plaît à mon oreille. Malvina, ne vois-tu pas ce rocher couronné de bruyère ? Trois vieux pins pendent de son front sourcilleux ; à son pied s’étend une vallée verdoyante. Là brille la fleur de la montagne : elle balance sa tête au souffle des zéphyrs ; là croît le chardon solitaire dont la chevelure blanchie est le jouet des vents. Deux pierres à moitié cachées dans la terre montrent leurs têtes couvertes de mousse : le chevreuil de la montagne s’enfuit à l’aspect du fantôme qui garde ce lieu sacré. Deux guerriers fameux, ô Malvina, reposent dans cette vallée… Revivez dans mes chants, événements des siècles passés, actions des héros qui ne sont plus !

Quel est celui qui revient de la terre des étrangers, entouré de ses mille guerriers ? L’étendard de Morven, déployé dans les airs, marche devant lui : son épaisse chevelure semble lutter avec les traits farouches de la guerre. Il paraît calme comme le rayon du soir qui luit au travers des nuages sur la paisible vallée de Cona. Quel autre serait-ce que le fils de Comhal, que Fingal, ce roi fameux par ses exploits ? Il revoit avec joie ses collines : il ordonne à ses bardes de chanter, et mille voix s’élèvent à la fois :

« Habitants des pays lointains, vous avez fui sur vos plaines ! Le roi du monde, assis dans son palais, apprend la défaite de ses guerriers : il lance des regards indignés, et saisit l’épée de son père. Enfants des pays lointains, vous avez fui ! »

Ainsi chantaient les bardes, quand ils arrivèrent au palais de Selma. On alluma mille flambeaux que Fingal avait conquis sur l’étranger. La fête fut préparée et la nuit se passa dans la joie. « Où est Clessamor, dit Fingal, où est le compagnon fidèle de mon père, où est-il au jour de ma fête ? Triste et solitaire, il passe sa vie dans la vallée de Lora ; mais je l’aperçois : il s’élance de la colline comme le coursier vigoureux qui, averti par les vents, sent de loin ses compagnons dans la plaine, et secoue dans les airs sa brillante crinière. Salut à Clessamor : pourquoi a-t-il été si longtemps absent de Selma ? »

« Fingal revient donc triomphant ? répondit Clessamor. Tel revenait Comhal des combats de sa jeunesse. Nous avons souvent traversé le torrent de Carun pour fondre sur les étrangers, nos épées revenaient teintes de leur sang, et les rois du monde ne se réjouissaient pas.

« Mais pourquoi rappeler les combats de ma jeunesse ? L’âge a mêlé des cheveux blancs à ma noire chevelure. Ma main oublie à bander l’arc, et je ne lève que des lances légères.

« Ah ! quand ressentirai-je la joie que j’éprouvai à la première vue de l’aimable fille des étrangers, de la belle Moïna ? »

« Raconte-nous, lui dit Fingal, les aventures de ta jeunesse ; la tristesse, comme un nuage sur le soleil, obscurcit l’âme de Clessamor : seul, sur les bords du Lora, tu ne roules que de sombres pensées. Dis-nous quels chagrins ont flétri jadis tes beaux jours. »

« Ce fut pendant la paix que j’arrivai à Balclutha. Les vents rugissaient dans mes voiles, et les ondes de Clutha reçurent mon vaisseau poussé par la tempête. Je restai trois jours dans le palais de Reuthamir. Mes yeux contemplèrent la beauté de sa fille. On remplit à la ronde la coupe de la paix, et le héros en cheveux blancs me donna la belle Moïna. Sa gorge était comme l’écume des vagues ; ses yeux comme les étoiles de la nuit : l’aile du corbeau est moins noire que ses cheveux ; son âme était généreuse et tendre : mon amour pour Moïna fut extrême, et mon cœur nageait dans le plaisir.

Un chef étranger, épris aussi de la belle Moïna, arrive au palais de Reuthamir. Sans cesse il tenait des discours insolents. Souvent il tirait à moitié son épée. « Où est le puissant Comhal, disait-il, ce guerrier qui ne se repose jamais ? Sans doute, il vient à Balclutha, à la tête de son armée, puisque Clessamor est si hardi. »

« Apprends, lui dis-je, que mon âme brûle de son propre feu ; que je reste intrépide entouré de milliers d’ennemis, quoique les braves soient absents. Étranger, tu parles avec audace à Clessamor, parce qu’il est seul ; mais mon épée frémit à mon côté, impatiente de briller dans ma main. Ne parle plus de Comhal, enfant de Clutha !

Son orgueil s’indigna. Nous combattîmes : il tomba sous mes coups.

Ô toi, qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme le bouclier de mes pères, d’où partent tes rayons, ô soleil ! D’où vient ta lumière éternelle ? Tu t’avances dans ta beauté majestueuse. Les étoiles se cachent dans le firmament. La lune pâle et froide se plonge dans les ondes de l’occident. Tu te meus seul, ô soleil : qui pourrait être le compagnon de ta course ? Les chênes des montagnes tombent : les montagnes elles-mêmes sont détruites par les années ; l’Océan s’élève et s’abaisse tour à tour : la lune se perd dans les cieux : toi seul es toujours le même. Tu te réjouis sans cesse dans ta carrière éclatante. Lorsque le monde est obscurci par les orages, lorsque le tonnerre roule et que l’éclair vole, tu sors de la nue dans toute ta beauté, et tu te ris de la tempête.

Hélas ! tu brilles en vain pour Ossian. Il ne voit plus tes rayons, soit que ta chevelure dorée flotte sur les nuages de l’orient, soit que ta lumière tremble aux portes de l’occident. Mais tu n’as peut-être, comme moi, qu’une saison, et tes années auront un terme : peut-être tu t’endormiras un jour dans le sein des nuages, et tu seras insensible à la voix du matin.

Réjouis-toi donc, ô soleil, dans la force de ta jeunesse. La vieillesse est triste et fâcheuse : elle ressemble à la pâle lumière de la lune, qui se montre au travers des nuées déchirées par le vent du nord, lorsqu’il est déchaîné dans la plaine, que le brouillard enveloppe la colline, et que le voyageur tremble au milieu de sa course.

XV

Le chant de Trathal est remarquable par le touchant épisode de la mort de douleur de son épouse Sulandona.

