(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Barthélemy Saint-Hilaire »
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(1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Barthélemy Saint-Hilaire »

Barthélemy Saint-Hilaire

Mahomet et le Coran.

I

Je n’ai jamais eu un goût bien exalté pour les messieurs d’Académie, et cependant en voici un pour lequel je me sens beaucoup de sympathie, de considération intellectuelle et de respect. D’un autre côté, j’adore l’originalité dans la forme et dans la pensée, et, quoique la bizarrerie en soit la grimace, je me sens pour l’originalité une si grande faiblesse que je suis bien capable de l’aimer jusqu’à la bizarrerie. Et cependant voici un écrivain impersonnel comme la Raison et comme la Science, que je lis comme si j’avais affaire à une forte ou à une ardente personnalité ! Comment faut-il expliquer un pareil miracle ?…

C’est que Barthélemy Saint-Hilaire, sous l’écrivain d’Académie et à travers son caparaçon, montre un homme qui n’a pas que les opinions d’une Compagnie, mais des convictions à lui, faites de longue main par la réflexion indépendante et solitaire. C’est que, malgré son absence de manière très individuelle et d’originalité accentuée, Barthélemy Saint-Hilaire a une telle élévation naturelle, et, dans la pensée comme dans le style, une si large clarté tombant de si haut, que si ce n’est pas, cela, de l’originalité en soi, c’est quelque chose d’aussi rare que l’originalité, et peut-être de plus imposant.

Mélange de qualités plus grandes que ce qu’il fait quand il obéit à sa fonction d’académicien, Barthélemy Saint-Hilaire n’est pas non plus, à rigoureusement parler, un historien. Le livre intitulé : Mahomet et le Coran n’est pas, comme je l’aurais demandé, un livre d’histoire. C’est un de ces travaux métis d’Académie qui ont leur loi, leur genre, leur convention, leur physionomie collective, la pire des physionomies ! Et, cependant, comme on y sent, je ne dirai pas s’agiter l’historien, car rien ne s’agite en Barthélemy Saint-Hilaire, la solidité même ! mais comme on y sent l’historien tranquille et presque majestueux, avec ses fermes pondérations, sa balance, sa main de justice et ses diverses compétences, et comme on voudrait qu’il y fût encore davantage !

En effet, Barthélemy Saint-Hilaire, au lieu d’écrire l’histoire de Mahomet pour son compte particulier et pour le nôtre, ne nous fait que l’Histoire des Histoires qui ont été publiées sur Mahomet, en ces derniers temps. Or, je l’avouerai, cette Histoire des Histoires de Mahomet m’a impatienté, non lorsque je la lisais, mais après coup, quand elle a été entièrement lue et que j’ai songé à ce que l’auteur aurait pu faire, s’il n’avait pas eu au cou son collier de chien d’Académie, dont l’esprit qui le met reste toujours un peu pelé, comme le cou du chien. Il n’a fallu rien moins, pour m’apaiser, que la supériorité absolue du Mémoire (car c’en est un) de Barthélemy Saint-Hilaire ; de ce chef-d’œuvre de critique impartiale, juste et presque généreuse, dont le double caractère est d’augmenter, par la manière dont il les expose et par le parti qu’il en tire, le désir de lire ces histoires, et de pouvoir en dispenser.

Pour ma part, je ne crois pas du tout que le livre de Barthélemy Saint-Hilaire ait été simplement inspiré par les recherches et les travaux de Muir, Sprenger et Caussin de Perceval, les modernes historiens de Mahomet, rencontrés au courant des vastes lectures de l’auteur, dans une flânerie critique ou historique quelconque. Nonobstant la note très modeste que Barthélemy Saint-Hilaire a placée en tête de son ouvrage, pour nous apprendre que son livre avait paru par articles dans le Journal des Savants, au fur et à mesure que William Muir, Sprenger et Caussin de Perceval publiaient les leurs, je suis sûr qu’avec les habitudes de sa pensée, avec sa préoccupation si singulièrement philosophique et religieuse prouvée par la dissertation que je trouve, dans ce volume sur Mahomet, concernant les devoirs mutuels de la religion et de la philosophie, Barthélemy Saint-Hilaire, l’auteur déjà d’un livre sur Bouddha et sa religion, devait aller — de son chef — à cette grande figure de Mahomet, qui nous apparaît, en ce moment, comme une figure neuve en histoire, tant jusqu’ici elle avait été offusquée et enténébrée par l’ignorance, le parti pris et toutes les sottises, volontaires ou involontaires, des passions et du préjugé !

