(1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie) » pp. 1-80
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(1864) Cours familier de littérature. XVII « XCVIIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie) » pp. 1-80

XCVIIe entretien.
Alfieri. Sa vie et ses œuvres (2e partie)

I

Alfieri va passer à Naples le temps de son exil volontaire ; il y écrit journellement à la comtesse ; il y use le temps à cheval dans les beaux sites des environs. Pendant ce temps, il ne trouve point mauvais que la comtesse, privée de la fortune de son mari et peu riche de la sienne, sollicite une pension de la reine de France, Marie-Antoinette, et l’obtienne par l’intervention de Léopold de Toscane, frère de cette princesse. Voilà donc ce féroce ennemi des rois, vivant de leurs débris et de leurs secours : un roi de France lui donne la vie, un roi d’Angleterre lui laisse ravir sa femme ; quelle logique ! — Ainsi la comtesse ne dépendra plus ni du pape, ni du cardinal d’York, frère de son mari. Le lendemain du jour où elle est émancipée de ses besoins et de sa reconnaissance, elle quitte le couvent des Ursulines de Rome, et rentre dans le palais de la Chancellerie, bâti par Bramante. Alfieri obtient facilement l’autorisation de revenir auprès d’elle à Rome. Il s’y installe, grâce, dit-il, à ses obséquiosités un peu serviles auprès des cardinaux et des prêtres.

« Le 12 mai suivant, Alfieri était auprès d’elle, et à force de sollicitations, de servilités, de petites ruses courtisanesques (c’est lui-même qui parle ainsi), à force de saluer les Éminences jusqu’à terre, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature, à force de flatter et de se plier à tout, lui qui jusque-là n’avait jamais su baisser la tête, toléré enfin par les cardinaux, soutenu même par ces prestolets qui se mêlaient à tort et à travers des affaires de la comtesse, il finit par obtenir la grâce d’habiter la même ville que la gentilissima signora , celle qu’il appelle sans cesse la donna mia , l’amata donna. »

Cependant, bien que l’amant vécût toute la matinée très retiré dans le palais Strozzi, auprès des Thermes de Dioclétien, faubourg isolé de Rome, il passait toutes ses soirées au palais de la Cancellaria, chez son amie. Ce bonheur insolent excita l’envie du clergé romain et les murmures du comte d’Albany auprès du cardinal, son frère.

« Il ne dissimulait pas ses plaintes, en effet, le vieillard abandonné. Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion, aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et, apprenant les longues visites d’Alfieri au palais du cardinal, il sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. Il suppliait son frère de faire cesser un tel scandale, et bien des voix à Rome se mêlaient à la sienne. Alfieri, au milieu de ses récriminations irritées, est bien obligé de reconnaître que ces plaintes étaient justes. “J’avouerai, dit-il, pour l’amour de la justice, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti avaient bien les meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu’elles ne sortissent pas des bornes de l’honnêteté.” Le soulèvement de l’opinion devint si vif, les hostilités du cardinal furent si menaçantes, que l’amant de la comtesse d’Albany fut obligé de quitter Rome. A-t-il pris spontanément ce parti, comme il l’affirme, pour prévenir la sentence pontificale ? A-t-il été chassé par un ordre exprès de Pie VI, de ce même pape à qui il avait offert (si lâchement, dit-il) le premier recueil de ses tragédies, et qui l’avait accueilli avec tant de bonté ? Il y a des doutes sur ce point ; ce qui est certain, c’est que, le 4 mai 1783, Alfieri fut obligé de dire un long adieu à celle qui était plus que la moitié de lui-même. “Des quatre ou cinq séparations qui me furent ainsi imposées, ajoute-t-il, celle-ci fut pour moi la plus terrible, car toute espérance de revoir mon amie était désormais incertaine et éloignée.”

II

« Alfieri, chassé de Rome, recommence sa vie errante. Il va d’abord à Sienne chez son fidèle ami Francesco Gori Gandinelli. Les grands souvenirs de la poésie nationale l’attirent ensuite vers les lieux consacrés : il cherche l’âme de Dante à Ravenne, il visite à Arqua le tombeau de Pétrarque et celui d’Arioste à Ferrare. Pendant ces pèlerinages, la poétique fureur qui le possède va s’exaltant de plus en plus ; ivre d’admiration pour les quatre grands maîtres italiens et impatient de se placer auprès d’eux, s’il rencontre sur sa route un journal dans lequel ses premières tragédies sont librement appréciées, il traite la presse littéraire avec une violence où l’on sent à la fois l’orgueil du patricien et l’irritabilité d’une âme en peine. Enfin, allant de ville en ville, “toujours pleurant, rimant toujours”, il voit à Masino son cher ami de Lisbonne, l’excellent abbé de Caluso ; il voit aussi les deux maîtres de ce style facile et souple qu’il s’efforçait d’atteindre, Parini à Milan et Cesarotti à Padoue ; il revient ensuite en Toscane, il y fait imprimer un nouveau choix de ses tragédies ; puis, incapable de supporter sa douleur, il veut se distraire en changeant de place et part soudain pour l’Angleterre. Son amour pour la comtesse d’Albany et sa passion pour les vers s’étaient développés ensemble ; séparé de son amie, il sentait sa troisième passion, celle des chevaux, reprendre invinciblement le dessus et triompher de la poésie. “Passion effrontée ! dit-il gaiement. Que de fois les beaux coursiers, dans la tristesse et l’abattement de mon cœur, ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers ! De poète je redevenais palefrenier…” Il était poète encore lorsque, débarqué à Antibes, il allait mêler ses larmes brûlantes aux flots de la Sorgue, en face du sombre rocher de Vaucluse, délicieuse solitude, dit-il, car il n’y a vu que l’ombre du souverain maître d’amour, et le souvenir de Laure de Noves lui a rappelé Louise d’Albany. C’est bien le poète aussi, le poète toscan irrité, le petit-fils de Dante et l’héritier de ses colères, qui maudit en passant l’immense cloaque parisien, et les écrivains ignorants qui de toute la littérature italienne comprennent tout au plus Métastase, et le jargon nasal de ce pays, ce qu’il y a de moins toscan au monde. Fou d’enthousiasme ou de fureur, nous reconnaissons l’auteur d’Antigone et de Virginie ; mais bientôt, quand il arrive à Londres, il ne songe plus qu’aux belles têtes de chevaux, aux fières encolures, aux larges croupes, et son grand souci est de faire traverser le détroit à ces quinze nobles bêtes dont il va enrichir ses écuries.

« Pendant qu’il court le monde, la comtesse d’Albany passe l’été et l’automne à Genzano, dans une retraite enchantée d’où elle aperçoit devant elle les sommets du mont Albano et à ses pieds le lac de Némi,

Le beau lac de Némi qu’aucun souffle ne ride.

« C’est là qu’elle recevait les lettres d’Alfieri, c’est de là qu’elle envoyait ses consolations à cette âme impétueuse. Si nous ne possédons pas cette correspondance où tant de choses sans doute nous seraient révélées, on montre du moins à Florence un document assez bizarre qui appartient précisément à cette date, et n’a pas besoin de commentaire. C’est un cahier renfermant une série de sonnets adressés pour la plupart à la comtesse, avec ce titre étrange : Sonetti di Psipsio copiati da Psipsia in Genzano, il di 17 ottobre 1783, anno disgraziato per tutti due. Psipsio, Psipsia, pourquoi ces noms ? Il y a là une énigme que personne encore n’a devinée, mais ce détail offre peu d’intérêt ; la seule chose à signaler ici, c’est le témoignage de leurs sentiments mutuels pendant ces années de séparation et d’exil.

« Au commencement de l’hiver, la comtesse d’Albany revint à Rome, où de graves événements l’attendaient. Le roi de Suède, Gustave III, visitait alors l’Italie, et, bien qu’il voyageât sous le nom du comte de Haga, c’est-à-dire incognito, sans pompe, sans bruit, occupé seulement d’étudier les monuments et les musées, il se mêla cependant, comme tout le monde, des affaires de la comtesse d’Albany. Il avait eu une entrevue le 1er décembre à Pise avec Charles-Édouard ; il avait reçu ses confidences, il n’avait pu retenir ses larmes en voyant à quelle misérable situation était réduit l’héritier de tant de rois. Après l’avoir décidé à renoncer pour toujours à son rôle de prétendant, il s’était fait un devoir d’assurer le repos de ses derniers jours, il avait écrit à Louis XVI pour le prier d’améliorer la position pécuniaire du malheureux prince, et cette lettre, remise au roi de France par l’ambassadeur suédois, M. le baron de Staël-Holstein, avait déjà obtenu un résultat favorable. Il lui restait encore à régler les rapports de Charles-Édouard avec sa femme, à mettre fin, d’une manière ou d’une autre, à une situation qui était le scandale de l’Italie et de l’Europe. Gustave III, dès son arrivée à Rome, au commencement de l’année 1784, eut des conférences, à ce sujet, avec la comtesse d’Albany et le cardinal d’York. Que se passa-t-il dans ces conférences ? Quel fut le rôle du cardinal ? quelle fut l’attitude de la comtesse ? On ne sait, mais il est clair que ni l’un ni l’autre ne pouvaient entretenir le roi de Suède dans les illusions qu’il s’était faites. Gustave apprit là bien des choses dont il ne se doutait point, et, voyant qu’il fallait renoncer à l’espoir de ramener la comtesse, il conçut aussitôt le projet de faire prononcer la séparation légale des deux époux. Le 24 mars 1784, il annonçait à Charles-Édouard le résultat de ses démarches ; on devine aisément, d’après la réponse du prince, les révélations et les conseils que renfermait cette lettre. Voici ce que l’héritier des Stuarts s’empressait d’écrire, trois jours après, à son ami le roi de Suède, ou plutôt le comte de Haga. De tels documents veulent être cités avec une fidélité scrupuleuse ; ce ne sont pas des modèles de style ou de correction qu’on y cherche.

