Livre huitième.
Fable I.
Ce premier Apologue est parfait ; non qu’il soit aussi brillant, aussi riche de poésie, aussi varié, que le sont quantité d’autres. Ce n’est que le ton d’une raison sage, simple et tranquille. On a dit que Boileau était le premier parmi nous qui eût mis la raison en vers. Il me semble▶ qu’il est le premier qui ait mis en vers les préceptes de la raison, en matière de goût et de littérature ; mais La Fontaine a mis en vers les préceptes de la raison universelle, comme Molière y a mis ceux qui sont relatifs à la société ; et ces deux empires sont plus étendus que ceux du goût et de la littérature.
Le ton du Prologue est touchant comme il devait l’être sur un sujet qui intéresse tous les hommes. Quel vers que celui-ci !
V. 5. Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps.
Et à la fin de la pièce, quoi de plus admirable que cet autre :
V. dernier. Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.
Fable II.
V. 1. Un savetier chantait, etc….
Voici un Apologue d’un ton propre à bannir le sérieux du précédent. C’est La Fontaine dans tout son talent, avec sa grâce, sa variété ordinaire. La conversation du savetier et du financier ne serait pas indigne de Molière lui-même ; il dut être surtout frappé du trait :
V. 45. Si quelque chat faisait du bruit ;Le chat prenait l’argent, etc…
Et de cet autre :
V. 37…. Dans sa cave il enserreL’argent et sa joie à la fois.
Il y a un autre trait qui dut donner à rêver à Molière, c’est celui, plus content qu’aucun des sept Sages. Molière, si philosophe, et malgré sa philosophie, si malheureux, dut faire quelque attention à ce vers. Ne relevons pas quelques mauvaises rimes, comme celle de monsieur, qu’on pardonnait alors parce qu’elle rimait aux yeux ; et cette autre, naïveté et curé.
Fable III.
V. 5….. Il en est de tous arts.
Je ne sais ce que cela veut dire. Veut-il dire que, dans toutes les professions, il y a des gens qui se mêlent de médecine ? en ce cas, cela est mal exprimé. Ce n’est pas sa coutume.
V. 10….. Daube, au coucher du roi,Son camarade absent….
On dit, sur ce trait, dans l’éloge de La Fontaine : Suis-je dans l’antre du lion ? suis-je à la cour ? On pourrait presque ajouter que l’illusion se prolonge jusqu’à la fin de cette charmante fable.
Fable IV.
V. 1. La qualité d’ambassadeur.
Ce M. de Barillon était l’un des plus aimables hommes du siècle de Louis XIV. Il était intime ami de madame de Sévigné, à qui il disait : En vérité, celui qui vous aime plus que moi vous aime trop. Il avait le plus grand talent pour les négociations, comme on le voit dans les mémoires de Dalrimple imprimés de nos jours ; mais de son temps, il ne passait que pour un homme de beaucoup d’esprit et un homme de plaisir. C’est qu’il méprisait la charlatannerie de sa place, et qu’alors cette morgue faisait plus d’effet qu’à présent.
Au reste, le Prologue que lui adresse ici La Fontaine me paraît assez médiocre ; mais la petite historiette qui fait le sujet de cette prétendue fable, est très-agréablement contée.
V. 65. Nous sommes tous d’Athènes en ce point…
Est une transition très-heureuse. Et quand La Fontaine ajoute qu’il s’amuserait du conte de Peau-d’âne, il peint les effets de son caractère. Il eut la constance d’aller voir, trois semaines de suite, un charlatan qui devait couper la tête à son coq, et la lui remettre sur le champ. Il est vrai qu’il trouvait toujours des prétextes de 134 différer jusqu’au lendemain. On avertit La Fontaine que le lendemain n’arriverait pas. Il en fut d’une surprise extrême.
Fable V.
V. 1. Par des vœux importuns, etc….
Cette distribution égale de huit vers pour le Prologue, et de huit autres pour la fable, rappelle ce que nous avons dit dans la note sur celle du coq et de la perle, liv. I, fable 20.
Fable VI.
V. 1. Rien ne pèse autant qu’un secret :
Cette petite historiette, dont la moralité n’est pas neuve, est bien joliment contée. Renommée, journée, mauvaise rime. Le dialogue des deux femmes est très-naturel. C’est un des talens de La Fontaine, et voilà ce que n’ont pas les autres fabulistes.
Fable VII.
