Chapitre IV.
De la religion.
Je ne peindrai point la religion dans les excès du fanatisme. Les siècles et la philosophie ont épuisé ce sujet, et ce que j’ai dit sur l’esprit de parti est applicable à cette frénésie comme à toutes celles causées par l’empire d’une opinion ; ce n’est pas non plus de ces idées religieuses, seul espoir de la fin de l’existence dont je veux parler. Le théisme des hommes éclairés, des âmes sensibles, est de la véritable philosophie, et c’est en considérant toutes les ressources que l’homme peut tirer de sa raison, qu’il faut compter cette idée, trop grande en elle-même, pour n’être pas d’un poids immense encore, malgré ses incertitudes.
Mais la religion, dans l’acception générale, suppose une inébranlable foi, et lorsqu’on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit à la vie et la remplit toute entière ; c’est sous ce rapport que l’influence de la religion est véritablement puissante, et c’est sous ce même rapport qu’on doit la considérer comme un don aussi indépendant de soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu’on tient de la nature, et qu’aucun effort ne peut obtenir.
Comment serait-il au pouvoir de la volonté de diriger notre disposition à cet égard ? aucune action sur soi-même n’est possible en matière de foi, la pensée est indivisible, l’on ne peut en détacher une partie pour travailler sur l’autre, on espère ou l’on craint, on doute ou l’on croit, selon la nature de l’esprit et des combinaisons qu’il fait naître.
Après avoir bien établi que la foi est une faculté qu’il ne dépend point de nous d’acquérir, examinons avec impartialité ce qu’elle peut pour le bonheur, et présentons d’abord ses principaux avantages.
L’imagination est la plus indomptable des puissances morales de l’homme, ses désirs et ses incertitudes le tourmentent tour à tour. La religion ouvre une longue carrière à l’espérance, et trace une route précise à la volonté, sous ces deux rapports elle soulage la pensée. Son avenir est le prix du présent, tout se rapportant au même but, a le même degré d’intérêt. La vie se passe au-dedans de soi, les circonstances extérieures ne sont qu’une manière d’exercer un sentiment habituel ; l’événement n’est rien, le parti qu’on a pris est tout, et ce parti, toujours commandé par une loi divine, n’a jamais pu coûter un instant d’incertitude. Dès qu’on est à l’abri du remord, on ignore ces repentirs du cœur ou de l’esprit qui s’accusent du hasard même, et jugent de la résolution par ses effets. Les succès ou les revers ne donnent à la conscience des dévots ni contentement ni regret ; la morale religieuse ne laissant aucun vague sur aucune des actions de la vie, leur décision est toujours simple. Quand le vrai chrétien s’est acquitté de ses devoirs, son bonheur ne le regarde plus ; il ne s’informe pas quel sort lui est échu, il ne sait pas ce qu’il faut désirer ou craindre, il n’est certain que de ses devoirs ; les meilleures qualités de l’âme, la générosité, la sensibilité, loin de faire cesser tous les combats intérieurs, peuvent, dans la lutte des passions, opposer l’une à l’autre, des affections d’une égale force ; mais la religion donne pour guide un code, où, dans toutes les circonstances, ce qu’on doit faire est résolu par une loi. Tout est fixe dans le présent, tout est indéfini dans l’avenir ; enfin, l’âme éprouve une sorte de bien-être jamais plus vif, mais toujours calme ; elle est environnée d’un atmosphère qui l’éclaire au moins dans les ténèbres s’il n’est pas aussi éclatant que le jour, et cet état la dérobant au malheur, sauve après tout plus des deux tiers de la vie.
S’il en est ainsi pour les destinées communes, si la religion compense les jouissances qu’elle ôte, elle est d’une utilité souveraine dans les situations désespérées. Lorsqu’un homme, après avoir commis de grands crimes, en éprouve un vrai remord, cette situation de l’âme est si violente qu’on ne peut la supporter qu’à l’aide d’idées surnaturelles. Sans doute, le plus efficace des repentirs, serait des actions vertueuses ; mais à la fin de la vie, mais même dans la jeunesse, quel coupable peut espérer de faire autant de bien qu’il a causé de mal ? Quelle somme de bonheur équivaut à l’intensité de la peine ? Qui est assez puissant pour expier du sang ou des pleurs ? Une dévotion ardente suffit à l’imagination exaltée des criminels repentants, et dans ces solitudes profondes où les Chartreux et les Trappistes adoptaient une vie si contraire à la raison, ces coupables convertis trouvaient la seule existence qui convint à l’agitation de leur âme ; peut-être même, des hommes dont la nature véhémente les eut appelés dans le monde à commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme religieux, ont enseveli dans les cloîtres l’imagination qui bouleverse les Empires. Ces réflexions ne suffisent pas pour encourager de semblables institutions, mais on voit que, sous toutes les formes, l’ennemi de l’homme c’est la passion, et qu’elle seule fait la grande difficulté de la destinée humaine.
