(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Essais de politique et de littérature. Par M. Prevost-Paradol. »
/ 3404
(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Essais de politique et de littérature. Par M. Prevost-Paradol. »

Essais de politique et de littérature
Par M. Prevost-Paradol19.

Je me sens en humeur de faire bien des reproches à M. Prevost-Paradol, et je commencerai par celui qui se présente le premier. Je le lis depuis des années déjà, je remarque de lui, surtout dans le Journal des Débats, des articles de littérature, de philosophie, d’histoire, de politique toujours, mais enfin des articles très variés et sur toutes sortes de sujets, et je ne les trouve réunis nulle part. Je n’ai sous les yeux, pour tout recueil, que le présent volume fort rempli, mais incomplet et insuffisant. Ceux qui prisent par ses meilleurs côtés ce jeune et brillant esprit, n’en ont pas assez et ne sont pas contents. Pourquoi ce retard ? Un littérateur, à la place de M. Prevost-Paradol, aurait déjà fait deux recueils de plus.

Est-ce qu’il dédaignerait ce qui chez lui porte ce cachet purement littéraire ? Il a obtenu dans sa première jeunesse le prix d’éloquence à l’Académie française pour l’Éloge de Bernardin de Saint-Pierre ; je ne vois pas qu’il ait même fait imprimer cet Éloge ; il n’en a donné qu’un court extrait sur Paul et Virginie. C’est être bien négligent ou bien sévère ; mais il est peut-être bien ambitieux.

Je n’ai le plaisir de connaître l’homme que par ses écrits ; c’est quelque chose ; mais ceux qui le connaissent encore mieux, et qui l’ont vu de près, me parlent de lui comme d’un esprit qui était de bonne heure des plus faits. Entré à l’École normale au sortir d’études brillantes et où le tour bien français de son talent se marquait déjà, moins latin d’abord et bien moins grec que d’autres, il en vint sans trop d’effort, au bout d’un an, à être le premier de sa volée, comme on disait autrefois, et l’un des princes, unanimement reconnus, de sa génération de jeunesse. Mais en même temps il portait ses vues au-delà et ne prodiguait pas ses forces à tout propos. Il n’avait que vingt ans quand il fut couronné par l’Académie française pour cet Éloge, qu’il n’a sans doute pas jugé depuis assez mûr. Il ne ressemblait pas à d’autres de ses condisciples : il était précoce sans être pressé. Un livre d’histoire, qu’il publia quelque temps après (Revue de l’Histoire universelle), et qui semblait ne répondre qu’à une demande de librairie, lui servit à se remémorer les faits principaux du passé, dont il faut être muni dans le présent, et à rassembler sous une vue sommaire les résultats d’idées qui sont des conquêtes ; c’étaient des armes qu’il préparait. Ce volume compacte, avec ses curieux appendices si bien choisis et disposés, est un magasin de notions, de textes et de réflexions historiques, un arsenal pour le polémiste futur. Les thèses qu’il composa pour obtenir le grade de docteur ès lettres sont d’un caractère sévère. Il étudia dans le Journal inédit d’un ambassadeur français à Londres (Hurault de Maisse) la politique d’Élisabeth à l’égard de la France et de Henri IV ; ce fut le sujet de sa thèse française. Les analyses du Journal de l’ambassadeur deviennent fréquemment, sous la plume du jeune écrivain, de piquants tableaux de mœurs, mais sans excéder jamais et sans sortir de la juste mesure de l’histoire. Sa thèse latine eut pour objet Swift, sa Vie et ses Œuvres. Il avertit dans la préface qu’il écrivit d’abord en français et la traduisit ensuite en latin « pour répondre aux exigences du doctorat » ; mais c’est sous sa première forme qu’il la donne au public. Une légère épigramme à l’adresse de la Sorbonne se cache dans cet avis. Cette étude sur Swift, où l’ambition politique ardente et déçue, le talent ironique et âcre, la misanthropie douloureuse poussée à la démence, sont rendus avec vigueur et sobriété, se recommande surtout « par les jugements et les pensées, par les idées et par la forme qu’elles prennent. » C’est dire qu’il laisse à d’autres l’étalage des recherches et le surcroît de l’érudition. Le jeune auteur a déjà son cachet et le met à tout.

