(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre IV. Moyens de déterminer les limites d’une période littéraire » pp. 19-25
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre IV. Moyens de déterminer les limites d’une période littéraire » pp. 19-25

Chapitre IV. Moyens de déterminer les limites d’une période littéraire

Comment déterminer d’une façon scientifique les diverses périodes qui remplissent les neuf siècles de la littérature française ? Telle est la première question à résoudre.

Il serait aisé de les tailler au hasard : mais ce découpage arbitraire n’aurait aucune valeur. Il est évident qu’une division de ce genre, pour être satisfaisante, doit être imposée par la réalité.

Il faut recourir aux procédés des classifications naturelles : rapprocher, comparer les œuvres littéraires nées à différents moments ; constater les caractères principaux qu’elles présentent ; noter à quelle date apparaissent ceux-ci et disparaissent ceux-là. Nous avons le droit de dire : L’existence de tels caractères constitue une époque. La disparition de ces mêmes caractères marque la fin de cette époque et le commencement d’une autre.

On découvre à première vue qu’il y a des caractères d’une persistance inégale. Il en est qui se retrouvent en tout temps ; d’autres qui durent plusieurs siècles ; d’autres qui s’effacent au bout de trente ou quarante ans ; d’autres qui périssent en une quinzaine d’années ou même au bout de deux ou trois ans.

Il suit de là que toutes les œuvres de la littérature française forment ainsi des groupes, d’abord considérables, qui comprennent d’autres groupes plus petits, auxquels sont subordonnés des groupes moindres encore. Il s’ensuit, en d’autres termes, que l’évolution littéraire de la France se divise en grandes périodes, qui se subdivisent à leur tour en périodes de plus en plus petites.

La grosse difficulté est de marquer le point précis où l’une finit, où l’autre commence. On connaît cet axiome qui, pour être exprimé en fort mauvais latin, n’en exprime pas moins une idée fort juste : Natura non facit sallus. La nature n’avance point par bonds et saillies ; elle marche pas à pas. Entre deux espèces animales ou végétales voisines, il y a régulièrement une frontière indécise, une série de formes intermédiaires. On peut appliquer la même remarque à l’histoire : l’humanité fait aussi partie de la nature. Il n’y a pas de saut brusque d’une époque à une autre ; il existe toujours une transition plus ou moins longue. Même quand éclate une de ces crises d’évolution qu’on appelle des révolutions, elle a été annoncée par des signes avant-coureurs, elle a été préparée souvent durant de longues années dans la profondeur des âmes. Le jour où elle passe dans les faits, c’est qu’elle est déjà presque entièrement accomplie dans les esprits.

Il n’est donc pas permis de s’attendre à des dates d’une précision mathématique qui mesurent, aussi nettement que des stations sur une ligne de chemin de fer, les étapes de la littérature. Cette réserve faite, il est assez aisé de découvrir, presque du premier coup d’œil, trois grandes périodes dans notre histoire littéraire. La première comprend tout le moyen âge et se prolonge, jusque vers le milieu du xvie ° siècle ; les œuvres qui la remplissent offrent ces caractères communs d’être, en immense majorité, d’inspiration féodale et catholique, d’appartenir à des genres nés spontanément sur le sol même de la France : la langue seule dans laquelle elles sont écrites, langue à deux cas qu’on nomme aujourd’hui le vieux français, suffirait à les séparer de celles qui les ont suivies. La seconde période, qui va de la Renaissance jusqu’à la Restauration, au début de notre siècle, est l’époque classique, en rendant à ce mot le sens exact qu’il devrait toujours avoir ; j’entends par là que la littérature ? est alors tout animée de l’esprit de l’antiquité classique qu’elle se modèle de parti pris sur les Grecs et sur les Romains qu’elle est par suite savante et faite surtout pour une aristocratie ; les œuvres qui la composent ont presque toutes un caractère hybride ; elles sont semi-païennes et semi-chrétiennes ; elles sont anciennes par la forme, les sujets, les titres, l’imitation voulue, l’emploi de la mythologie ; modernes par les idées et les sentiments qui sont coulés dans ces moules d’autrefois. Quant à la dernière période, dont nous faisons partie, nous sommes gênés par cela même pour en démêler nettement les traits. Il faut être à distance d’un grand tableau pour en saisir l’ensemble. Elle est aussi trop voisine de son début pour que nous puissions savoir exactement ce qu’elle deviendra. La courbe d’un mouvement aussi complexe que celui d’une nation ne saurait se calculer, quand on n’en voit qu’une très faible portion. Nous pouvons à peine indiquer dans cette époque nouvelle, qui est à peine centenaire, des tendances à la fois démocratiques, scientifiques et cosmopolites, et nous pouvons encore moins préjuger quand elle finira.

