Μ. Eugène Hatin
Histoire politique et littéraire de la Presse en France, avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine.
I
Pourquoi Μ. Eugène Hatin n’a-t-il pas intitulé tout simplement son livre : Histoire du journalisme en France ? C’était intelligible et net, sans jargon moderne, sans pesanteur et sans surcharge. Cela disait en deux mots, — plus un titre est bon, moins il en a, — cela disait en deux mots ce que l’auteur a voulu faire, et ce qu’il a voulu faire était bien assez difficile pour n’avoir pas besoin de le compliquer par toutes les superfétations du titre lourd qu’il a choisi.
L’histoire du journalisme en France, c’est-à-dire l’histoire de toutes les idées, de toutes les passions, de tous les partis qui se sont servis du journalisme comme d’une arme bonne à toute main, est, en effet, à cette heure, cruellement difficile, et qui l’entreprend doit avoir plus de froideur de tête et plus de mépris des préjugés contemporains que pour écrire toute autre histoire. Est-il nécessaire de dire pourquoi ? Le journalisme, ce tard venu, qui n’est pour ainsi parler que d’hier dans le monde, a l’ivresse de tout ce qui est très jeune, et les fautes qu’il a commises ne l’ont pas dégrisé. C’est lui qui a créé et élevé l’opinion sur lui-même, et c’est lui encore, embusqué au bout de toutes les avenues, que doit rencontrer face à face l’homme hardi qui ose le juger. Certes ! c’est là assez, l’est-il pas vrai ?… pour imposer quelque respect à un écrivain de la confiance la plus exaltée, et inspirer quelque honnête petite peur à un homme modeste. Or, Μ. Hatin nous fait l’effet d’être cet homme-là.
Il a la modestie de son talent, et le talent de sa modestie. C’est une équation. Il a parfaitement compris qu’il y avait sur le journalisme un très magnifique livre à faire, en raison même de sa difficulté, et il s’est dévoué à ce travail. Seulement, a-t-il compris au même degré que ce sujet demandait bien plus que des facultés littéraires et des connaissances bibliographiques ?… Un article de Sainte-Beuve, très spirituel et très piquant, a été pour Μ. Hatin la pomme de Newton qu’il a la bonté de nous servir dans sa préface ; mais cet article, qui pourrait nous faire croire que l’admiration est aussi aveugle que l’amour, car Μ. Hatin en le citant s’expose à une comparaison dangereuse, est exclusivement littéraire, tandis que le journalisme, dans son origine autant que dans son développement, fut toujours bien plus politique qu’autre chose. C’était donc, avant tout, pour mettre la main fructueusement sur un pareil sujet, un esprit compétent aux choses de la politique qu’il fallait, dominant plus ou moins ce côté de l’esprit humain, et capable, non pas de raconter uniquement les faits et gestes du journalisme, qui furent, par parenthèse, bien plus souvent les Gesta diaboli que les Gesta Dei per Francos, mais aussi d’essayer une solution des grands problèmes que le journalisme a posés et n’a pas encore résolus.
Eh bien, la première condition de tout cela, et quelle qu’eut été la solution à laquelle se fût arrêté l’historien, c’était une de ces fermetés d’esprit qui ne se laissent pas entamer, et ce bon sens, le premier degré de la force intellectuelle, comme le grand sens, en est le second ! Assurément, l’auteur de l’Histoire de la Presse n’est pas ce qu’on pourrait appeler un esprit faux (le mal sans remède !), mais c’est un esprit incertain. Il est sujet, sinon à des étourderies, du moins à des étourdissements. Si dans ce volume vous· ne trouvez pas de contradictions positives, vous rencontrez cependant des titubations singulières. Nous n’avons aucun renseignement, aucune donnée sur la personne de Μ. Hatin. C’est un jeune homme d’esprit… peut-être, mais c’est, à coup sûr, un esprit de jeune homme, qui manque parfois de lest, ce fardeau pesant parfois, de l’expérience, mais qui nous donne l’aplomb sans lequel notre esprit n’est plus qu’un volant sur la moqueuse raquette des faits.
