(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « J. K. Huysmans » pp. 186-212
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(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « J. K. Huysmans » pp. 186-212

J. K. Huysmans

C’est l’histoire d’un frêle et exceptionnel jeune homme, prise en son plus étrange chapitre, que raconte A Rebours, le nouveau livre de M. Huysmans. Le duc Jean Floressas des Esseintes, éraillé et froissé par tout ce que la vie contient de grossier, de brutal, de bruyant et de sain, se retire des hommes en qui il ne voit point ses semblables, et se détourne de la réalité qui ne contente ni ne réjouit ses sens. Usant d’une imagination adroite et subtile, il s’emploie à donnera tous ses goûts une nourriture facticement convenable, présente à ses yeux des spectacles combinés, substitue les évocations de l’odorat à l’excercice de la vue, et remplace par les similitudes du goût certaines sensations de l’ouïe, pare son esprit de tout ce que la peinture, les lettres latines et françaises ont d’œuvres raffinées, supérieures ou décadentes, oscille dans sa recherche d’une doctrine qui systématise son hypocondrie, entre l’ascétisme morose des mystiques et l’absolu renoncement des pessimistes allemands. A l’origine et au cours de cette maladie mentale, préside la maladie physique. La névrose après avoir causé l’incapacité sociale du duc Jean, affiné son intelligence jusqu’à l’amincir, apparaît en lui plus ouvertement, le poursuit d’hallucinations, le force une première fois — dans l’épisode du voyage ébauché à Londres  à tenter de rentrer dans la vie, l’anémie le mine et l’accable dans une prostration finale jusqu’à ce que la folie et la phtisie le menaçant — le duc Jean se résolve sur l’ordre de son médecin à revenir au monde pour mourir plus lentement.

Ce livre singulier et fascinant, plein de pages perverses, exquises, souffreteuses, d’analyses qui révèlent et de descriptions qui montrent, peut surprendre quand on le confronte avec les œuvres antérieures de M. Huysmans. Il nous semble qu’il est le développement, extrême mais logique, de quelques-unes des tendances qu’accusent En Ménage, Les Sœurs Vatard, Marthe, Croquis parisiens, etc. Par A Rebours, M. Huysmans a marqué dans une certaine direction la frontière avancée de son talent, qui se trouve embrasser certaines régions lointaines apparemment extérieures.

I

Les procédés d’art de M. Huysmans appartiennent en général, comme ceux des écrivains qui sont à la tête du roman, à l’esthétique réaliste. Il sait voir les personnes, les objets, les ensembles, les caractères avec une exactitude notablement supérieure à celle des romanciers idéalistes ; la vie d’un homme étant rarement tragique, il s’abstient de toute intrigue violente ou qui comprenne d’autres incidents que ceux éprouvés par un Parisien de la moyenne ; l’histoire à raconter se trouvant ainsi réduite, M. Huysmans l’expédie en quelques phrases et consacre ses chapitres non plus au récit d’une série d’événements, mais à la description d’une situation, d’une scène, procède non par narrations successives avec de courtes haltes, mais par de larges tableaux reliés de brèves indications d’action ; et, comme tous les écrivains de cette école  avec de profondes différences personnelles  il possède un vocabulaire étendu et un style riche en tournures, apte, par des procédés divers, à rendre l’aspect extérieur des choses, à reproduire les spectacles, les parfums, les sens, toutes les causes diverses et compliquées de nos sensations, de façon à les renouveler dans l’esprit du lecteur par la voie détournée des mots.

