De Cormenin (Timon)
Le Livre des Orateurs.
I
Je viens de lire ces deux volumes, y cherchant… ce qui n’y est pas, et j’en sors, comme on sort de la mer, avec des gouttes d’eau salée dans les yeux ; car c’est une mer de mots que ces deux volumes :
des mots, des mots, des mots !
Encore bon quand ils ont du sel ! Hélas ! ils n’en ont pas toujours… Quel désenchantement, quelle déception, quelle stupéfaction pour moi, que ces deux volumes ! Il m’était resté dans la tête, après tout le bruit qu’il a fait, que Cormenin, qui s’était appelé lui-même Timon et que l’opinion avait accepté sous ce nom farouche, était un pamphlétaire redoutable, dont les griffes ne se détachaient pas
quand elles s’étaient enfoncées quelque part. J’avais cru qu’il était un portraitiste terrible de vérité profonde et acharnée, un Timon enfin, puisque c’était Timon, dont le livre devait être le figuier où l’on ne se pendait pas soi-même, — mais où l’on n’en était pas moins pendu. Des portraits de Timon le Misanthrope, de l’amer Timon, de ce goguenard sinistre, ce devait être toute une ribambelle de pendaisons, toute une file de pendus plus ou moins solidement accrochés.
Et rien de tout cela, cependant, ce qui s’appelle rien ! Le figuier de ce Timon-ci est un arbre innocent, pas si cruel aux amours-propres que je l’avais pensé. Quand on les compare, ces portraits de Timon-Cormenin, à ceux de Saint-Simon, par exemple, de Saint-Simon qui n’était pas un misanthrope, qui n’était pas un pamphlétaire, qui n’écrivait pas sur son chapeau à plumes : C’est moi qui suis Timon, le loup de ce troupeau ! on les trouve, ces portraits, plus flattés que méchants, plus à l’huile qu’au vitriol, et le Pamphlet pâlit devant l’Histoire… tandis que c’est l’Histoire, la sereine et l’impassible Histoire, qui devrait pâlir devant le Pamphlet !
Car, avant tout, Cormenin-Timon est un pamphlétaire, et il s’en est assez vanté ! Il l’était avec prétention, avec luxe, avec enthousiasme. Légiste d’abord, homme d’administration et d’affaires, conseiller d’État, député, il s’est détourné des plus graves et des plus studieuses fonctions de sa vie pour se jeter à corps perdu dans, la voie retentissante du pamphlet. Vivant, comme député, au milieu des assemblées délibérantes et parlantes, admirateur passionné de cette chose puissante qu’il n’avait pas, l’éloquence politique, il se fit pamphlétaire justement parce qu’il n’était pas un orateur ; et il se crut peut-être un orateur, parce qu’il se fit pamphlétaire ! Dans ce livre des Orateurs, il nous a donné, comment dirai-je ? une anatomie vivante du pamphlet qui ressemble beaucoup moins à une analyse qu’à un hymne ; mais ce lyrisme en l’honneur du pamphlet, le discours écrit, prouve à quel point cette forme, qui chez lui a le caractère oratoire, mais qui n’est pas nécessairement oratoire, transportait et emportait haut sa pensée. Intellectuellement orateur, mais empêtré dans un corps qui ne l’était pas, — car le corps, c’est la moitié de l’orateur, — sagace comme le bel œil noir, un peu couvert, de son portrait, le dit, mais lourd, épais et gauche de tournure et de mains, comme le dit son portrait encore, cet indigéré de discours accumulés au fond de sa pensée et qui ne passaient pas assez vite dans ses organes pour qu’il les dardât de la tribune à ses adversaires, il les expectorait dans ses pamphlets, et Dieu sait avec quelle abondance, quelle facilité, quel jet de salive ! Ses pamphlets, c’étaient ses crachoirs et ses vomitoires ! Tout, pour lui, pendant le règne de Louis-Philippe, fut une occasion de pamphlet. Il ne se contenta pas d’un petit nombre de ces discours écrits qui le vengeaient de son mutisme parlementaire. Il ne se fit pas, comme Paul-Louis Courier, le limeur à la lampe, nourrie d’huile antique, d’un ou de deux chefs-d’œuvre. Il eut beau faire le grec aussi, il ne fut ni si savant que Courier, ni si parfumé d’archaïsme, ni si filtrant lentement la goutte d’encre au bout de sa plume jusqu’à ce qu’elle devienne — comme dit Joubert — une goutte de lumière. Sa plume allait plus vite en