L’épouse de Trathal était restée dans sa demeure. Deux enfants aimables élevaient au-dessus de ses genoux leurs têtes ombragées de boucles ondoyantes. Ils se penchent sur sa harpe pendant que ses blanches mains touchent les cordes tremblantes. Elle s’arrête ; ils prennent eux-mêmes la harpe, mais ils ne peuvent trouver le son qu’ils admiraient. « Pourquoi, disent-ils, ne nous répond-elle pas ? Montre-nous la corde où le chant réside. » Elle leur dit de la chercher jusqu’à ce qu’elle soit de retour, et leurs doigts délicats errent parmi les fils de métal.

Sulandona regarde si son bien-aimé paraît ; l’heure de son retour est passée. « Trathal, de quels ruisseaux parcoures-tu les rives ? dans quelles forêts tes pas se sont-ils égarés ? Puissé-je, de cette hauteur, contempler ta stature majestueuse ! puissé-je voir le sourire égayer tes joues vermeilles ! Entre les boucles blondes de ta jeunesse, tu ressembles au soleil du matin. »

Elle monta sur la colline, semblable au nuage blanc où monte la rosée, lorsque, sur les rayons du matin, il s’élève du vallon retiré et agite à peine les têtes brunes des buissons. Elle découvrit un esquif balancé sur les vagues ; elle vit ses bords couverts de lances. « Sûrement, dit-elle, c’est l’ennemi qui dresse ses lances, et Trathal est seul. Un seul homme, quelque fort qu’il soit, peut-il combattre des milliers d’hommes ? »

Ses cris se font entendre. Les vallées et tous leurs ruisseaux y répondent. Les jeunes gens se précipitent du haut des montagnes, et, marchant d’un air égaré, tremblent pour leur chef. Dans leur colère, ils songeaient à fondre sur les guerriers de Colgul. Mais Trathal éleva sa voix sur les vagues, et leur commanda de retenir leurs lances. Ils se réjouirent en entendant sa voix, en les voyant amener son navire près de la côte.

Cependant, on s’assemble autour de Colgul ; mais Colgul avait l’air sombre, et le feu ne jaillissait plus de ses yeux. Ses guerriers l’entouraient, tristement immobiles ; mais plusieurs d’entre eux étaient étendus sur la bruyère, comme les feuilles sèches sur la plaine obscure, quand les vents de l’automne ébranlent les chênes. Nous leur aidons à élever leurs tombes, et d’abord nous creusons celle de Colgul. Un jeune homme se baisse pour placer la lance derrière lui. Sa cotte d’armes, en se soulevant, se détache de deux globes de neige. Calmora tombe sur le cadavre de son amant. Sulindona vient et la trouve expirée. Elle reconnut la fille de Cornglas. Ses larmes coulèrent sur elle dans le tombeau. Elle donna des louanges à la belle de Sorna.

« Fille de la beauté, tu n’es plus. Une rive étrangère reçoit ta dépouille ; mais tu te réjouiras sur ton nuage, car tu sommeilles dans la tombe avec Colgul. Les ombres de Morven ouvriront leurs salles à la jeune étrangère, lorsqu’elles te verront approcher. Au milieu des nuages, autour de la table où circulent des coquilles vaporeuses, les héros t’admireront, et les vierges toucheront en ton honneur la harpe de brouillard. Tu te réjouiras, ô Calmora ; mais ton père sera triste dans Sorna. Les pas de sa vieillesse erreront sur le rivage. Le mugissement des vagues lui parviendra des rochers lointains. « Calmora, dira-t-il, est-ce ta voix que j’entends ? » Le fils du rocher lui répondra seul : « Retire-toi dans ta demeure, ô Cornglas ! abandonne la rive orageuse : car ta fille ne t’entend pas ; elle chevauche loin de toi sur les nuages avec Colgul. Peut-être, sur les rayons de la lune, elle visitera tes songes, quand le silence habitera Sorna. Fille de la beauté, tu n’es plus ; mais tu sommeilles dans la tombe avec Colgul. »

Ainsi l’épouse de Trathal chanta l’infortunée Calmora.

Le bouclier de Fingal a retenti ; les rochers des collines lui répondent. Les cerfs l’entendent, et se lèvent de leur couche moussue. Les oiseaux l’entendent, et agitent leurs ailes dans l’arbre du désert. Le loup, voyageur nocturne, l’a entendu comme il visitait le champ du carnage, dans l’espérance de trouver une proie. Il retourne en grondant se cacher dans sa caverne, l’œil ardent de sa rage famélique. Enfants des bois, évitez sa rencontre !

Nous dirigeâmes nos pas vers Fingal. Suloicha regarda si les étoiles pâlissantes s’étaient retirées du côté de l’orient. Son pied donna contre un des chefs de Dargo. Il était appuyé au flanc d’un rocher grisâtre. Une moitié de bouclier est l’oreiller sur lequel repose sa tête ; elle est couverte de sa chevelure ensanglantée. « Pourquoi, dit-il à Suloicha, pourquoi tes pas errants troublent-ils le repos du guerrier, lorsqu’il n’est plus en état de lever la lance ? Pourquoi as-tu chassé, comme un vent du désert, le songe qui m’occupait ? Je voyais l’aimable Roscana : mon âme se serait envolée avec le rayon de mon amour. Pourquoi l’as-tu rappelée ? »

« Ce rayon de ton amour, dit Suloicha, cette Roscana, qu’était-elle ? Ses yeux ressemblaient-ils aux étoiles qui brillent à travers une pluie fine ? Sa voix était-elle harmonieuse, comme la harpe d’Ullin ? Ses pas avaient-ils la douceur du zéphyr, lorsqu’il courbe mollement la verdure à peine effleurée ? Sa contenance avait-elle la majesté de la lune, lorsque, dans le calme des nuits, elle glisse d’un nuage à l’autre ? La trouvas-tu, comme le cygne, portée sur le sein de l’onde, aimable dans sa douleur, quoique solitaire ? Oui, tu l’as trouvée comme je la dépeins, et cette Roscana fut mienne. Étranger, qu’as-tu fait de ma bien-aimée ? »