Par cette dernière étude, il achevait de pénétrer dans la familiarité de la langue et de la littérature anglaises ; il se sentait chez lui en Angleterre, et pour quelqu’un qui aspirait à traiter de la politique française, c’était un grand avantage sans doute que cette facilité de comparaison perpétuelle ; mais c’est aussi un péril si l’on y porte une préférence passionnée.

Un remarquable mémoire, du Rôle de la Famille dans l’Éducation (1857), couronné par l’Académie des sciences morales et politiques, termine cette suite de noviciats et d’épreuves sans fatigue, que récompensait chaque fois le succès. L’ouvrage est agréable à lire, ingénieux et mesuré, tenant la moyenne entre les théories extrêmes, assaisonné d’ironie, et avec une veine bien ménagée d’affection. M. Prevost-Paradol avait dès lors acquis ce qu’il ambitionnait comme premier degré et comme point de départ : il s’était fait un nom et avait pris son rang en estime auprès d’un petit nombre de juges difficiles qui l’appréciaient pour ce qu’il était et ce qu’il pouvait.

Cependant M. Prevost-Paradol, honneur de l’Université, n’avait point à se plaindre de ceux qui la régissent. M. Fortoul, cet ami des talents, l’avait distingué et lui confia la chaire de littérature française à la Faculté d’Aix, cette même chaire qu’il avait occupée lui-même avant de passer à la politique. L’attrait de ses leçons y avait laissé des souvenirs bien vivants. C’est devant cet auditoire encore charmé de la parole abondante et colorée de M. Fortoul que M. Prevost-Paradol fit ses débuts ; il choisit pour premier sujet l’étude des écrivains moralistes : on y pouvait voir une sorte d’à-propos et de convenance heureuse par rapport à la cité qui a produit Vauvenargues. On a seulement sa leçon d’ouverture, qui a été imprimée. Ceux qui l’ont entendu alors ont gardé la meilleure impression de son esprit, de son goût, de l’élégance et de la vivacité de sa parole : l’éloquence proprement dite serait venue avec un peu plus de chaleur.

Mais déjà sa pensée était autre part : il se sentait un peu exilé, même dans cette ville lettrée et bienveillante aux talents ; car rien ne supplée au mouvement et à la vie. Paris l’appelait, et le Journal des Débats, qui avait besoin d’une plume finement aiguisée, recourait à lui. Il entrait dans la politique, et il y réussit du premier jour.

Les premier-Paris, d’emblée, furent son triomphe. J’en parlerai, quoique ce soit bien voisin encore, comme d’une chose ancienne, avec désintéressement. Il tirait sur nous, sur nos amis, mais il tirait bien. C’est une justice qu’on aime à se rendre en France, même entre adversaires. Il n’était pas permis de tout dire ; il ne se croyait pas en mesure pour critiquer directement : il avait des tours, des finesses, pour faire entendre sa pensée ; l’ironie est sa figure favorite. Ainsi, après avoir enregistré quelque interdiction légale, dont l’application s’était faite le jour même, il passait brusquement, sans transition, à des nouvelles de l’autre monde et des pays transatlantiques : « Le Pérou vient de déclarer la guerre à l’Équateur… » ou bien : « On n’apprendra pas sans intérêt que la route qui vient d’être ouverte entre San-Francisco et la Nouvelle-Orléans abrégera d’une semaine le temps exigé naguère, etc. » Puis venait l’histoire des oiseaux du Palais de Cristal à Londres, les perroquets et les perruches qu’on avait représentés dans le catalogue comme d’excellents parleurs, et qui, « intimidés apparemment par la présence du public, ont gardé le silence » ; de jolies malices enfin, un peu renouvelées de Swift, mais accommodées à la française. Bravo ! disions-nous en lisant le matin, et même en ressentant à notre peau ces agréables piqûres ; voilà un homme d’esprit de plus : il s’y entend ; il est de la race des Courier, des Benjamin Constant, ou des Chamfort, des Rivarol, ou tout au moins des Saint-Marc. La graine n’en est jamais perdue en France. C’est plaisir de les gêner ; ils s’en tirent toujours, ils ne s’en trouvent que mieux ; et, comme il l’a reconnu lui-même, « la difficulté ajoute quelque chose à l’art 20. »