Mais parmi ces éléments mêmes qui sont les parties extérieures et communes de toute œuvre réaliste, il en est deux, l’exactitude de la vision et la richesse du style, que M. Huysmans a perfectionnés et menés à bout. Il n’est personne, parmi les romanciers, qui connaisse mieux Paris dans ses banlieues, ses quartiers excentriques, ses lieux de plaisir et de travail, dans ses aspects changeants de toutes heures, qui sache mieux les intérieurs divers des myriades de maisons parmi lesquelles serpentent ou s’alignent ses rues, qui porte mieux enregistrés dans son cerveau, les physionomies, la démarche, la tournure, les gestes, la voix, le parler, de ses catégories superposées d’habitants. Parmi les innombrables tableaux de Paris, les croquis et les scènes dont regorgent les romans de M. Huysmans, il en est dont l’exactitude frappe comme un souvenir, suscite instantanément une vision intérieure comme une analogie ou une coïncidence. Dans En Ménage, le début, où, par une nuit nuageuse, André et Cyprien, parcourent lentement une rue endormie, l’aspect particulier du pavé, le marchand de vin fermant sa boutique à l’approche silencieuse de deux sergents de ville, tandis qu’un fiacre cahote et butte sur le pavé, est assurément le récit détaillé de la série d’impressions que procure une rentrée tardive. Qui ne connaît de son passage dans les bouillons, « cette épouvantable tristesse qu’évoque une vieille femme en noir, tapie seule dans un coin et mâchant à bouchées lentes un tronçon de bouilli ? » Les soirées de la famille Vatard, celles de la famille Désableau, où Madame, après avoir lentement coupé un patron, l’essaie, les sourcils remontés et les paupières basses, sur le dos de sa fillette « la faisant pivoter par les épaules, lui donnant avec son dé de petits coups sur les doigts pour la faire tenir tranquille… pinçant l’étoffe sous les aisselles, méditant sur les endroits dévolus pour les boutonnières », ont une convaincante véracité. Il n’est presque point de page où l’on ne constate cette justesse de vision et cette probité artistique. Que l’on note encore le chapitre de A Rebours, où, par une boueuse nuit d’automne, le duc erre par tout le quartier anglican de Paris, des bureaux de « Galignani » à la taverne de la rue d’Amsterdam  dans Les Sœurs Vatard, le tumultueux intérieur d’atelier de femmes par un matin de paye après une nuit blanche, la plaisante énumération des manques de tenue de l’ouvrière Céline devenue la maîtresse d’un monsieur à chapeau de soie  le bruissant tableau des Folies-Bergère dans les Croquis parisiens, et les vues en grisaille de certains sites dolents de la banlieue  enfin, dans tous ses livres, cette qualité que M. Huysmans est seul à posséder, l’art de rendre véridiquement la conversation, d’écrire en style parlé les dires d’un concierge, ou les bavardages de deux artistes ; assurément le réalisme de M. Huysmans, semblera rigoureux, complet, et extraordinairement voisin de la nature.

Dans ce perpétuel et acharné collétement avec la réalité, M. Huysmans a contracté quelques-unes des particularités de son style. Attentif aux conversations qu’il a entendu bruire autour de lui, renseigné par ses observations sur les termes techniques des métiers, il a retenu et su employer tout un vocabulaire populacier, populaire, bourgeois et artiste, amasser et déverser un trésor de mots d’argot et d’atelier qui lui permet de noter des sensations et des émotions dans la langue même des personnes qui la ressentent, lui fournit le mot exact ou pittoresque qui illumine toute une phrase du charme de la bonne trouvaille. Il dira de l’or d’une étole, qu’il est « assombri et quasi sauré » ; il dira encore : « des hommes soûls turbulaient » ; des fleurs lui apparaîtront « taillées dans la plèvre transparente d’un bœuf » ; il pourra écrire cette phrase : « Attisé comme par de furieux ringards, le soleil s’ouvrit en gueule de four, dardant une lumière presque blanche… grillant les arbres secs, rissolant les gazons jaunis ; une température de fonderie en chauffe pesa sur le logis ». Il tire de l’observation des comparaisons étonnamment justes : « Elle eut à la fin des larmes, qui coulèrent comme des pilules argentées, le long de sa bouche. » Comme pour tous les artistes, le commerce avec la réalité, avec ce que l’on peut saisir par les sens, revoir, tâter et montrer avec les spectacles familiers de l’humanité et du, monde, lui a été profitable. Il a acquis à cette connaissance de la vie, la dose de véracité qui est indispensable au roman moderne, la force, la précision, la richesse et le pittoresque du style, les moyens, en somme, l’outil lui permettant d’élaborer et de ; réaliser sa conception particulière de l’âme et de la destinée humaine.