Il est sans doute peu nécessaire de faire remarquer combien les confins qui séparent ces grandes périodes sont vagues et incertains. Entre la première et la seconde comme entre la seconde et la troisième s’étendent de vastes espaces mixtes et partant litigieux. N’y a-t-il pas entre la clarté du jour et l’obscurité de la nuit l’indécise grisaille crépusculaire ? Ainsi l’on peut bien dater le commencement de notre ère classique du moment où Du Bellay et Ronsard entrent en jeunes conquérants dans la carrière littéraire. Mais Le Maire des Belges, soixante ans plus tôt, est un Ronsard anticipé. L’esprit de la Renaissance, avant de rayonner et de resplendir avec la Pléiade, perce discrètement dans Marot et s’allie étrangement dans Rabelais aux contes gras et aux copieux lazzi du moyen âge. L’âge intermédiaire n’a guère duré moins de cent ans. — De même, J.-J. Rousseau est un romantique avant le romantisme. L’école nouvelle a ses précurseurs dans Chateaubriand et Mme de Staël. L’école ancienne a ses attardés dans Viennet et quelques autres. Casimir Delavigne, Pierre Lebrun, Soumet sont des semi-romantiques. Il faut aussi près d’un siècle à la transformation pour être achevée.

Malgré la confusion créée par ces lents crépuscules, il est relativement facile de distinguer les grandes périodes de notre vie intellectuelle. L’histoire politique a d’ailleurs frayé la voie à l’histoire littéraire ; elle a reconnu et vulgarisé, depuis longtemps déjà, ces larges divisions de l’évolution nationale et même européenne. Mais où la tâche devient plus malaisée, c’est quand il s’agit de les subdiviser. Faute de mieux, on s’est borné jusqu’à présent, sauf de rares exceptions, à grouper les faits par siècles : groupement commode, si l’on veut, mais grossier et très artificiel. Il est bien rare qu’un mouvement d’idées finisse juste avec un siècle. Qui osera dire que le xviie  siècle se termine en 1700 ? Si l’on cherche un point d’arrêt naturel, un moment critique qui marque un changement grave dans les mœurs et la marche de la nation, force est de pousser jusqu’en 1715. La mort du grand roi est le fait décisif qui se dresse, comme une véritable borne, sur la route parcourue par le temps et qui nous permet de dire : Ici un monde finit et un autre commence.

Voltaire, quand il mit en honneur l’appellation consacrée de « siècle de Louis XIV », eut au fond une idée heureuse. Sans doute, un siècle est un ensemble trop complexe pour être représenté par un seul individu. On peut dire, en modifiant légèrement le vers fameux du poète :

Non, un siècle n’est à personne.

Puis, cette désignation laisse encore à désirer au point de vue de la précision ; le mot de siècle est trop vaste ; le mot d’époque vaudrait mieux, à condition d’être précisé par les deux dates qui enferment le gouvernement personnel du Roi-Soleil (1661-1715). Du moins Voltaire semble-t-il avoir entrevu que les variations du goût littéraire se lient aux grands événements politiques, et aussi que dans une monarchie absolue la disparition du souverain est d’ordinaire le signal d’une réaction contre les idées et les pratiques du règne précédent.

La vérité est que, pour déterminer les périodes secondaires, il faut étudier avec un soin extrême l’histoire générale. Il est des cas où le cours régulier des choses est interrompu brusquement ; où chaque génération veut un régime refait à son gré et brise d’un coup violent la chaîne des traditions. Ainsi, notre siècle est coupé, d’une façon si visible qu’elle crève, pour ainsi dire, les yeux, par de grandes commotions nationales et internationales ; sur le fond uniforme des années se détachent, éclairées d’une lueur plus éclatante, joyeuse ou sinistre, ces dates mémorables : 1815,1830, 1848, 1870. Toute crise sociale étant un ensemble de crises individuelles, il y a bien des chances pour que la littérature ait subi le contre-coup des secousses qui ont ébranlé alors la société entière.