V. 1. Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles.
Lamotte, fabuliste très-inférieur à La Fontaine, a rapproché ces deux idées dans un vers fort heureux. Il dit que les juges ont très-souvent,
Pour les présens des mains, pour les belles des yeux.V. 6. S’était fait un collier, etc….
Précision très-heureuse et qui fait peinture.
V. 7. Il était tempérant plus qu’il n’eût voulu l’être.
Vers très-plaisant, qui exprime à merveille le combat entre l’appétit du chien, et la victoire que son éducation le force à remporter sur lui-même.
V. 23….. Et, lui sage, il leur dit :
Il est difficile de blâmer la conduite de ce chien ; cependant comme il est, dans cette fable, le représentant, d’un échevin ou d’un prévôt des marchands, La Fontaine n’aurait pas dû lui donner l’épithète de sage. Il a l’air d’approuver par ce mot ce voleur qui suit l’exemple des autres : proposition insoutenable en morale. Mais l’échevin doit dire : Messieurs, volez tant qu’il vous plaira, je ne puis l’empêcher, je me retire. Mais d’où vient le même fait offre-t-il un résultat moral si différent, quant au chien et quant à l’échevin ? La cause de cette différence vient de ce que le chien n’étant pas obligé d’être moral, en admire son instinct dont il fait ici un très-bon usage. Mais l’homme étant oblige de mettre la moralité dans toutes ses actions, il cesse, lorsqu’elles n’en ont pas, de faire un bon usage de sa raison.
Fable VIII.
V. 2. Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite.
Cela est vrai ; et quand on le possède, on n’est pourtant qu’un rieur, un plaisant, et c’est un triste rôle. On dit avec raison : l’honnête homme ne met aucune affiche.
V. 26. J’en doute, etc….
Je ne sais pas pourquoi. La plaisanterie n’est point du tout mauvaise, surtout dans la bouche d’un de ces hommes que les anciens appelaient parasites.
Fable IX.
V. 1. Un rat, hôte d’un champ, etc…
On reconnaît tout le talent de La Fontaine dans le discours du rat, dans la peinture de l’huitre bâillant au soleil, dans celle du rat surpris au moment où l’huitre se referme ; et voyez comme ce dernier mot est rejeté au commencement du vers, par une suspension qui met la chose sous les yeux, et le naturel de la leçon qui termine la phrase.
On peut blâmer, dans le discours du rat, ce vers :
V. 16. J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point.
C’est quelque propos populaire et trivial dont on se passerait bien ; mais il n’appartient qu’à La Fontaine de rendre cette sorte de naturel supportable aux honnêtes gens ; nous en verrons plus bas un autre exemple dans la fable du singe et du léopard.
V. 34. Cette fable contient plus d’un enseignement.
Il n’en faut qu’un dans une fable bien faite. J’aurais voulu que La Fontaine exprimât l’idée suivante : Quand on est ignorant, il faut suppléer au défaut d’expérience par une sage réserve et par une défiance attentive.
Fable X.
V. 4. Il fût devenu fou : la raison d’ordinaire….
Nul poète, nul auteur ne prêche plus souvent l’amour de la retraite, et ne la fait aimer davantage. Mais la retraite et la solitude absolue sont deux choses bien différentes. La première est le besoin du sage, et la seconde est la manie d’un fou insociable ; c’est ce que La Fontaine exprime si bien dans ces vers charmans :
V. 14. Il aimait les jardins, était prêtre de Flore,Il l’était de Pomone encore.Ces deux emplois sont beaux : mais je voudrais parmiQuelque doux et discret ami.
Nous verrons ce sentiment, développé avec plus de grâce et d’intérêt encore, dans la fable suivante et dans celle des deux pigeons.
Fable XI.
V. 2. L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.
Après ce vers qui dit tout, La Fontaine n’ajoute plus rien. Quelle grâce encore et quelle mesure dans ce mot, dit-on ? Avec moins de goût, un autre poète aurait fait une sortie contre les amis de notre pays. C’est l’art de La Fontaine de faire entendre beaucoup plus qu’il ne dit.
V. 9. Morphée avait touché le seuil de ce palais.
Toujours quelque grand trait de poésie, sans jamais blesser le naturel.
V. 16. J’ai mon épée, allons….
Voici qui paraît bien français, et l’on croirait que nous ne sommes point au Monomotapa.
V. 18….. Voulez-vous qu’on l’appelle ?
Nous ne sommes plus en France ; nous voilà dans le fond de l’Afrique.
