(1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28
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(1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28

Discours sur le romantisme

Messieurs,

Ce jour qui, pour la neuvième fois, rassemble les quatre Académies en cette enceinte, est l’anniversaire du jour fortuné, où, après trente années d’un exil encore plus fatal pour nous que douloureux pour lui-même, notre auguste monarque remit le pied sur le sol de la patrie. Par une insigne faveur, Sa Majesté a voulu qu’au même moment où la France entière célébrerait, d’année en année, l’époque d’un retour qui combla tous ses vœux et répara tous ses maux, l’Institut consacrât, par une séance solennelle, le souvenir de cette heureuse réorganisation, qui replaça les Académies sur leurs anciens fondements, sans rompre ni relâcher le nouveau lien qui les unissait. Ainsi, au milieu des sentiments qui font éclater la joie publique, il existe pour nous un motif particulier de nous réjouir, et d’honorer, dans le père de la patrie, le père des lettres, des sciences et des arts. Dans les deux lustres dont cette journée ferme la période, que de malheurs effacés ! que de bienfaits accomplis ! Et, si nous ramenons nos regards sur les temps qui sont à peine écoulés, quels prodiges viennent de s’opérer ! Une armée française, ayant à sa tête un prince d’une vertu et d’une bravoure à toute épreuve, franchit les Pyrénées, traverse, occupe, en triomphant, l’Espagne entière, et va briser les fers d’un roi captif d’une faction. Six mois ont suffi pour consommer ce grand ouvrage. La guerre, qui enfante tous les maux, et qui fait payer si cher aux vainqueurs mêmes ses sanglants avantages, la guerre a produit pour nous tous les biens. L’éclat de nos armes rajeuni ; la bonne foi de nos négociations attestée par nos juges les plus prévenus ; la France replacée, parmi les autres nations, au rang qui lui appartient ; le trône à jamais raffermi sur un sol qu’aucune secousse n’ébranlera plus ; et le crédit public s’élevant à un degré de prospérité inouï parmi nous : voilà des faits réels, constants, irrécusables, qui ont ouvert bien des yeux et changé bien des cœurs. Le moment approche sans doute, où les Français, oubliant leurs tristes dissentiments, confondront dans une même affection le prince et la patrie. En paix avec le monde entier, en paix avec nous-mêmes, nous ne pourrons plus être agités et divisés que par ces guerres sans danger, mais non pas sans honneur, où l’ambition des esprits se propose la vérité pour conquête. Nous allons préluder nous-mêmes à ces innocents combats, et en donner, pour ainsi dire, le signal., en attaquant d’ambitieuses nouveautés, qui semblent tendre à altérer la pureté des principes sur lesquels se fonde notre littérature, et même à ternir l’éclat des chefs-d’œuvre dont elle s’honore.

La querelle des anciens et des modernes était déjà engagée depuis longtemps, et Boileau gardait encore le silence. Le prince de Conti, un des hommes les plus spirituels de cette époque, lui dit : J’irai à l’Académie, et j’écrirai à votre place, tu dors, Brutus.

Un nouveau schisme littéraire se manifeste aujourd’hui. Beaucoup d’hommes, élevés dans un respect religieux pour d’antiques doctrines, consacrées par d’innombrables chefs-d’œuvre, s’inquiètent, s’effraient des projets de la secte naissante, et semblent demander qu’on les rassure. L’Académie française restera-t-elle indifférente à leurs alarmes ? et le premier corps littéraire de la France appréhendera-t-il de se compromettre, en intervenant dans une dispute qui intéresse toute la littérature française ? Le danger n’est peut-être pas grand encore ; et l’on pourrait craindre de l’augmenter en y attachant trop d’importance. Mais faut-il donc attendre que la secte du Romantisme (car c’est ainsi qu’on l’appelle), entraînée elle-même au-delà du but où elle tend, si toutefois elle se propose un but, en vienne jusque-là, qu’elle mette en problème toutes nos règles, insulte à tous nos chefs-d’œuvre, et pervertisse, par d’illégitimes succès, cette masse flottante d’opinions dont toujours la fortune dispose ?

Une solennité où l’Académie française a l’honneur de présider l’Institut royal de France, a paru l’occasion la plus favorable pour déclarer les principes dont elle est unanimement pénétrée, pour essayer, en son nom, de lever les doutes, de fixer les incertitudes, de dissiper les craintes, et, s’il se peut, de prévenir les dissensions dont la littérature est menacée. La voix qui se fait entendre est celle de toutes peut-être qui a le moins de force et d’autorité ; mais il ne lui sera pas reproché de manquer de zèle pour la bonne cause et de respect pour la vérité.

La secte est nouvelle et compte encore peu d’adeptes déclarés ; mais ils sont jeunes et ardents ; mais la ferveur et l’activité leur tiennent lieu de la force et du nombre, et le concert bruyant de leurs voix pourrait faire croire, de loin, à l’union de leurs sentiments.

