(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre III. Poëtes françois. » pp. 142-215
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(1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre III. Poëtes françois. » pp. 142-215

Chapitre III.

Poëtes françois.

§. I.

Ecrits sur l’Histoire de la Poésie Françoise.

L’ Histoire de notre Poésie est intéressante, mais elle nous manque encore, quoique nous ayions plusieurs ouvrages qui en portent le titre. Dans les uns, dit l’Abbé Goujet, on se contente d’examiner assez superficiellement son origine, mais on en suit peu les progrès. On abandonne le détail de ses révolutions, ou l’on ne fait, pour ainsi dire, que le montrer. Dans d’autres où le détail est poussé plus loin, & plus circonstancié, on court avec tant de rapidité qu’on ne laisse dans l’esprit du lecteur que des traces légeres qui s’effacent aisément. On aiguise son appétit, & on ne le satisfait point : on amuse plus qu’on n’instruit, on éblouit plus qu’on n’éclaire. Ceux-ci ne nous parlent que des Poëtes qui ont écrit dans un certain genre, ou qui n’ont paru que dans un pays particulier. Ceux-là nous font passer en revue tous les modernes, & oublient les anciens comme s’ils n’avoient jamais été, ou qu’ils ne méritassent point qu’on fît d’eux quelque mention.

Nostradamus ou Jean de Nostradame, frere de ce fou qui lisoit l’avenir dans les astres, ouvre la liste de ceux qui ont écrit sur l’origine de notre Poésie. Il tira des archives de divers Monastères, des fables puériles, des contes de vieille, & les publia à Lyon sous le titre de Vie des plus célébres & anciens Poëtes provençaux 1515., in-12. Il n’y a pas l’ombre de critique dans cette rapsodie, recherchée par les curieux ; & il paroît que Nostradame l’historien ne valoit pas mieux que Nostradame le prophête.

Il faut descendre de l’année 1575. jusqu’en 1706. pour trouver quelque chose de raisonnable sur l’histoire de nos Poëtes. Ce fut dans cette année que l’Abbé Mervesin, de l’Ordre de Cluni non réformé, publia son Histoire de la Poésie Françoise, in-12. Ce livre ne peut être considéré que comme un essai. Il y a des digressions sur les Poëtes Hébreux, Grecs, Romains, sur les Bardes, sur les Druides ; digressions très-inutiles & assez insipides. Ce que l’auteur dit ensuite des troubadours, n’est ni assez recherché, ni assez exact. Enfin lorsqu’il entre en matiere, il bronche très-souvent, & ses erreurs sont quelquefois grossieres.

Cet ouvrage étant fort imparfait, M. l’Abbé Massieu crut pouvoir en entreprendre un autre sous le même titre. Il parut après sa mort en 1739. in-12. Ce livre est agréable par le choix avec lequel il emploie ce que plusieurs historiens ont écrit sur notre Poésie, ainsi que par l’élégante simplicité du style. Mais ce qu’il dit des progrès de la Poésie & du langage, n’est pas assez développé. Il laisse trop à faire aux lecteurs pour démêler les différens degrés de ce progrès. Il est tombé d’ailleurs dans plusieurs inexactitudes.

M. l’Abbé Goujet les a évitées dans les dix derniers volumes de sa Bibliothèque Françoise, qui roulent entiérement sur l’histoire de nos Poëtes. L’Abbé Massieu ne s’étoit pas assez étendu ; l’Abbé Goujet est tombé dans un défaut tout contraire. Le plus petit rimailleur a une place dans son livre, & quelquefois un long article. Le public fut dégoûté des détails ennuyeux qu’un pareil plan entraînoit. Les derniers volumes de la Bibliothèque Françoise ne trouverent pas d’acheteurs. L’auteur laissa son ouvrage à Scarron. S’il l’avoit conduit jusqu’à nos jours, il est à croire qu’il lui auroit fallu pour les seuls Poëtes françois une trentaine de volumes. Il est d’autant plus fâcheux que l’Abbé Goujet n’ait pas su se borner, qu’il étoit très-capable de faire des recherches profondes, & qu’il étoit aussi exact que laborieux. Il a rectifié un assez grand nombre d’erreurs échappées à d’autres Ecrivains, mais sans s’écarter de la modération, qui faisoit son caractère.