besogne et griffait ses adversaires sur le papier, qu’elle griffonnait avec une incroyable verve de main. Sa pluie de pamphlets fut une des plaies d’Égypte des tristes Pharaons de la monarchie de Juillet. Il les lançait, les éparpillait et en emplissait l’horizon ! Philippiques ; Lettres sur la Liste civile ; Bilan du 15 mars 1831 ; Lettres sur la condamnation de la « Tribune » ; Pétition pour le droit électoral ; Rendez-moi mes lapins ; Questions scandaleuses d’un Jacobin au sujet d’une dotation (1840) ; Avis aux contribuables (1842) ; Ordre du jour sur la corruption électorale et parlementaire ; Défense de l’évêque d’Angers, de l’évêque de Périgueux, du cardinal de Bonald ; Feu ! Feu ! Oui et non ; Refus de sépulture ; La Légomanie, etc., etc. ; tous ces traits chauffés au feu du moment, aiguisés sur la circonstance, firent de lui le grand sagittaire de l’époque, l’outlaw de ce régime bâtard du juste milieu qu’il méprisait.
Ses brochures furent tirées à des milliers d’exemplaires. Parmi ces brochures parurent, séparés les uns des autres, les portraits des Orateurs qu’il avait coudoyés presque tous de plain-pied dans cette Chambre dont il avait fait longtemps partie ; et ce furent là peut-être ceux qu’il aimait le plus de ses pamphlets, parce qu’il y était question d’art oratoire, sa passion malheureuse, et qu’il pouvait y attaquer des rivaux heureux. Or, c’est précisément ces portraits qu’on a publiés sous le titre spécial : Le Livre des Orateurs. De cette masse de flèches qui ont si bien sifflé dans le temps, et percé, — semblait▶-il, — et fait tant pousser, aux uns des cris de joie, et aux autres des cris de douleur, on a choisi celles-ci et on en a composé comme un carquois en ces deux volumes ; et c’est ce carquois, jugé si formidable, que nous venons à l’instant de peser, et qui, le croira-t-on ? nous a ◀semblé léger. Ce sont ces flèches qui ne nous ont paru ni si acérées, ni si barbelées, ni si empoisonnées, ni si mortelles que nous avions cru. Ce sont enfin ces portraits d’orateurs, que l’auteur a retouchés pourtant et auxquels il a voulu donner l’unité et le corsé d’un livre, ce sont ces portraits qui, au lieu de grandir Cormenin, vont le diminuer et dissiper l’erreur brillante de sa renommée.
II
Ces portraits d’orateurs, faits par un homme qui a la religion de l’éloquence et du pamphlet, n’avaient point, en effet, à l’origine, été tracés en vue d’un livre, de cette composition d’un livre dont les orateurs sont généralement incapables, et Cormenin était un orateur… sur le papier ! Mais ce fut une idée de Cormenin vieillissant, retiré de la mêlée, pensant à sa gloire qu’il voulait peut-être justifier, que ces portraits, publiés isolément d’abord, et qu’il tenta de relier entre eux par des idées intermédiaires et de ranger sur un fond de théories comme sur un lambris. Des orateurs ! On s’imagine trouver des orateurs dès les premières pages de ces volumes, et on se trouve nez à nez avec des théories oratoires ! On s’imagine avoir affaire à de la vie, et on se cogne à de la rhétorique ! Pour mon compte, et par parenthèse, j’aime mieux celle du vieux Leclerc, qui, du moins, est pratique, que celle de Cormenin, qui n’est qu’un flot stérile d’idées exprimées dix mille fois. C’est (encore par parenthèse) dans cette platée de rhétorique qui commence le Livre des Orateurs, que se trouve la poésie du pamphlet, dont nous parlions plus haut, ou plutôt sur le pamphlet, qui est la chimère, l’idéal, l’hippogriffe à équité de Cormenin. Seulement, comme, au bout du compte, dans ce Livre des Orateurs, il faut bien pourtant que le tour des orateurs arrive, on prend patience en traversant ces généralités communes ; mais les orateurs que l’auteur nous amène ne sont pas encore ceux que nous attendions. Ceux que nous attendions du peintre pamphlétaire, c’étaient des orateurs vivants des orateurs de son époque, qu’il a vus, entendus, pratiqués, — et pas du tout ! Pour continuer son cours de rhétorique, il se met à nous peindre Sieyès, qui n’est pas un orateur et qui est un morne hibou de