Cependant chaque genre a ses écueils, et quelquefois, au point de vue du goût, M. Prevost-Paradol abusait du procédé et se répétait un peu. Il y mettait trop de finesse, — quand, par exemple, dans un de ses premier-Paris il disait, sans qu’on devinât tout d’abord le pourquoi : « La Gazette de Liège est poursuivie par le ministère public pour un article sur la dernière crue de la Meuse. Le journal belge a commis une contravention en disant : « Les pluies tombées depuis dimanche ont fait subir à nos rivières une crue de plus de sept pieds », employant ainsi illégalement une dénomination ancienne pour déterminer la hauteur des eaux de la Meuse. Le journal belge se plaint vivement de cette poursuite rigoureuse, qui ne l’expose guère pourtant qu’à 5 fr. d’amende… » Et il poussait à bout sa raillerie et ses conclusions. C’est encore là un procédé à la Swift, mais un peu trop marqué, pour nous Français qui n’appuyons pas tant.

Son ironie, en d’autres moments, prenait d’autres formes, et celles-ci toutes littéraires. Un jour, dans le Rapport d’un haut dignitaire, savant du premier mérite plus peut-être qu’homme de goût21, il avait été parlé avec un souverain dédain de la classe des journalistes, et comme n’étant, pour la plupart, que « de frivoles élèves d’Aristophane et de Pétrone. » M. Prevost-Paradol releva le mot, et non seulement il le fit le premier jour d’une manière directe, mais un article de lui suivit peu après, moitié sur Pétrone, moitié sur Aristophane, sous prétexte de traductions plus ou moins récentes de ces deux auteurs. L’article, en soi, était très bon ; l’ironie qu’il recèle en aiguisait la justesse.

D’autres fois, pourtant, cette ironie se perd un peu en se prolongeant et n’est plus sensible qu’à bien peu de personnes. J’en citerai un exemple qui me concerne. J’avais écrit sur Tocqueville dans le Moniteur et en le faisant j’avais eu en vue deux choses : témoigner d’abord, dans le journal même du Gouvernement, de mon respect et de mon estime pour un adversaire de haut mérite ; et, en second lieu, à la veille d’une grande solennité littéraire, au moment où l’on allait peut-être essayer de nous donner un faux Tocqueville, j’avais tenu a en présenter un vrai et à prendre, autant que je le pouvais, la mesure de l’homme, avant qu’il passât à l’état de demi-dieu ou de pur génie par le fait de l’apothéose académique. J’avais regretté, en finissant, que Tocqueville eût été atteint et frappé si au cœur par les événements qui avaient déconcerté ses principes, et j’avais exprimé cette idée qu’un degré de calme de plus, si convenable chez un successeur d’Aristote et de Montesquieu, l’aurait peut-être conservé à ses amis. M. Prevost-Paradol, à son tour, écrivant un article sur Tocqueville, répondit à cette pensée, et, dans une prosopopée touchante où il le faisait parler, il témoigna, comme c’était son droit, que ses amis le louaient au contraire d’avoir eu la sensibilité si vive, et ne le désiraient pas autre qu’il ne s’était montré à eux, c’est-à-dire triste jusqu’à en mourir. Ce n’était pas à nous d’insister. Mais, quelques jours après, M. Prevost-Paradol revenant là-dessus allait un peu loin, lorsque, voulant louer M. Hauréau pour ses travaux d’érudit et pour autre chose encore, il ajoutait : « … Son cœur ne cessant pas de battre pour toutes les nobles causes au milieu de ses arides travaux, on pourrait craindre qu’il ne fît une aussi mauvaise fin que M. de Tocqueville, s’il ne paraissait vraiment destiné par la nature à vivre très longtemps… » J’avoue que je conçois peu l’ironie prolongée en telle matière. Le trait ici s’adressait à moi, et j’ai sans doute été le seul à le ressentir. Mais vraiment, poussé à ce point pour un vœu assurément bien innocent qui m’est échappé, je serais tenté de répondre : En vérité, Tocqueville a d’étranges amis politiques ; ils ont l’air de l’aimer mieux mort que vivant, parce que c’est un beau thème pour eux et un saint de plus.