Cependant ils n’ont point de symbole arrêté ; ils n’ont encore que quelques idées vagues et incohérentes qu’ils s’efforcent de donner pour des opinions réduites en système, et quelques mots de ralliement qu’ils ne sont pas sûrs de comprendre, mais au moyen desquels ils se reconnaissent dans la foule. Comme ils n’ont ni dogme fixe, ni discipline établie, ni chef institué, ils ne marchent pas tous de front, ni du même pas. Ils se soutiennent indistinctement les uns les autres, mais indépendamment de toute conviction individuelle, et par ce seul instinct d’union et de défense réciproque qui naît du sentiment de la faiblesse numérique. Il y a plus ; au sein du schisme même, naissent sourdement de petits schismes secondaires, à qui peut-être il ne manque qu’une occasion pour éclater. En attendant, on voit paraître des déclarations de principes qui ressemblent à des apologies, et des manifestes qu’on prendrait pour des propositions de paix. Enfin, quelques-uns des novateurs les plus renommés vont jusqu’à renier le nom dont naguère ils s’honoraient, et dont le reste continue à se glorifier.

Ce nom toutefois subsiste ; et, sauf à prouver qu’il ne signifie rien ou qu’il est mal appliqué, il est indispensable de l’employer, pour parler de la chose même que, d’après un usage presque général, il sert à désigner.

Pour bien traiter une question, il faut, dit-on, fixer le sens des termes avant de s’en servir. En cette occasion, le précepte est plus facile à donner qu’à suivre. Des partisans du romantisme ont essayé de le définir, et l’on a paru douter qu’ils se comprissent eux-mêmes : des adversaires du romantisme ont entrepris la même tâche, et ils n’ont satisfait personne, à commencer par eux.

Si toute idée réelle, vraie ou fausse, doit pouvoir être exprimée clairement, et comprise par la bonne foi intelligente, ne serait-on pas autorisé à soupçonner qu’une prétendue doctrine, qui échappe à l’analyse et se refuse à la définition, est quelque chose de fantastique, dont l’apparence déçoit ceux qui l’attaquent, comme ceux qui la défendent ? N’y aurait-il pas lieu de croire, enfin, que la querelle du romantisme est une simple dispute de mots, un pur malentendu, qui cesserait du moment que les esprits justes et sincères, de part et d’autre, après être tombés d’accord sur les principes qui semblent les diviser, seraient forcés de reconnaître la vanité des paroles qui les abusent ?

Mais, avant d’entamer cette question, il faut la déterminer, la circonscrire ; il faut la dégager d’une autre question qui la complique, et qui en rendrait la solution plus difficile. Il existe deux espèces de romantisme, dont l’une est l’émanation, et, pour mieux dire, la dégénération de l’autre. Celle-ci est d’invention étrangère ; celle-là est d’imitation française. L’histoire et le jugement de la première doivent précéder l’histoire et l’examen de la seconde, la seule qui nous intéresse véritablement, et dont il soit convenable de nous occuper ici.

Il est une contrée septentrionale de l’Europe, qui est comme une grande république de royaumes, où la littérature n’a pas plus de centre d’unité que le pouvoir, où la police du ridicule n’existe pas, où les esprits, disposés à la méditation par leur isolement, à l’indépendance par leur dispersion, et à l’erreur par leur sincérité même, ont souvent porté la profondeur jusqu’à l’abstrusion, le sentiment jusqu’au mysticisme, et l’enthousiasme jusqu’à l’exaltation. Cette contrée demeura longtemps étrangère au raffinement et à l’élégance de la civilisation moderne. Douée d’une langue énergique, mais rude ; abondante, mais peu favorable à la précision et à la clarté ; d’une langue qui, aujourd’hui même, n’est pas encore fixée, elle n’avait pas de littérature propre, quand chacune des autres nations de l’Europe pouvait s’enorgueillir de la sienne. La nôtre dominait alors, et semblait régner sur tous les peuples policés. Les Allemands s’empressèrent d’abord de l’imiter ; mais ils le firent sans grâce et sans succès. Dégoûtés eux-mêmes de leurs froides et lourdes imitations, ils s’en prirent à leurs modèles ; n’ayant pu égaler nos écrivains, ils se mirent à les dédaigner ; et ils résolurent de se faire originaux. Ils venaient bien tard pour inventer. Qu’ont-ils fait ? Croyant créer peut-être, ils ont encore imité ; mais, cette fois, leurs modèles étant moins faits pour en servir, si l’imitation n’a pas été beaucoup plus heureuse, elle a du moins été beaucoup plus facile, et ils paraissent enfin satisfaits d’eux-mêmes.

