(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Campagnes de la Révolution Française. Dans les Pyrénées-Orientales (1793-1795) »
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(1864) Nouveaux lundis. Tome II « Campagnes de la Révolution Française. Dans les Pyrénées-Orientales (1793-1795) »

Campagnes de la Révolution Française
Dans les Pyrénées-Orientales (1793-1795)

Par M. J.-N. Fervel, chef de bataillon du génie8.

Dans l’histoire des guerres comme dans celle des littératures, il y a des moments et des heures plus favorisées ; le rayon de la gloire tombe où il lui plaît ; il éclaire en plein et dore de tout son éclat certains noms immortels et à jamais resplendissants : le reste rentre peu à peu dans l’ombre et se confond par degrés dans l’éloignement ; on n’aperçoit que les lumineux sommets sur la grande route parcourue, on a dès longtemps perdu de vue ce qui s’en écarte à droite et à gauche, et tous les replis intermédiaires : et ce n’est plus que l’homme de patience et de science, celui qu’anime aussi un sentiment de justice et de sympathie humaine pour des générations méritantes et non récompensées, ce n’est plus que le pèlerin de l’histoire et du passé qui vient désormais (quand par bonheur il vient) recueillir les vestiges, réveiller les mémoires ensevelies, et quelquefois ressusciter de véritables gloires.

Tel est le sentiment élevé qui a inspiré M. le commandant Fervel dans la remarquable histoire consacrée par lui aux trois campagnes des armées républicaines dans les Pyrénées-Orientales, jusqu’à la paix de Bâle (juillet 1795). L’étude de cette partie de nos guerres avait été négligée. Je sais bien que cinq beaux chapitres de l’Histoire militaire de Jomini nous en présentaient un tableau élevé, sommaire et judicieux. Cet écrivain si distingué, le premier des critiques de guerre proprement dits, qui avait produit son ouvrage de génie à vingt-six ans, et que la nature fit naître par une singulière rencontre dans le temps où elle venait d’enfanter le plus merveilleux des guerriers (comme si elle avait voulu cette fois qu’Aristarque fût le contemporain et le témoin de l’Iliade), Jomini a éclairé, en fait de guerre, tout ce qu’il a traité ; mais il n’en est pas moins vrai que la narration précise, détaillée, de ces trois campagnes pyrénéennes, l’histoire et la description de chacune des opérations qui les composent, écrite d’après les pièces et documents originaux, et vérifiée point par point sur les lieux, restait à faire, et M. Fervel vient de s’en acquitter avec exactitude et science, avec âme et talent.

Le roi d’Espagne, le faible Charles IV, avait eu une pensée de roi et de parent après le 10 août : une note confidentielle où il offrait de reconnaître la République française, et où il proposait sa médiation près des autres puissances, à la condition de sauver Louis XVI, auquel il aurait donné asile dans le midi de la Péninsule, fut remise à la Convention, qui y répondit par des cris de colère et de menace. Jusqu’au dernier moment du fatal procès, l’Espagne essaya d’intervenir et d’arrêter la sentence de mort : Danton, pour toute réponse, demanda que « sur-le-champ, pour punir l’Espagne de son insolence, on lui déclarât la guerre, et qu’on enveloppât le tyran de Castille dans l’extermination de tous les rois du continent. »

Le régicide du 21 janvier eut son contrecoup en Espagne : une frénésie royaliste éclata, qui ne connut plus, à son tour, que la haine et la vengeance. Les conseils des émigrés y poussaient. La déclaration de guerre par la Convention, le 7 mars 1793, mit l’Espagne au défi : Charles IV, entraîné par le mouvement général, ne se contenta pas de se défendre, il voulut être conquérant et envahir le sol français. Ricardos, nommé général en chef, avait des qualités de prudence et de sagesse, mais de l’incertitude et de l’inexpérience sur le terrain, comme presque tous ceux qui entraient en scène en ce moment. Chargé par sa Cour de reconquérir le Roussillon ou plutôt, comme le prétendait l’Espagne, de réoccuper une de ses anciennes provinces, il résolut d’y procéder pied à pied, avec lenteur. Il avait trop de lumières pour donner tout à fait tort à la France dans la lutte qui s’engageait. Il allait se trouver en face d’ennemis capables de déjouer par leur exaltation l’expérience elle-même, et que le génie de la Révolution possédait.