Je vois qu’on ne peut éviter la politique avec M. Prevost-Paradol, même en ne voulant parler que littérature. J’essaye de trier parmi les articles si distingués que j’ai sous la main : en voici un sur Xénophon ; c’est exquis de ton et vraiment attique ; — un autre sur le poète Lucrèce, tout animé d’un beau sentiment, et qui finit par une apostrophe éloquente : « Salut, Lettres chéries, douces et puissantes consolatrices, etc. » Voilà comme je l’aimerais plus souvent. Puis viennent des articles, parfaits dans leur brièveté, sur Démosthène, sur Thucydide. Prenez garde pourtant, méfiez-vous ! il y a toujours malice quelque part ; il y a même quelquefois malice partout. Mais je ne veux ici parler que des articles qui ont le poison à l’extrémité, non de ceux qui en sont tout pétris et saturés (article Hérodien). Dans ses jours même les plus innocents, jamais, presque jamais, la littérature de M. Prevost-Paradol n’est complètement désintéressée. Chose étrange ! il y excelle, à la belle littérature, et il y semble presque indifférent. On dirait que son intérêt et sa passion, son point d’honneur et son engagement sont ailleurs. C’est ainsi qu’il se montre d’une indulgence extrême pour tous ceux qu’il juge ou plutôt à l’occasion desquels il parle ; il est coulant à l’excès, même complaisant sur ce chapitre littéraire : nous-mêmes n’en avons-nous pas profité ? L’ouvrage qui appellerait sa critique n’obtient que ses éloges, et c’est assez qu’il devienne pour lui le prétexte d’un développement personnel, ingénieux et piquant, continu et mesuré.

C’est le contraire de Rigault, lequel cependant avait en partie les mêmes origines intellectuelles et avait passé par la même éducation. Rigault (j’y reviendrai un jour avec l’attention qu’il mérite) n’est pas seulement, par goût et par vocation, un littérateur, c’est un universitaire, une fleur d’université ; mais il en est et il en tient jusqu’au bout des ongles ; il en a le tempérament et les prétentions. Son esprit très réel, très vif, était pédantesque, livresque, et sentait quelque peu le collège. L’esprit de M. Prevost-Paradol ne le sent pas du tout. L’un reste professeur et rhéteur jusque dans ses plus grandes mondanités et dans ses diversions vers la politique ; il soigne et arrange, tout en parlant, les plis de sa robe : l’autre, en vérité, n’en a jamais eu. Rigault est le plus agréable des littérateurs sortis d’une classe, mais il en sort : il lui faut bien dix minutes pour construire son thème, avant d’avoir ensuite toute sa malice et tout son petillement, avant de débiter toutes les jolies choses qu’il tient en réserve et qui ne tariront plus. Si le terme de pédant choquait, je l’explique aussitôt et je le réduis dans ce cas à sa stricte valeur : je veux dire que Rigault est non seulement armé d’esprit, mais pointu d’esprit ; il s’ajuste, il se concerte, il prend ses avantages, et il vous fait ensuite la leçon impitoyablement, agréablement. Rien de cela chez M. Prevost-Paradol ; il a une autre manière de vous piquer ; ses impertinences mêmes (car il en a) ont un certain air. Rigault s’évertue, s’agite, se trémousse, se prépare de loin pour lancer un trait qui vous atteint : M. Prevost-Paradol lance le sien sans effort, le cou penché et comme nonchalamment.

Mon parallèle est fait. Rigault l’aurait fait plus dans les règles que moi. Pour conclusion, M. Prevost-Paradol, avec un talent littéraire si hors de ligne, semble donc avoir le tempérament exclusivement politique. Si j’ouvre le volume où il a réuni quelques-uns de ses articles, qu’y vois-je d’abord en effet ? J’ai à traverser une introduction et toutes sortes de préambules et de dissertations de publiciste libéral-constitutionnel, avant d’arriver à ce que j’y cherche de préférence, à cette belle étude de Lamennais, à ce morceau sur M. Ernest Renan (au sujet de qui il a pourtant varié). Il expose dans un style net, fin, élégant, un peu froid à la longue, ses théories et les objets de son culte. Je demande à confondre un peu dans ma pensée ces différents morceaux et les brochures sorties de sa plume, pour répondre à l’esprit qui les a dictés et qui les inspire.