Ces dates se recommandent d’elles-mêmes à l’historien. D’autres fois, au contraire, il lui faut une attention méticuleuse pour saisir, sous une surface calme, le frisson presque imperceptible d’un ébranlement profond.

Je choisis pour exemple l’époque qui va de 1715 à 1789 et qui constitue le cœur même du xviiie  siècle. Elle est tout entière une préparation de cette grande et multiple métamorphose qui s’appelle la Révolution. Elle est, dans le domaine des idées, une époque d’action, de combat. Elle remue toutes les questions et elle prend pour devise : En avant, en avant ! C’est là ce qui fait son unité ! Toutefois, dans le cours de ces soixante-quinze ans si pleins d’ardeur, d’élan, de foi en l’avenir, animés d’un si vif désir de changer les bases de la société existante, il y a un instant où les esprits conçoivent des pensées nouvelles et les cœurs des sentiments nouveaux. C’est aux environs de 1750. Aucune agitation ne révèle ce mouvement souterrain. Louis XV continue à régner. La France est alors offerte aux autres pays d’Europe comme le modèle des peuples paisibles et faciles à gouverner. Rien de bruyant qui sorte du train ordinaire des événements. Et pourtant, je le répète, nous sommes arrivés à une date importante, à un tournant du siècle.

C’est l’instant où la France, qui semble avoir dû ses dernières victoires à la vitesse acquise au siècle précédent, va déchoir de sa grandeur militaire ; le traité d’Aix-la-Chapelle, signé en 1748, est pour elle une halte, présage d’une décadence prochaine. C’est l’instant où va se produire un schisme parmi les philosophes, où Rousseau va disputer à Voltaire la royauté des intelligences, où la sensibilité va s’opposer à la raison, où le courant négatif en matière religieuse va entrer en lutte avec un courant positif qui ramène les esprits vers le christianisme et les doctrines spiritualistes. C’est encore l’instant où les attaques des écrivains, jusque-là dirigées contre l’Eglise, vont se tourner contre l’Etat, où la préoccupation des affaires publiques va primer toutes les autres, où les théories politiques, réalistes et modérément réformistes avec Montesquieu, vont devenir dualistes et révolutionnaires avec l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité.

Les contemporains les plus clairvoyants remarquèrent ce changement de direction dans la pensée française. Voltaire écrivait3 : « Vers l’an 1750, la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On écrivit des choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs. » Et en même temps qu’un élan rapide entraînait la France d’alors vers la liberté et l’égalité, naissait un mouvement parallèle qui, au nom de la nature, allait renouveler la littérature française. Assurément des faits de cette espèce ont plus de portée dans la vie d’un peuple que la mort d’un prince, voire même qu’une bataille gagnée ou perdue ; mais ils sont cachés, et l’historien n’a pas trop de toute sa perspicacité pour les découvrir ni de tout son talent pour les mettre en lumière.

Comme il arrive toujours en pareil cas, une série de petits faits individuels trahit la puissante évolution qui s’accomplit obscurément. Et en effet, aux environs de 1750, voici Montesquieu qui disparaît, sa tâche faite ; Voltaire, qui va chercher hors de sa patrie un asile où il puisse dire librement ce qu’il pense ; Rousseau, qui entre dans la gloire par un coup de foudre ; Diderot, qui se fait mettre en prison pour son début dans la littérature philosophique ; Buffon, qui publie les trois premiers volumes de son Histoire naturelle ; l’Encyclopédie, cette énorme machine de guerre, qui commence à battre en brèche les remparts croulants de l’ancien régime. Autant d’indices révélateurs qui confirment le droit que nous avons de dire : Vers ce temps-là, quelque chose de nouveau apparut.