Un Anglais du seizième siècle, génie sublime et inculte, ignorant les règles du théâtre, et les suppléant par tous ces artifices qu’un heureux instinct suggère, avait, dans ses drames monstrueux, étendu indéfiniment l’espace et la durée, renfermé des lieux et des années sans nombre, confondu les conditions et les langages, méconnu ou violé le costume distinctif des époques et des contrées diverses ; mais, observateur attentif et peintre fidèle de la nature, il avait répandu, dans ses compositions désordonnées et gigantesques, une foule de ces traits naïfs, profonds, énergiques, qui peignent tout un siècle, révèlent tout un caractère, trahissent toute une passion. À la même époque, un Espagnol, doué de la plus riche imagination, connaissant les préceptes et les modèles de la scène antique, mais, comme il le disait lui-même, les tenant enfermés sous dix clefs, pour ne pas succomber à la tentation de suivre les uns et d’imiter les autres, s’était condamné à l’extravagance, pour plaire à sa nation, amoureuse de l’élévation démesurée des sentiments, de la pompe emphatique du langage, et de la complication fatigante des événements.

Ce qu’en un siècle de barbarie, avaient fait Shakespeare et Lope de Vega, l’un par ignorance et l’autre par nécessité, les Allemands, à une époque de lumières universelles, le firent avec choix et systématiquement. Des tragédies furent composées par eux, dans lesquelles l’irrégularité de l’Eschyle britannique et de l’Euripide castillan était largement imitée, mais où leur génie était un peu plus sobrement reproduit.

Une poétique du temps d’Élisabeth et de Philippe II se serait mal appliquée aux événements fabuleux ou historiques de l’antiquité ; il y aurait eu une sorte de disconvenance et presque d’anachronisme à traiter des sujets grecs autrement que ne les auraient traités les Grecs eux-mêmes. C’est cette considération plus que toute autre, c’est elle seule peut-être qui détermina le choix des dramatistes allemands pour les sujets du moyen âge, ce choix qu’ils voudraient nous faire regarder comme un mouvement impérieux de leurs âmes, ou comme une sublime inspiration de leur génie. Quoi qu’il en soit, ils puisèrent leurs faits dans le chaos des anciennes chroniques ou dans le fatras des vieilles légendes ; ils demandèrent leur merveilleux à la féerie, à la sorcellerie, à la magie noire ; ils ne dédaignèrent pas même l’absurdité des contes les plus populaires, et ils offrirent à l’admiration des hommes ce qu’en tout autre pays on n’exposerait pas impunément à la moquerie des enfants. Ces chefs-d’œuvre, composés dans chacune des villes savantes, des huit ou dix Athènes de l’Allemagne, par le Sophocle du lieu, et joués, pour ainsi dire, en famille, devant le Périclès du Margraviat ou de la Principauté, obtinrent un succès prodigieux ; et nos bons voisins purent croire qu’ils avaient enfin un théâtre national.

J’ai dit rapidement l’origine, la marche, les succès du romantisme en Allemagne. Je n’ai parlé que du théâtre ; mais c’est que le théâtre est le seul genre de littérature auquel puissent être appliqués des systèmes de composition différents. Le théâtre a des moyens et un but qui lui sont propres. Il ne raconte pas une action, il la met sous les yeux ; il veut plus qu’émouvoir et plaire, il aspire à faire illusion. Or, il peut, devant des spectateurs immobiles et rassemblés pour quelques heures, présenter toujours un même lieu, ou se métamorphoser en vingt lieux divers ; marquer, par la succession des événements, la durée d’un seul jour ou celle de plusieurs années. L’épopée et le roman, l’ode et la satire, tous les autres genres, n’ont pas un pareil choix à faire ; ils n’ont pas de lois précises, rigoureuses, qu’ils doivent suivre ou qu’ils puissent transgresser : il n’existe pour eux, en quelque sorte, que des usages et des convenances. Voilà pourquoi la question du romantisme allemand, considéré comme une innovation littéraire, n’est autre chose qu’une question dramatique. Tous les autres genres ont sans doute participé à cette révolution, mais seulement sous le rapport des idées et du langage, et par un effet de cette influence que le théâtre, le plus populaire de tous les plaisirs de l’esprit, exerce infailliblement sur la société et sur la littérature.

Il y a près de trente années, quelques récits de voyageurs et bientôt quelques traductions nous firent connaître plusieurs productions du romantisme allemand, qui n’avait pas encore été rédigé en théorie, et à qui même, je crois, il n’avait pas encore été imposé de nom. Elles furent accueillies parmi nous avec ce ton d’ironie légère qui désole les écrivains germaniques, qui, comme ils disent, leur fait mal à l’âme, et auquel ils préfèrent la bonne foi et le sérieux de l’injure. Nos derniers tréteaux reculèrent d’horreur devant ces monstruosités exotiques. Pour oser en offrir quelques-unes au jugement et au goût des artisans de nos faubourgs, il fallut les réduire aux proportions, les assujettir aux règles et aux bienséances de notre scène. Le vestige le plus marqué de leur origine fut l’introduction du niais ou du bouffon obligé, imitation timide du Falstaff de Shakespeare et du gracioso des drames espagnols. Les gens de goût voyaient sans colère et sans crainte ces importations qu’ils jugeaient sans danger pour un public français.