Son culte, son idéal, c’est le gouvernement parlementaire ; son ennemi, c’est le pouvoir absolu. Tout ce qui, à quelque degré, est pour le gouvernement parlementaire et pour ce qui y ressemble, il l’accepte comme allié et confédéré, fût-ce un fervent légitimiste, fût-ce un républicain ardent. Il a sur les coalitions une théorie commode, la théorie anglaise, la plus large possible ; il oublie la différence des deux pays, ou plutôt il la sait très bien et il n’en tient compte, il passe outre. C’est comme pour la presse. Après avoir exposé à merveille et dans un parfait tableau les libertés de la presse anglaise et les avoir expliquées par le caractère du public à qui elle s’adresse, il reconnaît les différences de notre esprit, à nous, et de nos tendances françaises ; et cependant ses conclusions n’admettent guère, sur cet article capital, de différence de régime d’un pays à l’autre. Quant aux coalitions, il paraît croire aussi qu’en France on peut sans inconvénient en user jusqu’à l’excès, tendre la corde de ce côté, ramasser tout ce qu’on trouve et marcher tous ensemble provisoirement, en se donnant pour mot d’ordre quelques idées communes. Pour moi, je ne concevrai jamais que, par aversion d’un état de choses présent, quand cet état n’est pas intolérable, on s’allie et on se coalise avec des hommes avec qui on aurait à se couper la gorge (je parle au moral) le lendemain de la victoire. — Mais vous êtes bien coalisés vous-mêmes, nous dit-il ; car je vois des personnes de toute sorte et de toute origine dans vos rangs. Grammaticalement parlant, je me permettrai de faire observer qu’il n’est pas exact de dire qu’on est coalisé pour être réuni et rassemblé avec le gros du pays autour d’un pouvoir fort, national et tutélaire. Qui dit coalition, entend et suppose quelque chose contre et au dehors. On est coalisé quand on attaque ou qu’on résiste, non quand on subsiste et qu’on se borne, en appuyant ce qui est, à vaquer chacun à son travail et à ses affaires.

Dans tout ceci, le dirai-je ? et M. Prevost-Paradol ne le prendra pas pour une injure, je crains bien, au lieu d’un politique véritable, de me trouver en face d’un croyant. Sa religion politique est trop forte pour moi ; la mienne n’a pas résisté à l’expérience.

Son symbole parlementaire, en effet, son Credo politique, et qu’il expose en toute occasion, serait que la France fût régie à peu près comme l’Angleterre ; et dans le détail cependant, sur le chapitre de la presse, par exemple, qui est un article bien essentiel de ce Credo, il a lui-même établi et reconnu la différence profonde d’esprit des deux peuples. Sa profession de foi n’est donc pas d’accord, sur ce point ni sur d’autres, avec les faits auxquels elle devrait se conformer. Avoir un Credo absolu en politique, affiché et proclamé d’avance, est chose spécieuse et qui fait honneur devant bien du monde ; j’y verrais, moi, au contraire, moins de sûreté et de force que de faiblesse. C’est comme si l’on avait un Credo en médecine. Ayez des principes, mais qui, appliqués et dans l’usage, souffrent des modifications.

En politique, les hommes, s’ils étaient sages, devraient se dire qu’ils diffèrent moins encore en ce qui est des principes qu’en ce qui est de l’appréciation des faits. Qu’est-ce qui vaut mieux en principe, pour un peuple, de se gouverner soi-même par des représentants directement élus et selon les lois de la raison et d’une opinion publique éclairée et mûrie par la discussion, de telle sorte que le bon sens triomphe invariablement après que tous auront été persuadés, ou d’être gouverné par un seul, même le plus habile ?… La question générale ainsi posée, en ces termes abstraits, serait d’une solution peut-être trop commode ; mais la vraie solution pratique consiste à savoir si telle nation, dans telles circonstances données, avec son humeur, son génie, son passé récent, son culte de souvenirs, ses besoins d’ordre et de réparation, ses autres besoins innés et non moins réels d’initiative, de prépondérance et de grandeur, peut et veut se gouverner de la première manière, si elle en est avide, désireuse et capable, si ce gouvernement de soi par soi-même n’aboutirait pas à la ruine de tout gouvernement, à l’anarchie et à la subversion. La question, en un mot, se réduit à une question de fait. À vingt ans, et même à trente, on est comme un juré peu informé, ou peu corrigé, et qui se prononce d’après la passion ou la théorie ; à cinquante, on est comme un juré trop bien informé et très revenu, qui sait faire céder ses théories d’autrefois à l’évidence et à la toute-puissance des faits.