II

C’est, en effet, par une psychologie particulière des personnages, par la façon dont M. Huysmans se figure le mécanisme de l’âme humaine, exagère certaines facultés, amoindrit l’action de certaines autres, que ses romans tranchent sur leurs congénères, se sont nécessairement revêtus d’un style original et aboutissent à une philosophie générale déduite jusqu’en ses extrêmes conséquences. Si l’on examine quelle est l’activité commune et constante des créatures mises sur pied par M. Huysmans, si l’on écarte les traits généraux de toute conduite humaine, on arrive à constater qu’ils s’emploient à subir, à accumuler et à faire revivre des perceptions, surtout des perceptions visuelles, et surtout encore des perceptions visuelles colorées ou lumineuses. Le Cyprien des Sœurs Vatard, le Cyprien et l’André de En Ménage, le duc Jean de A Rebours semblent être, en fin de compte, des couples d’yeux montés sur des corps mobiles, aboutissant à de formidables, ganglions optiques, qui pénètrent toute la masse cérébrale de leurs fibrilles radiées. Toute leur activité vitale aboutit à emmagasiner des visions et à en dégorger d’anciennes, à noter des aspects, à percevoir des colorations et des scintillements, et à évoquer, dans les périodes languissantes, d’anciennes vibrations lumineuses, entassées, endormies dans l’arrière-fonds de la mémoire, mais vivaces et aptes à reparaître à la suite d’une association d’idées, comme les altérations d’un papier sensibilisé, sous l’action d’un réactif.

Cette conception de l’âme humaine est, chez M. Huysmans, primordiale et irrépressible. S’il met en scène des personnages que leur manque de culture rend incapables d’observations minutieuses, dont les yeux rudimentaires ne savent point voir ; il intervient, décrit en personne, sensation par sensation, les tableaux que ces obtus spectateurs contemplent, et marque ensuite en réaliste exact le peu d’intérêt qu’éveille chez eux ce spectacle inaperçu. Il raconte en ses couleurs, son agitation et ses clameurs, la vue du cours de Vincennes par un jour de foire, puis : « Tout cela était bien indifférent à Désirée. » Il dessine en d’admirables pages le va-et-vient, les jets de vapeur, les escarbilles volantes, la course accélérée ou contenue des locomotives, toute la vie grandiose et fantastique de la gare de l’Ouest à la tombée de la nuit, et conclut : « Anatole réfléchissait. »

Mais, d’autres fois, la perfection de sa vision l’emporte au-delà de la vraisemblance. Il prête à ses ouvrières l’acuité et la délicatesse oculaires qu’il possède, leur attribue, dans les contemplations auxquelles il les soumet, les plus rares qualités d’observateur. Ses brocheuses dévisagent admirablement l’employé de la maison Crespin qui vient leur réclamer de l’argent ; Désirée et Auguste, au moment de s’éprendre, se détaillent mutuellement en physionomistes consommés. Désirée, conduite au théâtre Bobino, perçoit la silhouette de la chanteuse, avec les omissions et les insistances d’un peintre intransigeant, puis les détails de sa toilette, comme une personne située dans la coulisse. Visiblement, M. Huysmans ne trouvait pas à loger dans ces âmes étroites, tout l’épanouissement de ses qualités de peintre verbal. Il se mit à l’aise dans En Ménage et eut recours aux artistes.

Assurément, jamais Paris n’a été fouillé, décrit, découvert, examiné dans ses détails et repris dans ses ensembles, analysé et synthétisé comme en ce beau livre, par le peintre Cyprien Tibaille et le littérateur André Jayant. Tout y apparaît, depuis l’appartement de garçon artiste où André s’installe après sa mésaventure conjugale, jusqu’à la place du Carrousel où il va promener sa nostalgie féminine et comtempler « le merveilleux et terrible ciel qui s’étendait au soleil couchant par de là les feuillages noirs des Tuileries…, les ruines dont les masses violettes se dressaient trouées sur les flammes cramoisies des nuages » ; depuis le brouhaha d’un café du Palais-Royal le soir, jusqu’à ces taches lumineuses que la nuit, les fenêtres éclairées, dans les maisons noires font passer devant le voyageur d’impériale. Ce livre avec lequel on pourra toujours restituer la physionomie exacte du Paris actuel, nous donne l’aspect intime de la rue le matin quand les cafés s’ouvrent sur le passage des ouvriers et des filles découchées la nuit au moment des rentrées tardives, le soir à l’heure discrète ou des messieurs bien mis enboitent le pas d’ouvrières en cheveux, au crépuscule, où déserte et morte, elle sèche d’une averse sous la flambée jaune du soleil couchant ; il nous donne les boutiques, les ateliers, le garni d’un peintre, les brasseries, les restaurants, l’appartement d’une fille, celui d’un employé, tout le dedans et le dehors de la capitale du monde moderne.