II

C’est le dernier siècle, surtout, — ce charmant xviiie  siècle, dont la Critique historique d’aujourd’hui ose bien se vanter d’être la fille, — qui a été dur pour ce pauvre Mahomet jusqu’à la calomnie, et jusqu’à la caricature dans la calomnie ! C’est lui qui l’a frappé, aplati et contourné, jusqu’à ce qu’il ne fût plus reconnaissable, par la main acharnée de deux forgerons en haine, l’un battant chaud, l’autre battant froid : Voltaire et Gibbon. Chose singulière, qu’on n’a point assez remarquée ! Le xviiie  siècle s’est conduit avec Mahomet comme s’il revenait des Croisades. Il a eu pour Mahomet les sentiments qu’auraient eu ces imbéciles Porteurs de Croix dont il s’est si spirituellement moqué. Luther, lui, préférait le Turc au Pape, et c’était bien naturel… c’était parfaitement logique à Luther, avec la situation qu’il s’était faite dans le monde, cet aimable homme ! Mais le xviiie  siècle, plus brutal, a traité Mahomet non comme un Turc, mais comme un Pape, et vraiment on a quelque droit de s’en étonner. Le monde du Croissant avait, tant de fois, essayé de faire tant de mal au monde de la Croix, qu’il eût été tout simple que les |philosophes du xviiie  siècle eussent gardé pour cela à Mahomet un peu de reconnaissance. Le voluptueux siècle qui n’avait pas trop de sifflets pour l’ascétisme chrétien, qui cultivait la sensation et qui en écrivit la philosophie, n’a tenu compte de rien à Mahomet, pas même de cette excellente polygamie, en comparaison de laquelle le divorce est une bien petite invention.

Cela est incroyable, mais cela est, et cela serait inexplicable, si l’on ne pensait à deux griefs pour lesquels il ne peut y avoir de pardon ni de miséricorde, aux yeux de la philosophie. Mahomet fonda une religion, et à dix places dans le Coran il parla avec respect de Jésus-Christ et de sa Mère. Indè iræ ! indè ignes ! Voltaire, blessé dans sa personnalité satanique, châtia Mahomet en en faisant un Tartufe, « un Tartufe les armes à la main ». Gibbon, moins spirituel, lourd cockney qui se croyait fin, Gibbon, qui achevait son Histoire, en Suisse, parla de Mahomet comme d’un marchand de vulnéraire… suisse, et il lui prêta des miracles, à lui qui a vingt places dans le Coran dit que Dieu lui a refusé le don d’en faire, et des miracles ridicules encore, comme, par exemple, de faire descendre la lune par le col de sa robe, pour l’en faire sortir par la manche ! De Tartufe profond à charlatan grossier, il n’y avait que l’épaisseur et la vulgarité de l’intelligence de Gibbon, ce camard d’esprit comme de nez, cet affreux Hun de l’Histoire quand il s’agit, de près ou de loin, du Christianisme.

Bayle, le sceptique, avait été moins injuste, et Voltaire, plus tard, superficiel et détraqué, avait, dans son Essai sur les Mœurs, relevé son bonnet, tombé dans la titubante ivresse de la haine… Du reste, encore une chose à remarquer de la part de ces philosophes, qui ont été bien heureux que Molière eût inventé Tartufe pour avoir une injure à jeter à toute l’humanité religieuse ! Dans l’impossibilité de comprendre la croyance parce qu’ils étaient incrédules, ils s’en tiraient en disant qu’on mentait, et ce n’était pas particulier à Mahomet, le mensonge qu’ils inventaient, mais c’était particulier à tout homme qui tombait à genoux devant Dieu !

Cromwell, qui n’était pas, comme Mahomet, loin dans l’histoire, Cromwell, qui marchait sur leurs talons et dont ils pouvaient encore sentir le puissant souffle dans leurs cheveux, ne l’ont-ils pas aussi accusé d’hypocrisie ? Et n’a-t-il pas fallu, et seulement en ces derniers temps, un voyant historique comme Thomas Carlyle, pour nous prouver que ce grand homme, qui n’a qu’une tache sur toute une gloire immense, fut, comme Mahomet, un être de la plus noble et de la plus profonde sincérité ?…