Le premier général français qui commandait à Perpignan en l’absence de Servan, général en chef, le vieux La Houlière, n’avait pas les forces suffisantes pour garder une frontière si étendue ; l’ennemi l’eut bientôt franchie. L’alarme était déjà dans Perpignan, quand arrivèrent quatre représentants du peuple, qui prirent sur-le-champ les mesures les plus vigoureuses. Un de leurs premiers actes fut de suspendre La Houlière à cause de son grand âge. Ce brave vieillard, ne pouvant supporter l’affront fait à ses cheveux blancs, se brûla la cervelle. À défaut d’une force régulière et toute préparée, il courait alors sur tous les esprits un souffle et une flamme.

Le général de Flers, nommé ensuite général en chef, était un homme de trente-six ans, de naissance noble, qui avait servi sous Dumouriez, et que recommandait l’honorable capitulation de Bréda ; ami de la Révolution, mais froid, renfermé en lui-même, et déjà débordé, il n’eut que le temps de rendre à l’armée qui s’essayait un éminent service ; puis, destitué, dénoncé comme traître, il alla périr à Paris sur l’échafaud.

Il avait sous lui près de lui, un autre général à physionomie singulière, à caractère original, et qui fut plus heureux : c’était Dagobert de Fontenille, natif du diocèse de Coutances, noble de condition comme de Flers, mais enthousiaste, mais animé du génie de la guerre, vu de trop loin et imparfaitement connu jusqu’ici, et qui prend dans la suite des récits de M. Fervel une expression de vie et un relief que rien ne saurait plus désormais effacer.

C’est à lui que je m’attacherai surtout et d’abord, au lieu de tenter une analyse presque impossible d’un livre de guerre qui exige tant de précision pour être compris. Encore une belle figure, un grand portrait militaire de plus, que nous possédons, et cette fois non de profil et à demi, mais en pied et tout entier, grâce au travail de M. Fervel. J’essayerai de le découper dans son livre et de le montrer ici.

Chacun appelait alors Dagobert le vieux général : il l’était de services et d’aspect ; il avait de longs cheveux blancs et semblait un vieillard très avancé en âge, au point qu’on lui a généralement donné soixante-quinze ans. Retournez les chiffres. Ancien officier de la guerre de Sept-Ans, comptant déjà quarante années de beaux services, il n’avait de fait que cinquante-sept ans d’âge, ce qui est bien assez pour qui va commencer une carrière toute nouvelle. Plein de zèle et bouillant d’ardeur, aimé des soldats, appelé d’eux tous le caporal Dagobert, parce qu’il était toujours le premier au feu, il va faire preuve d’idées hardies, au besoin même de conceptions d’ensemble, mais surtout de qualités spéciales brillantes, et illustrer bien des épisodes de ces premières guerres.

On débuta par un échec : c’était, avec une armée aussi neuve, en face des troupes solides des Espagnols, l’entrée en matière presque inévitable. Le combat du Mas-Deu, dans la presqu’île du Rear, en avant de Perpignan, montra la faiblesse de nos troupes en même temps que l’énergie courageuse et l’opiniâtreté de Dagobert. Cette journée du 20 mai, où la perte réelle fut minime, était pourtant d’un effet moral désastreux. Il y avait eu fuite et déroute ; un bataillon de volontaires, dans sa panique, avait déclaré « qu’il ne voulait plus servir contre les Espagnols. » La crise paraissait sans remède. On avait beau demander à la Convention des secours, le Nord même de la France était alors découvert et en péril ; et la Convention, en son style figuré et d’une rhétorique sublime, puisque chacun y mettait sa tête pour garant des paroles, répondait à ses généraux et à ses représentants : « Vous demandez du lait à une mère épuisée ! N’attendez rien que de vous-mêmes. Votre courage nous paraît une barrière suffisante ; montrez-vous fiers de cet abandon, et que cette fierté soit votre salut ! »