pamphlétaire, Mirabeau, Danton, Robespierre, toutes ces figures qui ne ressortent que de l’histoire, et qu’il n’éclaire pas d’un filet de plus de lumière ajouté aux torrents de rayons dont ils sont inondés ! Il n’y a donc qu’à la Restauration que l’intérêt commence à poindre, puisque l’auteur a vécu sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet. Mais, sous la Restauration comme sous la monarchie de Juillet, Cormenin, qui s’intitule Timon, ne se montre pas une seule fois pamphlétaire, lui qu’on a cru sur parole le plus grand pamphlétaire de son temps. Pas une seule fois il n’est monté d’un vigoureux tour de reins sur cet hippogriffe de pamphlet qui l’affole, et même à propos de ceux-là qui furent le plus directement ses ennemis politiques : Fonfrède, Guizot, Thiers, Odilon Barrot, Dupin, etc., il est toujours plus près de l’histoire que du pamphlet, et de la flatterie que de l’histoire !
Et c’est là aussi que l’étonnement commence, — un étonnement profond, — quand on lit, comme je viens de les relire, ces écrits morts même avant les hommes contre lesquels on les avait tracés. On se demande : « Où donc a passé Cormenin ?… » Cormenin, en effet, dans ces écrits, n’est nullement l’homme puissant dont la réputation vibre encore autour de nos têtes. Un pamphlétaire ! Mais c’est Pascal, en France ! mais c’est Cobbett, en Angleterre ! Mais des facultés pour être un pamphlétaire, il y en a trente-six, toutes différentes, pour faire des pamphlétaires différents, et Cormenin, en ses portraits, n’en a pas mis une seule de celles qu’il faudrait ! Esprit petit, vif, mais étroit, antithétique et pointu, qui passe sa vie à faire des oppositions et des parallèles, cette vieille rubrique des orateurs vides du xviiie
siècle, ce n’est toujours que l’homme du contentieux, comme on l’avait appelé spirituellement sous Louis-Philippe, et il a, comme écrivain, — je ne m’en doutais pas, je l’avoue, — l’imagination la plus commune, la plus faite à coups de mémoire et de livres. Ah ! je n’avais pas lu Baruch ! Il est verbeux, mais avec des flots de mots qui sautent et qui tressautent ; car il est pétulant et piétinant, et même monotone dans sa pétulance, parce que son mouvement de phrase, il ne le change pas, mais le répète. C’est un tangage. Son style, qui
ressemble parfois à une boucle de strass, mais sans ardillon, son style, taillé à facettes qui voudraient bien couper et qui ne coupent pas, a de vieilles lueurs connues, des images ressassées, empruntées presque toutes au langage de la guerre, puisque c’est la guerre, le pamphlet ! Incorrect comme un avocat, il est pis qu’incorrect : il manque de précision dans l’image et dans la pensée. Il écrit, par exemple : « un cavalier qui se penche SUR les narines de son coursier pour le faire mieux courir (p. 40, t. I) »
. Comment s’y prend-il, le cavalier, s’il est à cheval ?… « Semblables — dit-il — à ces anciens chevaliers raidement enjambés sur leurs palefrois, si pendant qu’ils chevauchaient quelque malin page tirait à l’ΑVΕΝTURE la crinière du noble animal, le voilà qui se cabrait et jetait à terre le magnifique seigneur (même vol.). »
Comment de tirer de côté la crinière d’un cheval peut-il faire cabrer ce cheval quand un homme est dessus ? Il dit encore, p. 115 : « De Cobbett à Fonfrède, le pas est plus tranché. »
Un pas tranché ! Qu’est-ce que cela peut bien être ?… P. 335 : « Des bras sillonnés par les boulets de l’ennemi »
, — qui d’ordinaire les emportent ! P. 241 : « Mirabeau attaché, comme un autre Hercule, aux brèches du torrent révolutionnaire. »
Attaché à une brèche et à une brèche de torrent, c’est là une phrase d’Hercule en fait de galimatias. Il embouche aussi les souffles de la trompette, ce qui est encore de l’Hercule en fait de musique ;
car emboucher des souffles, c’est bien fort. Et je pourrais multiplier, si je le voulais, les exemples de ce style lâché qui est le style de Cormenin et des Orateurs ; mais j’en ai dit assez pour qu’on en ait l’idée et pour qu’on perde celle qu’on avait jusqu’ici gardée de lui, comme écrivain.