Et ce livre qui se résume en une accumulation de tableaux colorés et mouvementés, n’a pas suffi à assouvir la passion descriptive de M. Huysmans. De même que les stratégistes et les joueurs d’échecs supérieurs dédaignent les rencontres réelles où l’imprévu altère la beauté des calculs et satisfont leurs aptitudes logiques, par la solution de problèmes factices, M. Huysmans s’est détourné de copier la réalité, qui ne répondait point à ses exigences sensuelles, et s’est fabriqué dans A Rebours, des objets de perception inventés et parfaits. Par d’adroites combinaisons de choses réelles, en éliminant tout ce qui dans l’art et la nature, était pour lui dénué d’émotion agréable, il a créé des visions et des perceptions artificielles, qui, élaborées de propos délibéré, se sont trouvées en harmonie parfaite avec ses facultés réceptives et les aptitutes de son style.

Il semble ici que la limite de l’art de voir et de rendre est atteinte. Le boudoir où des Esseintes recevait ses belles impures, le cabinet de travail où il consume ses heures à révoquer le passé, ou à feuilleter de ses doigts pâles, des livres précieux et vagues, cette bizarre et expéditive salle à manger, dans laquelle il trompe ses désirs de voyage, la désolation d’un ciel nocturne d’hiver, le moite accablement d’un après-midi d’été, les floraisons monstrueuses dont se hérissent un instant les tapis, les évocations visuelles et auditives de certains parfums aériens et liquides, et par dessus tout ces phosphoriques pages consacrées aux peintures orfévrées de Moreau, à certains ténébreux dessins de Redon, à certaines lectures prestigieuses et suggestives ; ici le style de M. Huysmans fulgure et chatoie, passe, pour employer, une de ses phrases, « tous feux allumés ».

Dans l’effort pour rendre toutes les sensations dont les choses affectent ses appareils sensoriels et cérébraux, M. Huysmans atteint à une élocution consommée, orientale et supérieure.

Il a d’admirables trouvailles de mots ; par l’appariement des paroles, il sait rendre la nature du choc nerveux brusque ou lent, dont l’affectent ses sensations. Certaines phrases pétaradent et font feu des quatres pieds : « La horde des Huns rasa l’Europe, se rua sur la Gaule, s’écrasa dans les plaines de Châlons, où Aétius la pila dans une effroyable charge. La plaine gorgée de sang moutonna comme une mer de pourpre ; deux cent mille cadavres barrèrent la route, brisèrent l’élan de cette avalanche qui, divisée, tomba éclatant en coups de foudre sur l’Italie, où les villes exterminées flambèrent comme des meules ». D’autres phrases coulent lentement comme des larmes de miel : « Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue dans les murs des enfilades de boudoirs roses, avait été célèbre parmi les filles, qui se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de menthe dégagée par le bois des meubles ». D’autres encore sont agitées et cursives : « Glissant sur d’affligeantes savates, ce laveur s’enfonça dans un va-et-vient furieux de garçons, lancés à toute volée, hurlant boum, jonglant avec des carafons et des soucoupes, éblouissant avec la blanche trajectoire de leurs tabliers. »

Mais c’est surtout la sensation colorée que M. Huysmans est parvenu à reproduire intégralement par l’artifice des mots. Assurément cette phrase peut rivaliser avec les pigments qu’elle décrit : « Des branches de corail, des ramures d’argent, des étoiles de mer ajourées comme des filigranes et de couleur bise, jaillissent en même temps que de vertes tiges supportant de chimériques et réelles fleurs, dans cet antre illuminé de pierres précieuses comme un tabernacle, et contenant l’inimitable et radieux bijou, le corps blanc, teinté de rose aux seins et aux lèvres, de la Galatée, endormie dans ses longs cheveux pâles ». Et encore : « Sur sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d’argent, lamée d’or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpentaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides, aux élytres éblouissantes, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore, diaprés, de bleu acier, tigrés de vert paon. »