De Flers rendit alors à cette armée, démoralisée en quelque sorte avant de naître, le seul service qu’il pût rendre : il profita des lenteurs du général espagnol pour former un camp retranché sous Perpignan, et pour y exercer, pour y aguerrir peu à peu les bataillons de volontaires. Ce camp est devenu célèbre sous le nom de Camp de l’Union ; il était médiocrement fortifié, excepté à son front ; mais c’était assez pour le but qu’on se proposait. De Flers eut le courage et la constance d’y maintenir son armée immobile, malgré les motions téméraires des clubs de Perpignan, malgré les projets des nouveaux représentants du peuple récemment arrivés, qui croyaient que l’enthousiasme suffit à tout, malgré les murmures de son propre État-major et les soupçons de trahison qui circulaient alors si aisément. Il tint bon et attendit que l’ennemi, après avoir pris de petites places de médiocre importance, et Bellegarde même qui était une place très-forte, vînt l’affronter dans sa position retranchée et lui livrer bataille sous Perpignan. Cette bataille, donnée le 17 juillet, célébra dignement pour la France le glorieux anniversaire du 14. Dagobert à l’avant-garde, tantôt battant, tantôt repoussé, mais toujours acharné, l’artillerie du camp surtout par sa bonne position et son tir infatigable, déconcertèrent le général ennemi qui donna le signal de la retraite. C’en était fait : peu importait, de part et d’autre, les pertes peu considérables en elles-mêmes ; l’effet moral était produit ; la honte du 20 mai était réparée ; l’armée française avait acquis conscience d’elle-même, elle existait ; l’ennemi le sut et, à dater de ce jour, se mit à la respecter, à la craindre. « Cette journée du 17 juillet, dit M. Fervel, fut aux Pyrénées le pendant de la canonnade de Valmy. »

Je laisse le malheureux de Flers payer sa fermeté trop froide du prix de sa tête, et un autre général en chef, Barbantane, jactancieux et incapable, le remplacer : je m’attache au brave Dagobert qui, suivant son instinct et aussi afin de se soustraire à l’odieuse tutelle des représentants, se fait donner le commandement séparé de l’expédition de Cerdagne pour défendre cette province du coeur des Pyrénées contre l’invasion des Espagnols et pour conserver Mont-Louis (alors appelé Mont-Libre), cette clef des montagnes. Cependant il dut avoir, même dans cette guerre à part et indépendante, son représentant du peuple à ses côtés. Mais ce député, Cassanyes, homme droit et sensé, contraria peu Dagobert, qu’il se plaisait à appeler mon général, supporta ses humeurs et ses paroles parfois un peu vertes, et lui voua une amitié respectueuse qui ne se démentit jamais. C’est dans cette guerre de montagnes à laquelle il était singulièrement propre, malgré son âge, que Dagobert s’illustra véritablement.

Il commence par l’attaque du camp de la Perche, que les Espagnols avaient établi pour arriver à battre les remparts de Mont-Louis ; il les en chasse, et se jette le lendemain dans la Cerdagne espagnole. Puycerda, évacué par les troupes ennemies, reçoit avec joie les Français :

« Pour reconnaître ce bon accueil, pour discréditer, autant que possible, les calomnies que les moines espagnols ne cessaient d’exhaler contre nous, et donner en même temps aux Catalans un gage de notre respect pour le culte catholique, le premier soin du représentant fut d’aller, accompagné du général d’Arbonneau, à l’église principale, rendre grâces à Dieu du succès de nos armes. »

Honneur à ce représentant Cassanyes pour cet acte de civilisation et de bon sens !