Je continue toujours de répondre, non pas à l’aveugle, mais un peu confusément, à celui que je me figure devant moi comme contradicteur. Si l’on pouvait un moment avoir raison de la passion et du système qui s’identifient dans les intelligences élevées avec une idée exagérée de dignité et d’honneur, je ne demanderais qu’une chose aux esprits restés politiques ou destinés à le devenir : ne retombons pas dans la même faute qu’ont faite, sous la Restauration et sous le régime des dix-huit ans, les générations obstinées et excessives ; ne soyons pas, de parti pris, et au nom d’un principe, irréconciliables. Eh non, tout n’est point parfait sans doute ; acceptons, sauf à corriger, à améliorer. Oh ! que cette disposition sincère, cette vertu d’homme de bonne volonté, se sentirait bien, et que, si elle ne se faisait pas obéir en tout, elle se ferait écouter ! Vous parlez toujours avec dédain de gouvernement consultatif ; mais être consulté, est-ce donc une si grande injure ?

La France, qui est le premier et le plus sacré des principes, ne devrait jamais se perdre de vue. Pourquoi la subordonner à un système ? Mais, que voulez-vous ? les uns ont Rome et le Vatican pour première idole, et ils sont prêts à tout y sacrifier ; les autres ont Westminster et le Parlement anglais, qui devient une idole aussi, dès qu’on prétend, coûte que coûte, et tel quel, nous l’appliquer. La pauvre France, en attendant, celle qui n’est ni romaine, ni anglaise, où est-elle ? Ce n’est plus aujourd’hui devant César qu’il faudrait évoquer, comme l’a fait, cet ancien poète, l’image de la Patrie affligée, c’est devant les Pompéiens endurcis et incorrigibles. Il leur arrive de l’oublier trop souvent.

Et quand je parle de César, qu’est-ce donc que je dis ? Je suis las, à la fin, de trop concéder à l’adversaire et de raisonner comme si nous étions sur les brisées d’autrui. S’imagine-t-on bien le caractère original et tout moderne de ce nouvel Empire, qui, sincèrement, ne repousse pas la liberté, qui possède la gloire, et en qui la tradition, dans sa chaîne auguste, se renoue déjà ? Quel rôle pour de jeunes esprits intelligents, et (j’ose le dire à mon tour) pour des esprits généreux, qui, laissant là les questions secondaires de mécanisme et se dégageant des formules, embrasseraient dans sa vérité leur époque entière, pour étudier, en l’acceptant, tout ce qu’elle contient ! Quel beau problème politique, économique et d’utilité populaire, que de rechercher et de préparer l’avenir tel qu’il est possible, tel qu’il est tout grand ouvert pour la France, avec un chef qui a dans la main la puissance de Louis XIV, et dans le cœur les principes démocratiques de la Révolution française ; car il les a, et sa race est tenue de les avoir.

Nous voilà loin de compte, M. Prevost-Paradol et moi. Je reviens, et je ne crains pas de m’avancer encore vis-à-vis d’un esprit que je goûte extrêmement ; et auprès de qui ce goût même peut me servir d’excuse. Je ne crains pas d’aller plus à fond que ne se le permet ordinairement la critique dite littéraire.

M. Prevost-Paradol, tout jeune qu’il est, ne l’est peut-être pas assez ; il a un culte légèrement rétrospectif. Nous autres, je me le rappelle, il nous arrivait quelquefois de regretter de n’avoir point assisté aux grandes luttes des premiers temps de la Révolution, aux combats à mort des Girondins et de la Montagne ; c’était notre chimère demi-politique, demi-poétique. Nous rêvions aussi un peu en arrière ; nous jetions un peu de notre enthousiasme et de notre mélancolie dans le passé.