Carlyle aussi avait eu intuition, dans ses Héros, — bien avant les travaux de Muir, Sprenger et Caussin de Perceval, — de la vérité de Mahomet, de la naïveté enflammée de ce mystique musulman, incompréhensible à ceux-là qui ne comprenaient rien à la mysticité chrétienne. Les rieurs qui souillaient de leurs rires polissons les extases de sainte Thérèse, continuèrent de ricaner, mais moins haut et moins malproprement, quand il s’agit de Mahomet, l’extatique ; car si pour nous il n’était pas chrétien, il l’était pour eux à demi ! Roués retors, à l’âme de Scapin, qui ne voyaient dans toute l’histoire que grands comédiens et petits farceurs, Machiavels qui s’enfilaient sur leurs propres finesses quand ils auraient pu, dans l’état obscur où se trouvait alors l’histoire de l’Islamisme, s’attester la simplicité primitive de Mahomet, de ce beau berger comme David et Moïse, qui rêva quarante ans au désert avant d’entendre la voix de la Vocation s’élever dans son âme, comme un écho de la voix de Dieu, cette simplicité eût été pour eux une chose fermée, qui serait restée strictement fermée à leurs regards, à leurs lunettes et à leurs lorgnons !…

Excepté sa doctrine, cette honte et ce crime de la polygamie, dont on a voulu bassement faire une politique, qu’est-ce que les soupeurs de chez mademoiselle Quinault et les baise-pieds de madame de Pompadour pouvaient entendre à Mahomet, à cet homme sincère et convaincu, né de la Bible et de l’Évangile, — les deux choses qu’ils exécraient avec le plus de rage et qu’ils auraient voulu anéantir ?…

III

Car Mahomet n’est pas, comme d’autres révélateurs, un créateur par l’idée. Il n’a pas tiré tout seul de son cerveau cette vaste organisation d’une religion que l’on jette aux hommes. Des croyances ont précédé la sienne, et il a résumé, dans la sienne, ces croyances antérieures. La Bible et l’Évangile l’ont mis au monde et l’ont bercé, ce rêveur qui a fini sa longue rêverie par la réalité d’un monde ! La Bible et l’Évangile ont été les deux mamelles auxquelles il a bu longtemps en silence, et qui l’ont fait de force à créer ces trois choses, dont une seule suffît pour l’immortalité d’un homme : — une religion, un peuple, un empire !

Si Romulus tète la maigre louve dont le lait sauvage devint le sang de la plus féroce nation qui ait jamais planté des millions d’épées dans la poitrine, trop petite, du genre humain, Mahomet, qui avait goûté au lait savoureux et sacré de la Bible et de l’Évangile, n’en perdit jamais la douceur première, même lorsque l’heure de la guerre vint, de la guerre fanatique, prosélyte et terrible ! Le croira-t-on, après tout le sang que l’Islamisme, ce sabre dont la terre entière a senti la ventilation, a versé ? Mahomet, le guerrier, le général d’armée, mais qui ne le devint qu’à cinquante ans, comme le rude Cromwell, était né doux, et ce qu’il sut du Christianisme ajouta encore à la disposition naturelle de son âme… À la première bataille à laquelle il assista, tout jeune qu’il fût, par conséquent d’autant plus susceptible de sentir l’ivresse du combat, il se contenta de ramasser tranquillement les flèches de ses oncles… C’était un de ces doux, à qui doit échoir l’empire de la terre. Son enfance avait été malheureuse, ce qui avait prédestiné cette âme juste et tendre à la charité pour les souffrants. Lui qui, plus tard, s’adonna, comme Salomon vieillissant, à l’amour des femmes, quand il eut dépassé cet âge où les hommes cessent de les aimer, avait traversé une jeunesse si chaste et si pure, que la Légende musulmane a pu dire que les deux anges de Dieu avaient ôté eux-mêmes de sa poitrine, ouverte par leurs mains célestes, la tache noire du péché originel. Nature nerveuse et contemplative, si nerveuse, sous les placidités extérieures de la force, qu’il ne pouvait rester dans les ténèbres, et si contemplative, que jusqu’à plus de moitié de sa vie il porta à son insu la puissance de l’action dans le fond mystérieux de son être, comme il y portait aussi la puissance des passions charnelles qui éclatèrent si tard en lui et qui finirent par dégrader sa calme et grande physionomie.

Quand on aperçoit Mahomet, au milieu des arabes grossiers et idolâtres du viie  siècle, il fait presque l’effet d’un patriarche des premiers temps, ce lent voyageur du désert qui conduit ses troupeaux comme un patriarche, et qui trafique des choses du commerce avec cette probité et cette prudence consommée qui séduisit Kadidja et qui l’avait fait nommer, bien jeune encore, parmi les tribus : « L’homme fidèle et sûr ! » Espèce d’ascète, sublime et déplacé, qui souvent laissait le commandement et les soucis de la caravane, et se retirait sur le mont Hyra pour y converser avec Dieu. Le mont Hyra est le Sinaï musulman. Il n’a pas les tonnerres et le diadème de flammes de l’autre Sinaï, du Sinaï juif. Mahomet n’en descend pas, à un jour donné, comme Moïse, les Tables de la Loi à la main. Mais chaque fois qu’il en descend, il semble, jusqu’au jour où l’ardent Visionnaire verra l’ange Gabriel face à face, en descendre plus lourd et plus chargé de l’électricité divine…