— « Je trouvai cette belle sur le sein de l’onde. Elle avait vogué dans son esquif à la caverne de l’île. « Là, disait-elle, un chef de Morven devait la venir rejoindre » ; mais il ne vint pas. Je sollicitai son amour, et l’invitai à me suivre dans la plaine d’I-una. Elle me dit d’attendre que trois lunes fussent écoulées. « Suloicha, dit-elle, viendra peut-être. » Elle fut consumée par la douleur avant la fin de la troisième lune. Elle mourut avant que sa lumière fût tout à fait épuisée. Elle tomba, comme le sapin verdoyant d’I-una, desséché dans sa jeunesse, dont le vent a dépouillé les branches, dont les enfants harmonieux de l’air ont déserté les rameaux. J’élevai sa tombe sur le rivage de l’île. Deux pierres grisâtres y sont à demi enfoncées dans la terre. Non loin d’elles, un if déploie son noir feuillage ; une source murmurante jaillit au-dessus d’un rocher couvert de lierre, et baigne le pied de l’arbre de deuil. Là, sommeille l’aimable Roscana ; là, le matelot, quand il arrête son navire dans une nuit orageuse, voit son ombre charmante, vêtue du plus blanc des brouillards de la montagne. « Tu es aimable, dit-il, ô Roscana ! Le nuage dont ta robe est formée est plus beau que mes voiles. » Telle je viens de la voir en songe. Pourquoi n’a-t-il pas été permis à mon âme de s’enfuir avec cette aimable lumière ? Reviens dans mes songes, ô Roscana ; tu es un rayon de lumière, lorsque tout est sombre alentour. »

— « Chef d’I-una, tu as élevé la tombe de ma bien-aimée. Si nulle herbe des montagnes ne peut guérir tes blessures, ta pierre grisâtre et ta renommée s’élèveront sur Morven. Roscana, tu as donc gémi à cause de moi. Jeune arbre de Moi-ura, tes branches vertes sont-elles flétries ? Les guerres de Fingal m’appelèrent. J’envoyai un de mes amis : mais on n’a revu ni lui ni son esquif. Au matin, mon premier regard embrassait les mers ; le soir, mon dernier coup d’œil était sur les vagues. La nuit, ma tête s’appuyait sur le rocher ; mais je ne voyais Roscana que dans mes songes.

La mort de Crimoïna, épouse de Dargo, une amie d’Ossian, lui fournit un nouvel épisode :

« Un jour que nous poursuivions le cerf sur la bruyère de Morven, les vaisseaux de Lochlin parurent dans l’étendue de nos mers, avec toutes leurs voiles blanches et leurs mâts qui se balançaient dans l’air. Nous crûmes qu’on venait redemander Crimoïna. « Je ne combattrai point, dit Connan à l’âme faible, que je ne sache si cette étrangère aime notre race. Chassons le sanglier, et teignons de son sang la robe de Dargo. Puis, portons-le dans sa demeure, et voyons comment elle s’affligera de sa perte. »

Sous de funestes auspices, nous prêtâmes l’oreille au conseil de Connan. Nous poursuivîmes un sanglier terrible ; nous le renversâmes dans le bois.

Deux d’entre nous le tinrent, malgré sa rage, tandis que Connan le transperçait avec sa lance.

Dargo s’étendit auprès. Nous l’arrosâmes de son sang : nous le portâmes sur nos lances à Crimoïna, et chantâmes en marchant l’hymne de mort. Connan courait devant nous avec la peau du sanglier. « Je l’ai tué, dit-il : mais ses défenses cruelles avaient déjà percé le cœur de Dargo ; car sa lance était rompue, et le roc avait manqué sous ses pas. »

Crimoïna entendit le chant funèbre. Elle vit son cher Dargo qu’on lui apportait comme s’il eût été mort. Silencieuse et pâle, elle demeura debout, sans mouvement, pareille à la colonne de glace qui, dans la saison des frimas, est suspendue au rocher de Mora. Enfin elle prit sa harpe, et la toucha doucement en l’honneur de son bien-aimé. Dargo voulait se lever ; mais nous l’en empêchâmes jusqu’à ce qu’elle eût fini, car sa voix était douce comme celle du cygne blessé, lorsqu’il épanche son âme dans ses chants et qu’il sent dans sa poitrine le dard fatal du chasseur. Ses compagnons attristés s’assemblent autour de lui. Ils charment sa douleur par leurs concerts, et invitent les ombres des cygnes à porter la sienne au lac aérien, qui s’étend au-dessus des montagnes de Morven.

« Penchez-vous du haut de vos nuages, disait Crimoïna, ancêtres de Dargo. Emportez-le au séjour de votre éternelle paix ; et vous, vierges du royaume aérien de Trenmor, apprêtez-lui sa brillante robe d’air et de vapeurs. Ô Dargo ! pourquoi t’ai-je si tendrement aimé ? Nos âmes n’en faisaient qu’une, nos cœurs se confondaient, et comment pourrais-je survivre à leur séparation ? Nous étions deux fleurs qui croissions dans la fente du rocher ; et nos têtes, chargées de rosée, souriaient aux rayons du soleil. Les fleurs étaient deux, mais leur racine était unique. Les vierges de Cona les aperçurent et s’en détournèrent, de peur de les blesser. « Elles sont, dirent-elles, solitaires, mais aimables. » Le cerf, dans sa course, les franchissait sans les toucher, et le chevreuil ne se permettait pas d’en faire sa pâture. Mais le sanglier sauvage est venu dans sa rage impitoyable ; il a arraché l’une d’entre elles, l’autre courbe sur sa compagne sa tête languissante, et toutes deux ont perdu leur beauté, flétrie comme l’herbe que le soleil a desséchée.

Il est couché le soleil qui m’éclairait sur Morven, et je suis environnée des ténèbres de la mort. De quel éclat mon soleil brillait à son matin ! Il épanchait autour de moi ses rayons dans tout le charme de son sourire. Mais il s’est couché avant le soir pour ne plus se lever. Il me laisse dans une nuit froide, éternelle. Ô Dargo ! pourquoi t’es-tu couché si promptement ? Pourquoi ton visage, qui souriait naguère, est-il voilé d’un nuage si épais ? Pourquoi ton cœur brûlant s’est-il refroidi ? Pourquoi ta langue harmonieuse est-elle devenue muette ? Ta main qui, il y a si peu de temps, brandissait la lance à la tête des guerriers, est là raide et glacée ; et tes pieds, qui ce matin devançaient tous les chasseurs, gisent aussi immobiles que la terre qu’ils foulaient. Jusqu’à ce jour, ô mon bien-aimé, je t’ai suivi de loin, sur les mers, les montagnes et les collines. En vain mon père attendit mon retour, en vain ma mère pleura mon absence. Leurs yeux étaient souvent fixés sur la mer ; les rochers entendirent souvent leurs cris. Ô mes parents ! je fus sourde à votre voix, car mes pensées ne se détournaient plus de Dargo. Plût au ciel que la mort renouvelât sur moi le coup qui l’a frappé, que le sanglier fatal eût aussi déchiré le sein de Crimoïna ! alors je ne pleurerais plus sur Morven, j’accompagnerais avec joie mon amant dans son nuage. La nuit dernière, j’ai dormi à ton côté sur la bruyère. N’y a-t-il point de place cette nuit dans ton linceul ? Oui, je me coucherai près de toi. Je dormirai encore cette nuit avec toi, mon bien-aimé, mon Dargo… »

Nous entendîmes sa voix s’affaiblir ; nous entendîmes les notes languissantes expirer sous ses doigts. Nous fîmes lever Dargo ; mais il était trop tard. Crimoïna n’était plus… La harpe glissa de ses mains ; elle exhala son âme dans ses chants : elle tomba près de Dargo.