Lui, venu plus tard, il a rapproché de beaucoup l’objet de son rêve : c’est l’époque de la Restauration et celle de Louis-Philippe qu’il embrasse avec prédilection dans ses regrets, et qu’il confond presque dans une admiration commune ; il les aime pour le régime de publicité, de tribune, de libre discussion qui y régnait, et où chaque opinion comme chaque talent trouvait son compte.

Ceux qui ont parcouru ces époques et qui croient les juger sans amour et sans haine ne laissent pas d’être étonnés de cet enthousiasme un peu vague, de cette admiration un peu confuse et indistincte de la part d’un esprit aussi juste : car enfin toutes ces années, déjà anciennes, ne se ressemblaient pas ; ces régimes, à les prendre dans le détail et à les vivre jour par jour, étaient fort différents entre eux, et il y a eu bien des moments.

Sous la Restauration, par exemple, qu’aurait fait M. Prévost-Paradol ? Je le suppose jeune et débutant alors ; je ne suis pas embarrassé pour lui. Il eût partagé de nobles ardeurs ; il eût exprimé de généreuses espérances. Destitué à coup sûr comme professeur, s’il avait été déjà professeur, il se fût fait de bonne heure un nom par sa plume dans les journaux, et avec des écrits où le goût se serait uni à la flamme. Mais après… rien.

Puis, le régime de Juillet échéant, il serait arrivé sans doute comme d’autres, plus que d’autres et parmi l’élite. Entendons-nous bien pourtant, et ne nous faisons aucune illusion. À quoi serait-il arrivé ? Qu’on ne se figure pas que le talent seul et l’esprit suffisaient ; il fallait autre chose encore ; il fallait une certaine fortune, une certaine position, des alliances dans le monde. J’admets qu’il ait eu tout cela presque d’emblée sans trop de peine, sans trop de stage et par droit de conquête. Mais cette époque si féconde, ce régime tant regretté, quand y aurait-il pris le rang qu’il mérite sans doute et qu’il aurait pu ambitionner ? à quel moment ? car il s’agit du moment.

Alors ce n’était pas comme aujourd’hui ; il fallait être avec quelqu’un, il fallait choisir ; on ne pouvait être également l’ami de tous. Est-ce avec les doctrinaires et avec MM. de Broglie et Guizot ? est-ce avec M. Thiers ? est-ce avec M. Saint-Marc Girardin que M. Prevost-Paradol aurait marché ?

Si c’est avec M. Thiers, comme j’inclinerais à le penser, il n’aurait jamais eu son jour, — j’entends son jour plein, son tour entier de soleil, la carrière ouverte au libre essai de sa politique ; et après quelques mois d’espérance à deux reprises, après avoir passé par le pouvoir, comme on dit, il se serait senti déçu, déjoué, évincé, et se serait rejeté dans l’étude, dans quelque œuvre individuelle : heureux qui peut se réfugier dans un monument ! Et cela ne l’eût pas empêché (satisfaction très vive, mais bien vaine et passagère !) d’exhaler de temps en temps ses idées, et ses vues dans de belles harangues de tribune ; car je le suppose aussi distingué comme orateur qu’il l’était comme professeur.

Que s’il avait marché avec M. Saint-Marc Girardin, comme lui-même nous permet aussi de le conjecturer, puisqu’il a dit quelque part qu’il n’enviait rien de plus qu’une semblable destinée, il n’aurait pas même eu ce quart d’heure de puissance, cette participation d’un jour dans le gouvernement de son pays ; car M. Saint-Marc Girardin, qui serait arrivé à son tour et à son heure comme ministre de l’instruction publique, ne le pouvait être que sur la fin, avec et par M. Molé, et M. Molé, une fois écarté, ne revint pas au pouvoir.

Il y aurait eu sans doute (et tous ces hommes supérieurs ou distingués nous en sont la preuve), il y aurait eu pour M. Prevost-Paradol de grandes consolations au milieu de l’échec particulier de ses idées politiques ; il aurait parlé, s’il avait été député ; il aurait écrit ; il aurait… fait précisément, dans des conditions un peu différentes, ce qu’il fait aujourd’hui.