Dans la classe de la société qui est livrée aux travaux matériels, l’imagination est encore la faculté dont il faut le plus craindre les effets. Je ne sais si l’on a détruit la foi religieuse du peuple en France, mais on aura bien de la peine à remplacer pour lui toutes les jouissances réelles dont cette idée lui tenait lieu ; la révolution y a suppléé, pendant quelque temps. Un de ses grands attraits pour le peuple a été d’abord l’intérêt, l’agitation même qu’elle répandait sur sa vie. La rapide succession des événements, les émotions qu’elle faisait naître, causaient une sorte d’ivresse produite par le mouvement, qui hâtait le temps, et ne laissait plus sentir le vide, ni l’inquiétude de l’existence. On s’est trop accoutumé à penser que les hommes du peuple bornaient leur ambition à la possession des biens physiques ; on les a vus passionnément attachés à la révolution, parce qu’elle leur donnait le plaisir de connaître les affaires, d’influer sur elles, de s’occuper de leurs succès ; toutes ces passions des hommes oisifs ont été découvertes par ceux qui n’avaient connu que le besoin du travail et le prix de son salaire : mais lorsque l’établissement d’un gouvernement quelconque, fait rentrer nécessairement les trois quarts de la société dans les occupations qui chaque jour assurent la subsistance du lendemain, lorsque le bouleversement d’une révolution n’offrira plus à chaque homme la chance d’obtenir tous les biens que l’opinion et l’industrie ont entassé depuis des siècles dans un Empire de vingt-cinq millions d’hommes ; quel trésor pourra-t-on ouvrir à l’espérance, qui se proportionne, comme la foi religieuse, aux désirs de tous ceux qui veulent y puiser ? Quelle idée magique, qui, tout-à-la-fois contienne, resserre les actions dans le cercle le plus circonscrit, et satisfasse la passion dans son besoin indéfini d’espoir, d’avenir et de but ?
Si ce siècle est l’époque où les raisonnements ont le plus ébranlé la possibilité d’une croyance implicite, c’est dans ce temps aussi que les plus grands exemples de la puissance de la religion ont existé ; on a sans cesse présent à sa pensée, ces victimes innocentes qui, sous un régime de sang, périssaient, entraînant après elles ce qu’elles avaient de plus cher ; jeunesse, beauté, vertus, talents, une puissance plus arbitraire que le destin, et non moins irrévocable, précipitait tout dans le tombeau. Les anciens ont bravé la mort par le dégoût de l’existence, mais nous avons vu des femmes nées timides, des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, des époux, qui s’aimant, avaient dans cette vie ce qui peut seul la faire regretter, s’avancer vers l’éternité, sans croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cet abyme où l’imagination frémit de tout ce qu’elle invente, et moins lassé que nous des tourments de la vie, supporter mieux l’approche de la mort.