Il lui éleva un tombeau sur le rivage, de même qu’à sa première épouse, et il a préparé au même lieu les pierres qui doivent former le sien.

Depuis ce jour, deux fois dix étés ont réjoui les plaines, et deux fois dix hivers ont blanchi les forêts. Durant tout ce temps, l’homme de douleur a vécu seul dans sa caverne. Il n’écoute que les chants qui respirent la tristesse. Souvent, je chante pour lui dans le calme du midi, et je vois Crimoïna se pencher vers nous du sein des vapeurs où elle chevauche en silence.

XVI

Telles sont les mélancoliques images dont les chants d’Ossian sont empreints. Elles sont vagues comme les formes des nuages et décolorées comme les ombres de la nuit ; mais elles sont touchantes et communicatives comme les symphonies du cœur humain. Les hommes qui croient que l’esprit de déception et de supercherie est capable de ces prodiges sont dans l’erreur, ils méconnaissent la portée du génie humain ; les vraies beautés d’Ossian sont dans les mœurs plus que dans l’intelligence. Il n’est donné à personne d’inventer des mœurs. Les mœurs sont les couleurs des tableaux. Les peintres les copient, mais ils ne peuvent les créer. Ce sont les siècles, les climats, les civilisations qui les créent. J’aimerais autant à penser que l’Iliade ou la Bible sont des rapsodies, qu’Hébé et Jupiter, que Jéhovah et les prophètes sont des parodies. La vraie critique se refuse à admettre l’impossible ; la conscience de l’esprit humain a son évidence, comme la conscience du cœur. Elle a cent mille organes intérieurs pour se prouver à elle-même ces vérités, qu’on ne saurait lui démontrer ; elle fait ainsi ces actes de foi. Est-il démontré que l’histoire d’Écosse et d’Irlande, écrite en langue erse et gallique, ait laissé des monuments de poésie historique, chantés lyriquement et épiquement par les bardes ou poëtes primitifs, dont Ossian, son père Fingal, son fils Oscar et beaucoup d’autres plus ou moins célèbres ont immortalisé les récits ?

Oui !

Est-il prouvé que ces poésies en vers, ou ces chants en prose cadencée, se soient conservées dans les traditions ou dans les antiques manuscrits de ces contrées ? Oui ! car ces débris de la langue gallique existent encore.

Est-il prouvé que les pasteurs écossais des hautes montagnes, race solitaire et méditative, chantent jusqu’à aujourd’hui des fragments obscurs où se retrouvent des parties du chant d’Ossian et de ses bardes ? Oui !

Est-il prouvé que Macpherson les ait retrouvés, grâce aux souvenirs de ces pasteurs, compulsés pendant dix ans avant de les recueillir et de les rédiger pour ses compatriotes, qui les ont reconnus eux-mêmes ? Oui encore !

Est-il prouvé que les ecclésiastiques érudits de ces montagnes lui aient prêté leur concours pour enlever à ces victimes du pays et à ces chants restés populaires, surtout dans la haute Écosse, la mémoire de ces chants ? Oui !

Est-il prouvé qu’un seul homme, en 1762, ne pouvait ressusciter à lui seul toute une civilisation éteinte depuis deux mille ans ? Que cet homme était à la fois assez grand poëte pour imaginer toute une poésie originale, et assez maniaque pour s’obstiner, pendant quarante ans, au plus stérile et au plus ingrat des travaux d’esprit ? Qu’il ait vécu et qu’il soit mort sous le nom et pour la gloire d’Ossian, et que cet homme religieux et probe ait laissé en expirant, par testament, des sommes considérables pour éditer et confirmer mensongèrement sa découverte littéraire ? Non.

Enfin, est-il prouvé que cette découverte authentique ait trompé pendant un siècle entier l’Écosse, l’Irlande, l’Angleterre et le monde, pour accréditer une supercherie sans fondement, et que les chants véritablement magnifiques du barde Ossian n’aient pas fait une révolution dans l’univers lettré et n’aient point passionné le monde autant que les premières œuvres épiques et poétiques des plus grands génies antiques ou modernes l’aient jamais fait ? L’invention, le style, les images ossianiques ne sont-ils pas restés dans toutes les langues de l’Europe, depuis l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la France, une partie du trésor connu de l’intelligence ? Gœthe dans Weimar, Césarotti dans Vérone, Chateaubriand dans Paris, n’en ont-ils pas dérobé et multiplié les couleurs dans leurs œuvres ? Atala, René et tant d’autres ne sont-ils pas des parents des héros et des héroïnes d’Ossian ? La mélancolie tout entière n’est-elle pas l’écossaise, depuis l’apparition de cette littérature des ombres et du tombeau ? Oui encore !

Que répondre à cette masse d’évidences ?

Que l’on conjecture que Macpherson et ses amis, entraînés quelquefois eux-mêmes par le succès de leur découverte, aient poussé l’imitation un peu plus loin que la vérité, et qu’ils aient ajouté aux œuvres des bardes écossais quelques fragments de leur propre main dans le même style, cela est naturel, vraisemblable, admissible ; cela n’enlève rien à l’authenticité de l’œuvre historique ; une bonne imitation n’a jamais décrédité un excellent original. Mais rien n’a justifié, depuis même, ces suppositions, et Ossian subsiste autant que jamais, entier, et mémorable comme la mémoire même des temps passés. On ne s’inscrit pas en faux contre une évidence.

XVII

Voilà pour l’originalité de ces merveilleuses poésies. Quant à leur beauté propre, on n’a qu’à se rappeler leurs splendides passages devenus classiques en naissant.