Est-ce donc la peine de tant en vouloir à ce qui est ? Je ne prétends pas dire qu’un esprit de cette qualité ne pourrait pas suffire à autre chose et nous donner plus et mieux encore qu’il ne nous donne aujourd’hui. Un talent déclaré, incontestable, qui se produit, n’est jamais pour moi un motif de présumer qu’on n’en a pas un autre à côté, ou plusieurs autres : ce serait plutôt le signe et l’indice du contraire. Mais enfin, s’il veut bien considérer que la société n’est pas faite uniquement pour donner exercice et matière à tous nos talents, à toutes nos aptitudes, même à celles de luxe, il sera plus indulgent. Quand je vois ce qu’il a encore, il ne me paraît pas qu’il ait trop sujet de se plaindre. Je laisse de côté sa vocation politique active que j’admets en effet qu’il manque, je lui trouve deux talents de second plan, deux pis aller qui seraient de nature à satisfaire de moins difficiles : talent d’écrivain politique qui trouvera toujours moyen de dire ce qu’il pense, et qui a même intérêt à être gêné un peu ; car il y gagne le tour, et avec le tour l’agrément, ce qui cesse quand il écrit dans les journaux où il ne se gêne pas ; — talent de critique ou de discoureur littéraire des plus sérieux et des plus aimables, qui peut se jouer sur tous sujets anciens ou modernes, et s’exercer même sur des matières de religion, d’un ton de philosophe respectueux à la fois et sceptique. Il a dans ce dernier genre de très jolis morceaux que je me reprocherais de ne pas indiquer, sur l’Enfer, sur l’autre vie ; un charmant et bel article sur Spinosa.

Je ne parle pas de ce talent de professeur qu’il ne tenait qu’à lui de pousser et de développer ; car, pour peu qu’il l’eût voulu, il serait aujourd’hui l’un des maîtres et l’une des voix écoutées en Sorbonne.

Il me dira (je le sais bien) qu’il s’agit pour lui de principes, non de convenances ; qu’il s’agit de l’amour sacré, désintéressé, de la liberté, de la dignité humaine. Je suis là-dessus respectueux, mais positif : je ne nie pas la sincérité et la chaleur des convictions, mais j’ai besoin de me les expliquer, et je dis que le fond de ces convictions mêmes se met toujours d’accord en nous à la longue avec nos talents, nos vocations et nos désirs. Un régime où toutes nos facultés ont leur action et leur jeu, à plus forte raison leur triomphe, nous paraît aisément le plus légitime, le seul légitime. Je me le suis dit assez souvent à moi-même, j’ai le droit de le dire aux autres : prenons garde que notre jugement ne soit suborné par le plus subtil et le plus délié des intérêts, celui de notre esprit.

Quoi qu’il en soit, M. Prevost-Paradol est au premier rang des jeunes écrivains distingués qui se sont produits dans ces cinq ou six dernières années ; une fonction spéciale lui est dévolue : il est ce qu’on peut justement appeler le Secrétaire général des anciens partis, adopté et chéri d’eux en cette qualité. Il est venu à temps, et son succès s’explique par autre chose encore que par son talent même : il était très désiré.

La cause libérale, comme elle s’intitule, avait eu à subir depuis 1848 bien des affronts, des échecs et des désagréments ; mais je ne crois pas que, dans la personne de quelques-uns de ses chefs, tels que je les connais, elle dût éprouver d’humiliation plus sensible que celle de voir un ancien secrétaire du Château, l’ancien avocat des dotations princières, le chroniqueur des voyages officiels d’où il écrivait au débotté : « Le prince a fort réussi » ; un homme de collège à la cour et un homme de cour au collège, M. Cuvillier-Fleury (car c’est bien lui), devenu comme son défenseur en titre dans la presse, parlant et tranchant au nom de tout le parti, se donnant les airs d’un vétéran de la liberté, distribuant et mesurant l’éloge à chacun d’un ton important, avec un sourire qu’il croit fin parce qu’il y mêle la leçon, et tenant décidément la balance. J’avais connu mes anciens amis plus dégoûtés. Enfin justice s’est faite, le bon goût a été vengé ; un véritable homme d’esprit, de talent et de tact est venu rendre inutile cet empressé vétéran. — Je ne sais ce qu’on fera et je n’ai pas voix au chapitre ; mais, à ne compter que les services, il mériterait bien d’être de l’Académie avant lui.