Dans l’introduction qui précède le volume de Μ. Hatin, aucun principe souverain ne s’élève et n’éclaire la route dans laquelle il va tout à l’heure s’avancer, et l’auteur n’a, pour nous faire voir clair dans cette histoire à travers laquelle il veut nous conduire, que de vieilles phrases éteintes depuis longtemps à force d’avoir servi. Jugez-en plutôt ! La liberté de la presse, « c’est la civilisation tout entière »
. Le journalisme « est une magistrature »
. La presse est « aujourd’hui dans un de ces moments de torpeur qui, par une loi que l’on retrouve partout dans la nature, succède toujours aux grandes agitations »
. — voilà les idées dont se paie le penseur historique qui vient se colleter avec cette terrible histoire du journalisme, et qui croit en légitimer les ambitions dévorantes ! Franchement, la critique, sans être sévère, n’est-elle pas en droit d’exiger quelque chose de plus ?…
Pour notre compte, nous ne savons pas si la liberté de la presse, à fond de train et sans réserve, qui s’est dite si longtemps une institution et dont les journaux ont la prétention, avouée ou secrète, d’être les fils, aussi inviolables que leur mère, nous ne savons pas si cette liberté est la civilisation tout entière, mais, si Μ. Hatin le croit, il devrait le prouver ; car là est précisément la question, là est le débat que l’histoire qu’il va nous raconter ne finit pas. Quant à sa plaisante magistrature du journalisme, qu’il nous permette d’en sourire ! nous pourrions faire pis. Ce n’est qu’un mot à la Prudhomme. Une magistrature implique une hiérarchie, — un chancelier ou du moins un garde des sceaux. Il n’y a pas de magistrats amateurs ou volontaires. On ne se fait pas magistrat parce qu’on a une plume entre les doigts et qu’on parle de tout, — même quand on serait un honnête homme et qu’on aurait du talent.
Μ. Hatin dit encore que « le journalisme est le signe de la vie commune »
. Mais la vie commune sans des chefs serait le pêle-mêle de l’anarchie, et ce n’est pas pour y trouver de tels spectacles que les hommes étudient l’histoire, mais pour tirer de ces spectacles de vigoureuses conclusions. Il faut donc en revenir à cette question d’autorité qui doit primer toutes les questions de liberté dans les sociétés vivant en commun, mais en organisation cependant, et que le gouvernement de Napoléon III a posée en matière de presse. Il n’y a pas de « torpeur » présentement pour le journalisme, ce qui serait un état maladif et une réaction, comme dit médicalement Μ. Hatin. Il y a liberté, mais liberté réglementée, ce qui est, au
contraire, pour le journalisme, la santé et l’état normal !
II
Ainsi, cette question nécessaire du droit du journalisme, qui devait dans toute histoire bien faite précéder la question de son existence, et que Μ. Hatin aurait dû examiner tout d’abord s’il avait eu seulement en lui velléité d’homme d’État, cette question n’a pas même été abordée, et rien n’a pu l’y faire penser dans les circonstances du récit qu’il a commencé et qu’il va poursuivre. Il en est plusieurs cependant qui auraient dû l’avertir. Richelieu, qui protégea Renaudot, le fondateur de la première gazette en France, mais qui le protégea en restant son maître ; la Chambre étoilée, en Angleterre, qui regarda toujours les journaux d’un œil de vigilance sourcilleuse, — torvo lumine, — quoique, en Angleterre, la liberté des écrits périodiques ait bien moins d’inconvénients qu’ailleurs, parce qu’elle y est accompagnée d’un grand respect pour les hiérarchies, auraient dû, ce semble▶, éveiller en Μ. Hatin la pensée que, quand la presse n’est pas pour les gouvernements, elle est trop aisément contre eux. Mais Μ. Hatin n’a rien déduit de faits pareils, et ces grands exemples ont été perdus.
La superbe invention des annuaires des pontifes, à Rome, dans laquelle on reconnaît tout de suite la main d’un peuple politique, n’a pas fécondé sa réflexion davantage, à lui qui parlait, il n’y a qu’un instant, de magistrature ! Par une de ces préoccupations familières aux gens qui se coiffent d’un sujet jusqu’aux yeux, l’auteur de l’Histoire de la Presse a voulu voir le journalisme partout, même à Rome, mais il n’a pas compris que ce journalisme, dont les grands pontifes avaient exclusivement le monopole, était précisément la condamnation de celui-là dont il cherche beaucoup trop haut la conception dans l’histoire ; car elle n’appartient qu’à ces derniers temps.