Tel est le dialogue suprême entre Connal et son amante la belle Crimora :

« Oui, sans doute, je peux périr ; mais alors élève ma tombe, ô Crimora ! Quelques pierres grisâtres et un léger monceau de terre conserveront ma mémoire ; arrête sur ma tombe tes yeux baignés de larmes ; frappe dans ta douleur ton sein palpitant. Quoique tu sois belle comme la lumière du jour, plus douce que le zéphyr de la colline, ô mon amie ! je ne puis rester avec toi. Adieu, souviens-toi d’élever mon tombeau.

 

CRIMORA.

Eh bien ! donne-moi ces armes éclatantes, cette épée, cette lance d’acier ; je veux aller avec toi au-devant du terrible Dargo ; je veux secourir mon aimable Connal. Adieu, rochers d’Arven ; adieu, chevreuils, et vous, torrents de la colline ! Nous ne reviendrons plus : nous allons chercher des tombeaux dans les pays lointains.

Ne revirent-ils donc jamais les rochers d’Arven ? dit la belle Utha en poussant un soupir ! Le brave Connal périt-il dans le combat, et Crimora put-elle lui survivre ? Ah ! sans doute, elle se cacha dans la solitude, et son âme regretta toujours son cher Connal. N’était-ce pas un jeune et beau guerrier ?

Ullin vit couler les pleurs d’Utha ; il reprit sa harpe harmonieuse. Ces chants inspiraient une douce mélancolie. Chacun se tut pour l’écouter.

Le sombre automne, continua-t-il, règne sur nos montagnes ; l’épais brouillard repose sur nos collines. On entend siffler les tourbillons de vent. Le fleuve roule des ondes fangeuses dans l’étroite vallée. Un arbre solitaire s’élève au sommet de la colline et marque l’endroit où repose Connal : le vent fait voler et tournoyer dans les airs ses feuilles desséchées ; la tombe du héros en est jonchée : les ombres des morts apparaissent quelquefois en ce lieu, quand le chasseur pensif se promène seul à pas lents sur la bruyère. Qui peut remonter à l’origine de ta race, ô Connal ? Qui peut compter tes aïeux ? Ta famille croissait comme un chêne de la montagne, dont la cime touffue brave la fureur des vents. Mais maintenant cet arbre superbe est arraché du sein de la terre. Qui pourra jamais remplacer Connal ?

Ce fut là qu’on entendit le choc affreux des armes et les gémissements des mourants. Que les guerres de Fingal sont sanglantes, ô Connal ! Ce fut là que tu péris. Ton bras lançait la foudre, ton épée était un trait de feu, ta stature s’élevait comme un rocher sur la plaine, tes yeux étincelaient comme une fournaise ardente, et ta voix, dans les combats, était plus forte que le bruit de la tempête ; les guerriers tombaient sous ton épée, comme les chardons volent sous la baguette d’un enfant. Dargo s’avance, semblable au nuage qui porte le tonnerre : ses yeux creux s’enfoncent sous des sourcils épais et menaçants. Les épées étincellent dans la main des deux héros, et leurs armes se choquent avec un horrible fracas.

Près d’eux, la fille de Vinval, Crimora, brillait sous l’armure d’un jeune guerrier ; ses blonds cheveux flottaient négligemment ; un arc pesant chargeait sa main délicate ; elle avait suivi son amant, son cher Connal, au combat. Elle bande son arc et tire sur Dargo ; mais, ô douleur ! le trait s’égare, et va percer Connal. Il tombe… Que feras-tu, fille infortunée ? Elle voit couler le sang de son amant, son cher Connal expire ! Le jour, la nuit, elle criait en pleurant : « Ô mon ami ! mon amant ! mon cher Connal ! » Mais enfin la douleur termina ses jours.

C’est ici que la terre renferme ce couple aimable ; l’herbe croît entre les pierres de leur tombe. Je viens souvent m’asseoir sous l’ombrage, dans ce triste lieu ; j’entends soupirer le vent dans le gazon, et leur souvenir se réveille dans mon âme. Vous dormez ensemble dans la tombe, amants infortunés, et rien ne trouble votre repos sur ce mont solitaire.

« Reposez en paix, dit la belle Utha, couple malheureux ! Je me souviendrai de vous en pleurant ; je chanterai dans la solitude l’histoire de vos malheurs, quand le vent agitera les forêts de Tora et que j’entendrai rugir les torrents de ma patrie. Alors vous viendrez vous offrir à mon âme, et l’attendrir sur vos touchantes aventures. »

Les rois passèrent trois jours dans les fêtes, à Carrictura ; le quatrième, leurs voiles blanchirent la surface de l’Océan. Le vent du nord conduisit le vaisseau de Fingal à Morven ; mais l’esprit de Loda était assis sur sa nue, derrière suivait le vaisseau de Frothal ; il se penchait en avant pour diriger les vents favorables, et pour enfler toutes les voiles ; il n’a pas oublié le coup que Fingal lui a porté, et il redoute encore le bras du roi de Morven.

XVIII

Et ce début des chants de Selma :

CHANTS DE SELMA

Étoile, compagne de la nuit, dont la tête sort brillante des nuages du couchant, et qui imprimes tes pas majestueux sur l’azur du firmament, que regardes-tu dans la plaine ? Les vents orageux du jour se taisent ; le bruit du torrent semble s’être éloigné ; les vagues apaisées rampent au pied du rocher ; les moucherons du soir, rapidement portés sur leurs ailes légères, remplissent de leurs bourdonnements le silence des airs. Étoile brillante, que regardes-tu dans la plaine ? Mais je te vois t’abaisser en souriant sur les bords de l’horizon. Les vagues se rassemblent avec joie autour de toi et baignent ta radieuse chevelure. Adieu, étoile silencieuse ! que le feu de mon génie brille à ta place. Je sens qu’il renaît dans toute sa force ; je revois, à sa clarté, les ombres de mes amis rassemblés sur la colline de Lora ; j’y vois Fingal au milieu de ses héros. Je revois les bardes mes rivaux, le vénérable Ullin, le majestueux Ryno, Alpin à la voix mélodieuse, la tendre et plaintive Minona. Ô mes amis ! que vous êtes changés depuis ces jours où, dans les fêtes de Selma, nous disputions le prix du chant, semblables aux zéphyrs du printemps qui volent sur la colline et viennent tour à tour, avec un doux murmure, agiter mollement l’herbe naissante !