III
Certes ! si on n’avait jamais entendu parler de Cormenin-Timon et qu’on arrivât tout botté vous planter sous le nez ces deux volumes des Orateurs, que diriez-vous de l’homme qui les aurait écrits ? Que diriez-vous du peintre de ces portraits surchargés, détaillés, minutieux, qui n’expriment que ce qu’on sait depuis des siècles, non pas seulement de tel ou tel orateur, mais de tous les orateurs ? Que diriez-vous de cette vulgarité d’imagination, de cette vulgarité feuillue qu’on pourrait appeler la rose aux mille feuilles de la vulgarité ? Que diriez-vous de ce regard sans originalité, qui n’avise jamais ce qu’on n’avait pas vu encore ?… Que diriez-vous de cette tête sans principes, qui n’a, pour toute idée politique, comme de Genoude, que le suffrage universel sans organisation supérieure, et qui, mêlant la démocratie et le catholicisme, comme Buchez, croyait à la République de l’avenir ? Que diriez-vous enfin de ce rouleur d’idées, — qui ont déjà assez roulé sans lui, — lequel préfère Cicéron et Démosthènes, dit-il, à César et à Alexandre, ces tueurs d’hommes effroyables, comme si de tuer les hommes comme les tuaient César et Alexandre n’avait pas agrandi des âmes et avancé des civilisations !
Eh bien, on en dirait… ce qu’il faut maintenant en penser ! On dirait qu’au lieu d’être un pamphlétaire convaincu, sincère et fort, Cormenin-Timon n’était qu’un rhétoricien qui, dans ses Orateurs, a passé tout son temps à professer la rhétorique. Rhétoricien jusqu’à sa timonerie ; car il n’avait rien de Timon d’Athènes. Il n’avait point la véhémence d’âme nécessaire pour haïr les hommes. S’il l’avait eue, elle aurait emporté tout ce fatras de rhétorique qu’on trouve dans son livre des Orateurs. Il n’avait pas non plus l’humeur de Timon, et si, par hasard, il en avait eu le figuier, il ne l’aurait pas gardé pour qu’on s’y pendit, mais pour en faire manger les figues à la ronde, n’étant pas mauvais, au fond, ce vieux Gaulois de Cormenin, découvert tout à coup sans bile, sans âcreté et sans mordant, et qui serait même bonhomme, sans son envie d’être dévorant et déchirant par amour pur du pamphlet et de cette vieille petite enragée de rhétorique !
À ne le voir que dans les deux volumes qui vous font tomber de si haut, on peut affirmer que son talent ne fut que l’occasion prise, en passant, aux cheveux, et secouée, et que, comme tous ces talents qui ne furent que l’attrapement de l’occasion et le secouement de la circonstance, au bout d’un certain temps on ne devait plus le reconnaître. Le pamphlétaire Cormenin serait donc menacé du sort du journaliste Carrel, qui a fait aussi son grand effet d’un jour, mais qu’à présent on ne lit plus et même qu’on a pas voulu lire ; car je ne crois pas que l’édition de Μ. Littré ait été continuée. Après avoir tâté l’opinion sur son ami Carrel, il l’a prudemment remise, cette édition, dans sa poche…
Chose mélancolique, d’ailleurs, qu’après quelques années, en se retournant, on s’aperçoive que ce qu’on Croyait du talent n’était que de l’influence, et l’influence, de l’illusion !