Et Μ. Hatin l’entend si bien ici, que son histoire s’ouvre au xviie siècle et à l’avènement dans la publicité de Théophraste Renaudot, qu’il appelle le père du journalisme en France ; car le journalisme naquit presque le même jour par toute l’Europe. Avant Renaudot, il y avait, en effet, pour nous, des pamphlétaires, des satiriques, des libellistes, des polémistes sous toutes les formes, et les luttes religieuses du xvie siècle avaient exaspéré plus que jamais cette furie de plumes qui vivra autant que la passion humaine ; il y avait même des nouvellistes ; mais le journalisme, c’est-à-dire ce mode de renseignement à jour fixe, au moyen de gazettes, à proprement parler n’existait pas. Un dépisteur habile, on ne le nie point, mais qui, comme tous les dépisteurs, a pris souvent son nez pour la truffe, Victor Leclerc, a pu s’occuper de découvrir le journalisme au Moyen Âge, mais l’auteur de l’Histoire de la Presse n’en dit rien dans son introduction qu’un seul mot, en passant, avec une légèreté incrédule. Pour lui, le journalisme français, c’est Théophraste Renaudot.
Né à Loudun, en 1584, médecin et chirurgien, Renaudot, qui a fondé le journalisme moderne, est une des physionomies les plus modernes de son époque. On le dirait de notre temps. À le juger dans la longue biographie que Μ. Hatin nous en donne, il a quelque chose d’actif et de remuant dans les relations sociales aussi bien que dans la pensée. De nature, c’est un innovateur. Avant de créer sa gazette, il avait innové en médecine au point de s’attirer déjà beaucoup d’inimitiés, qui éclatèrent plus tard, après son succès comme gazetier, et parmi lesquelles brille au premier rang celle du fameux et violent Guy Patin, doué plus que personne de cette force de haine corporative qui ◀semble avoir plusieurs cœurs pour mieux détester… Renaudot, qui était chimiste, avait introduit la chimie en médecine, et peut-être ceux qui sont friands de ces rapprochements historiques en feront-ils un jour comme un précurseur de Hahnemann. Pour que rien ne manque à sa physionomie moderne, la philanthropie s’y ajouta. Il avait fondé, comme médecin, une maison des pauvres, qu’il soignait gratis, espèce de Petit manteau bleu de la science dans un temps qui produisait Vincent de Paul.
Tel fut parmi nous le fondateur du journalisme. C’était peu à peu qu’il était arrivé à l’idée de sa gazette, dont le premier numéro parut enfin le 30 mai 1631. Beaucoup plus à son aise quand il n’est qu’un simple rapporteur, qu’un simple dépouilleur de catalogues, que quand il s’agit de se montrer homme politique dans l’appréciation de cette force du journalisme qui alors se constituait, Μ. Hatin nous met au courant, avec minutie, de la composition de cette Gazette, qui causa d’abord des soulèvements parmi les nouvellistes du temps (les nouvellistes à la main), et qui allait opérer une révolution. Toute cette partie du travail de Μ. Hatin est très soignée. C’est de la biographie et de la bibliographie presque microscopiques, auxquelles peut-être le seul reproche qu’il y ait à faire est d’avoir remis dans trop de lumière des choses peu importantes et qui pouvaient sans inconvénient rester dans l’oubli qu’elles avaient gagné.
III
On ne saurait en dire autant du chapitre où Μ. Hatin suit les destinées de la Gazette de Renaudot jusqu’à l’époque de la Révolution française. Il paraît que Richelieu, qui voulait avoir sa fine et puissante main partout, avait attaché à la fondation de Renaudot ces hommes remarquables du temps : Mézeray, Bautru, Voiture, La Calprenède, dont il fit toujours, et sous toutes les formes, les commis de sa gloire. Théophraste Renaudot laissa après lui une dynastie. Dynastie de gazetiers, dynastie de médecins, dans la personne de ses deux fils, Eusèbe et Isaac Renaudot, et dans celle de son petit-fils Eusèbe, deuxième du nom, connu, au temps de Louis XIV, sous le nom d’abbé Renaudot.
À cette époque, la Gazette augmenta son format et se mit de taille avec le faste et la gloire du grand roi, dont elle raconta les merveilles. Faiblissant comme talent sous la rédaction de Μ. de Sainte-Albine, elle se releva bientôt sous la direction de Suard et de l’abbé Arnaud, espèce de consulat littéraire où, comme dans tous les consulats, il n’y eut qu’un seul consul, qui fut Suard. Marin, le Marsyas écorché avec une gaieté si féroce dans les Mémoires de Beaumarchais, leur succéda, quand le duc d’Aiguillon remplaça le duc de Choiseul, et descendit jusqu’à lui l’honneur de la vieille publication des Renaudot. Enfin, relevée un instant par l’abbé Aubert, et retombant de nouveau sous la plume insignifiante de Bret, la Gazette, journal privilégié, atteignit l’époque mortelle à tous les privilèges, et, en 1792, retomba sous le droit commun. Μ. Hatin, qui conduit jusque-là l’histoire de la Gazette, ne va pas plus loin dans son premier volume, et, de fait, la Gazette n’est-elle pas, à elle seule, toute la grande presse politique, comme dit Μ. Hatin, jusqu’à la Révolution française, — qui déchaîna le journalisme, jusque-là contenu sous la main des gouvernements, — et son histoire, à cette grande presse dérisoire qui fut si peu de chose, n’aurait-elle pas été bientôt écrite, si l’auteur de l’Histoire de la Presse en France, tenant à justifier son titre, n’avait remonté les courants de la Fronde et de ses pamphlets pour y trouver ce qu’il appelle la petite Presse ?… Si petite, en effet, qu’il aurait dû l’y laisser !