Dagobert s’empare de Belver, autre place de la Cerdagne espagnole. Mais il en est en toute hâte rappelé, à la nouvelle que Mont-Louis est menacé par une division espagnole réunie à Olette : pour peu qu’il tarde, il est lui-même en danger de se voir couper la retraite. Sans hésiter, il prend 1400 hommes d’élite, raccourt tout d’une traite de Belver à Mont-Louis, qu’il traverse au coucher du soleil, et se porte jusqu’au plateau des Llancades, poste élevé, où il forme sa troupe en trois colonnes, et lui donne, pour se reposer, le reste de la nuit. Au point du jour, au milieu d’un épais brouillard qui enveloppait la montagne, les trois colonnes se précipitèrent à la fois dans le bassin d’Olette ; « Jamais surprise ne fût plus complète ; nous arrivâmes sur eux comme des éperviers , » dit le Rapport de Cassanyes (4 septembre 1793).

Peu après, l’anarchie régnait dans l’armée principale, réunie et acculée sous Perpignan, le général en chef Barbantane ayant résigné ses fonctions, le peuple appelle à grands cris à la tête des troupes le seul général populaire par ses succès, le vainqueur de la Cerdagne, et l’on expédie sur-le-champ à Dagobert l’ordre de redescendre dans la plaine avec l’élite de sa division.

Ici se rencontre la période la plus pénible de la carrière de Dagobert. « Dans le métier de la guerre comme dans les Lettres, chacun a son genre, » a dit Napoléon. Dagobert a son genre ; il est un admirable général de guerre distincte et circonscrite, il n’est pas également un général en chef ; il ne sautait l’être surtout dans les conditions d’alors, avec des généraux de division indisciplinés et des représentants du peuple absolus et despotiques. Quand il arrive pour prendre en main le commandement qui lui est déféré, les dispositions de crainte et d’alarme qui l’avaient fait paraître nécessaire sont déjà changées par suite d’un grand succès obtenu devant Perpignan, la victoire de Peyrestortes, remportée d’élan et comme de hasard, par un enthousiasme héroïque. Mais l’enthousiasme, qui peut tout à une certaine heure, ne produit que dérèglement le lendemain et dans le tous-les-jours. À peine arrivé à cette armée de Perpignan, Dagobert se trouve en désaccord avec ceux mêmes qui l’ont appelé ; sa montre n’est plus à l’heure, il y a du retard ; ce manque de bonne entente et d’ensemble amène la défaite sanglante de Trouillas (22 septembre). Il ne peut faire adopter ses plans, et dégoûté, irrité, exhalant le sarcasme et l’amertume contre ceux qui l’ont si mal secondé et qui l’ont compromis, il dépose le commandement pour aller reprendre sa guerre heureuse et favorite en Cerdagne.

Malgré toutes les fautes commises à l’armée de Perpignan et l’impéritie des chefs qui se succédaient, Ricardos, le général en chef espagnol, fit, vers cette époque, un mouvement général en arrière ; l’armée victorieuse (chose étrange !) se retirait devant l’armée battue. Une des raisons qu’en donne M. Fervel est très juste et d’une haute appréciation morale. Ricardos, militaire éclairé et ouvert aux considérations politiques, avait compris, à la résistance acharnée des Français les jours mêmes de revers, et à l’alternative des gains et des pertes, que « derrière ces bataillons informes était une grande nation, armée tout entière pour son indépendance :

« Ces sans-culottes de Peyrestortes et de Cerdagne, ces insurgés en guenilles, écrasés à Trouillas, mais non vaincus, c’était donc autre chose que ce qu’avait si dédaigneusement annoncé l’Émigration ! C’étaient, on commençait à le reconnaître, les intrépides soldats d’une Révolution qui allait changer la face du monde…

Il y avait un an, à pareille époque, que le roi de Prusse repliait vers le Rhin une armée qui sortait formidable encore des plaines de la Champagne. On sait les motifs de cette retraite fameuse : c’étaient des motifs analogues, le même désappointement du moins, qui ramenaient l’armée espagnole en arrière au pied des Pyrénées. »