Ce fut dans une de ces fêtes qu’on vit la tendre Minona s’avancer, pleine de charmes. Ses yeux baissés s’humectèrent de pleurs : les âmes des héros furent attendries quand elle éleva sa voix mélodieuse. Souvent ils avaient vu la tombe de Salgar et la sombre demeure de l’infortunée Colma ; Colma, à qui Salgar avait promis de revenir à la fin du jour ; mais la nuit descend autour d’elle : elle se voit abandonnée sur la colline, et seule avec sa voix. Écoutons sa tendre complainte :

Colma.

Il est nuit… je suis délaissée sur cette colline, où se rassemblent les orages. J’entends gronder les vents dans les flancs de la montagne ; le torrent, enflé par la pluie, rugit le long du rocher. Je ne vois point d’asile où je puisse me mettre à l’abri. Hélas ! je suis seule et délaissée.

Lève-toi, lune, sors du sein des montagnes. Étoiles de la nuit, paraissez. Quelque lumière bienfaisante ne me guidera-t-elle point vers les lieux où est mon amant ? Sans doute il repose, en quelque lieu solitaire, des fatigues de la chasse, son arc détendu à ses côtés, et ses chiens haletant autour de lui. Hélas ! il faudra donc que je passe la nuit, abandonnée, sur cette colline ! Le bruit des torrents et des vents redouble encore, et je ne puis entendre la voix de mon amant !

Pourquoi mon fidèle Salgar tarde-t-il si longtemps, malgré sa promesse ? Voici le rocher, l’arbre et le ruisseau où tu m’avais promis de revenir avant la nuit. Ah ! mon cher Salgar, où es-tu ? Pour toi j’ai quitté mon frère ; pour toi j’ai fui mon père. Depuis longtemps nos deux familles sont ennemies ; mais nous, ô mon cher Salgar ! nous ne sommes pas ennemis. Vents, cessez un instant. Torrents, apaisez-vous, afin que je fasse entendre ma voix à mon amant. Salgar, Salgar, c’est moi qui t’appelle ! Salgar, ici est l’arbre, ici est le rocher, ici t’attend Colma ! pourquoi tardes-tu ?

Ah ! la lune paraît enfin : je vois l’onde briller dans le vallon ; la tête grisâtre des rochers se découvre, mais je ne le vois point sur leurs cimes. Je ne vois point ses chiens le devancer et l’annoncer à son amante. Malheureuse ! il faut donc que je reste seule ici ! Mais qui sont ceux que j’aperçois couchés sur cette bruyère ? Serait-ce mon frère et mon amant ? Ô mes amis, parlez-moi donc ! Ils ne répondent point : mon âme est agitée de terreur. Ah ! ils sont morts ; leurs épées sont rougies de sang. Ah ! mon frère, mon frère, pourquoi as-tu tué mon cher Salgar ? Ô Salgar ! pourquoi as-tu tué mon frère ? Vous m’étiez chers tous deux ! Que dirai-je à votre louange ? Salgar, tu étais le plus beau des habitants de la colline. Mon frère, tu étais terrible dans le combat. Ô mes amis, parlez-moi, entendez ma voix ! Mais, hélas ! ils se taisent, ils se taisent pour toujours ; leurs cœurs sont glacés et ne battent plus sous ma main.

Ombres chéries, répondez-moi du haut de vos rochers, du haut de vos montagnes ; ne craignez point de m’effrayer. Où êtes-vous allés vous reposer ? Dans quelle grotte vous trouverai-je ? Je n’entends point leur voix au milieu des vents ; je ne les entends point me répondre dans les intervalles de silence que laissent les orages.

Je m’assieds seule avec ma douleur, et je vais attendre dans les larmes le retour du matin. Amis des morts, élevez leur tombe ; mais ne la fermez pas que Colma n’y soit entrée. Ma vie s’évanouit comme un songe. Pourquoi resterais-je après eux ? Je veux reposer avec les objets de ma tendresse, près de la source qui tombe du rocher. Quand la nuit montera sur la colline, je viendrai, sur l’aile des vents, déplorer en ces lieux la mort de mes amis ; le chasseur m’entendra de son humble cabane : il sera effrayé et charmé de ma voix, car mes accents seront doux et touchants quand je pleurerai deux héros si chers à mon cœur.

Ainsi chantait Minona, et une aimable rougeur colorait son visage. Nos cœurs étaient serrés, et nos larmes coulaient pour Colma. Ullin s’avança avec sa harpe et nous répéta les chants d’Alpin. La voix d’Alpin était pleine de charmes ; l’âme de Ryno était de feu ; mais alors ils étaient descendus dans la tombe, et leur voix ne retentissait plus dans Selma. Ullin, revenant un jour de la chasse, entendit leurs chants ; ils déploraient la chute de Morar, le premier des mortels. Il avait l’âme de Fingal : son épée était terrible comme l’épée d’Oscar ; mais il périt. Son père le pleura ; sa sœur répandit des torrents de larmes… Cette sœur infortunée, c’était Minona elle-même. Quand elle entendit chanter Ullin, elle s’éloigna, semblable à la lune qui prévoit l’orage et cache sa belle tête dans un nuage. Je touchai la harpe avec Ullin, et le chant de douleur recommença.

Ryno.

Les vents et la pluie ont cessé ; le milieu du jour est calme : les nuages volent dispersés dans les airs ; la lumière inconstante du soleil fuit sur les vertes collines ; le torrent de la montagne roule ses eaux rougeâtres dans les rocailles du vallon. Ton murmure me plaît, ô torrent ! mais la voix que j’entends est plus douce encore. C’est la voix d’Alpin qui pleure les morts. Sa tête est courbée par les ans ; ses yeux rouges sont remplis de larmes. Enfant des concerts, Alpin, pourquoi ainsi seul sur la colline silencieuse ? pourquoi gémis-tu comme le vent dans la forêt, ou comme la vague sur le rivage solitaire ?

Alpin.

Mes pleurs, ô Ryno, sont pour les morts, ma voix pour les habitants de la tombe. Tu es debout maintenant, ô jeune homme ! et, dans ta hauteur majestueuse, tu es le plus beau des enfants de la plaine. Mais tu tomberas comme l’illustre Morar ; l’étranger sensible viendra s’asseoir et pleurer sur ta tombe. Tes collines ne te connaîtront plus, et ton arc restera détendu dans ta demeure. Ô Morar ! tu étais léger comme le cerf de la colline, terrible comme le météore enflammé. La tempête était moins redoutable que toi dans ta fureur. L’éclair brillait moins dans la plaine que ton épée dans le combat. Ta voix était comme le bruit du torrent après la pluie, ou du tonnerre grondant dans le lointain. Plus d’un héros succomba sous tes coups, et les feux de ta colère consumaient les guerriers. Mais quand tu revenais du combat, que ton visage était paisible et serein ! Tu ressemblais au soleil après l’orage, à la lune dans le silence de la nuit ; ton âme était calme comme le sein d’un lac lorsque les vents sont muets dans les airs.