 

« Monsieur le Comte, j’ai été on ne peut plus sensible à la vôtre obligeante de Rome, du 24 mars. Je me mets entièrement dans les bras d’un si digne ami que vous êtes, Monsieur, car je ne connais personne à qui je puisse confier mieux et mon honneur et mes intérêts. Tâchez de terminer cette affaire le plus tôt possible. Je consens pleinement à une séparation totale avec ma femme, et qu’elle ne porte plus mon nom. En vous renouvelant les plus sincères sentiments de reconnaissance et d’amitié, je suis votre bon ami,

« C. d’Albanie 1. »

 

« Les conditions de la séparation furent réglées par le roi de Suède et le cardinal d’York. La comtesse abandonna la plus grande partie de son douaire, et la cour de France, pour faciliter cet arrangement, lui assura une rente annuelle de soixante mille livres. Ces conventions une fois arrêtées, et le pape ayant autorisé la séparation a mensa et toro, Charles-Édouard signa la déclaration que voici :

« Nous, Charles, roi légitime de la Grande-Bretagne, sur les représentations qui nous ont été faites par Louise-Caroline-Maximilienne-Emmanuel, princesse de Stolberg, que pour bien des raisons elle souhaitait demeurer dans un éloignement et séparation de notre personne, que les circonstances et nos malheurs communs rendaient nécessaires et utiles pour nous deux, et considérant toutes les raisons qu’elle nous a exposées, nous déclarons par la présente que nous donnons notre consentement libre et volontaire à cette séparation, et que nous lui permettons dores en avant de vivre à Rome, ou en telle autre ville qu’elle jugera le plus convenable, tel étant notre bon plaisir.

« Fait et scellé du sceau de nos armes, en notre palais, à Florence, le 3 avril 1784.

« Approuvons l’écriture et le contenu ci-dessus.

« Charles R. »

 

« La comtesse d’Albany (car elle continua de porter ce nom) profita bientôt de sa liberté pour quitter Rome ; mais, n’osant pas encore braver l’opinion publique au point de se retrouver avec Alfieri dans quelque ville d’Italie, elle lui donna rendez-vous en Alsace. Elle était allée passer la chaude saison au pied des Vosges ; ce fut là, dans une jolie maison de campagne non loin de Colmar, que les deux amants se retrouvèrent. Le poète y demeure deux mois, et aussitôt voilà les tragédies qui reprennent l’avantage sur les coursiers aux fières encolures. L’inspiration et même, pour parler plus simplement, le désir de se mettre à l’œuvre, le désir de prendre la plume et de tenter quelque chose, étaient intimement attachés pour Alfieri à la présence de la comtesse. Encore palefrenier la veille, il redevient poète tout à coup dans sa villa de Colmar. C’est là qu’il compose Agis, Sophonisbe, Myrrha ; c’est là qu’il écrira ses deux Brutus et la première de ses Satires. L’année suivante, en effet, aux premiers beaux jours de l’été, le poète et son amie, volontairement séparés pendant l’hiver, accourront de nouveau l’un vers l’autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si bien à tous les yeux. On sait avec quelle ivresse Alfieri parle de cette période dans l’histoire de sa vie ; on se rappelle sa douleur quand la comtesse, encore soigneuse de sa renommée, revient passer l’hiver dans les États du pape, s’établit à Bologne, et oblige son compagnon à choisir une autre résidence ; on se rappelle aussi ses transports au moment où le mois d’août, trois ans de suite, le ramène à Colmar ; on se rappelle ces explosions d’enthousiasme, ce réveil d’activité poétique, cette soif de gloire qui le tourmente, sa joie de faire imprimer ses œuvres à Kehl dans l’admirable imprimerie de Beaumarchais ; puis ses deux voyages à Paris, son installation avec la comtesse dans une maison solitaire, tout près de la campagne, à l’extrémité de la rue du Montparnasse, et tous les soucis que lui donne la publication de ses œuvres complètes chez Didot l’aîné, « artiste passionné pour son art. » Tous ces détails sont racontés dans l’autobiographie du poète, nous n’avons pas à y revenir ici ; mais ce qu’Alfieri ne pouvait pas dire, et ce qui est pourtant un épisode essentiel de cette histoire, ce sont les dernières années de Charles-Édouard, ces années d’abandon et de malheur pendant lesquelles le triste vieillard, si longtemps dégradé, se relève enfin, et retrouve à sa dernière heure une certaine dignité vraiment noble et touchante. »

III

L’infortuné Charles-Édouard éprouva avant de mourir une consolation inattendue. La fille qu’il avait eue dans sa jeunesse, à Liège, de son premier amour, miss Clémentine, et qui vivait retirée à Meaux, dans l’abbaye de Notre-Dame, lui revint en mémoire, et peut-être en remords. Il la rappela près de lui pour tenir sa maison et consoler ses dernières heures. Il la reconnut, la légitima, et lui rendit le nom, désormais libre, de duchesse d’Albany. Elle fit rentrer avec elle la dignité, l’élégance, la société féminine dans le palais de son père à Florence. Elle réconcilia le roi et le cardinal d’York, brouillés pour des intérêts mal entendus d’argent. La reine de Naples l’accueillit à Pise, où elle passait l’hiver avec le prince vieilli, mais heureux et honoré du moins dans sa vieillesse. Revenu à Rome, dans le palais de son enfance, il y mourut en 1788, et fut enseveli à Frascati, dans la cathédrale du cardinal d’York, son frère. Sa fille chérie, qui ne vivait que pour lui, ne lui survécut pas longtemps. Le cardinal d’York hérita authentiquement des titres de prétendant à la couronne des Stuarts.

IV

Pendant ces années d’agitation stérile pour un trône imaginaire, la comtesse d’Albany, qui n’avait plus de titre légal même à son nom, avait quitté Rome pour Bologne, afin de conserver toujours son asile dans les États du pape. Insensiblement l’amour qu’elle conservait pour Alfieri la rapprochait de son ami, toujours errant sur ses traces.

« Alfieri l’indique, mais en termes trop vagues : “Au mois de février 1788, mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari, arrivée à Rome, où il s’était retiré depuis plus de deux ans qu’il avait quitté Florence. Quoique cette mort n’eût rien d’imprévu à cause des accidents qui pendant les derniers mois l’avaient frappé à plusieurs reprises, et bien que la veuve, désormais libre de sa personne, fût très loin d’avoir perdu un ami, je vis, à ma grande surprise, qu’elle n’en fut pas médiocrement touchée, non poco compunta .” Ces paroles sont une faible traduction de la vérité, bien qu’elles nous permettent de l’entrevoir ; la comtesse d’Albany, en nous ouvrant son cœur, nous y eût montré certainement autre chose. Il y avait dans les destinées si différentes de la duchesse Charlotte et de la comtesse Louise un contraste éloquent, une leçon douloureuse et amère qu’un poète, un moraliste, un peintre des passions humaines aurait dû mieux comprendre, et qu’il eût comprise sans nul doute, s’il n’avait pas été si directement intéressé dans cette aventure. La punition de l’orgueilleux Alfieri, nous le verrons, fut d’avoir un successeur qui ne le valait point ; la punition de la comtesse fut de sentir, au plus profond de son âme, l’humiliante leçon que lui infligeaient les dernières années de Charles-Édouard. »

V

Alfieri continuait, en attendant la gloire, à préluder avec elle par des éditions consécutives de ses tragédies, surveillées tantôt à Sienne par son ami Gori, tantôt par lui-même. Peu de temps avant son renvoi de Rome, il demanda lâchement au pape Pie VI, l’infortuné et tolérant Braschi, de les lui présenter lui-même. Copions ici le jugement du poète de Brutus sur cette démarche.

« Pendant les deux mois au moins que dura l’impression de ces quatre tragédies, j’étais à Rome sur les charbons ardents, en proie à de continuelles palpitations, et à une fièvre d’esprit que rien ne pouvait calmer. Plus d’une fois, mais la honte me retint, je fus tenté de me dédire et de reprendre mon manuscrit. Enfin elles m’arrivèrent successivement à Rome toutes les quatre, imprimées très correctement, grâce à mon ami ; mais, chacun a pu le voir, très salement imprimées, grâce au typographe, et versifiées d’une manière barbare, comme je l’ai vu depuis, grâce à l’auteur. L’enfantillage de m’en aller de porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers travaux pour me concilier des suffrages m’occupa plusieurs jours, et me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des autres. J’allai entre autres présenter mon ouvrage au pape qui régnait alors, Pie VI, à qui déjà je m’étais fait présenter il y avait un an, lorsque j’étais venu me fixer à Rome. Et ici je confesserai, à ma grande confusion, de quelle tache je me souillai moi-même dans cette audience bienheureuse. Je n’avais pas une très grande estime pour le pape comme pape ; je n’en avais aucune pour Braschi comme savant ou ayant bien mérité des lettres, qui en effet ne lui devaient rien. Et cependant, moi, ce superbe Alfieri, me faisant précéder de l’offre de mon beau volume, que le Saint-Père reçut avec bienveillance, ouvrit et reposa sur sa petite table, avec beaucoup d’éloges et sans vouloir me laisser lui baiser le pied, mais me relevant au contraire lui-même, car j’étais à genoux ; dans cette humble posture il me caressait la joue avec une complaisance toute paternelle ; moi donc, ce même Alfieri, l’auteur de ce fier sonnet sur Rome, répliquant alors avec la grâce doucereuse d’un courtisan aux louanges que le pontife me donnait sur la composition et la représentation de l’Antigone, dont il avait, m’assurait-il, ouï dire merveille, et saisissant le moment où il me demandait si je ferais encore des tragédies, louant fort du reste un art si ingénieux et si noble, je lui répondis que j’en avais achevé beaucoup d’autres, et dans le nombre un Saül, dont le sujet, tiré de l’Écriture, m’enhardissait à en offrir la dédicace à Sa Sainteté, si elle daignait me le permettre. Le pape s’en excusa, en me disant qu’il ne pouvait accepter la dédicace d’aucune œuvre dramatique de quelque genre qu’elle fût, et je n’ajoutai pas un mot sur ce sujet. J’avouerai ici que j’éprouvai alors deux mortifications bien distinctes, mais également méritées : l’une, de ce refus que j’étais allé chercher volontairement ; l’autre, de me voir forcé à m’estimer moi-même beaucoup moins que le pape, car j’avais eu la lâcheté, ou la faiblesse, ou la duplicité (ce fut, certes, dans cette occasion, une de ces trois choses qui me fît agir, si ce n’est même toutes trois) d’offrir une de mes œuvres, comme une marque de mon estime, à un homme que je regardais comme fort inférieur à moi, en fait de vrai mérite ; mais je dois également, sinon pour me justifier, au moins pour éclaircir simplement cette contradiction apparente ou réelle entre ma conduite et ma manière de penser et de sentir, je dois exposer avec candeur la seule et véritable raison qui me fit prostituer ainsi le cothurne à la tiare. Cette raison, la voici. Les prêtres propageaient depuis quelque temps certains propos sortis de la maison du beau-frère de mon amie, par où je savais que lui et toute sa cour se récriaient fort sur mes trop fréquentes visites à sa belle-sœur ; et comme leur mauvaise humeur allait toujours croissant, je cherchais, en flattant le souverain de Rome, à m’en faire plus tard un appui contre les persécutions dont j’avais déjà le pressentiment dans mon cœur, et qui, en effet, attendirent à peine un mois pour se déchaîner. Je crois aussi que cette représentation d’Antigone avait trop fait parler de moi pour ne pas augmenter le nombre de mes ennemis et m’en susciter de nouveaux. Si je me montrai alors bas et dissimulé, ce fut donc par excès d’amour, et il faudra bien que celui qui rira de moi reconnaisse en moi son image. Je pouvais laisser cette circonstance dans les ténèbres où elle était ensevelie. J’ai voulu, en la révélant, qu’elle fût une leçon pour tous et pour moi. J’avais trop à en rougir pour l’avoir jamais racontée à personne ; je la dis seulement à mon amie quelque temps après. Si je l’ai rapportée, c’est aussi pour consoler tous les auteurs présents ou futurs que des circonstances malheureuses forcent tous les jours honteusement et de plus en plus forceront à se déshonorer, eux et leurs œuvres, par de menteuses dédicaces. »