Cependant, à une époque plus rapprochée de nous, une femme justement célèbre, toute française par ses sentiments, ses affections et ses goûts, mais que les vicissitudes de sa destinée avaient rendue cosmopolite, rapporta d’une de ses plus longues excursions le système germanique, nous en apprit le nom en même temps que les principes, et nous révéla la fameuse distinction de classique et de romantique, qui divisait, à leur insu, toutes les littératures, et partageait la nôtre même, qui ne s’en serait jamais doutée. Son exposé, où la prévention se cachait mal sous un air d’impartialité, fut, pendant quelque temps, l’objet d’une controverse que fit taire bientôt le fracas des événements et des intérêts politiques.

Nous en sommes restés à ce point pour ce qui regarde le vrai romantisme, le romantisme allemand, le romantisme du théâtre. Nos jeunes écrivains, les plus favorables à ces idées nouvelles, n’ont pas encore osé les préconiser hautement, ni surtout les mettre en pratique. Un ou deux s’en sont excusés de l’air dont on s’en vanterait ; mais ils se sont trompés, ils n’étaient pas si coupables. Trop hardis peut-être pour des Français, combien n’ont-ils pas été timides en comparaison des Goethe et des Schiller ? Ont-ils fait une pièce dont l’action dure seulement une semaine, et dont les personnages franchissent au moins, d’une scène à l’autre, l’étroit passage qui sépare la France de l’Angleterre ou l’Europe de l’Afrique ? Nous les attendons là. Qu’ils y arrivent, et il sera temps alors pour nous de les combattre, de leur démontrer que ces règles contre lesquelles on se mutine, sont pourtant les seules bases sur lesquelles puisse être assis le système dramatique d’un peuple éclairé, et qu’elles sont elles-mêmes fondées sur les résultats de l’expérience, lentement convertis en axiomes ; qu’elles ne sont pas, comme on a l’air de le croire, des lois imposées à l’imagination par le caprice d’un vieux philosophe grec du temps d’Alexandre, et que l’auteur de la Poétique n’a pas plus inventé les unités, que l’auteur de la Logique n’a créé les syllogismes ; que ces lois, établies pour les intérêts de tous, font seules du théâtre un art, et de cet art une source d’illusions ravissantes pour le spectateur et de succès glorieux pour le poète ; qu’elles ont le double avantage d’élever un obstacle contre lequel le génie lutte avec effort pour en triompher avec honneur, et une barrière qui arrête l’invasion toujours menaçante de la médiocrité aventureuse ; qu’on peut quelquefois essayer de reculer les limites de l’art, et quelquefois même, comme a dit Boileau, tenter de les franchir, mais qu’il ne faut jamais les renverser ; et qu’enfin, il en peut être de la littérature comme de la politique, où quelques concessions habilement faites à la nécessité des temps, préservent l’édifice de sa ruine, et le rajeunissent, tandis qu’une révolution complète, renversant tout ce qu’elle rencontre, bouleversant tout ce qu’elle ne détruit pas, plaçant le crime au-dessus de la vertu, et la sottise au-dessus du génie, engloutit dans un même gouffre la gloire du passé, le bonheur, du présent, et les espérances de l’avenir.

Je me hâte d’arriver à ce que j’appellerai le Romantisme français ou plutôt gaulois ; romantisme bâtard, qui n’a ni la même énergie, ni la même audace, ni les mêmes excuses que le romantisme teutonique.

Les partisans de ce genre s’appuient sur une haute considération morale et politique. La Révolution, disent-ils, a tout changé parmi nous, les institutions et la société, les principes et le caractère : il faut que la littérature, expression naturelle de toutes ces choses, participe au changement universel. Nous ne voulons pas leur contester, nous avons remarqué comme eux, que les productions des lettres et des arts subissent toujours plus ou moins l’influence des opinions et des habitudes contemporaines. Pour ne parler que de la France, ces productions, généralement nobles et décentes sous Louis XIV, devinrent licencieuses et impies sous la Régence ; ensuite, sauf de glorieuses exceptions qui s’offrent à la pensée de tous, futiles et affectées pendant le long règne de Louis XV, elles semblèrent se régénérer, avec les mœurs publiques et privées, dans les années trop peu nombreuses du règne de son infortuné successeur ; et enfin, nous les avons vues, durant les jours de nos discordes civiles, partager la fortune diverse des partis, et suivre les phases variées du corps social, tantôt abjectes et furibondes, tantôt sublimes et dévouées, ici célébrant les épreuves de la vertu, et là consacrant les triomphes du crime. L’époque où nous sommes ne peut échapper à cette loi universelle et constante. Nos malheurs nous ont rendus, sinon plus sensés, du moins plus sérieux ; nos âmes, longtemps froissées par le choc des événements extérieurs, aiment davantage à rentrer, en elles-mêmes, pour y trouver quelque repos ; la religion a repris tout son empire, et la morale tous ses droits, ou du moins on n’outrage plus impunément l’une ni l’autre. D’un autre côté, les esprits, appliqués à observer la marche des affaires publiques, ou même à la diriger, demandent des notions plus positives, plus étendues, plus variées, sur les nombreux objets dont se compose la science du gouvernement. Dans cet état moral et politique de notre société reconstituée, il est d’une conséquence nécessaire que la littérature réponde aux besoins des âmes et des esprits. Ce ne peut pas être là une découverte du romantisme : c’est simplement un résultat des faits, reconnu et adopté par la raison.