Dagobert signala son retour en Cerdagne par des coups de main audacieux ; pour un manqué, il en inventait dix ; il faisait rage en tous sens, il méditait et exécutait des percées et des pointes soudaines au cœur des vallées voisines, le long des rampes, par-delà les cols et les gorges, et les Espagnols ne l’appelaient plus que le Démon. Ses soldats avaient fini par le croire invulnérable ; il les traitait un peu en enfants gâtés et leur passait tout ; c’était son seul faible. Original dans sa personne et dans son allure, marchant nu-tête, couronné de ses cheveux blancs, appuyé sur son bourdon de pèlerin, ressemblant autant à un patriarche qu’à un soldat, il enflammait les siens, fascinait les adversaires et semait déjà autour de lui la légende. On peut dire que, sur cet échiquier hérissé, il faisait la guerre pour la guerre, avec passion, avec verve. Plus il y avait de difficultés à vaincre, et plus il était content. Il écrivait à la fin d’un de ses rapports au ministre : « Les généraux sont malades ou absents, les canons me font faux bond, mais Ça ira ! »

Encore une fois rappelé par un nouveau général en chef, Turreau, du côté de Perpignan, il va cette fois encore y trouver son échec et son écueil. L’un des représentants du peuple, Cassanyes, avait eu sa belle journée de Peyrestortes, due, en effet, à son initiative ; un autre représentant du peuple, Fabre, homme énergique, même violent, coupable de bien des fautes, mais qui devait les expier toutes en finissant glorieusement les armes à la main, Fabre voulait aussi avoir à tout prix sa victoire, comme il disait, et, pour y atteindre, il proposait des plans militaires chimériques et insensés. Dagobert ne se gêna pas pour en dire crûment son avis dans le Conseil de guerre ; il railla amèrement le représentant, car au besoin il avait aussi de l’esprit d’ironie et des sourires de pitié. Fabre, qui ne doutait de rien, ayant gravement annoncé qu’il était prêt à accorder une amnistie aux Espagnols s’ils nous rendaient Bellegarde : « A votre place, répliqua Dagobert, je leur demanderais Barcelone.  » Chargé d’une tâche ingrate dans une expédition absurde, d’une diversion sur Céret pendant l’échauffourée sur Roses, il s’en acquitta selon ses instructions et au pied de la lettre, mais cette fois sans entrain ni verve. Il était déjà dénoncé ; il écrivait de son côté au ministre et demandait : premièrement, un congé temporaire « pour se tirer des griffes de ses ennemis » ; en second lieu, « une autre place où il pût verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour le service de la République, pourvu qu’il n’y eut ni Fabre ni Gaston.  » C’était le nom d’un autre représentant.

De nouveaux plans de campagne aussi absurdes que les précédents furent encore mis sur le tapis dans un Conseil de guerre réuni le 12 novembre. Sur la question qui y fut posée : « Est-il utile de continuer l’expédition de Catalogne ? » un seul officier général sur dix-neuf présents, Dagobert, répondit : « Non ; et si Ricardos sait son métier, il n’en reviendra pas un seul homme. » Sur quoi Gaston répondit à Dagobert qu’il était un traître, et l’expédition fut maintenue.

Suspendu de ses fonctions et miné à ce moment par la maladie, Dagobert n’hésita pas à demander l’autorisation d’aller soumettre au Comité de salut public sa conduite politique et militaire ; ce qu’on n’osa lui refuser. Les vœux de tous les vrais soldats et de la population elle-même l’accompagnèrent.

Arrivé à Paris, il va nous présenter l’exemple, peut-être unique alors, d’un général dénoncé et suspendu, qui se justifie, trouve grâce aux yeux de la Convention, et, au lieu d’être dévoré par le Sphinx ou le Saturne révolutionnaire, est renvoyé à son armée avec accroissement de confiance et d’honneur.