VI

Les deux dernières années de cette séparation furent adoucies subrepticement par deux voyages en France, pendant lesquels Mme d’Albany, pour sauver les apparences, loua une maison de campagne isolée, en Alsace, non loin de Colmar, et où Alfieri vint la rejoindre.

« Peu de jours après, écrit-il, arrivèrent à Sienne mes quatorze chevaux anglais ; j’y avais laissé le quinzième, sous la garde de mon ami Gori : c’était mon beau cheval bai, mon Fido 2, le même qui dans Rome avait plusieurs fois reçu le doux fardeau de ma bien-aimée, et c’était assez pour me le rendre plus cher à lui seul que toute ma nouvelle troupe. Toutes ces bêtes me retenaient en même temps dans la distraction et l’oisiveté. Les peines de cœur venant à s’y joindre, j’essayai vainement de reprendre mes occupations littéraires. Je laissai passer une bonne partie de juin et tout le mois de juillet où je ne bougeai pas de Sienne, sans faire autre chose que quelques vers. J’achevai cependant plusieurs stances qui manquaient encore au troisième chant de mon petit poème, et je commençai même le quatrième et dernier. L’idée de cet ouvrage, quoique souvent interrompu, repris à de longs intervalles et toujours par fragments, et sans que j’eusse aucun plan écrit, était néanmoins restée très fortement empreinte dans mon cerveau. Ce à quoi je voulais surtout prendre garde, c’était à ne le pas faire trop long, ce qui m’eût été bien facile, si je me fusse laissé entraîner aux épisodes et aux ornements. Mais, pour en faire une œuvre originale et assaisonnée d’une agréable teneur, la première condition, c’était d’être court. Voilà pourquoi dans ma pensée il ne devait d’abord avoir que trois chants ; mais la Revue des conseillers m’en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. Je ne suis pas trop sûr cependant, dans mon âme et conscience, que toutes ces interruptions n’aient bien eu leur influence sur l’ensemble du poème et qu’il n’ait l’air un peu décousu.

« Pendant que j’essayais de poursuivre ce quatrième chant, je ne cessais de recevoir et d’écrire de longues lettres ; ces lettres peu à peu me remplirent d’espérance, et m’enflammèrent de plus en plus du désir de revoir bientôt mon amie. Cette possibilité devint si vraisemblable, qu’un beau jour, ne pouvant plus y tenir, je ne confiai qu’à mon ami où je voulais me rendre, et, feignant une excursion à Venise, je me dirigeai du côté de l’Allemagne. C’était le 4 août, un jour, hélas ! dont le souvenir me sera toujours amer ; car tandis que, content et ivre de joie, j’allai chercher la moitié de moi-même, je ne savais pas qu’en embrassant ce rare et cher ami, quand je croyais ne me séparer de lui que pour six semaines, je le quittais pour l’éternité. Je ne puis en parler, je ne puis y songer sans fondre en larmes, aujourd’hui encore après tant d’années. Mais je ne reviendrai pas sur ces larmes ; aussi bien je me suis efforcé ailleurs de leur donner un libre cours.

« Me voici donc de nouveau sur les grands chemins. Je reprends ma charmante et poétique route de Pistoja à Modène, je passe comme un éclair à Mantoue, à Trente, à Inspruck, et de là par la Souabe, j’arrive à Colmar, ville de la haute Alsace, sur la rive gauche du Rhin. Près de cette ville, je retrouvai enfin celle que je demandais à tous les échos, que je cherchais partout, et dont la douce présence me manquait depuis plus de seize mois. Je fis tout ce trajet en douze jours, et j’avais beau courir, je croyais à peine changer de place. Pendant ce voyage, la veine poétique se rouvrit en moi, plus abondante que jamais, et il n’y avait guère de jour où celle qui avait sur moi plus d’empire que moi-même ne me fit composer jusqu’à trois sonnets et plus encore. J’étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. J’interrogeais tout le monde, et partout j’apprenais qu’elle y était passée environ deux mois auparavant. Souvent mon cœur tournait à la joie, et alors j’essayais aussi de la poésie badine. J’écrivis, chemin faisant, un chapitre à Gori, où je lui donnais les instructions nécessaires pour la garde de mes chevaux bien-aimés ; cette passion n’était chez moi que la troisième, je rougirais trop de dire la seconde, les muses, comme de raison, devant avoir le pas sur Pégase.

« Ce chapitre un peu long, que j’ai placé dans la suite parmi mes poésies, est le premier et à peu près l’unique essai que j’aie tenté dans le genre de Berni, dont je crois sentir toutes les grâces et la délicatesse, quoique la nature ne me porte pas de préférence vers ce genre. Mais il ne suffit pas toujours d’en sentir les finesses pour les rendre ; j’ai fait de mon mieux. J’arrivai le 16 août chez mon amie, près de qui deux mois passèrent comme un éclair. Alors me retrouvant de nouveau tout entier de cœur, d’esprit et d’âme, il ne s’était pas encore écoulé quinze jours depuis que sa présence m’avait rendu à la vie, que moi, ce même Alfieri, qui depuis deux ans n’avais pas même eu l’idée d’écrire d’autres tragédies, qui au contraire, ayant déposé le cothurne aux pieds de Saül, avais fermement résolu de ne jamais le reprendre, je me trouvai alors, presque sans m’en douter, avoir conçu ensemble et par force trois tragédies nouvelles : Agis, Sophonisbe et Myrrha. Les deux premières m’étaient d’autres fois venues à la pensée, et je les avais toujours écartées ; mais cette fois elles s’étaient si profondément fixées dans mon imagination, qu’il fallut bien en jeter l’esquisse sur le papier, avec la conviction et l’espoir que j’en resterais là. Pour ce qui est de Myrrha, je n’y avais jamais pensé. Ce sujet m’avait paru tout aussi peu que la Bible ou tout autre fondé sur un amour incestueux de nature à être traduit sur la scène ; mais tombant par hasard, comme je lisais les Métamorphoses d’Ovide, sur ce discours éloquent et vraiment divin que Myrrha adresse à sa nourrice, je fondis en larmes, et aussitôt l’idée d’en faire une tragédie passa devant mes yeux comme un éclair. Il me sembla qu’il pouvait en résulter une tragédie très touchante et très originale, pour peu que l’auteur eût l’art d’arranger sa fable de manière à laisser le spectateur découvrir lui-même par degré les horribles tempêtes qui s’élèvent dans le cœur embrasé et tout ensemble innocent de la pauvre Myrrha, bien plus infortunée que coupable, sans qu’elle en dît la moitié, n’osant s’avouer à elle-même, loin de la confier à personne, une passion si criminelle. En un mot, dans ma tragédie, telle que je la conçus tout d’abord, Myrrha ferait les mêmes choses qu’elle décrit dans Ovide ; mais elle les ferait sans les dire. Je sentis dès le début quelle immense difficulté j’éprouverais à prolonger pendant cinq actes, sans le secours d’aucun épisode, ces fluctuations de l’âme de Myrrha, si délicates à rendre. Cette difficulté, qui ne fit alors que m’enflammer de plus en plus, et qui, lorsque ensuite je voulus développer, versifier et imprimer ma tragédie, a toujours été l’aiguillon qui m’excitait à vaincre l’obstacle, l’œuvre achevée, je la crains, cette difficulté, et la reconnais dans toute son étendue, laissant aux autres à juger si j’ai su la surmonter complètement ou en partie, ou si elle demeure tout entière.