Mais maintenant, que ta demeure est étroite et sombre ! En trois pas je mesure l’espace qui te renferme, ô toi qui fus si grand ! Quatre pierres couvertes de mousse sont le seul monument qui te rappelle à la mémoire des hommes ; un arbre qui n’a plus qu’une feuille, un gazon dont les tiges allongées frémissent au souffle des vents, indiquent à l’œil du chasseur le tombeau du puissant Morar. Ô jeune Morar ! il est donc vrai que tu n’es plus ! Tu n’as point laissé de mère, tu n’as point laissé d’amante pour te pleurer. Elle est morte, celle qui t’avait donné le jour, et la fille de Morglan n’est plus !

Quel est le vieillard qui vient à nous, appuyé sur son bâton ? L’âge a blanchi ses cheveux ; ses yeux sont encore rouges des pleurs qu’il a versés ; il chancelle à chaque pas. C’est ton père, ô Morar ! ton père, qui n’avait d’autre fils que toi ; il a entendu parler de ta renommée dans les combats et de la fuite de tes ennemis. Pourquoi n’a-t-il pas appris aussi ta blessure ? Pleure, père infortuné, pleure ! Mais ton fils ne t’entend point ; son sommeil est profond dans la tombe, et l’oreiller où il repose est enfoncé bien avant sous la terre. Morar ne t’entendra plus ; il ne se réveillera plus à la voix de son père. Quand le rayon du matin entrera-t-il dans les ombres du tombeau ? quand viendra-t-il finir le long sommeil de Morar ? Adieu pour jamais, le plus brave des hommes ; conquérant intrépide, le champ de bataille ne te verra plus ; l’ombre des forêts ne sera plus éclairée de la splendeur de ton armure : tu n’as point laissé de fils qui rappelle ta mémoire. Mais les chants d’Alpin sauveront ton nom de l’oubli ; les siècles futurs apprendront ta gloire, ils entendront parler de Morar.

Aux chants d’Alpin la douleur s’éveilla dans nos âmes, mais le soupir le plus profond partit du cœur d’Armin. L’image de son fils, qui périt à la fleur de ses ans, vient se retracer à sa pensée. Carmor était auprès du vieillard. — Armin, lui dit-il, pourquoi ce soupir si profond ? Ces chants doivent-ils t’attrister ? La douce mélodie des chants attendrit et charme les âmes ; ils sont comme la vapeur qui s’élève du sein d’un lac et se répand dans la vallée silencieuse : les fleurs se remplissent de rosée, mais le soleil reparaît, et la vapeur légère s’évanouit. Pourquoi donc cette sombre tristesse, chef de l’île de Gorma ?

Armin.

Oui, je suis triste, et la cause de mes regrets n’est pas légère. Carmor, tu n’as point perdu ton fils, tu n’as point perdu ta fille. Le vaillant Colgar et la charmante Anyra vivent sous tes yeux. Tu vois fleurir les rejetons de ta famille ; mais Armin reste le dernier de sa race. Que le lit où tu reposes est sombre, ô Daura ! ô ma fille ! que ton sommeil est profond dans la tombe ! Quand te réveilleras-tu pour faire entendre à ton père la douceur de tes chants ? Ô nuit cruelle !… Levez-vous, vents d’automne, levez-vous, soufflez sur la noire bruyère : torrents des montagnes, rugissez ; et vous, tempêtes, grondez dans la cime des chênes ! Roule sur les nuages brisés, ô lune ! montre par intervalles ta face mélancolique et pâlissante. Rappelle à mon âme cette nuit cruelle où j’ai perdu mes enfants, où le brave Arindal, mon fils, est tombé ; où la belle Daura, ma fille, s’est éteinte…

Ô ma fille ! tu étais belle comme la lune sur les collines de Fura ; ta blancheur surpassait celle de la neige, et ta voix était douce comme l’haleine du zéphyr. Ô mon fils ! rien n’égalait la force de ton arc et la rapidité de ta lance dans les combats ; ton regard ressemblait à la sombre vapeur qui s’élève sur les flots, et ton bouclier au nuage qui porte la foudre.

Armar, guerrier fameux, vint à ma demeure et rechercha l’amour de Daura ; il n’essuya pas de longs refus. Les amis de ce couple aimable concevaient, de leur union, de flatteuses espérances.

Le fils d’Odgal, Erath, furieux de la mort de son frère, qu’Armar avait tué, descend sur le rivage, déguisé en vieux matelot. Il laisse sa barque à flot. Ses cheveux semblaient blanchis par l’âge ; son œil était sérieux et calme. « La plus belle des femmes, dit-il, aimable fille d’Arnim, non loin d’ici s’élève dans la mer un rocher qui porte un arbre chargé de fruits vermeils. C’est là qu’Armar attend sa chère Daura. Je suis venu pour lui conduire son amante au travers des flots. »

La crédule Daura le suit : elle appelle Armar ; mais l’écho du rocher répond seul à ses cris : « Armar, Armar, mon amant, pourquoi me laisses-tu dans ces lieux mourante de frayeur ? Écoute, Armar, écoute, c’est Daura qui t’appelle. » Le perfide Erath regagne le rivage en éclatant de rire. Elle élève la voix, elle appelle son frère, son père : « Arindal ! Armin !… quoi ! personne pour secourir votre Daura ? » Sa voix parvient jusqu’au rivage. Arindal descendait de la colline tout hérissé des dépouilles de la chasse : ses flèches retentissaient à son côté, son arc était dans sa main ; cinq dogues noirs suivaient ses pas. Il voit le perfide Erath sur le rivage ; il l’atteint, le saisit, l’attache à un chêne ; de robustes liens enchaînent ses membres ; il charge les vents de ses hurlements. Arindal s’élance dans le bateau, il monte sur les flots pour ramener Daura sur le rivage. Armar accourt et le prend pour le ravisseur : transporté de rage, il décoche sa flèche ; elle vole, elle s’enfonce dans ton cœur, ô mon fils ! tu meurs, au lieu du perfide Erath. La rame reste immobile. Mon fils tombe sur le rocher, se débat et meurt. Quelle fut ta douleur, ô Daura, quand tu vis le sang de ton frère couler à tes pieds !