V. 21. Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu.
Quel sentiment dans ce mot, un peu. La fin de cet Apologue est au-dessus de tout éloge, tout le monde le sait par cœur.
Fable XII.
V. 1. Une chèvre, un cochon, etc….
Cette fable est très-bien écrite et parfaitement contée ; mais quelle morale, quelle règle de conduite peut-on en tirer ? Aucune. La Fontaine l’a bien senti.
V. 29. Dom pourceau raisonnait en subtil personnage.Mais que lui servait-il ?…
Il en conclut, avec raison, que, dans les malheurs certains, le moins prévoyant est encore le plus sage. Mais peut-on se donner ou s’ôter la prévoyance ? Dépend-il de nous de voir plus ou moins loin ? Il ne faut pas conduire ses lecteurs dans une route sans issue.
Fable XVIII.
V. 1. Un marchand grec, etc….
J’ai déjà observé que c’est la manière de Pilpai d’amener une fable à la suite d’une historiette ; et on sent combien cette manière est défectueuse. La vérité que veut établir ici La Fontaine, n’avait nul besoin de cette espèce de Prologue : c’est ce qu’on verra aisément, en sautant le Prologue et en commençant à ces mots : Il était un berger, etc…..
Fable XIX.
V. 4. L’autre riche, mais ignorant.
Il serait très-malheureux que l’utilité de la science ne pût se prouver que dans une circonstance aussi fâcheuse que la ruine d’une ville. La société ordinaire offre une multitude d’occasions, où ses avantages deviennent frappans ; et l’Apologue de La Fontaine ne prouve pas assez en faveur de la science. Il laisse à l’ignorant trop de choses à répondre. Au surplus, il faut toujours supposer qu’il s’agit de la science unie au bon sens ; car, comme a dit Molière :
Un sot savant est sot, plus qu’un sot ignorant.
Fable XX.
V. 1. Jupiter voyant nos fautes….
Cette fable pouvait avoir plus d’intérêt et plus de vraisemblance chez les anciens, qui attribuaient à différens dieux différens départemens. Mais elle ne signifie pas grand chose pour nous qui admettons une providence, dispensatrice immédiate des biens et des maux.
N’oublions pas de remarquer un vers charmant :
V. 41. Tout père frappe à côté.
Mais La Fontaine a tort de revenir sur cette idée, et de dire huit vers après :
V. 49. On lui dit qu’il était père.
Ce dernier vers ne peut faire aucun effet après l’autre.
Fable XXI.
V. 5. Un citoyen du Mans, etc….
Cette fable rentre un peu dans celle du mouton, du pourceau et de la chèvre, avec cette différence que le chapon est plus maître d’échapper à son sort. Il faut supposer que le chapon s’envole de la basse-cour pour n’y plus revenir, ce que pourtant La Fontaine ne dit pas. Au reste, elle est contée plus gaiment que l’autre.
V. 16. Les chapons ont en nous fort peu de confiance,Soit instinct, soit expérience.
Cela est plaisant ; et le chapon qui
V. 19. Devait le lendemain être d’un grand souper !
Je voudrais seulement que l’Apologue finît par un trait plus saillant.
Fable XXII.
V. 9. Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voieLe filet….
Cette suspension est pleine de goût…. Le chat est pris.
V. 16. Sont communes en mon endroit.
Il veut dire, ont été fréquentes à mon égard. Cela n’est pas bien exprimé ; mais remarquons qu’il feint d’avoir déjà reçu du rat plusieurs services. Il sait qu’on est porté à faire du bien à ceux auxquels on en a déjà fait.
Le résultat de cette fable n’est pas une leçon de morale, mais elle est un conseil de prudence ; et cette prudence n’a rien dont la morale soit blessée. Ainsi l’Apologue est très-beau.
Fable XXIII.
V. 1. Avec grand bruit et grand fracas.
Voyez comme La Fontaine varie ses tons ; voyez comme il monte, comme il descend avec son sujet. Opposez à cette peinture du torrent, celle de la rivière, huit ou dix vers plus bas. Remarquons aussi ce trait de poésie du voyageur qui va traverser
V. 23. Bien d’autres fleuves que les nôtres.
On peut objecter que, dans cette fable, le marchand est forcé de passer la rivière, comme il a été forcé de passer le torrent, et que la fable serait meilleure, c’est-à-dire, la vérité que l’auteur veut établir mieux démontrée, si le marchand, ayant le choix de passer par la rivière, ou par le torrent, eût préféré la rivière. Cela peut être, mais il en résulterait que la fable est bonne et pourrait être meilleure.