Mais, outre cette virtuosité générale, M. Huysmans a conçu un type de phrase particulier, où par une accumulation d’incidentes, par un mouvement pour ainsi dire spiraloïde, il est arrivé à enclore et à sertir en une période, toute la complexité d’une vision, à grouper toutes les parties d’un tableau autour de son impression d’ensemble, à rendre une sensation dans son intégrité et dans la subordination de ses parties : « Sur le trottoir des couples marchaient dans les feux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d’un pharmacien, puis l’omnibus de Plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos, éclaboussant de ses deux flammes cerise, la croupe blanche des chevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par une colonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse, s’élargissant en un large éventail qui se repliait autour d’une voiture que charroyait en hurlant un marchant d’oranges ». Ou encore : « Tout va de guingois chez elle ; ni moellons, ni briques, ni pierres, mais de chaque côté, bordant le chemin sans pavé creusé d’une rigole au centre, des bois de bateaux marbrés de vert par la mousse et plaqués d’or bruni par le goudron, allongent une palissade qui se renverse entraînant toute une grappe de lierre, emmenant presqu’avec elle la porte, visiblement achetée dans un lot de démolitions et ornée de moulures dont le gris encore tendre perce sous la couche de haie déposée par des attouchements de mains successivement sales ». Le souple enlacement de cette sorte de phrase, est sans égal. Elle est le produit dernier et la preuve de cette faculté réceptive que nous avons constatée ; elle est la sensation même absorbée, élaborée dans l’intelligence, et projetée au dehors telle quelle.

Mais ce tour de force descriptif réussit avec une perfection et une fréquence qui constituent déjà une anomalie. Que l’on revienne, en effets de l’analyse des personnages de M. Huysmans, à l’homme normal, chez qui la sensation perçue en gros et à la hâte, est transformée par un travail conscient ou inconscient en volontés, en actes, en une conduite et une carrière ; le point morbide des créatures romanesques apparaît. L’épanouissement de leurs facultés réceptives a étouffé toutes leurs autres énergies, les a réduites à la vie végétative d’une plante passive par essence, régie et affectée par tout ce qui l’entoure, dépendant des aubaines du ciel et du hasard de sa situation. A mesure que M. Huysmans rend ses personnages plus nerveux, c’est- à-dire plus soumis et plus directement sensibles aux impressions externes, il est forcé d’atténuer leur force de volonté, de les décrire plus incapables de tirer de leurs sensations de forts et persistants mobiles d’agir. Tandis que dans ses premiers livres, l’organisme humain reste à peu près intact, dans ses derniers il le doue d’étranges timidités, d’une mollesse constante, d’un acquiescement résigné à toutes les vicissitudes, d’une absolue dépendance des circonstances extérieures, qui se traduit autant par l’incapacité d’André à travailler dans un appartement neuf, que par l’intolérable malaise qu’il ressent à vivre seul, sans le bruissement d’un jupon de femme autour de lui. Dans A Rebours, cette dysénergie est consommée ; des Esseintes est une pure intelligence sensible et ne tente dans tout le livre qu’un seul acte volontaire, qu’il laisse inaccompli : celui de se rendre à Londres. Ds leur impuissance volitionnelle, on peut déduire leur incapacité de vivre dans la société, leur aspiration, vaine pour les uns, satisfaite pour des Esseintes, vers une existence monacale, solitaire et recluse, enfin leur absolu pessimisme, leur misanthropie acerbe, leur dégoût de toute vie active.

III

En cette psychologie du pessimiste, qui juge la vie mauvaise en soi, répugne aux contacts sociaux, méprise ou bafoue les êtres les plus sains, plus bornés et robustes, plus aptes à agir et à jouir de concert, M. Huysmans déploie une pénétrante finesse d’analyse et fait certaines découvertes que n’ont point prévues les psychologues et aliénistes spéciaux de l’hypocondrie.