« Ces trois nouvelles productions tragiques allumèrent dans mon cœur l’amour de la gloire que je ne désirais plus désormais que pour la partager avec celle qui m’était plus chère que la gloire. Il y avait donc un mois environ que mes jours s’écoulaient heureux et pleins, sans qu’il s’y mêlât d’autre pensée amère que celle-ci, déjà si horrible : Un mois encore, un mois au plus, et il faudra nous séparer de nouveau. Mais, comme si la crainte de ce coup inévitable n’eût pas suffi à elle seule pour répandre une affreuse amertume sur les fugitives douceurs qu’il me restait à savourer, la fortune ennemie voulut y joindre sa dose cruelle pour me rendre plus chère encore cette éphémère consolation. Des lettres de Sienne m’annoncèrent, dans l’espace de huit jours, et la mort du jeune frère de Gori, et une maladie grave de Gori lui-même. Celles qui suivirent m’apportèrent la nouvelle de sa mort, après une maladie qui n’avait duré que huit jours. Si je ne me fusse pas trouvé auprès de mon amie en recevant ce coup si rapide et si inattendu, les effets de ma juste douleur auraient été bien plus terribles ; mais, quand on a quelqu’un pour pleurer avec soi, les pleurs sont moins amers. Mon amie connaissait aussi et elle aimait tendrement ce cher François Gori. L’année d’avant, après m’avoir, comme je l’ai dit, accompagné jusqu’à Gênes, de retour de Toscane, il s’était rendu à Rome presque uniquement pour faire connaissance avec elle, et pendant son séjour, qui dura plusieurs mois, il l’avait vue constamment, et l’avait accompagnée dans ses visites de chaque jour à tous les monuments des beaux-arts, qu’il aimait lui-même passionnément, et qu’il jugeait en appréciateur éclairé. Aussi, en le pleurant avec moi, ne le pleurait-elle pas seulement pour moi, mais encore pour elle-même, sachant bien ce qu’il valait par l’expérience qu’elle venait d’en faire. Ce malheur troubla plus que je ne saurais le dire le reste du temps déjà si court que nous passâmes ensemble ; et, à mesure que le terme approchait, cette nouvelle séparation me paraissait bien plus amère et plus horrible. Quand fut venu ce jour redouté, il fallut obéir au sort, et je rentrai dans de tout autres ténèbres, séparé de ma bien-aimée, sans savoir, cette fois, pour combien de temps, et privé de mon ami avec la certitude cruelle que c’était pour toujours. À chaque pas de cette même route où s’étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. Vaincu par la douleur, je composai peu de vers et ne fis que pleurer jusqu’à Sienne, où j’arrivai dans les premiers jours de novembre. Quelques amis de mon ami, et qui m’aimaient à cause de lui, comme moi-même je les aimais, accrurent démesurément mon désespoir, pendant ces premiers jours, en ne me servant que trop bien dans mon désir de savoir jusqu’aux moindres particularités de ce funeste accident. Tremblant, j’évitais de les entendre, et je ne cessais de les demander. Je n’allai plus demeurer, comme on peut bien le croire, dans cette maison de deuil que je n’ai plus jamais revue. À mon retour de Milan, l’année précédente, j’avais de grand cœur accepté de mon ami, et dans sa maison, un petit appartement solitaire et fort gai, et nous vivions comme deux frères.

« Cependant, sans Gori, le séjour de Sienne me devint tout d’abord insupportable ; j’espérai qu’en changeant de lieux et d’objet j’allais affaiblir ma douleur sans rien perdre de sa mémoire. Dans le courant de novembre, je me transportai à Pise, décidé à y passer l’hiver, en attendant qu’un destin meilleur vînt me rendre à moi-même ; car, privé de tout ce qui nourrit le cœur, je ne pouvais, en vérité, me regarder comme vivant.

« Je restai à Pise jusqu’à la fin d’août 1785, mais sans y rien écrire depuis ces notes ; je me bornai seulement à faire recopier les dix tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changements qui alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m’occupai de ma réimpression de Paris, je les trouvai plus qu’insuffisants, et il fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du jeu du pont 3, spectacle admirable, où l’antique se mêle à je ne sais quoi d’héroïque. Il s’y joignit encore une autre fête fort belle aussi dans son genre, l’illumination de la ville entière, comme elle a lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ranieri ; ces deux fêtes furent alors célébrées ensemble, à l’occasion du voyage que le roi et la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand-duc Léopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi se trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais qui l’emportaient en force, en beauté, sur tous ceux qu’on avait pu voir en pareille rencontre ; mais, au milieu d’une jouissance si puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand désespoir, que dans cette Italie morte et corrompue il était plus facile de se faire remarquer par des chevaux que par des tragédies.

« Sur ces entrefaites, mon amie était partie de Bologne et avait pris, au mois d’avril, la route de Paris. Décidée à ne plus retourner à Rome, elle ne pouvait se retirer nulle part plus convenablement qu’en France, où elle avait des parents, des relations, des intérêts. Après être restée à Paris jusque vers la fin du mois d’août, elle revint en Alsace, dans la même villa où nous nous étions réunis, l’année précédente. Je laisse à juger avec quelle joie, quel empressement, dès les premiers jours de septembre, je pris, pour me rendre en Alsace, la route ordinaire des Alpes Tyroliennes. Mon ami que j’avais perdu à Sienne, ma bien-aimée qui désormais allait vivre hors de l’Italie, me déterminèrent aussi à ne pas y demeurer plus longtemps. Je ne voulais pas alors, et les convenances ne le permettaient pas, m’établir à demeure aux lieux qu’elle habitait, mais je cherchai à m’en tenir éloigné le moins possible, et à n’avoir plus du moins les Alpes entre nous. Je mis donc en mouvement toute ma cavalerie qui, un mois après moi, arriva saine et sauve en Alsace, où j’avais alors rassemblé tout ce que je possédais, excepté mes livres, dont j’avais laissé à Rome la majeure partie. Mais le bonheur de cette seconde réunion ne dura et ne pouvait guère durer que deux mois, mon amie devant passer l’hiver à Paris. Au mois de décembre, je l’accompagnai jusqu’à Strasbourg, où il m’en coûta cruellement de me séparer d’elle et de la quitter une troisième fois. Elle continua sa route vers Paris, et je retournai à notre maison de campagne ; j’avais le cœur bien gros, mais mon affliction cette fois n’avait plus autant d’amertume, nous étions plus près l’un de l’autre ; je pouvais, sans obstacle et sans crainte de lui faire tort, tenter une excursion de son côté. L’été enfin ne devait-il pas nous réunir ? Toutes ces espérances me mirent un tel baume dans le sang, et me rafraîchirent si bien l’esprit, que je me rejetai tout entier entre les bras des Muses. Pendant ce seul hiver, dans le repos et la liberté des champs, je fis plus de besogne qu’il me fût jamais arrivé d’en faire en un aussi court espace de temps. Ne penser qu’à une seule et même chose, et n’avoir à se défendre ni des distractions du plaisir, ni de celles de la douleur, rien n’abrège autant les heures et ne les multiplie davantage. À peine rentré dans ma solitude, je finis d’abord de développer l’Agis. Je l’avais commencé à Pise, dès le mois de décembre de l’autre année, puis, las et dégoûté de ce travail (ce qui jamais ne m’arrivait dans la composition), il ne m’avait plus été possible de continuer. Mais alors l’ayant heureusement mené à terme, je ne respirai pas que je n’eusse également développé, pendant ce même mois de décembre, la Sophonisbe et la Myrrha. Le mois suivant, en janvier 1786, j’achevai de jeter sur le papier le second et le troisième livre du Prince des Lettres ; je conçus et j’écrivis le dialogue de la Vertu méconnue. C’était un tribut que depuis longtemps je me reprochais de n’avoir point payé à la mémoire adorée de mon vénérable ami, François Gori. J’imaginai, en outre, et je développai entièrement la mélo-tragédie d’Abel, dont je mis en vers la partie lyrique : c’était un genre nouveau, sur lequel j’aurai plus tard l’occasion de revenir, si Dieu me prête vie et me donne avec la force d’esprit nécessaire les moyens d’accomplir tout ce que je me propose d’entreprendre. Une fois revenu à la poésie, je ne quittai plus mon petit poème que je ne l’eusse complètement terminé, y compris le quatrième chant. Je dictai ensuite, je recorrigeai, je rassemblai les trois autres qui, composés par fragments, dans l’espace de dix années, avaient, ce qu’ils ont peut-être encore, je ne sais quoi de décousu. Si grand que soit le nombre de mes défauts, ce n’est pas là celui qu’on rencontre habituellement dans mes autres compositions. J’avais à peine terminé ce poème, que dans une de ses lettres toujours si fréquentes et si chères, mon amie, comme par hasard, me raconta qu’elle venait d’assister au théâtre à une représentation du Brutus de Voltaire, et que cette tragédie lui avait plu souverainement. Moi qui avais vu représenter cette même pièce dix ans peut-être auparavant, et qui depuis l’avais complètement oubliée, je sentis aussitôt mon cœur et mon esprit se remplir d’une émulation où il entrait à la fois de la colère et du dédain, et je me dis : “Et quels Brutus ! des Brutus d’un Voltaire ? J’en ferai, moi, des Brutus… Je les traiterai l’un et l’autre. Le temps fera voir à qui de nous il appartenait de revendiquer un tel sujet de tragédie, ou de moi, ou d’un Français, qui, né du peuple, a pendant plus de soixante et dix ans signé : Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi.” Je n’en dis pas davantage, je n’en touchai même pas un mot dans ma réponse à mon amie, mais, sur-le-champ et avec la rapidité de l’éclair, je conçus à la fois les deux Brutus, tels que depuis je les ai exécutés. C’est ainsi que, pour la troisième fois, je manquai à ma résolution de ne plus faire des tragédies, et que de douze qu’elles devaient être, elles sont arrivées au nombre de dix-neuf. Je renouvelai sur le dernier Brutus, mais avec plus de solennité que jamais, mon serment à Apollon, et cette fois je suis à peu près sûr de ne plus le violer. J’en ai pour garants les années qui vont s’amassant sur ma tête, et tout ce qui me reste encore à faire dans un autre genre, si toutefois j’en trouve la force et le moyen.