Il dut cette faveur d’exception aux nombreux témoignages qui arrivèrent en foule du Midi, à la franchise de son langage, à l’originalité de sa personne, et, qui sait ? à son nom peut-être, qui, débonnairement populaire, contrastait si bien avec l’idée de héros que réveillait sa présence. Un peu de gaieté, dès qu’il était question de lui, se mêlait involontairement à l’admiration ; et, comme le disait un plaisant, ce Dagobert, grâce à la chanson, avait moins à faire qu’un autre pour paraître un bon sans-culotte.

Dagobert, arrivant à Paris pour se justifier auprès du terrible Comité, fit comme au feu (nous dit le commandant Fervel) : au lieu de s’en tenir à la défensive, il alla en avant et attaqua. Il dénonça avec indignation la dictature des représentants aux armées :

« Eh quoi ! s’écriait-il, tandis que, toujours le premier au feu, je fais plutôt le caporal de grenadiers que le métier de général, les représentants me déclarent une guerre implacable ! Je n’ai point approuvé le plan de l’expédition de Roses ! Mais les plans des représentants sont-ils donc comme l’Arche du Seigneur, qu’on ne puisse les toucher du doigt sans être frappé de mort ? J’ai souri en lisant dans un bulletin : Fabre s’est conduit en héros. Signé, Fabre. Et je suis un traître ! »

Sa protestation éloquente et spirituelle fit son effet ; le bon sens, cette fois, eut gain de cause. La Convention, à la suite d’un débat public, apporta des restrictions aux pleins pouvoirs dont avaient été jusqu’alors investis ses commissaires aux armées. Elle donna presque une entière satisfaction au vieux général qui, dans une saillie d’orgueil peu ordinaire aux accusés, osait réclamer d’elle, non seulement réintégration, mais récompense, et qui lui demandait dans le style emphatique, mais sincère, du temps, « de le tirer du séjour des Mânes, en déclarant qu’il avait bien mérité de la patrie. »

En retournant aux Pyrénées en toute hâte pour y faire son métier et y mourir, Dagobert emportait un plan hardi qu’il avait fait agréer de Carnot, un projet de coup de main sur Gironne, qui aurait forcé les Espagnols, tournés et menacés sur leurs derrières, à rétrograder et à repasser les monts. Mais, arrivé à Perpignan, il y trouva Dugommier, un vrai général en chef, une tête et un bras dignes du commandement, et il se contenta de retourner dans sa Cerdagne y faire le diable à quatre comme devant. Animé d’une plus belle ardeur que jamais, heureux, comme peu d’hommes de son âge le sont, d’avoir trouvé une occasion tardive de déployer ses talents et de consacrer à son pays ses vertus guerrières, il s’apprêtait à frapper quelque coup au centre ou au revers des montagnes, qui eût fait une diversion puissante et opportune aux opérations principales que concertait en ce même temps le brave et habile Dugommier. Il entra même en campagne plus vite qu’il n’était convenu. On lui avait opposé, non sans dessein, et pour tâter sa fidélité (les pauvres gens ! ils le connaissaient bien peu), un émigré français, le comte de Saint-Hilaire ; il le chercha et le battit à Monteilla dans une position fortifiée, gravissant des premiers à pied en tête de la colonne, à travers les neiges ; puis il poussa jusqu’à la Seu d’Urgel qu’il mit à rançon ; mais, faute d’artillerie, il dut s’arrêter devant la citadelle. Là, pour lui, était le terme de sa glorieuse carrière ; se sentant épuisé de forces, en proie depuis le combat de Monteilla à une fièvre dévorante, il revint sur ses pas, porté en litière par ses soldats, fiers de leur fardeau, mais furieux d’être arrêtés dans leur victoire. Il data de Belver, le 13 avril (1794), son dernier bulletin ; et transporté à Puycerda, il y expira le 18, regretté de tous, pleuré de ses troupes dont il avait formé et guidé l’inexpérience avec un dévouement patriotique. Ses frères d’armes portèrent son corps à Mont-Louis, où il fut enterré « dans une tombe pareille à celle du pauvre », mais au pied de l’arbre de la liberté. — Ses restes furent ensuite transférés à côté de ceux de Dugommier, dans le cimetière de Perpignan où ils reposent.