Il assigne à ses personnages le tempérament habituel des mélancoliques agités, une anémie partielle ou totale, une débilité turbulente, un système nerveux faible, c’est-à-dire excitable par des causes minimes ; pour le plus caractérisé de ses malades, le duc des Esseintes,M. Huysmans a recours à la symptomatologie de la névrose, qui est, en effet, habituellement accompagnée de mélancolie à son début.

Sur cette base physique dont les traits généraux seuls sont constants, M. Huysmans établit le caractère de ses personnages. Il leur assigne le trait principal du tempérament pessimiste, celui de ne pouvoir être affecté que de sensations désagréables ou douleureuses, même pour des objets qui n’ont en soi rien de haïssable (J. Sully, le Pessimisme). Dans les Sœurs Vatard la devanture d’une boutique de pâtisserie est décrite en termes de dégoût. Dans En Ménage, Cyprien, revenant d’une soirée, déblatère contre les diverses catégories des personnes qu’il y a aperçues, avec une amusante partialité. Plus tard, au Luxembourg, comme il passe en revue avec André, ses souvenirs d’école, qu’ils évoquent avec horreur, il finit par affirmer que tous ses camarades sont nécessairement ruinés et en peine d’argent. Les fleurs rares et étranges dont le duc Jean garnit son vestibule, ne lui présentent que des images de charnier et d’hôpital : « Elles, affectaient cette fois une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ; et la plupart comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d’autres avaient le teint rose vif des cicatrices qui se ferment, ou la teinte brune des croûtes qui se forment ; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures ; d’autres encore montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres ; quelques-unes enfin paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme.  »

De même que le tempérament craintif est disposé à ne voir dans l’avenir que des causes d’effroi, le tempérament malheureux ne présage que des déceptions. Dans En Ménage, Cyprien émet sur une nouvelle conquête d’André, sur les motifs qui font revenir à ce dernier une ancienne et désirable maîtresse, des hypothèses sinistres, qu’il s’irrite de ne point voir se réaliser. Et passant de cas particuliers à l’ensemble général, les personnages de M. Huysmans n’aperçoivent la vie que comme une suite d’infortunes. Il faut lire, à ce propos, les plaintes de M. Folantin, dans A Vau l’eau, ou le passage suivant de A Rebours, qui est un exemple parfait du paralogisme pessimiste, consistant à ôter d’un ensemble toute bonne qualité, et à le déclarer ensuite mauvais : « Il ne put s’empêcher de s’intéresser au sort de ces marmots et de croire que mieux eut valu pour eux que leur mère n’eût pas mis bas.

« En effet, c’était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles, dès le premier âge ; des coups de bottes et des travaux abêtissants, vers les treize ans ; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages, dès l’âge d’homme ; c’était aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice. »

Et, chose singulière, cette vue exclusive des misères humaines n’inspire aux pessimistes de M. Huysmans aucune compassion pour leurs semblables : « Comme toute impression morale est pénible à l’hypocondriaque, dit Griesinger dans son Traité des maladies mentales, il se développe chez lui une disposition à tout nier et à tout détester. » Aussi M. Huysmans a-t-il soin d’entourer ses personnages de comparses ridicules et odieux, ou de les isoler entièrement ; et ni les uns ni les autres ne ménagent à la société des railleries qui tournent rapidement en dénonciations colères. Ils sont convaincus de l’avortement fatal de l’effort humain, dénigrent ses succès nécessairement partiels, dénoncent toutes les institutions nationales, contestent la possibilité du progrès et aboutissent, quand ils formulent la théorie générale de leurs sentiments, aux anathèmes du catholicisme ou à ceux plus absolus et aussi peu fondés de Schopenhauer.