IV

C’est cette figure de Mahomet si longtemps déguisée par l’ignorance, l’erreur et l’injustice, que Barthélemy Saint-Hilaire a fait émerger des plus profonds travaux contemporains. Nous sommes loin, comme on le voit, des idées du xviiie  siècle. Il n’y a plus ici de Tartufe, « les armes et l’encensoir à la main », comme disait le carnavalesque Voltaire, ni de bouffon thaumaturge à la façon de Gibbon, ni de vil conducteur de chameaux, ni d’épileptique.

À la place de ces caricatures historiques, il y a la figure du grand homme, doux et inspiré, qui apprit aux Arabes la miséricorde et l’aumône, et dont le cimeterre, qu’il a fini par tirer dans les intérêts de sa foi, n’a pas aveuglé de son éclat Barthélemy Saint-Hilaire, puisqu’il a écrit fermement cette parole vraie : c’est que le livre du Coran a fait plus que le sabre pour la domination du monde. Il y a, enfin, dans le Mahomet retrouvé d’aujourd’hui, un homme de génie qui croit à son génie, et ce génie, le plus grand de tous aux yeux d’un monde qu’il sauve, s’appelle le génie religieux.

En écartant respectueusement Celui qu’il faut laisser sur ses autels et qu’un chrétien ne peut comparer à personne, Mahomet est une des trois ou quatre figures qui dominent l’humanité et son histoire. Barthélemy Saint-Hilaire, qui a épuisé toutes les questions intéressantes se rattachant à une telle personnalité, ne croit pas une minute que Mahomet soit un saltimbanque à grandes facultés ; mais il ne donne pas la raison profonde de sa bonne foi. Il ne donne pas la raison psychique et physiologique qui explique la mysticité et tous ses effets dans les fortes organisations religieuses.

Barthélemy Saint-Hilaire, sur cette question, s’en tient, selon moi, à d’incertains à-peu-près de philosophe et à des inductions sans portée : « Mahomet — dit-il — pouvait bien croire que le Coran était descendu du ciel, puisqu’il croyait également que le Pentateuque et l’Évangile en étaient également descendus. » Certes ! ce n’est pas, pour les esprits difficiles, une suffisante raison, et c’est là, il me semble, un des points faibles de cette robuste dissertation, qui en a si peu.

Mais il est un autre point qui n’est pas seulement faible, mais qui est faux et que je demanderai à Barthélemy Saint-Hilaire la permission de signaler, non au sentiment de l’historien et du philosophe, mais à la conscience du chrétien, puisque, grâce à Dieu, Barthélemy Saint-Hilaire est maintenant chrétien. Dans son admiration, que je comprends très bien, pour Mahomet et pour son œuvre, Barthélemy Saint-Hilaire finit vraiment par faire de Mahomet un trop grand homme, quand il affirme et prétend, à l’encontre de Muir, que le fondateur de l’Islam pouvait seul convertir les Arabes monstrueux du viie  siècle et les arracher à leur idolâtrie barbare, par la raison que le Christianisme, avant Mahomet, avait essayé de convertir l’Arabie, et qu’il avait tristement échoué.

Le savant dissertateur, qui invoque des faits, est-il bien sûr de ce qu’ils sont ? A-t-il bien regardé à leurs causes ? Sait-il bien exactement quel genre d’obstacles ont empêché les Arabes, avant et depuis l’Islam, d’être régénérés par une loi qui, humainement même, en laissant là le côté surnaturel de cette loi, était infiniment supérieure à celle qu’apportait Mahomet ?

« L’Islamisme a pour lui le fait, — dit Barthélemy Saint-Hilaire, avec l’accent d’un fatalisme que je regrette de trouver sous une plume aussi lumineuse que la sienne ; — il a germé, par le fait, sur une terre où le Christianisme n’a pu s’implanter. » Mais cela tient-il à des circonstances qui pouvaient être hier encore et qui pourraient n’être plus demain ? ou cela tient-il à l’essence éternelle des choses, qui ferait de l’Arabie une terre condamnée et donnerait ce déshonorant soufflet au Christianisme de n’avoir pas la force de sa vérité et de se vanter, comme l’erreur se vante, quand il affirme que, de toutes les religions de la terre, il est, en raison de sa vérité même, incomparablement la plus puissante sur les esprits et sur les cœurs ?…