Le romantisme n’a pas la prétention d’instruire ; il dédaigne d’amuser ; il n’aspire qu’à émouvoir : c’est la poésie de l’âme dont il s’empare. Quels sont les éléments de cette poésie ? Sans doute, la religion et l’amour, l’héroïsme et la vertu, l’humanité et le patriotisme, la tendresse paternelle et la piété filiale. Mais quoi ! ces sentiments ne sont-ils pas ceux de tous les hommes ? Nos cœurs n’y ont-ils pas toujours été ouverts, ne s’en sont-ils pas toujours nourris ? et nos poètes n’ont-ils pas incessamment puisé dans ces inépuisables sources d’émotions profondes ? Rien, dans notre système littéraire, ne s’oppose à ce qu’on pénètre plus avant encore, s’il se peut, dans les causes mystérieuses et infinies de notre sensibilité morale. Que l’on tente ces conquêtes, qu’on les accomplisse, et nous y applaudirons. Je ne vois encore rien là qui appartienne en propre, qui appartienne exclusivement au romantisme.

Les romantiques font aux classiques plusieurs reproches qu’il convient d’examiner ; et, d’abord, il faut savoir ce qu’ils entendent par classiques. Ce sont, disent-ils, les écrivains modernes qui ont imité les auteurs anciens, au lieu de créer comme eux ; qui leur ont emprunté, avec les formes de leurs poèmes, le fond même de leurs sujets et de leurs idées, au lieu de traiter, sous des formes différentes, des sujets et des idées appartenant à l’histoire, à la religion, aux mœurs des nations chrétiennes. Les romantiques reprochent-ils à leurs adversaires l’emploi des formes antiques ? Nous avons vu que, dans le genre dramatique, ils les adoptent eux-mêmes, et nous ne voyons pas que, dans les autres genres, ils en aient imaginé de nouvelles. Les blâment-ils seulement d’avoir traité des sujets de l’antiquité païenne, soit fabuleuse, soit historique ? Il nous semble que Cinna et Horace, Phèdre et Iphigénie, Mithridate et Britannicus, Œdipe et Mérope, Brutus et Rome sauvée, tragédies puisées, les unes dans le théâtre grec, les autres dans les annales de l’ancien Univers, et toutes imitées ou créées avec un égal génie, sont des œuvres modernes et françaises, en dépit de leur origine ; qu’elles ne sont ni des calques, ni des copies, ni des pastiches ; qu’il y a de la sève et de la vie, et qu’enfin ce ne sont pas là tout-à-fait, comme on l’a dit, les productions d’un art pétrifié.

Mais, disent les romantiques, si Corneille, Racine et Voltaire sont excusables d’avoir traité des sujets antiques et païens, leurs successeurs ne le seraient pas de s’obstiner à exploiter ces mines tant fouillées, dont les produits, d’ailleurs, sont dédaignés par l’esprit et le goût du siècle. Ceci présente une autre question ; mais ce ne sera pas une cause de dissentiment. Dit-on que les sujets grecs ou romains sont épuisés ? nous penchons fort à le croire. Ajoute-t-on qu’il faut s’abstenir de ramener sur la scène ceux que nos grands maîtres y ont présentés avec tant d’éclat ? nous en sommes d’accord. En conclut-on la nécessité de recourir à des sujets du moyen âge ou des temps modernes, à des sujets religieux ou chevaleresques ? nous ne pouvons nous empêcher d’admettre cette conséquence ; et, avant même qu’elle sortît aussi impérieusement des faits, nos plus grands poètes l’avaient reconnue et s’y étaient soumis ; car Corneille a fait Polyeucte et le Cid ; Racine, Athalie et Bajazet ; Voltaire, Zaïre, Alzire et Tancrède, il n’y a donc point encore là de romantisme. Que dites-vous ? s’écrient nos adversaires ; les tragédies dont vous venez de proclamer les noms, sont romantiques, et nous les adoptons comme telles. Nous répondrons modestement que nous les avions toujours crues classiques, c’est-à-dire, composées d’après les excellents modèles de l’antiquité, et dignes de servir de modèles à leur tour aux poètes des siècles futurs. Mais laissons cette fatigante logomachie, et continuons d’examiner s’il y a quelque réalité au fond des fières prétentions du romantisme, toujours accompagnées de reproches non moins superbes.