« Je passai plus de cinq mois à cette maison de campagne, dans une continuelle effervescence d’esprit. Le matin, à peine éveillé, j’écrivais aussitôt cinq ou six pages à mon amie ; je travaillais ensuite jusqu’à deux ou trois heures de l’après-midi ; je montais alors à cheval ou en voiture pendant une couple d’heures ; mais, au lieu de me distraire et de me reposer, ne cessant de penser soit à tels vers, soit à tel personnage, soit à telle autre chose, je fatiguais ma tête loin de la soulager. Je fis si bien que j’y gagnai au mois d’avril, un violent accès de goutte qui pour la première fois me cloua dans mon lit, où pendant quinze jours au moins il me retint immobile et souffrant, ce qui vint mettre une interruption cruelle à mes études si chaudement reprises. C’était aussi trop entreprendre que de vouloir vivre solitaire tout à la fois et occupé ; je n’aurais pu y résister sans mes chevaux qui me forçaient à prendre le grand air et à faire de l’exercice. Mais, même avec mes chevaux, je ne pus supporter cette perpétuelle et incessante tension des fibres du cerveau, et si la goutte, plus sage que moi, ne fût venue y faire trêve, j’aurais fini par devenir fou ou par défaillir de faiblesse, car je dormais fort peu et ne mangeais presque plus. Toutefois, au mois de mai, grâce au repos et à une diète sévère, les forces m’étaient revenues. Mais des circonstances qui lui étaient personnelles ayant alors empêché mon amie de me rejoindre à notre maison de campagne, et me voyant condamné à soupirer encore après son retour, seule consolation que j’eusse au monde, je tombai dans un trouble d’esprit, qui pendant plus de trois mois obscurcit mon entendement. Je travaillai peu et mal jusqu’à la fin du mois d’août, où la présence tant désirée de mon amie fit évanouir tous ces maux d’une imagination mécontente et enflammée. À peine redevenu sain de corps et d’esprit, j’oubliai les douleurs de cette longue absence qui, heureusement pour moi, fut la dernière, et je me remis au travail avec passion et fureur. Vers le milieu de décembre, époque à laquelle nous partîmes ensemble pour Paris, je me trouvai avoir versifié l’Agis, la Sophonisbe et la Myrrha, développé les deux Brutus et composé la première de mes Satires. Déjà, neuf ans auparavant, j’avais à Florence tenté ce nouveau genre, j’en avais distribué les sujets, et j’avais même alors essayé d’en exécuter quelque chose. Mais, n’étant point encore assez maître de la langue et de la rime, je m’y étais rompu les cornes ; et, craignant de ne pouvoir jamais y réussir, du moins pour le style et la versification, j’en avais à peu près abandonné l’idée. Mais le rayon vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu’il fallait pour cela de courage et de hardiesse, et, m’étant de nouveau mis à l’œuvre, je crus qu’il pourrait m’être donné d’entrer dans la carrière, sinon de la parcourir. Je fis aussi, avant de partir pour Paris, une revue générale de mes poésies, dictées et achevées en grande partie, et je m’en trouvai un bon nombre, trop peut-être. »

VII

On voit poindre, dans ce mot sur le Brutus de Voltaire, la première jalousie d’Alfieri contre la littérature des Français ; on la retrouve dans la suite de ce chapitre.

« Avec tout cela, écrit-il, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j’aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j’aime beaucoup mieux encore écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d’écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l’anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode ; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu’ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout le monde, ils pourraient m’attirer les applaudissements et l’admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d’auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles ? »

Son méprisable recueil d’épigrammes grossières et d’invectives de collège, intitulé Misogallo (haine aux Français), va confirmer bientôt ces impressions antinationales.

Après ces seize mois de bonheur caché, libres de leur séjour et de leur vie, les deux amants partirent enfin pour Paris.

« Dès que nous fûmes à Paris, où l’engagement pris de mon édition commencée me faisait une nécessité de me fixer à demeure, je cherchai une maison, et j’eus le bonheur d’en trouver une très tranquille et très gaie, isolément située sur le boulevard neuf du faubourg Saint-Germain, au bout de la rue du Mont-Parnasse. J’y avais une fort belle vue, un air excellent et la solitude des champs. »

Il s’y occupa trois ans de l’impression de toutes ses tragédies chez Didot, le prince des typographes français, et chez Beaumarchais, à Kehl, de l’impression de tous ses sonnets très peu dignes de Pétrarque, et d’une multitude de caprices d’auteur sans mérite et de traductions qu’il recueillait comme des reliques de lui-même à léguer in extenso à la très indifférente postérité. Cela marchait du même pas sourd sans que le temps lui-même, qui s’occupait de bien autre chose, en sût rien. On était en 1789. La Bastille était prise par la révolution, les états généraux tonnaient à Versailles par la voix séculaire de Mirabeau, et il n’en parle pas. Seulement, ami de quelques philosophes de seconde ligne, il écrit, pour complaire à l’époque, une ode sur la prise de la Bastille. Ainsi l’ennemi des rois et des reines qui pensionnaient son amie, Alfieri, flagornait à Paris le peuple qui devait bientôt les traîner à l’échafaud. On trouve peu d’exemples de telles inconséquences d’esprit et de cœur dans les lettrés de ce temps-là. Que pouvait-il se répondre à lui-même, et que pouvait-il répondre à la comtesse d’Albany, quand elle lui disait : « Je suis reine, et vous exécrez les rois ! je suis proscrite de mon trône, et vous invectivez le roi et la reine qui nous prêtent asile ! je suis dénuée de tout, et vous poussez au dépouillement de ce roi et de cette reine qui nous subventionnent largement pour vivre ! Si la reconnaissance ne vous dit rien, que vous conseille notre intérêt légitime ? Sont-ce les vainqueurs de la Bastille qui nous pensionneront, et nous honoreront en sœur et en frère du trône ? Vous parlez de la tyrannie ? Mais ce peuple a-t-il consulté d’autre loi que sa colère, quand il a attaqué ce vieux donjon sans défenseurs et ce vieux cachot sans prisonniers, et massacré en allant triompher à l’Hôtel-de-Ville le gouverneur et les victimes très étrangères à ces événements ? Ne vous mêlez donc pas des triomphes de ce peuple et de la ruine de nos bienfaiteurs. Je suis reine ; respectez en moi la royauté ! Mon mari était roi ; respectez en lui son titre, et en moi son nom ! Un autre roi nous solde ; respectez en lui ses bienfaits ! il nous protège ; respectez en lui l’asile qu’il nous assure !

« — Mais j’ai fait quatorze ou quinze tragédies contre les rois de l’antiquité, j’ai fait Brutus ! La liberté est classique. — C’est vrai, mais n’en parlez pas : personne, excepté votre imprimeur, n’en parle ; imprimez, si vous voulez, pour les lecteurs à venir, et taisez-vous sur les ingratitudes du présent ! »

Alfieri n’en poursuivait pas moins ses diatribes et ses amours, et se mettait en règle avec l’avenir par ses tragédies mort-nées, en règle avec les rois en leur enlevant plus que leur trône, leur famille ! en règle avec l’opinion en applaudissant lyriquement aux premiers égarements de la révolution ;

En règle avec le vieux classique, en accumulant tragédies sur tragédies ;

En règle avec l’avenir, comptant sur la gloire et sur l’immortalité anonyme qu’il se préparait en silence au bout de la rue ;

En règle avec la fortune, puisqu’il avait encore quatre chevaux de selle, ayant vendu tous les autres à son ami pour monter sa maison à Paris ;

En règle enfin avec le bonheur, puisqu’il allait à leur maison de campagne, en Alsace, passer les mois inoccupés de l’année dans l’intimité d’une union paisible.

« Une seule inquiétude le poignait, dit-il ; c’étaient des transes d’esprit de tout genre que la révolution qu’il chantait ne vînt, de jour en jour, par ses mouvements insurrectionnels qui éclataient dans Paris depuis la convocation des états généraux et la prise de la Bastille, l’empêcher de terminer ses éditions qui touchaient à leur fin, soit à Paris chez Didot, soit à Kehl chez Beaumarchais, et qu’après tant de peines et de lourdes dépenses, il ne fallût échouer au port. Je me hâtais autant que je pouvais, mais ainsi ne faisaient pas les ouvriers de l’imprimerie de Didot, qui, nouvellement travestis en politiques et en hommes libres, passaient les journées entières à lire les journaux et à faire des lois, au lieu de composer, de corriger, de tirer les épreuves que j’attendais. Je crus que j’en deviendrais fou par contrecoup. J’éprouvai donc une immense satisfaction, quand vint le jour où ces tragédies, qui m’avaient coûté tant de sueurs, terminées et emballées, s’en allèrent en Italie et ailleurs. Mais ma joie ne fut pas de longue durée ; les choses allant de mal en pis, et chaque jour, dans cette Babylone, ôtant quelque chose au repos et à la sécurité de la veille, pour augmenter le doute et les sinistres présages qui menaçaient l’avenir, tous ceux qui ont affaire avec ces espèces de singes, et nous sommes malheureusement dans ce cas, mon amie et moi, doivent passer leur vie à craindre un dénouement qui ne peut tourner à bien.

« Voilà donc plus d’une année que je regarde en silence et que j’observe le progrès des lamentables effets de la docte ignorance de ce peuple, qui a le don de savoir babiller sur toutes choses, mais qui ne peut en mener aucune à bonne fin, parce qu’il n’entend rien à la pratique des affaires et au maniement des hommes, ainsi que déjà l’avait finement remarqué et dit notre prophète politique, Machiavel. »

— Les intérêts de mon amie, ajoute-t-il, me retiennent seuls à Paris. — Quels pouvaient être ces intérêts, si ce n’est de faire ratifier par M. Necker et par l’Assemblée française les pensions que le roi et la reine avaient généreusement accordées à la comtesse ?