Figure attachante, originale, pleine de générosité et de candeur ; vieil officier gentilhomme devenu le plus allègre et le plus jeune des généraux républicains ; uniquement voué au drapeau, à la patrie ; sans arrière-pensée, sans grand espoir ; ne sachant trop où l’on allait, mais pressé, mais avide comme tous les grands cœurs de réparer les retards de la fortune et de signaler ses derniers jours par des coups de collier valeureux et des exploits éclatants ! il avait trouvé des troupes sans instruction, sans lien et sans cadre, de vraies cohues : il sut les aguerrir en s’en faisant adorer. Il faut voir, dans les premières pages des Souvenirs du général Pelleport, comment il expliquait à ces nouveaux venus l’ordre et la marche : « Souvenez-vous, disait-il aux volontaires dans une retraite où ils accéléraient un peu trop le pas en entendant siffler les balles espagnoles, qu’il faut prendre le pas ordinaire quand on tourne le dos à l’ennemi, et le pas de charge quand on lui présente la poitrine. » Il avait vite électrisé son monde et obtenu des prodiges ; : et quand Doppet (un bien triste général) vint prendre la succession de Dagobert en Cerdagne, il y trouva des soldats tout faits et dignes des chefs les plus intrépides. Un jour que ces vaillants hommes demandaient qu’on les conduisît au canon, un bataillon entier était, littéralement, pieds nus ; on hésitait à l’employer. Mais craignant d’être laissés en arrière, les soldats à l’instant découpent leurs havre-sacs, s’en enveloppent les pieds, et courent supplier leur chef de leur permettre « d’aller changer de chaussure avec les Espagnols ». Le mépris de la mort en était arrivé chez eux à ce point « qu’il n’en mourait guère, dit une Relation officielle, sans avoir sur les lèvres un bon mot qui renfermait un vœu pour la patrie » Tels étaient les soldats que Dagobert léguait en mourant à la France.

M. Fervel a mis en relief, plus qu’aucun historien militaire ne l’avait fait encore, ce personnage populaire dans les camps et dans la montagne, et digne d’être connu de chacun ; je ne désirerais, dans les belles et bonnes pages qu’il lui a consacrées, qu’un peu plus de simplicité de ton. Pourquoi ces expressions réputées nobles et qui sont d’une élégance convenue, la coupe des épreuves, le mirage des espérances… ? Ce sont là des broderies de parade, ce n’est point la tenue de combat. La chaleur, l’éloquence militaire elle-même, s’accommodent bien de la simplicité.

Il y aurait maintenant à aborder la principale figure de cette laborieuse armée à son beau moment, Dugommier, le vainqueur de Toulon, le libérateur des Pyrénées. C’est de lui que Napoléon, l’historien de guerre par excellence, a dit dans son récit du siège de Toulon, après avoir parlé des choix ineptes de généraux en chef qui avaient précédé :

« Le vœu du soldat fut enfin exaucé : le brave Dugommier prit, le 20 novembre (1793), le commandement de l’armée ; il avait quarante ans de service ; c’était un des riches colons de la Martinique9, officier retiré ; au moment de la Révolution, il se mit à la tête des patriotes et défendit la ville de Saint-Pierre ; chassé de l’île, lorsque les Anglais y entrèrent, il perdit tous ses biens. Il était employé comme général de brigade à l’armée d’Italie, lorsque les Piémontais, voulant profiter de la diversion du siège de Toulon, méditèrent de passer le Var et d’entrer en Provence ; il les battit au camp de Gillette, ce qui les décida à reprendre leur ligne. Il avait toutes les qualités d’un vieux militaire : extrêmement brave de sa personne, il aimait les braves et en était aimé ; il était bon, quoique vif, très actif, juste, avait le coup d’œil militaire, le sang-froid et de l’opiniâtreté dans le combat. »