Les maîtres de la nouvelle école parlent beaucoup de vérité. On dirait que la fameuse maxime, Rien n’est beau que le vrai, a été inventée par eux, ou du moins qu’ils sont les seuls qui s’y conforment. Une littérature empruntée aux anciens, disent-ils, ne peut être vraie pour les modernes. Voilà le grand argument, la grande objection. Il faut pourtant bien peu d’efforts pour la détruire. La nature et l’homme sont invariables au fond ; mais ils reçoivent, des climats ou des siècles divers, quelques changements de forme ou de costume. La vérité, dans les arts, consiste à représenter d’abord la nature et l’homme, tels qu’ils existent en tout pays et en tout temps ; et secondairement à marquer les différences accidentelles qui modifient leur extérieur, suivant les contrées ou les époques. Un sujet de la Grèce antique, où l’homme de tous les lieux et de tous les siècles sera peint fidèlement, sous le costume rigoureusement observé de Mycènes, d’Argos ou de Sparte, réunira, pour des spectateurs modernes, les deux conditions qui constituent cette vérité : un sujet moderne pourra les enfreindre l’une ou l’autre, si les sentiments naturels sont faussement exprimés, ou les mœurs sociales inexactement rendues. Aucun système de littérature ne peut s’attribuer exclusivement, et contester au système opposé ce principe de la double vérité du fond et de la forme, de la nature et du costume. Ce ne peut pas être une question de théorie et de raisonnement ; c’en est une seulement de pratique et de fait. Si je vois l’élégant Racine prêter quelquefois à des personnages de la Grèce héroïque, les sentiments raffinés et les expressions polies des courtisans de Louis XIV, je vois plus souvent le sauvage Shakespeare transporter dans tous les temps et dans tous les pays où l’entraîne sa Muse vagabonde, les idées, les préjugés, les mœurs et le langage des bourgeois de Londres sous la reine Élisabeth. En conclurai-je que le genre romantique est plus essentiellement faux dans ses peintures que le genre classique ? non. Je dirai seulement aux partisans du premier : Soyez vrais, soyez-le, s’il vous est possible, plus que vos maîtres et les nôtres ; mais n’exagérez pas même cette qualité que vous mettez avec raison au-dessus de toutes les autres. Il est, dans les arts, un excès de naturel qui est la pire des affectations, et un degré de vérité niaise ou abjecte qui ferait préférer une élégante imposture.

Les romantiques ont la gaîté en horreur. Ils ne voient, dans le bonheur et dans le plaisir, que de la prose ; et ils ne trouvent de poésie que dans le malheur et dans l’affliction. Rire est si bon ! disent les hommes vulgaires ; pleurer est si doux ! répondent nos jeunes Héraclites. Nous ne nions pas la douceur des larmes : Virgile, Racine et Voltaire nous en ont fait répandre de délicieuses. Mais l’innocente joie et la franche gaîté ont bien aussi leurs charmes ; et l’expression du bonheur est peut-être un hymne aussi respectueux pour le Dieu de qui nous tenons la vie, que ces éternelles lamentations qui semblent la lui reprocher comme un don funeste. Si nous repoussons l’homme dont la folle et étourdissante gaîté s’exerce sur tout, et vient troubler nos pensers les plus sérieux, nous fuyons aussi celui dont l’importune et fatigante tristesse se déploie à tout propos, et vient empoisonner nos plaisirs les plus purs. Nos jeunes poètes romantiques seraient-ils donc souffrants et malheureux ? Dans l’âge où tout invite au plaisir, quelque grande infortune les aurait-elle désabusés du songe de la vie et du néant de nos félicités ? Rassurons-nous : cette tristesse systématique de leurs écrits n’empêche pas que leur humeur ne soit gaie et leur existence joyeuse ; de même que le génie, qu’ils appellent une maladie, ne porte heureusement aucune atteinte à leur brillante santé.

Les romantiques chérissent l’idéal, le vague, le mystérieux : c’est, après la douleur, ce dont ils font le plus de cas ; et ils reprochent assez durement aux classiques leur prédilection pour le matériel et le positif. Expliquons-nous. Les classiques ne sont pas si peu instruits qu’on le suppose de la nature des facultés morales de l’homme, des besoins qu’elles éprouvent, et des moyens qu’on doit employer pour les satisfaire. Ils savent que, dans les arts, la partie la plus noble de nous-mêmes veut autre chose que l’imitation de ce qui tombe sous nos sens ; que, dans la poésie particulièrement, l’âme et l’imagination demandent, pour aliment de leur dévorante activité, ces sentiments profonds et en quelque sorte infinis, dont la religion et l’amour sont les deux principales sources ; et que l’esprit même ne saurait être entièrement captivé qu’à l’aide de cet art délicat, qui consiste à ne pas arrêter avec trop de fermeté les formes de certains objets, et à étendre sur quelques autres un voile qui les laisse entrevoir ou seulement soupçonner. Mais ils ne veulent pas d’un idéal qui n’ait aucun fondement réel, d’un vague qui ne soit qu’un pur néant, et d’un mystérieux sous lequel il n’y ait rien de caché. Parce que l’esprit se plaît à deviner, faut-il lui donner des énigmes sans mot ? Parce que l’âme se plaît à rêver, faut-il que les vers, pareils aux ruisseaux dont le murmure produit et entretient la rêverie, soient privés de sens, et ne rendent qu’un doux bruit ? Parce que l’imagination aime à achever les tableaux qu’on lui présente, faut-il que des descriptions poétiques ressemblent à ces figures indécises et changeantes que les nuages offrent à nos yeux ? Que dirait-on d’un peintre qui, retranchant de ses paysages les premiers plans où tout doit être distinct, les réduirait à ces lointains où tout est vaporeux, confus et indéterminé ?