VIII

Mais il y en avait encore un autre que M. de Reumont, traduit par M. Saint-René-Taillandier, interprète tout autrement, c’était la pension à solliciter de l’Angleterre pour la veuve de son roi détrôné. On ne peut expliquer autrement la visite inconvenante qu’Alfieri et la comtesse allèrent rendre, avec éclat, à la cour de Londres en 1791.

« Sans cela, ajoute le commentateur de la vie d’Alfieri, on ne comprendrait pas certain épisode de ce voyage à Londres, dont Alfieri ne parle pas dans ses mémoires (pour éviter sans doute des explications très étranges). Le 29 mai 1791, la comtesse d’Albany consentit, si elle ne le sollicita pas, à être présentée au roi George III et à la reine Caroline d’Angleterre ! La veuve de Charles-Édouard, offrant publiquement ses hommages au représentant couronné de cette maison de Hanovre qui avait été, en 1746, si impitoyable pour les amis du prétendant, c’est là un contraste qui devait exciter un immense étonnement. »

Deux sœurs, dont l’une fut aimée par Horace Walpole, mesdemoiselles Berry, avec lesquelles je passais mes soirées à Rome en 1820, avaient reçu de leur correspondant Walpole un document qu’elles ne craignaient pas de communiquer dans leur intimité. — « La comtesse d’Albany, écrivait Horace Walpole à mademoiselle Berry, non seulement est à Londres, mais il est probable qu’en ce moment même elle est au palais de Saint-James (résidence de la cour à Londres). Ce n’est pas une révolution à la manière française qui l’a restaurée, c’est le sens dessus dessous si caractéristique de notre époque. On a vu dans ces deux derniers mois le pape brûlé en effigie à Paris, madame du Barry invitée à dîner chez le lord-maire de Londres, et la veuve du prétendant présentée à la reine de la Grande-Bretagne. » Il ajoute quelques jours après : « J’ai eu par un témoin oculaire des détails très précis sur l’entrevue des deux reines. La reine-veuve a été annoncée sous le titre de princesse de Stolberg. Elle était vêtue fort élégamment, et ne parut pas embarrassée le moins du monde. Le roi parla beaucoup avec elle, mais seulement de son voyage, de la traversée, et d’autres choses générales. La reine lui parla aussi, mais moins longtemps. Elle se trouva placée ensuite entre deux des frères du roi, le duc de Glocester et le duc de Clarence, et eut avec eux une longue conversation. Il paraît qu’elle avait connu le premier en Italie. Elle n’a point parlé avec les princesses. Je n’ai rien su du prince de Galles, mais il était présent, et probablement il ne s’est pas entretenu avec elle. La reine la regardait avec la plus sérieuse attention. Ce qui rend l’événement plus étrange, c’est qu’il y a fête aujourd’hui pour l’anniversaire de la naissance de la reine. Madame d’Albany a été conduite à l’Opéra dans la loge royale… » Trois semaines après cette présentation, le 10 juin, la comtesse assista à la séance de clôture du parlement.

IX

M. Saint-René-Taillandier, très embarrassé évidemment de justifier cette présence inconvenante de Mme d’Albany à la cour des ennemis acharnés de son mari, laisse croire que la comtesse ne faisait ces concessions à la cour de Saint-James que pour populariser en Angleterre la gloire d’Alfieri. Il n’a pas réfléchi que son intérêt réel était au contraire de faire disparaître cet adorateur postiche de l’attention d’une cour sévère et puritaine, justement offensée d’une cohabitation si expressive ; et quand on sait, du reste, que la comtesse rapporta de Londres la pension considérable que lui fit cette cour, on ne peut raisonnablement douter que cette pension, si offensante pour la mémoire de son premier mari, le Prétendant, n’ait été l’objet et le prix du voyage. Elle en a joui jusqu’à sa mort. Alfieri ne parut pas et disparut avec elle peu de temps après. Voilà la vérité ; la France menaçait, il fallait pourvoir par l’Angleterre à la cessation de ces secours. Ils les obtinrent. L’honneur délicat de la comtesse y resta, mais la vie des deux amants fut assurée. Voilà le stoïcisme d’Alfieri ! Excepté la prétention de l’orgueil dans cet homme, tout était faux.

X

Rentrés en France, ils reprirent dans leur maison du Mont-Parnasse la vie équivoque, moitié majestueuse, moitié retirée, qu’ils menaient avant ce voyage inexplicable autrement. Les éléments très mêlés de la société qui se réunissait chez eux étaient à demi révolutionnaires, à demi royalistes, en mesure ainsi avec les deux partis qui luttaient dans la nation. C’étaient le peintre David, bientôt après régicide ; Beaumarchais, tenant d’une main à la cour, de l’autre au peuple insurgé ; les deux frères Chénier, l’un, André, prédestiné au prochain échafaud pour son courageux royalisme, l’autre, Marie-Joseph, très injustement accusé d’avoir immolé son frère ; la future impératrice des Français, Joséphine de Beauharnais, femme aimable d’un des futurs martyrs de l’Assemblée constituante.

J’y ajoute, moi, la comtesse de Virieu, femme du comte de Virieu, membre alors constitutionnel de l’Assemblée, et tué depuis au siège de Lyon où il commandait la cavalerie royaliste. La comtesse, femme d’une vertu rigide et d’une piété mystique, représentait dans cette société le respect pour cette légitimité des reines qu’elle ne permettait pas même au soupçon d’effleurer. C’est à elle que j’ai dû mes rapports avec la comtesse d’Albany, qu’elle prévint par une lettre à mon passage à Florence, quand je la vis pour la première fois.

XI

Le 10 août, qui détrône et emprisonne l’infortuné Louis XVI, force Alfieri à fuir inopinément cette scène de carnage. Le 18 août il part avec la comtesse, sans avoir eu le temps de pourvoir à tout ce qu’il laisse à Paris.

« Après avoir employé ou perdu environ deux mois, dit-il, à chercher et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de 1792. Elle était très belle et fort commode. Chaque jour on attendait celui qui verrait s’établir enfin un ordre de choses tolérable ; mais le plus souvent on désespérait que jamais ce jour dût venir. Dans cette position incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus de deux ans, j’avais fait venir de Rome tous les livres que j’y avais laissés en 1783, et le nombre s’en était fort augmenté, tant à Paris que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce côté, il s’en fallait peu que je n’eusse à ma disposition tous les livres qui pouvaient m’être nécessaires ou utiles dans l’étroite sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne, il ne me manquait donc aucune consolation domestique ; mais ce qui nous manquait à tous les deux, c’était l’espoir, c’était la vraisemblance que cela pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et, ne pouvant songer à autre chose, je continuai à me faire le traducteur de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris, non plus que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître, même de vue, un seul de ces innombrables faiseurs de prétendue liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour qui j’avais le plus profond mépris. Aujourd’hui même où j’écris, depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d’oreilles, et même d’yeux, n’ayant jamais vu, ou entendu, ou entretenu aucun de ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la reçoivent.

« Au mois de mars de cette année, je reçus des lettres de ma mère, et ce furent les dernières. Elle m’y exprimait, avec une vive et chrétienne affection, sa grande inquiétude de me voir, disait-elle, « dans un pays où il y avait tant de troubles, où l’exercice de la religion catholique n’était plus libre, où chacun ne cesse de trembler dans l’attente de nouveaux désordres et de calamités nouvelles. »

Elle ne disait, hélas ! que trop vrai, et l’avenir le prouva bientôt. Mais lorsque je me remis en route pour l’Italie, la digne et vénérable dame n’existait déjà plus. Elle quitta ce monde le 23 avril 1792, à l’âge de soixante-dix ans accomplis.

« Cependant s’était allumée entre la France et l’empereur cette guerre funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin on essaya de détruire entièrement le nom de roi ; c’était tout ce qui restait de la royauté. La conspiration du 20 juin ayant avorté, les choses traînèrent encore de mal en pis, jusqu’au fameux 10 août, où tout éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici le détail que j’en écrivais à l’abbé de Caluso, le 14 août 1792……