Tous ces traits du pessimisme, connus déjà, sont rassemblés, coordonnés, caractérisés et montrés avec un art merveilleux et pénétrant dans les livres de M. Huysmans. Mais il est un point qu’il a découvert : l’influence du pessimisme sur le goût artistique. Par un choc en retour imprévu mais légitime, de même que les spectacles communément tenus pour beaux déplaisent au mélancolique, les spectacles jugés laids par les gens à tempérament heureux doivent confirmer l’état d’âme où il se complaît, le dispenser de toute négation et de toute révolte, évoquer sa tristesse et la laisser s’épancher. Le peintre Cyprien n’est à l’aise que devant certains spectacles douloureux et minables ; il préfère « la tristesse des giroflées séchant dans un pot, au rire ensoleillé des roses ouvertes en pleine terre » ; à la Vénus de Médicis, « le trottin, le petit trognon pâle, au nez un peu canaille, dont les reins branlent sur des hanches qui bougent » ; formule son idéal de paysage en ces termes : « Il avouait d’exultantes allégresses, alors qu’assis sur le talus des remparts, il plongeait au loin… Dans cette campagne, dont l’épiderme meurtri se bossèle comme de hideuses croûtes, dans ces roules écorchées où des traînées de plâtre semblent la farine détachée d’une peau malade, il voyait une plaintive accordance avec les douleurs du malheureux, rentrant de sa fabrique éreinté, suant, moulu, trébuchant sur les gravats, glissant dans les ornières, traînant les pieds, étranglé par des quintes de toux, courbé sous le cinglement de la pluie, sous le fouet du vent, tirant résigné sur son brûle-gueule. »

Et sur ce dolent idéal, des Esseintes renchérit encore : « Il ne s’intéressait réellement qu’aux œuvres mal portantes, minées et irritées par la fièvre » « … se disant que parmi tous ces volumes qu’il venait de ranger, les œuvres de Barbey d’Aurevilly étaient encore les seules dont les idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides, ces épidermes talés, et cegoût blet, qu’il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents ». Cette phrase est précédée d’une intéressante liste d’auteurs latins de l’agonie de l’empire, et d’une énumération d’auteurs français dans laquelle se coudoient curieusement des écrivains catholiques qui n’ont d’intérêt que pour des antiquaires en idées et en style, quelques poètes réellement décadents comme Paul Verlaine dont certains volumes ont les subtilités métriques et le niais bavardage des derniers hymnographes byzantins, et une bonne partie de ce que la littérature contemporaine a produit de supérieur et de raffiné. En effet, par une nouvelle contracdiction apparente, c’est au raffinement le plus fastidieusement délicat, qu’aboutit, en fin de compte, le pessimisme étudié par M. Husymans, comme un arbuste souffreteux et effeuillé culmine en une radieuse fleur.

M. James Sully a très exactement marqué que le dernier mobile du pessimisme est le désir que tout soit parfaitement bon, le souci de choses infiniment meilleures que celles existantes. Aussi, le pessimiste a-t-il plus de chances que l’optimiste de découvrir et d’apprécier les choses exquises, pourvu, qu’elles n’aient pas éveillé une admiration trop générale, qui offusque sa misanthropie. C’est par cette vulgarisation que des Esseintes s’est détourné des tapis d’Orient et des eaux-fortes de Rembrandt. Mais, par contre, personne plus que lui n’aura plus d’audace à se mettre au-dessus du goût public, à aller droit à ce qui est excellent. De là le raffinement, la recherche, la trouvaille, l’amour des belles choses inédites, de tout ce qui, dans le domaine artistique  plus ouvert à la perfection que la nature parce que plus inutile  se rapproche clandestinement de la supériorité absolue, satisfait certains goûts très nobles de la nature humaine, lui procure les plus complexes c’est-à-dire les plus belles émotions esthétiques. Ce raffinement, A Rebours en est le catéchisme et le formulaire ; tout ce qui, dans la réalité, peut meurtrir une âme délicate est écarté de ce précieux livre, est assourdi, amolli, sublimé et assuavi. A d’imparfaites sensations naturelles sont subtitués d’indirects et subtils artifices. Toutes les réalités y deviennent légères et flatteuses, depuis le vermeil expirant des cuillères, à thé, jusqu’à la coupe bénigne de la coiffe de la domestique, depuis la splendeur assourdie des ameublements, les gaufrages des tentures, le mystérieux rayonnement des tableaux, à cette bibliothèque enfermant sous la beauté des reliures d’inestimables livres à l’exquisité des liqueurs bues, des parfums inhalés, des pensées évoquées et contemplées.