Enfin, un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur sa tête, la destinée humaine semblait▶ s’être agrandie pour lui, et avoir emprunté quelque chose des rêves de l’imagination ; roi de vingt-cinq millions d’hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau ; né dans cette éclatante situation, son âme s’était formée pour la félicité, et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur de sa race un caractère d’immutabilité, n’offrait à sa pensée aucune chance de revers, n’avait pas même exercé sa réflexion sur la possibilité de la douleur ; étranger au sentiment du remord, puisque dans sa conscience il se croyait vertueux, il n’avait éprouvé que des impressions paisibles. Sa destinée, ni son caractère ne le préparant point à s’exposer aux coups du sort, il ◀semblait que son âme devait succomber au premier trait du malheur. Cet homme cependant, qui manqua de la force nécessaire pour préserver son pouvoir, et fit douter de son courage, tant qu’il en eut besoin pour repousser ses ennemis ; cet homme, dont l’esprit naturellement incertain et timide, ne sut ni croire à ses propres idées, ni même adopter en entier celle d’un autre ; cet homme s’est montré tout à coup capable de la plus étonnante des résolutions, celle de souffrir et de mourir. Louis XVI s’est trouvé roi, pendant le premier orage d’une révolution sans exemple dans l’histoire. Les passions se disputaient son existence ; il représentait à lui seul toutes les idées contre lesquelles on était armé. À travers tant de dangers, il persista à ne prendre pour guide que les maximes d’une piété superstitieuse ; mais c’est à l’époque où la religion seule triomphe encore, c’est à l’instant où le malheur est sans espoir, que la puissance de la foi se développa toute entière dans la conduite de Louis ; la force inébranlable de cette conviction ne permit plus d’apercevoir dans son âme l’ombre d’une faiblesse ; l’héroïsme de la philosophie fut contraint à se prosterner devant sa simple résignation ; il reçut passivement tous les arrêts du malheur, et se montra cependant sensible pour ce qu’il aimait, comme si les facultés de sa vie avaient doublé à l’instant de sa mort, il compta, sans frémir, tous les pas qui le menèrent du trône à l’échafaud, et dans l’instant terrible où lui fut encore prononcé cette sublime expression : Fils de Saint Louis, montez au Ciel. Telle était son exaltation religieuse, qu’il est permis de croire que ce dernier moment même n’appartint point dans son âme à l’épouvante de la mort.
On ne m’accusera point, je crois, d’avoir affaibli le tableau de l’influence de la religion, cependant je ne pense pas qu’indépendamment de l’inutilité des efforts qu’on pourrait faire à cet égard sur soi-même, on doive compter l’absorbation de la foi au rang des meilleurs moyens de bonheur pour les hommes. Il n’est pas de mon sujet, dans cette première partie, de considérer la religion dans ses relations politiques, c’est-à-dire, dans l’utilité dont elle doit être à la stabilité et au bonheur de l’état social, mais je l’examine sous le rapport de ses effets individuels.
D’abord, la disposition qu’il faut donner à son esprit pour admettre les dogmes de certaines religions, est souvent, en secret, pénible à celui qui, né avec une raison éclairée, s’est fait un devoir de ne s’en servir qu’à de telles conditions ; ramené, par intervalles, à douter de tout ce qui est contraire à la raison, il éprouve des scrupules de ses incertitudes, ou des regrets d’avoir tellement livré sa vie à ces incertitudes mêmes, qu’il faut ou s’avouer l’inutilité de son existence passée, ou dévouer encore ce qu’il en reste. Le cœur est aussi borné que l’esprit ; par la dévotion proprement dite, ce genre d’exaltation a divers caractères.
Alors qu’il naît du malheur, alors que l’excès des peines a jeté l’âme dans une sorte d’affaiblissement qui ne lui permet plus de se relever par elle-même, la sensibilité fait admettre ce qui conduit à la destruction de la sensibilité, ou du moins ce qui interdit d’aimer de tout l’abandon de son âme. On se fait défendre ce dont on ne pouvait se garantir. La raison combat, avec désavantage, contre les affections passionnées. Quelque chose d’enthousiaste comme elle, des pensées qui, comme elle aussi, dominent l’imagination, servent de recours aux esprits qui n’ont pas eu la force de soutenir ce qu’ils avaient de passionné dans le caractère : cette dévotion se sent toujours de son origine ; on voit, comme dit Fontenelle,
que l’amour a passé par là
; c’est encore aimer sous des formes différentes, et toutes les inventions de la faiblesse pour moins souffrir, ne peuvent ni mériter le blâme, ni servir de règle générale ; mais la dévotion exaltée qui fait partie du caractère au lieu d’en être seulement la ressource, cette dévotion, considérée comme le but auquel tous doivent tendre, et comme la base de la vie, a un tout autre effet sur les hommes.