« L’événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande difficulté ; il nous fallait des passeports pour sortir de Paris et du royaume ; nous fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15 ou le 16 nous en avions déjà obtenu, en qualité d’étrangers, moi de l’envoyé de Venise, mon amie de celui de Danemark, qui, seuls à peu près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce simulacre de roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section (c’était celle du Mont-Blanc) les autres passeports qui nous étaient nécessaires, un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre, avec le signalement de chacun, la taille, les cheveux, l’âge, le sexe, que sais-je, moi ? Ainsi munis de toutes ces patentes d’esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août ; mais, tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l’après-dînée. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous dirigions pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n’y trouvâmes qu’un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui, ayant visité nos passeports, se disposait à nous ouvrir la grille de cette immense prison, et à nous laisser passer en nous souhaitant bon voyage. Mais il y avait auprès de la barrière un méchant cabaret d’où s’élancèrent à la fois une trentaine environ de misérables vauriens déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en avions deux, et nos impériales chargées de malles, avec une suite de deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s’écrièrent que tous les riches voulaient s’échapper de Paris avec toutes leurs richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l’abandon. Alors commença une lutte entre ce petit nombre de pauvres gardes nationaux et ce ramas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir, les autres nous retenir. Je me jetai hors de la voiture, et, tombant au milieu du tumulte, muni de nos sept passeports, je me mis à disputer, à crier, à tempêter plus fort qu’eux tous ; c’est là le vrai moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l’un après l’autre, ou se faisaient lire par ceux d’entre eux qui savaient lire, la description des figures de chacun de nous. Mais, plein de colère et d’emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l’on veut, assez dominé par la passion pour m’exposer à la grandeur du péril qui menaçait nos têtes, je parvins jusqu’à trois fois à reprendre mon passeport, m’écriant à haute voix : “Voyez et écoutez-moi : Je me nomme Alfieri ; je ne suis pas Français, je suis Italien ; grand, maigre, pâle, les cheveux roux ; c’est bien moi, regardez plutôt. J’ai mon passeport. Je l’ai obtenu, dans les formes, de ceux qui avaient autorité pour me le délivrer. Nous voulons passer, et par le ciel nous passerons.” L’échauffourée dura plus d’une demi-heure ; je fis bonne contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beaucoup de gens s’étaient amassés autour de nos deux voitures ; les uns criaient : Mettons le feu aux voitures ! D’autres : Brisons-les à coups de pierres ! D’autres encore : Ce sont des nobles et des riches qui se sauvent, ramenons-les à l’hôtel de ville, et qu’on en fasse justice ! Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passeports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin, la grande demi-heure pendant laquelle ces singes-tigres eurent tout le temps de se fatiguer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur résistance, et les gardes m’ayant fait signe de remonter dans ma voiture où j’avais laissé mon amie (en quel état ! on peut l’imaginer), je m’y jetai ; les postillons se remirent en selle, la grille s’ouvrit, et nous sortîmes au galop, accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette canaille. Il fut heureux pour nous que l’avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l’hôtel de ville ne prévalût pas ; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir ; tout au contraire, on nous envoyait en prison ; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 septembre, c’est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d’autres braves gens qui s’y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels nous montrâmes nos passeports plus de quarante fois. Nous sûmes depuis que nous étions les premiers étrangers qui eussent quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. À chaque municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos passeports, ceux qui les lisaient demeuraient frappés d’étonnement et de stupeur au premier coup d’œil qu’ils y jetaient. Ils étaient imprimés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal informé des événements de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels auspices je sortis enfin de France, avec l’espoir et la résolution de ne jamais plus y rentrer. À Calais, on nous laissa entièrement libres de continuer jusqu’à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au lieu de nous embarquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre n’ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais, nous pensâmes qu’il serait plus facile de passer en Angleterre qu’en Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles, mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu’elle avait eue, et passer un mois à la campagne, avec sa sœur et son digne beau-frère. Là nous apprîmes, par ceux de nos gens que nous avions laissés à Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d’abord pour notre départ, que j’avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous avait délivré nos passeports s’était présentée en corps (voyez un peu la démence et la stupidité de ces gens-là !) pour arrêter mon amie et la conduire en prison. Pourquoi ? cela va sans dire, elle était noble, riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu’elle, ils ne me faisaient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils avaient confisqué nos chevaux, nos livres et le reste, mis le séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés. Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous bénîmes la Providence, qui nous avait permis d’y échapper.

« Voyant s’obscurcir de plus en plus l’horizon de ce malheureux pays, et s’établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république, nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester ailleurs, et nous partîmes pour l’Italie, le premier jour d’octobre. Nous passâmes par Aix-la-Chapelle, Francfort, Augsbourg et Inspruck, et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les franchîmes gaiement, et nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j’avais parcourus pour aller la voir ; la satisfaction de pouvoir, à mon gré, jouir de sa sainte présence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries, tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l’âme, que, d’Augsbourg à Florence, la source poétique s’ouvrit de nouveau, et les vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à Florence, que nous n’avons plus quittée, et où je retrouvai le trésor vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de pertes en tout genre, qu’il m’avait fallu supporter en France. »

XII

Qu’on se figure l’accès de rage d’Alfieri, homme si personnel et si mobile au gré de ses passions, après une telle aventure de la révolution, qu’il avait célébrée en républicain classique, et qui s’était retournée pour lui disputer sa tête au moment où il se sauvait devant elle ! Tout fut bouleversé dans sa vie et dans sa tête. Il lui paya en invectives ce qu’il lui avait avancé en lâches adulations. Il faut, pour s’en faire une idée, lire ce sordide recueil d’invectives rimées dans lequel il épanche de sang-froid ses déboires. Nous y reviendrons.

XIII

Après s’être reposé quelques semaines en Belgique, chez la sœur de Mme d’Albany, il n’osa pas reparaître sur le territoire français, et revint vite à Florence chercher un abri encore intact. À peine arrivé, il écrit, protégé par les Alpes et les Apennins, une lettre au président de la populace française pour revendiquer ses meubles et ses livres. On ne daigne pas lui répondre. Il loue enfin, à vie, une charmante maison, en plein soleil, sur le quai de l’Arno, près du pont de la Trinité, et il fait disposer cet asile pour la comtesse et pour lui. M. de Reumont parle ici de quelques légèretés amoureuses qu’Alfieri se permet à Florence, et dont il se vante dans des sonnets licencieux en contravention avec son amour déclamatoire pour la veuve du roi d’Angleterre. Ces licences classiques détruiraient, si elles étaient vraies, le dernier charme qui reste à sa vie, le charme de la fidélité reconnaissante à cet amour. Je n’en ai jamais entendu parler ailleurs ; mais, si c’était fondé, cela justifierait la veuve royale de sa liaison avec Fabre, le jeune peintre français, ami et commensal du poète. Il y a des âmes où les plus grandes passions finissent comme les plus vulgaires amours ! Nous vous dirons bientôt ce que c’était que Fabre, que nous avons beaucoup connu après la mort d’Alfieri, mais de qui nous n’avons jamais reçu aucune confidence irrespectueuse pour ses deux amis.

XIV

Au sein de ce repos, Alfieri, devenu plus royaliste que républicain, depuis le triomphe de ses opinions républicaines en France, s’occupait à élever, à l’exemple de Voltaire, un théâtre dans sa maison pour y jouer ses tragédies. Il y mettait le sérieux que sa vie avait perdu depuis tant de variations éclatantes à Paris et à Londres. Le Piémont, conquis par la République, renvoya le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel IV. Le poète, réconcilié avec les rois par leur infortune, fit demander une audience à son ancien maître fugitif. Le roi lui ouvrit ses bras en lui disant avec une ironie triste : Ecco il tyranno ! Voilà le tyran ! allusion et reproche attendrissants au préjugé antiroyaliste et antipaternel de son ancien ennemi !

XV

Pendant qu’on s’égorgeait à Paris et que le monde avait les yeux sur ces catastrophes de rois et de peuples, Alfieri, dans sa nouvelle maison du quai de l’Arno, faisait… quoi ? Il jouait Brutus devant un auditoire de complaisants grands seigneurs. Il faut lui rendre justice cependant. Au moment du procès de Louis XVI, et touché de loin par sa mort, il avait écrit, dans son cabinet, une défense de ce roi. S’il n’y avait pas là courage, il y avait au moins justice. En 1796, il lui vint en idée d’apprendre le grec par des procédés solitaires que le dernier des hellénistes lui aurait épargnés ; mais il aurait été obligé d’avouer à quelqu’un son ignorance. Il y parvint tant bien que mal.

L’arrivée de l’armée française en Toscane redoubla sa haine ; il allait être dérangé dans son pédantisme. Il se crut suffisamment vengé en sauvant son Misogallo, et en confiant à la postérité sa vengeance. Écoutons-le :

« En 1798, chaque jour, le danger devenait », dit-il, « plus sérieux pour la Toscane, grâce à la loyale amitié que les Français professaient pour elle ! Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magnifique conquête de Lucques, d’où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l’occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événements. Déjà, l’année précédente, j’avais, dans un accès d’ennui, abandonné le Misogallo, et m’étais arrêté à l’occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m’était cher et auquel je tenais beaucoup, j’en fis faire jusqu’à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différents lieux, elles ne pussent ni s’anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N’ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d’être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs insolences, c’est-à-dire de m’y préparer de manière à ne point les subir. Je n’y savais qu’un moyen : si on ne me provoquait pas, je ferais le mort ; si l’on me touchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.

« Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et respecté, ou, s’il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J’ai écrit ma vie pour empêcher qu’un autre ne s’en acquittât plus mal que moi ; le même motif me fit alors aussi composer l’épitaphe de mon amie et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles que je veux et non pas d’autres, et qu’elles ne disent de mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification.

« Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de l’infamie, je voulus aussi pourvoir à mes études, et corriger, copier, séparer ce qui était achevé de ce qui ne l’était pas, abandonner enfin ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J’entrais dans ma cinquantième année ; c’était le moment de mettre un dernier frein au débordement de mes poésies. J’en arrangeai donc un nouveau recueil en un petit volume qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente-neuf épigrammes que l’on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fait, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que, pour me donner l’air un peu grec, j’intitulai : Teleutodia. Après quoi, je pliai bagage pour toujours ; et si depuis j’ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, ç’a été sans l’écrire ; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les reconnais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l’invasion menaçante de ces barbares antilyriques m’en offraient une occasion naturelle et opportune, s’il en fut. Je la saisis, et je n’y pensai plus.

« Quant à mes traductions, j’avais, les deux années précédentes, recopié et corrigé le Virgile tout entier ; je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi ; mais non pas le Térence, lequel, n’ayant été fait qu’une seule fois, n’avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu’il est encore aujourd’hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l’étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j’aurais ou non le temps d’y revenir, de les recopier avec l’original, en commençant par l’Alceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l’air d’être traduite d’une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il devait m’en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L’Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m’étais promis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J’avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous le titre de : Avis aux puissances italiennes. J’avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j’eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l’homme d’État ; ce n’est pas là mon métier. Cet écrit était né de l’indignation légitime qu’avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans, était mise en œuvre par l’impuissance de l’empereur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j’avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées, je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu’elles n’ont point dépassé, et que je me suis bien promis de ne plus franchir.

« Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon second patrimoine poétique, je cuirassai mon cœur, et j’attendis les événements……

« Après avoir ainsi réglé ma manière de vivre, j’encaissai tous mes livres, excepté ceux dont j’avais besoin, et je les envoyai dans une villa, hors de Florence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre une seconde fois. Cette invasion très bien prévue et si fort détestée, l’invasion des Français à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne méritent pas d’être sues, la conduite de ces esclaves partout la même n’a en toute occasion qu’une couleur. Ce même jour, peu d’heures avant l’arrivée des Français, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une villa du côté de la porte San-Gallo, près de Montughi ; ce ne fut pas cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que nous habitions à Florence, avant de l’abandonner à l’oppression peu scrupuleuse des logements militaires.