Et de ce sens du raffinement, M. Huysmans tire les dernières beautés de son style, qui se trouve joindre ainsi le délicat au populaire. Par la lecture de certains livres de théologie, de certains volumes de poésie savante, par de justes inventions, il enrichit et pare son langage, de vocables assoupis, longuement harmonieux et doux ; il les sertit et les associe en de lentes phrases, qui joignent le poli soyeux des mots, à la suavité de l’idée : « Sous cette robe tout abbatiale signée d’une croix et des initiales ecclésiastiques : P. O. M. ; serrée dans ses parchemins et dans ses ligatures de même qu’une authentique charte, dormait une liqueur couleur de safran, d’une finesse exquise. Elle distillait un arome quintessencié d’angélique et d’hysope mêlées à des herbes marines aux iodes et aux brômes alanguis par des sucres, et elle stimulait le palais avec une ardeur spiritueuse dissimulée sous une friandise toute virginale, toute novice, flattait l’odorat par une pointe de corruption enveloppée dans une caresse tout à la fois enfantine et dévote. » Il parvient à rendre par de précises correspondances sensibles certaines sensations apparemment impalpables : « Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois même par de longs adverbes précédés d’un monosyllabe, d’où ils tombaient comme du rebord d’une pierre, en une cascade pesante d’eau » ; ou, plus immatériellement encore : « Dans la société de chanoines généralement doctes et bien élevés, il aurait pu passer quelques soirées affables et douillettes ». Et c’est ainsi armé des plus fins outils à sculpter la pensée, que M. Huysmans estparvenu à écrire ce surprenant chapitre VII de A Rebours, qui, racontant les intimes fluctuations d’âme d’un catholique incrédule, dévotieux et inquiet, marque le cours de pensées de théologie ou de scepticisme, par une succession de précises images, accomplissant le tour de force de seize pages de la plus subtile psychologie, écrites presque constamment en termes concrets.

Repassant en sens inverse par les parties dégagées dans notre analyse, revenant du plus complexe au plus simple, que l’on saisisse maintenant en son ensemble, en son accord et sa particularité spécifique, l’organisme intellectuel qui vient d’être étudié. Il se résume, semble-t-il, en une série de facultés perceptives de moins en moins étendues, provoquant des états émotionnels de plus en plus intenses. Sur la base d’un réalisme rigoureux, d’une aptitude singulière à apercevoir le monde ambiant, en son aspect véritable et à ressentir un plaisir général à la décrire, s’étage une faculté visuelle plus spécialisée, plus délicate, source de plus de joie et de plus d’efforts, celle de sentir et de retenir de préférence des sensations colorées. Une faculté visuelle plus restreinte encore, et dont les effets émotionnels de colère et de comique, semblent dépasser l’intensité, rend M. Huysmans apte à distinguer, à haïr et à railler dans les objets et les êtres ce qu’ils peuvent avoir de laid, d’odieux et d’imparfait. Enfin, par un juste retour, de cette vision du défectueux, à la suite d’une élimination extrêmement rigoureuse de tout déchet et de toute tare, M. Huysmans acquiert l’acéré discernement et l’intense jouissance des choses supérieurement belles et rares, le raffinement, qui, comme la pointe d’un cône, concentre, termine et raccorde toutes les lignes de son organisation intellectuelle.

Et toutes ces propriétés cachées d’une âme muette, se manifestent en ce corps des intelligences littéraires, le style. Il s’enrichit et s’affermit au contact de la réalité, se colore, s’infléchit et s’agite, pour rendre l’infinie complexité de délicates visions, s’irrite et s’énerve devant certains spectacles détestés, se subtilise, s’adoucit et s’enrichit encore, devient opulent et onctueux pour rendre la grâce resplendissante d’une certaine beauté supérieure, extraite et sublimée.

Dans les réactions et les mélanges de toutes ces énergies et ces capacités, dans leur ajustement et leur coordination, réside, il me semble, la physionomie intime d’un des jeunes artistes les plus originaux de notre temps. Il me paraît que M. Huysmans, par son dernier livre surtout, a donné plus que des promesses de talent ; on peut légitimement compter, sans illusion amicale, que ses travaux aideront à maintenir et à exalter l’excellence actuelle de notre école littéraire.