IV
Ici, nous touchons au plus grand défaut de l’histoire que Μ. Hatin a entreprise. Les pamphlets, qui ne sont pas le journalisme, quoiqu’ils s’y soient souvent mêlés avec une tartufferie d’impartialité qui ne les a rendus que plus redoutables, les pamphlets, quand ils n’étincellent pas de génie ou de talent, ne sont, dans tous les temps et dans toutes les littératures, que des injustices ou des injures, et cette poussière de la poussière, laissons-la où elle est tombée ; il convient de ne plus la remuer. Or, parmi les injures qui salissent l’histoire, il n’en fut peut-être jamais de plus ternes — parce que la grande passion, qui anime tout, n’y était même pas, — que celles-là qui tombèrent un jour sur le cardinal Mazarin, dont elles tachèrent à peine la pourpre. Les Mazarinades ne sont guères, combinaison deux fois abjecte ! que des rages de grands seigneurs, en style de laquais. Relues à la distance de deux siècles, ces insolences bêtes font pitié et grandissent Mazarin de toute la petitesse de ses ennemis. Eh bien, Μ. Hatin, qui aurait pu les rappeler avec un juste mépris et passer outre, les a trop rappelées, et s’est attardé dans des citations qui donneront à croire que le besoin de compléter un volume, où la matière d’un volume manque évidemment, était furieusement impérieux !
En vérité, disons-le-lui en toute franchise, de pareilles citations, qu’aucun talent n’excuse, ennuient, quand elles ne dégoûtent pas ; car elles dégoûtent souvent, et tout le monde n’est pas aussi solide que Μ. Hatin, qui n’a jamais, à ce qu’il paraît, le mal de mer. Lorsque l’auteur de l’Histoire de la Presse en France ne s’appesantit que sur des inutilités, comme, par exemple, quand il nous cite, dans le dessein transparent de faire son volume, les platitudes difficiles,
nugas difficiles
, de la Gazette en vers de Loret, pu quand encore, sous prétexte de nous
donner l’histoire du Mercure, il nous transcrit je ne sais combien de passages de la comédie du Mercure galant de Boursault, que nous savons bien où trouver sans avoir besoin de la relire dans l’histoire de Μ. Hatin, la Critique peut fermer les yeux au moins de sommeil ; mais elle ne peut que les détourner devant des grossièretés ignobles dont l’Histoire de la Presse, si étable d’Augias soit-elle, ne peut pas décemment être le tombereau.
Que Μ. Hatin nous pardonne la sévérité de ces dernières paroles. Nous les lui disons avec regret, mais nous les lui disons avec d’autant plus de sincérité et d’insistance que ce livre n’est que le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir plusieurs, et que tout à l’heure il aura dans les mains à brasser toute la petite Presse de la Révolution française, un bourbier ou une légion de bisons, qui aiment pourtant le bourbier, périrait. Qu’il y prenne garde ! Nous ne lui rappellerons pas que l’Histoire est une muse chaste, — ce serait trop, — mais une muse… propre. Elle ne parle pas comme Guy Patin, que lui, Μ. Hatin, a trop cité. Qu’il cite moins et pense davantage en son nom personnel. Tout le monde y gagnera. C’est l’aperçu qui manque dans ce premier volume de son histoire, et c’est le détail, le détail insignifiant, petit, incurieux, qui n’y manque pas assez. Que les volumes qui vont suivre, et dans lesquels le sujet à traiter sera moins grêle que dans celui-ci, nous dédommagent d’une compilation qui devrait être un livre littéraire, du moins, s’il n’est pas un livre politique comme il le faudrait. La tête de l’homme à qui la pensée est venue d’écrire l’histoire du journalisme en France, a été faite évidemment pour mieux que pour entreprendre des catalogues.