Fable XXIV.
V. 1. Laridon et César, ….
Voici une fable qui, pour être courte, n’en est pas moins une des meilleures de La Fontaine. La morale surtout en est excellente. Sans croire, comme certains philosophes, que la nature partage également bien tous ses enfans, il est pourtant certain que c’est l’éducation qui met, entre un homme et un autre, l’énorme différence qui s’y trouve quelquefois : c’est d’ailleurs une opinion qu’on ne saurait trop répandre, parce qu’elle est le meilleur moyen d’encourager les réformes que l’on peut faire dans l’éducation, réformes sans lesquelles il est impossible de changer les fausses opinions et les mauvaises mœurs.
V. 4. Hantaient l’un les forêts, et l’autre la cuisine.
La naissance est la même, mais l’éducation est, comme on voit, bien différente.
V. 6. Mais la diverse nourriture…
Ce mot se prenait alors, même dans le style noble, pour synonyme d’éducation. Corneille l’emploie plusieurs fois en ce sens.
V. 18. Tourne-broches par lui, etc….
Il est plaisant d’avoir supposé que nos chiens appelés tourne-broches viennent de cette belle origine, comme d’avoir fait honneur au marmiton du surnom de son élève.
V. 19… A part… hasards.
Cette consonnance déplaît à l’oreille.
Les quatre derniers vers sont parfaits.
Fable XXV.
V. 1. Les vertus devraient être sœurs.
Ce petit Prologue est excellent ; mais il amène une fable à mon gré bien médiocre. La Fontaine a beau dire que chacun est sot et gourmand, il ne l’est pas au point de donner la moindre vraisemblance à cet Apologue. Il était aisé d’établir la même morale sur une supposition moins absurde.
V. 38. Tout cela c’est la mer à boire.
M. de Voltaire critique ce vers comme plat et trivial. Il me ◀semble que ce qui rend excusable ici cette expression populaire, c’est qu’elle fait allusion à une fable où il s’agit de boire une rivière.
Fable XXVI.
V. 1. Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Pensers ; le penser est un mot poétique, pour la pensée.
V. 3. Mettant de faux milieux entre la chose et lui.
Vers très-heureux. En effet, une idée fausse qui nous empêche de porter sur une chose un jugement sain, est comme un voile interposé entre nous et l’objet que nous voulons juger.
V. 13…… Disaient-ils en pleurant.
Il faut supposer que ce sont les ambassadeurs qui pleurent ; car on ne pleure pas en écrivant, en envoyant des ambassadeurs pour une affaire de cette espèce. Cependant ce qui ferait croire que c’est le peuple qui parle, ce sont les vers suivans :
V. 14…. La lecture a gâté Démocrite.Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.V. 17. Peut-être même ils sont remplisDe Démocrites infinis.
Je ne sais pourquoi La Fontaine ajoute ces deux vers. Il n’est pas absurde de dire qu’il y a un nombre infini de mondes, mais qu’ils soient pleins de Démocrites, je ne sais ce que cela veut dire.
V. 22. Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
On a appliqué ce vers à l’homme en général.
V. 39. Le sage est ménager du temps et des paroles.
Vers devenu proverbe.
V. 47. En quel sens est donc véritable….
La Fontaine prend l’air du doute, par respect pour l’écriture, dont ces paroles sont tirées.
Fable XXVII.
V. 1. Fureur d’accumuler, monstre, etc….
Cette fable commence avec la même violence qu’une satire de Juvénal ; c’est contre les avares que La Fontaine exerce le plus sa satire.
V. 5…. A ma voix comme à celle du sage…
Remarquons comme La Fontaine évite toujours de se donner pour un sage.
V. 9. Jouis. — Je le ferai, etc….
Tout ce dialogue est d’une vivacité et d’une précision admirables.
Au reste, des deux Apologues suivans, le premier, sans être excellent, me paraît beaucoup meilleur que l’autre. Il n’est pas impossible qu’un chasseur ayant tué un daim et un faon, y veuille joindre une perdrix, mais qu’un loup devant quatre corps se jette sur une corde d’arc, cela ne me paraît pas d’une invention bien heureuse. Les meilleurs Apologues sont ceux où les animaux se trouvent dans leur naturel véritable.