Résumons-nous. Le romantisme ne tente pas, du moins quant à présent, de renverser les lois qui régissent notre théâtre ; il ne fait pas découler la littérature en général d’un nouveau principe, ne l’établit pas sur de nouveaux fondements, et ne lui donne pas de nouveaux moyens pour une fin nouvelle ; il ne l’a pas enrichie d’un genre ignoré jusqu’à lui ; et, dans les genres connus, il n’a introduit aucun changement qui en altère la forme, encore moins l’essence. Seulement, il s’attribue en propre ce qui est du domaine commun de l’esprit, et s’imagine avoir découvert ce qu’il n’a fait ; qu’exagérer ou corrompre. Le romantisme n’est donc rien comme système de composition littéraire ; ou plutôt le romantisme n’existe pas, n’a pas une vie réelle. C’est un fantôme qui s’évanouit du moment qu’on en approche et qu’on essaie de le toucher. Cette illusion qui séduit les uns et qui épouvante les autres, a pourtant une cause. Des vapeurs, au moins, ont formé ce météore qui semble grandir et s’avancer vers nous. Ces vapeurs sont le délire de quelques orgueils adolescents, le vertige de quelques coteries enthousiastes, les sophismes de quelques esprits faux, et peut-être aussi les alarmes de quelques esprits timides, trop peu confiants dans la raison et le goût de notre nation. Que voyons-nous aujourd’hui, que l’on n’ait pas déjà vu dix fois paraître et disparaître ? Tel est le sort d’une littérature arrivée au terme de son entier développement. Les genres ont été reconnus et fixés ; on ne peut en changer la nature, ni en augmenter le nombre : on les confond, on les accouple monstrueusement, et l’on croit en avoir créé de nouveaux. Tantôt guidés par d’illustres devanciers, tantôt dirigés par un heureux instinct, nos grands écrivains ont, en chaque genre, ouvert ou suivi le chemin qui conduit à la perfection ; marcher sur leurs traces, ce serait affronter, sans gloire, le danger de ne pas les atteindre : on croit y échapper, en essayant de se frayer des routes nouvelles : louable ambition, si elle pouvait être couronnée du succès ; témérité malheureuse, lorsqu’il n’y a qu’une bonne route, hors de laquelle tout est sentiers perdus ou précipices inévitables. Si l’audace manque pour tenter de si périlleux essais, on se borne à dénaturer tous les caractères de la pensée, à exagérer tous les moyens de la parole. Le sublime se perd dans les nues, et devient de l’incompréhensible. La simplicité rampe sur la terre, et devient de la bassesse ou de la platitude. La sensibilité se change tantôt en une exaltation fébrile, tantôt en une langueur vaporeuse et visionnaire. L’originalité elle-même, don précieux et rare, n’est plus qu’une recette vulgaire, mais sûre, qui consiste à n’écrire comme personne, ce que personne n’a jamais pensé. Pour y parvenir, on se crée des procédés, des artifices particuliers de diction, qui ont le double mérite d’outrager la grammaire et la raison. On fait des expressions trouvées avec des barbarismes, des tours nouveaux avec des solécismes, et des idées neuves avec des termes impropres. Certains mots, bizarrement figurés ou violemment détournés de leur acception ordinaire, véritables tics de langage, sont reproduits à tout propos, hors de propos surtout, et marquent d’un sceau ridicule les productions de la nouvelle école. La poésie n’est pas seule infectée de tous ces vices de la pensée et du style. La prose elle-même, cette langue du besoin et de la vérité, n’en est pas longtemps exempte. On la tourmente, on la force, on la dénature, on la fait dégénérer en un jargon métis, qui perd ses grâces naturelles sous les lambeaux d’une parure empruntée. Voilà les travers, les écarts où, parmi nous, d’époque en époque, de jeunes écrivains ont été entraînés par un désir mal réglé de produire de l’effet, et aussi, redisons-le pour leur justification, par un généreux amour de la célébrité, joint au désespoir modeste d’égaler leurs prédécesseurs, en les imitant. Notre nation, grâce à l’excellence de ses qualités naturelles et acquises, a toujours fait bonne et prompte justice de ces entreprises téméraires. Son esprit, aussi judicieux que vif, ne peut être longtemps dupe de ce qui n’est pas fondé sur la raison et avoué par le goût ; et l’heureux génie de sa langue, qui a mérité qu’on dît, Ce qui n’est pas clair n’est pas français, ne tarde jamais à repousser l’obscurité ambitieuse, l’impropriété affectée et l’orgueilleuse incorrection.