« Ainsi courbé sous le poids de l’oppression commune, sans néanmoins me confesser vaincu, je restai dans cette villa avec un petit nombre de domestiques, et la douce moitié de moi-même, infatigablement occupés l’un et l’autre de l’étude des lettres ; car, assez forte sur l’allemand et sur l’anglais, également bien instruite dans l’italien et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre nations, et, de l’ancienne, les traductions qui en ont été faites dans ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu’il faut savoir. Je pouvais donc m’entretenir de tout avec elle, et, le cœur et l’esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tête-à-tête, loin de tous les soucis de l’humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions qu’un très petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore, de peur d’éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus monstrueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus intolérable, et qui ne s’offre à moi que sous l’image d’un tigre guidé par un lapin.

« Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c’étaient des arrestations arbitraires, selon l’usage de ce gouvernement qui n’en était pas un. Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d’otages une foule de jeunes gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne, où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien qu’étranger, je devais craindre un traitement pareil ou plus cruel encore, car il était naturel que l’on m’eût signalé aux Français comme un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pouvait venir me chercher ; mais j’avais pris toutes mes mesures pour ne me laisser ni surprendre ni maltraiter. Cependant on proclamait dans Florence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu’au 5 de juillet, où, battus et perdant la Lombardie entière, ils s’échappèrent, pour ainsi dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris, cela va sans dire, tout ce qu’ils pouvaient emporter. Mon amie et moi, nous n’avions pas mis le pied à Florence tant que l’invasion avait duré, ni souillé nos regards de la vue d’un seul Français. Mais les mots ne sauraient peindre la joie de Florence, le matin où les Français la quittèrent, et les jours suivants où l’on ouvrit ses portes à deux cents hussards autrichiens……

« Uniquement occupé du soin d’assembler et de revoir mes quatre traductions du grec, je traînais le temps, sans autre souci que de poursuivre avec ardeur des études commencées trop tard. Le mois d’octobre arriva, et le 15, voici qu’au moment où on s’y attendait le moins, pendant la trêve conclue avec l’empereur, les Français se jettent de nouveau sur la Toscane qu’ils savaient occupée au nom du grand-duc, avec lequel ils n’étaient point en guerre. Je n’eus pas le temps, comme la première fois, de me retirer à la campagne, et il me fallut les voir et les entendre, jamais ailleurs toutefois que dans la rue, voilà qui va sans dire. Du reste, le plus grand ennui et le plus oppressif, la corvée de loger le soldat, la commune de Florence eut l’heureuse idée de m’en exempter en qualité d’étranger, et comme ayant une maison étroite et trop petite. Délivré de cette crainte, pour moi la plus cruelle et celle qui me donnait le plus de souci, je me résignai pour le surplus à ce qui pouvait arriver. Je m’enfermai, pour ainsi dire, dans ma maison, et à l’exception de deux heures de promenade, que je faisais chaque matin pour ma santé, et dans les lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et m’absorbais dans le travail le plus obstiné.

« Mais si je fuyais les Français, les Français ne voulaient pas me fuir, et, pour mon malheur, celui de leurs généraux qui commandait à Florence, tranchant du littérateur, voulut faire connaissance avec moi, et très honnêtement il se présenta deux fois à ma porte, toujours sans me trouver, car je m’étais arrangé de manière que jamais on ne me trouvât. Je ne voulus pas même lui rendre politesse pour politesse, et lui renvoyer ma carte. Quelques jours après il me fit demander de vive voix, par un message, à quelle heure je pouvais être chez moi. Quand je vis qu’il s’obstinait, ne voulant pas confier à un domestique de place une réponse verbale qui aurait pu être changée ou altérée, j’écrivis sur une petite feuille de papier : “Victor Alfieri, pour éviter tout malentendu dans la réponse qu’il fait rendre à M. le général, la remet par écrit à son domestique. Si M. le général, en sa qualité de commandant de Florence, lui fait signifier l’ordre de l’attendre chez lui, Alfieri, qui ne résiste pas à la force qui commande, quelle qu’elle soit, se constituera immédiatement en tel état que de raison ; mais si M. le général ne veut que satisfaire une curiosité personnelle, Victor Alfieri, naturellement très sauvage, ne désire plus faire connaissance avec personne, et le prie, en conséquence, de l’en dispenser.” Le général me répondit directement deux mots pour me dire que mes ouvrages lui avaient inspiré le désir de me connaître ; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il ne me chercherait plus. Il tint parole ; et voilà comment j’échappai à un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice que l’on eût voulu me faire subir.

« Cependant le Piémont, autrefois ma patrie, déjà francisé à sa manière et voulant singer ses maîtres en tout, changea son académie des sciences, ci-devant royale, en un institut national, sur le modèle de celui de Paris, où se trouvaient réunis les belles-lettres et les beaux-arts. Il plut à ces messieurs (je ne saurais les nommer, car mon ami Caluso s’était démis de sa place de secrétaire de l’académie), il leur plut, dis-je, de m’élire membre de cet institut et de me l’apprendre directement par une lettre. Prévenu d’avance par l’abbé, je leur renvoyai la lettre sans l’ouvrir, et je chargeai mon ami de leur dire, de vive voix, que je n’acceptais point ce titre d’associé, que je ne voulais être d’aucune association, et, moins que de toute autre, d’une académie qui récemment avait exclu avec tant d’insolence et d’acharnement trois personnages aussi respectables que le cardinal Gerdil, le comte Balbo, le chevalier Morozzo (comme on peut le voir dans les lettres que je cite en note), sans en apporter un autre motif, sinon qu’ils étaient trop royalistes.

« Je n’ai jamais été, je ne suis pas royaliste ; mais ce n’est pas une raison pour que j’aille me mêler à cette clique. Ma république n’est pas la leur ; je fais et ferai toujours profession d’être en tout ce qu’ils ne sont pas. Furieux de l’affront que je recevais, je manquai à ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à mon ami ; mais je n’en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d’autres que l’indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses.

« Je n’avais pas eu la même force, au mois de septembre de l’année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m’agita pendant plusieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois. »

XVI

À quarante-neuf ans il semble revenir à une seconde enfance, se sentant vieilli à l’époque où les hommes d’action se sentent jeunes. Il s’amuse à créer pour lui-même un ordre de chevalerie littéraire : « J’inventai un collier où seraient gravés les noms de vingt poètes et auquel serait suspendu un camée avec le portrait d’Homère. Je me parerai moi-même de ce nouvel ordre. »

Ses mémoires sont surtout intéressants par la sincérité de sa vanité ridicule et aussi par la passion moitié sincère moitié ostentative qu’il affecta de prouver toute sa vie à la comtesse d’Albany. L’abbé de Caluso, son ami de Turin, qu’il avait engagé à venir le voir à Florence en 1803, rend compte ainsi de sa mort :

« Il expira le 3 octobre de cette année. Ce jour-là, s’étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu’il n’avait coutume depuis longtemps, il sortit, après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelques pas qu’il se sentit pris d’un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, descendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d’entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures et baissa sur le soir. Quoiqu’il fût d’abord tourmenté d’une envie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non seulement il s’habilla, mais il sortit de son appartement, et descendit à la salle à manger pour dîner ; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s’être rasé, il voulait sortir pour prendre l’air ; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais, dans la nuit du 5 au 6, il fut repris de très vives douleurs d’entrailles. Le docteur ordonna des sinapismes aux pieds ; mais, au moment où ils commençaient à opérer, le malade s’en débarrassa, dans la crainte que, la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours empêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n’en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l’opium, qui calma les douleurs et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit ; ce repos que lui donnait l’opium n’était pas sans quelque mélange d’hallucinations importunes ; il avait la tête pesante, et, quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit. Il se rappelait alors ses études et ses travaux de trente années, et, ce qui l’étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d’Hésiode, qu’il n’avait lus qu’une fois, lui revenaient à la mémoire… Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c’est à vous qu’il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort, avec laquelle il s’était depuis longtemps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins, madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l’ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu’il s’obstina, contre l’avis des médecins, à prendre de l’huile et de la magnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s’aperçut qu’il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trouvâtes qui respirait à peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s’étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s’approcher du lit et de s’y appuyer ; un moment après sa vue s’obscurcit, ses yeux se fermèrent, et il expira. On n’avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion ; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu’il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu’on avait mandé n’arriva pas à temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente que très souvent il y revenait dans ses discours. C’est ainsi que, le samedi 8 octobre 1803, au matin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.

« Il a été enseveli où le furent avant lui tant de personnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l’autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever Mme la comtesse d’Albany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canova y a mis la main, et l’œuvre d’un si grand sculpteur ne peut être qu’une œuvre grande. J’ai essayé d’exprimer dans les sonnets qu’on va lire les sentiments que j’ai apportés sur la tombe de notre ami. »

Et comme en Italie tout commence et tout finit par des sonnets, l’abbé de Caluso, oncle de la comtesse Mazin, femme très distinguée du Piémont, avec laquelle j’ai eu des rapports aimables, dédie, en finissant, trois sonnets infiniment médiocres à la comtesse d’Albany. Nous ne les citerons pas par respect pour les sonnets de Pétrarque, pour l’Italie, et pour la veuve de Charles-Édouard. Mais Alfieri ne méritait guère mieux.

De la gloire, il n’eut que la passion ;

Du civisme, il n’eut que l’affectation ;

Du génie, il n’eut que la prétention ;

De l’amour, il n’eut que l’ostentation ;

Ostentation peut-être sincère, mais suspecte au moins, comme nous allons le montrer dans la suite de ce commentaire. Toutefois laissons-lui cet honneur contesté, car c’est par lui qu’il est encore quelque chose.

Nous allons examiner en détail ses œuvres, et prouver qu’il n’eut d’un grand poète que la manie et non le génie, que l’Italie s’est trompée en le prenant pour un grand homme, et qu’il ne fut en réalité qu’un pédant magnifique. Parcourons ses titres.

 

Lamartine.