Les vagues brisent le bateau contre le rocher. Armar se jette à la nage, résolu de secourir Daura ou de mourir. Un coup de vent fond tout à coup du haut de la colline sur les flots. Armar s’abîme et ne reparaît plus.

Seule sur le rocher que la mer environne, ma fille faisait retentir les airs de ses plaintes. Son père entendait ses cris redoublés, et son père ne pouvait la secourir ! Toute la nuit, je restai sur le rivage. J’entrevoyais ma fille à la faible clarté de la lune ; toute la nuit j’entendis ses cris. Le vent soufflait avec fureur et la pluie orageuse battait les flancs de la montagne. Avant que l’aurore parût, sa voix s’affaiblit par degrés et s’éteignit comme le murmure du zéphyr mourant dans le feuillage ; la douleur avait épuisé ses forces ; elle expira… Elle te laissa seul, malheureux Armin. Tu as perdu le fils qui faisait ta force dans les combats ; tu as perdu la fille qui faisait ton orgueil au milieu de ses compagnes…

Depuis cette nuit affreuse, toutes les fois que la tempête descend de la montagne, toutes les fois que le vent du nord soulève les flots, je vais m’asseoir sur le rivage, et mes regards s’attachent sur le rocher fatal. Souvent, lorsque la lune luit à son couchant, j’entrevois les ombres de mes enfants : elles s’entretiennent tristement ensemble. Quoi ! mes enfants, n’auriez-vous point pitié d’Armin ? Ne répondrez-vous jamais à sa voix ? Hélas ! ils passent et ne regardent point leur père. Oui, Carmor, je suis triste, et la cause de mes regrets n’est pas légère.

Tels étaient les chants des bardes dans Selma : ils fixaient l’attention de Fingal par les accords de leurs harpes et par les récits des temps passés. Les chefs accouraient de leur colline pour entendre leurs concerts harmonieux, et comblaient d’éloges le chantre de Cona, le premier des bardes. Mais maintenant la vieillesse a glacé ma langue, et mon âme est éteinte : j’entends encore quelquefois les ombres des bardes, et je tâche de retenir leurs chants mélodieux. Mais ma mémoire m’abandonne ; j’entends la voix des années qui me crie en passant : « Pourquoi Ossian chante-t-il encore ? Il sera bientôt étendu dans son étroite demeure, et nul barde ne célébrera sa renommée ! »

Roulez sur moi, tristes années ; et, puisque vous ne m’apportez plus de joie, que la tombe s’ouvre et reçoive Ossian ; car ses forces sont épuisées. Les enfants des concerts sont allés jouir du repos ; ma voix reste après eux, comme un bruit qui murmure encore dans un rocher battu des flots, quand tous les vents se taisent, et que le nautonier aperçoit de loin les derniers balancements des arbres.

Faut-il s’étonner que la poésie universelle ait pris un accent plus mélancolique et plus pathétique en Europe depuis l’apparition de ces chants ? Que Gœthe en Allemagne, Byron en Angleterre, et qu’une société tout entière, au sortir des immolations et des désespoirs de 1793, aient trouvé pour ces tristesses de la parole une sympathie qu’elle ne connaissait pas ? La douleur, la gloire et la guerre étaient devenues les muses sévères de ce temps.

XIX

Et ce goût passionné pour les poésies d’Ossian ne fut pas seulement un goût littéraire, une fantaisie d’imagination propre à la jeunesse et passager comme elle. Les hommes les plus sérieux de l’époque et les caractères les plus sévères partagèrent cet enthousiasme universel et se signalèrent par leur admiration pour cette nouveauté antique qui enflamma tout le monde comme un incendie général. Nous n’avons jamais considéré le premier des Bonaparte comme une autorité en matière de goût poétique, ni de haute raison philosophique et diplomatique, mais nous l’avons toujours reconnu le plus grand écrivain de son temps, et l’homme de la plus forte imagination, toutes les fois que ses passions ambitieuses ne l’emportaient pas à mille lieues, du triste et du vrai. Ses idées étaient des rêves, c’est pourquoi il les a portées jusqu’au surhumain. Il rêvait, en Égypte, quand il prétendait partir de Jaffa pour aller conquérir les Indes orientales avec une armée de Druses, peuplade qui n’aurait pas pu lui fournir deux ou trois mille soldats après une campagne ; et la misérable forteresse de Saint-Jean-d’Acre, après sept ou huit assauts, avait fait échouer toute son entreprise en Orient. Il rêvait, quand il préparait à Boulogne son invasion en Angleterre sans songer au retour. Il rêvait, quand il emmenait sept ou huit cent mille hommes au fond de la Russie, pour combattre la disette et les frimas. Il rêvait, quand il refusait la paix à Dresde, et il venait expier son rêve à Leipsick. Il rêvait, partant avec huit cents hommes de l’île d’Elbe, pour combattre l’Europe entière au rendez-vous de Waterloo ! Toute sa diplomatie ne fut qu’un rêve aussi inconsistant que son imagination. Le rêve, chez lui, anéantit sans cesse la réalité. Cet équilibre entre le possible et le chimérique lui manqua presque toujours, et il mourut grand pour ce qu’il avait conçu, petit pour ce qu’il avait accompli. C’est le propre des hommes à imagination disproportionnée.

Je ne récuse donc pas le génie d’imagination du premier Napoléon en matière de goût poétique. Je le reconnais, au contraire, pour le plus grand poëte armé de la France.

XX

Eh bien, ce grand poëte fut un des premiers à sentir avec enthousiasme la grandeur et la sauvage mélancolie des chants du barde écossais. De même qu’Alexandre fit construire une cassette d’or pour Homère, et emportait avec lui dans ses campagnes d’Ionie et de Perse, pour se faire un oreiller de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain, l’Iliade et l’Odyssée ; de même Bonaparte, général et premier consul, emporte constamment dans sa voiture, parmi les cinq ou six volumes de prédilection qu’il feuilletait toujours, les poëmes d’Ossian ; et quand on lui demandait pourquoi il se nourrissait si assidûment de ces chants : « C’est plus grand que nature, répondait-il à ses aides de camp, c’est sombre et mystérieux comme l’antiquité, c’est éclatant comme la gloire et grand comme la mort ; de telles poésies sont la nourriture des héros ! »

Lamartine.