L’honneur que j’ai de parler au nom de l’Académie française, et, j’oserai le dire, le soin de ma propre considération, éloignaient de moi tout désir de donner à ce discours un caractère d’application directe et particulière, qui pût affliger des personnes, en désignant des écrits. Je n’ai vu que les dangers de la littérature. Je les ai dits, je l’espère au moins, sans exagération, comme sans timidité. Du reste, quel Français, ami des lettres et de la gloire de son pays, ne s’empresserait de reconnaître que, parmi nos jeunes écrivains, parmi ceux-là mêmes que l’indiscrétion d’autrui ou leur propre faiblesse a, si je puis parler ainsi, affublés d’un sobriquet étranger, il en est plusieurs qui ont donné des preuves du talent le plus élevé, le plus brillant et le plus varié ? Il en est quelques autres encore qui sont dignes de marcher à leur suite, et à qui, pour se placer au premier rang, il ne manque que de se défier davantage des séductions de la flatterie, des suggestions de l’amour-propre et des illusions d’un triomphe de coterie. Si je pouvais me croire le droit de leur adresser quelques avis, je leur dirais : Laissez enfin pour morts ces héros de la Grèce et de Rome, que nos poignards tragiques ont épuisés de sang ; faites revivre les personnages des âges chrétiens et chevaleresques : mais gardez-vous d’appliquer à ces sujets d’un temps barbare, les règles d’une poétique plus barbare encore, et n’imitez pas ce peintre de nos jours, qui voudrait représenter les princes et les guerriers du dixième siècle, dans le style gothique des vitraux de leurs chapelles, ou du marbre de leurs tombeaux. Abjurez, il vous est permis, les dieux de l’antique Olympe ; nous convenons avec vous que l’Aurore est bien vieille, et Flore bien fanée ; qu’il y a bien longtemps que Vénus est la déesse de la beauté, et que son fils est un enfant : mais songez que le merveilleux, du Christianisme est d’un emploi difficile et périlleux ; qu’il est toujours tout près d’offenser la sévérité du dogme ou celle du goût ; tout près, en un mot, d’être hétérodoxe ou ridicule. Faites apparaître les fées, les nécromants, les sylphes ; ces fictions, qui ne sont pas nouvelles pour nous, puisque les récits de Perrault en ont bercé notre enfance, peuvent avoir de la grâce et amuser l’imagination : mais ne prodiguez pas les revenants, les larves, les lamies, les lémures, les vampires, grossières créations de l’ignorance et de la peur. Soyez religieux et graves dans vos écrits ; mais ne soyez pas éternellement tristes : rappelez-vous que, dans les livres sacrés, tout n’est pas du ton des lamentations de Jérémie, ou des plaintes de Job, et qu’on y trouve aussi des hymnes de bonheur ou des cantiques d’allégresse. Célébrez la religion, chantez aussi l’amour ; mais ne mêlez pas indiscrètement les mystères de la foi et ceux de la volupté, les saints ravissements de l’âme et les profanes extases des sens. Peignez la nature avec vérité, mais avec choix, et sans marquer minutieusement ses moindres traits, comme cet artiste sans génie, qui trouve avec raison plus facile de tromper l’œil que de le charmer. Peignez surtout le cœur humain, mais sans recherche et sans exagération : c’est un abîme, dit-on ; portez-y la lumière, au lieu d’en épaissir les ténèbres ; soyez-en les observateurs, les historiens, les romanciers : mais n’en soyez pas les Lycophrons et les Sphinx. Ayez horreur de cette littérature de Cannibales, qui se repaît de lambeaux de chair humaine, et s’abreuve du sang des femmes et des enfants ; elle ferait calomnier votre cœur, sains donner une meilleure idée de votre esprit. Ayez horreur, avant tout, de cette poésie misanthropique, ou plutôt infernale, qui semble avoir reçu sa mission de Satan même, pour pousser au crime, en le montrant toujours sublime et triomphant ; pour dégoûter ou décourager de la vertu, en la peignant toujours faible, pusillanime et opprimée. Quoi que vous écriviez, enfin, respectez cette langue qui a suffi à l’expression de toutes les pensées et de tous les sentiments, et qu’on ne viole jamais que par l’impuissance de la bien employer. Évitez tous ces excès, toutes ces fautes ; donnez carrière à votre génie, mais en lui laissant le frein salutaire des règles ; et la Littérature française, sans renoncer à donner des lois à l’Europe civilisée, pour aller prendre des leçons des Bructères et des Sicambres ; sans abandonner son climat doux et varié, pour s’enfoncer dans l’atmosphère brumeuse de la Grande-Bretagne ou de la Germanie, pourra voir encore de beaux jours se lever sur elle, et de nouvelles merveilles grossir l’inestimable trésor de ses chefs-d’œuvre.