Ce n’est point notre intention ni notre affaire d’énumérer ici toutes les périodes secondaires entre lesquelles doit se morceler l’histoire de la littérature française ; il nous suffit d’avoir indiqué les moyens d’en reconnaître les limites. Nous n’ajouterons à cela que deux ou trois remarques.

D’abord les changements littéraires et les changements politiques, quoique liés entre eux de façon étroite, sont souvent loin de se produire ensemble. On peut dire qu’en général les changements d’idées précèdent et que les changements de forme, suivent une métamorphose sociale. Ainsi, la littérature française du xviiie  siècle, à n’envisager que le fond des choses, est révolutionnaire avant la Révolution. Mais le romantisme, qui n’admet plus le style noble, les règles de Boileau, la séparation des mots et des genres en castes nettement tranchées, bref, qui abolit l’ancien régime en matière littéraire, ne triomphe que dans les trente premières années de notre siècle.

Ensuite, il ne faut pas se figurer que les diverses périodes seront toutes de grandeur égale. Si nous jugions uniquement d’après ce qui se passe de nos jours, nous pourrions affirmer qu’une certaine façon de concevoir l’art et le monde dure environ trente-cinq ou quarante ans. Il est aisé, en effet d’observer que, de 1815 à 1850 environ, l’idéalisme a dominé en France, et que, de 1850 à 1885 à peu près, la conception réaliste a pris à son tour le dessus. On pourrait dire encore que ces périodes, considérables pour la courte durée d’une vie humaine, se divisent en deux moitiés et que, tous les quinze ou vingt ans, comme le prouvent les révolutions du xixe  siècle, il est possible de constater une orientation nouvelle des esprits. Mais il serait téméraire de conclure d’une vérité passagère à une loi générale. Il n’est pas certain que la vitesse de l’évolution soit la même en tout pays ; les variations du goût peuvent avoir un cœfficient national. Puis, dans la vie même d’un seul peuple, comme dans celle d’un individu, il y a des moments de croissance rapide et des moments de stabilité relative. L’adolescent change plus de la quinzième à la vingtième année que l’homme fait de vingt-cinq à trente-cinq ans. Du mois de mai 1789 au 9 thermidor, la France parcourt avec une rapidité vertigineuse des étapes énormes qu’elle mettra ensuite plus d’un siècle à refaire posément. En revanche, il est vraisemblable qu’au moyen âge les opinions et les mœurs se modifiaient plus lentement qu’aujourd’hui. L’imprimerie, la vapeur, l’électricité, la diffusion des lumières et la pénétration mutuelle des races, qui sont la conséquence de ces découvertes, accélèrent, à n’en pas douter, la transformation des modes et des habitudes. De plus, une société, après de longues et terribles secousses, arrive parfois ù un état d’équilibre qui donne aux contemporains l’illusion d’un repos indéfini ; c’est ainsi que, dans la première partie du règne personnel de Louis XIV, la plupart des Français crurent la langue, les règles de la poésie et du bon goût, le régime politique et religieux aussi bien que le régime littéraire fixés en France pour l’éternité. Pour toutes ces raisons, il serait chimérique de chercher dans les divisions de l’histoire une symétrie parfaite qui risquerait de produire la même impression que de fausses fenêtres sur la façade d’une maison.

Il ne faut pas non plus (c’est une question de mesure) multiplier à l’infini ces espèces de compartiments qui sont destinés à mettre de la clarté dans la longue série des faits, mais qui peuvent, s’ils sont trop nombreux, aboutir au résultat contraire. Qu’on se rappelle l’aventure de Jean Petit, le théologien, qui se chargea, au xve  siècle, de défendre le meurtre du duc d’Orléans par Jean sans Peur. Il partagea son discours, suivant l’usage du temps, en tranches innombrables. Il le divisa d’abord en deux parties : la première fut redivisée en quatre points ; puis, chacun de ces quatre points fut de nouveau subdivisé ; le quatrième seul contient huit vérités, et une seule de ces huit vérités est établie par douze arguments en l’honneur des douze apôtres. Avant d’arriver au milieu de la harangue, on a déjà rencontré tant de points de repère que l’on est tout à fait dérouté. C’est ce qui s’appelle obscurcira force d’éclaircir. En cela, comme en beaucoup d’autres choses, la sobriété est de rigueur.