Dugommier avait, du premier coup d’œil, apprécié le jeune commandant d’artillerie qui le secondait si bien. Demandant pour lui le grade de général de brigade, il écrivit au Comité de salut public ces propres mots : « Récompensez et avancez ce jeune homme, car, si on était ingrat envers lui, il s’avancerait tout seul.  » Arrivé à l’armée des Pyrénées, il parlait sans cesse de son commandant d’artillerie de Toulon, et imprimait de lui la plus haute idée dans l’esprit des généraux et officiers qui, depuis, passèrent de l’armée d’Espagne à celle d’Italie ; « de Perpignan, il lui envoyait des courriers à Nice lorsqu’il remportait des succès. » C’est encore Napoléon qui nous l’apprend. Dugommier le traitait déjà, simple général de brigade, comme on traite un gouvernement. Voilà ce qui s’appelle connaître les hommes et les prédire.

À la tête de sa nouvelle armée, Dugommier justifia l’espoir des gens de cœur comme au siège de Toulon. La combinaison savante par laquelle il abusa, puis rompit les Espagnols, et les rejeta en pleine déroute hors de leurs postes et de leur ligne du Boulou, la précision des manœuvres, la perfection et le concert des mouvements par lesquels cette mémorable victoire fut obtenue, sont exposés par M. Fervel avec une ardeur qui ne nuit en rien à la parfaite lucidité. La mort trop prompte du héros, après la libération définitive du territoire et à l’entrée de la conquête en Catalogne, est éloquemment déplorée. Que le Dugommier vif et franc, brave et simple autant qu’habile, et dont les talents n’éclatèrent également qu’à la fin de la carrière, paraît donc supérieur à ce Dumouriez, qui fut un libérateur aussi à son heure, mais qui ternit sa gloire, de tout temps un peu équivoque, par les intrigues manifestes et les manigances prolongées de sa dernière vie ! Comme on aime le guerrier intrépide, intelligent, resté droit et pur ! Comme on est touché de voir Napoléon demeuré à jamais reconnaissant envers Dugommier, le premier général digne de ce nom qu’il ait rencontré, et qui ait deviné son prochain essor et sa grandeur ! L’homme du destin, et qui prodiguait si peu les témoignages personnels, semble même y avoir mis une intention, une délicatesse singulière. Devenu Premier Consul, savez-vous quels furent les deux premiers mots d’ordre qu’il donna : Frédéric II et Dugommier, — Dugommier et Frédéric II ! Quelle plus belle oraison funèbre !

Oh ! quand on sort de cette lecture, et qu’une larme involontaire due à toute émotion sublime mouille la paupière, que nos guerres de plume et nos zizanies littéraires nous semblent à bon droit petites, misérables ; qu’on les voudrait ennoblir ou plutôt effacer ! Vivre et mourir comme ces hommes du devoir et de la patrie, cela ne vaudrait-il pas mieux que de se livrer, comme de nouveaux Byzantins, à des luttes académiques acharnées, à des douzième et treizième tours de scrutin sans résultat, qui obligent à la nuit tombante les deux armées à dormir en quelque sorte épuisées sur le champ de bataille ? Un glorieux champ de bataille, en effet ! Cela ne vaudrait-il pas mieux surtout que d’être exposé, dans ces guerres sans danger, à dépenser plus d’ardeur qu’il ne faut, à être soi-même injuste en se piquant de trop de justice sur de minces sujets, à offenser quand on ne voulait que se défendre, à laisser échapper des traits d’une vivacité disproportionnée, et qu’ensuite on regrette, contre tel de ses confrères distingués10 dont on a toujours goûté infiniment l’esprit et dont la raillerie elle-même est agréable ? — Heureux qui rencontre, ne fût-ce que tard, de justes occasions, de dignes et amples matières à déployer son zèle ! Guerre, art, poésie, philosophie, imagination ou réalité, heureux qui trouve à quoi se prendre une dernière fois dans sa vie, entre les belles causes qui demandent et appellent l’étincelle sacrée !