Elle est presque toujours destructive des qualités naturelles ; ce qu’elles ont de spontané, d’involontaire, est incompatible avec des règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l’on peut être vertueux sans le secours de l’inspiration de la bonté, et même, il est plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l’abri de ce qu’on appelle la dévotion, se sentent plus à l’aise pour exercer des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code. Par-delà ce qui est commandé, tout ce qu’on refuse, est légitime ; la justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et contents de solder ce qu’ils croient leurs devoirs, s’il arrive une fois dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable sacrifice ; il est des biens, des services, des condescendances de tous les instants, qu’on n’obtient jamais de ceux qui ayant tout réduit en devoir, n’ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu’à ce qui s’exprime. Les qualités naturelles, développées par les principes, par les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus de la dévotion ; celui qui n’a jamais besoin de consulter ses devoirs, parce qu’il peut se fier à tous ses mouvements, celui qu’on pourrait trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît agir involontairement et comme forcé par sa nature ; celui qui exerce toutes les vertus véritables, sans se les être nommées à l’avance, et se prise d’autant moins, que ne faisant jamais d’effort, il n’a pas l’idée d’un triomphe, celui-là est l’homme vraiment vertueux. Suivant une expression de Dryden, différemment appliquée, la dévotion élève un mortel jusqu’aux cieux, la moralité naturelle fait descendre un ange sur la terre :
He raised a mortal to the skiesShe drew an angel down.
On peut encore penser, en reconnaissant l’avantage des caractères inspirés par leurs propres penchants, que la dévotion étant d’un effet général et positif, donne des résultats plus semblables et plus certains dans l’association universelle des hommes ; mais d’abord, la dévotion a de grands inconvénients pour les caractères passionnés, et n’en eût-elle point, ce serait, comme je l’ai dit, au nombre des événements heureux, et non des conseils efficaces qu’il serait possible de la classer.
J’ai besoin de répéter que je ne comprends pas dans cette discussion, ces idées religieuses d’un ordre plus relevé qui, sans influer sur chaque détail de la vie, anoblissent son but, donnent au sentiment et à la pensée quelques points de repos dans l’abîme de l’infini. Il s’agit uniquement de ces dogmes dominateurs qui assurent à la religion beaucoup plus d’action sur l’existence, en réalisant ce qui restait dans le vague, en asservissant l’imagination par l’incompréhensible.
Les esprits ardents n’ont que trop de penchant à croire que le jugement est inutile, et rien ne leur convient mieux que cette espèce de suicide de la raison abdiquant son pouvoir par son dernier acte, et se déclarant inhabile à penser, comme s’il existait en elle quelque chose de supérieur à elle, qui put décider qu’une autre faculté de l’homme le servira mieux. Les esprits ardents sont nécessairement lassés de ce qui est, et lorsqu’une fois ils admettent quelque chose de surnaturel, il n’y a plus de bornes à cette création que les besoins de l’imagination, et, s’exaltant elle-même, elle n’a de repos que dans l’extrême, et ne supporte plus de modifications.
Enfin, les affections du cœur qui sont inséparables du vrai, sont nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu’elles soient ; l’esprit ne se fausse pas seul, et quoiqu’il reste de bons mouvements qu’il ne peut pas détruire, ce qui dans le sentiment appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion ; elle isole en soi-même, et soumet jusqu’à la bonté à de certains principes qui en restreignent beaucoup l’application.
Que serait-ce, si, quittant les idées nuancées, je parlais des exemples qu’il reste encore, d’intolérance superstitieuse, de piétisme, d’illumination, etc. de tous ces malheureux effets du vide de l’existence, de la lutte de l’homme contre le temps, de l’insuffisance de la vie ; les moralistes doivent seulement signaler la route qui conduit au dernier terme de l’erreur : tout le monde est frappé des inconvénients de l’excès, et personne ne pouvant se persuader qu’on en deviendra capable, l’on se regarde toujours comme étranger aux tableaux qu’on en pourrait lire.
J’ai donc dû, de toutes les manières, ne pas admettre la religion parmi les ressources qu’on trouve en soi, puisqu’elle est absolument indépendante de notre volonté, puisqu’elle nous soumet et à notre propre imagination, et à celle de tous ceux dont la sainte autorité est reconnue. En étant conséquente au système sur lequel cet ouvrage est fondé, au système qui considère la liberté absolue de l’être moral comme son premier bien, j’ai dû préférer et indiquer comme le meilleur et le plus sûr des préservatifs contre le malheur, les divers moyens dont on va voir le développement.