M. l’Abbé Goujet ne parle pas dans sa Bibliothèque des Poëtes dramatiques. Leur histoire avoit été entreprise dès l’année 1734. par Messieurs Parfait ; ils donnerent successivement 15. vol. sous le titre d’Histoire du Théatre François. Ces auteurs méritent sans doute des louanges pour avoir cultivé un champ, qui avoit été jusqu’à eux presque inculte. Ils donnent suivant l’ordre des tems les vies des plus célébres Poëtes dramatiques, des extraits exacts & un catalogue raisonné de leurs piéces, accompagné de notes. On voit qu’ils possédent parfaitement leur matiere, & qu’ils n’ont rien négligé pour faire des recherches curieuses & exactes. Quant au style, il pourroit y avoir plus d’élégance & d’agrément.

En 1733. un an avant que M. M. Parfait publiassent le premier volume de leur histoire, M. Maupont avoit mis au jour la Bibliothèque des Théatres, ou Catalogue alphabétique des Piéces dramatiques. Ce livre orné de diverses anecdotes sur les auteurs, fut bien reçu malgré les bevues de l’auteur qui sont assez fréquentes.

Les Recherches sur les Théatres de France depuis 1161. jusqu’à présent, par M. de Beauchamps, à Paris 1735. in-4°. peuvent être très-utiles à ceux qui aiment ce genre de littérature. L’auteur écrit agréablement, & il seme ses anecdotes de divers morceaux de poésie, qui montrent communément une Muse facile & un heureux naturel.

Nous avons deux Dictionnaires des théatres. L’un par M. M. Parfait & d’Abquerbe, 1756. 7. vol. in-12. a eu peu de succès, parce qu’il y a beaucoup plus de choses ennuyeuses que de traits curieux. L’autre par M. de Leris 1763. in-8°. est mieux fait, & chaque article est renfermé dans les bornes convenables.

A ces deux Dictionnaires on peut joindre l’Histoire anecdotique & raisonnée du Théatre Italien depuis son établissement en France jusqu’en 1769. en 7. vol. in-12. Ce livre contient les analyses des principales piéces, & un catalogue de toutes celles qui ont été données sur ce théatre, avec les anecdotes les plus curieuses & les traits les plus intéressans de la vie des auteurs & des acteurs. Il est écrit avec liberté, avec gaieté, mais avec trop de prolixité & de négligence. L’auteur est certainement un homme d’esprit, qui ne manque pas de goût ; mais il n’est pas assez difficile.

L’Histoire du Théatre de l’Opera comique, publié en 1769. en deux vol. in-12. est de la même main que la précédente. Mais l’auteur s’étant plus resserré, a traité son sujet avec plus de sécheresse.

Ce n’est pas assez que nous ayions l’Histoire de l’Opéra comique, nous avons celle des Spectacles de la Foire. Les conquêtes d’Alexandre ont produit moins de volumes que le Théatre d’Arlequin. Nous sommes très-pauvres dans les grandes choses & très-riches dans les petites.

Dans la foule d’écrits que je vous ai fait connoître sur l’histoire de notre Poésie dramatique, je ne sçais comment l’Histoire du Théatre François par M. de Fontenelle, a pu m’échapper. Ce petit écrit est un des plus agréables de M. de Fontenelle. Ses recherches sont curieuses ; ses réfléxions judicieuses ; ses anecdotes bien choisies, & le style a ces graces fines & piquantes qui brillent dans tout ce qui est sorti de la plume de cet illustre centenaire.

Le Parnasse françois de M. Titon du Tillet doit terminer cette liste. On sçait que ce célébre amateur des Arts éleva un monument en bronze à la gloire des Poëtes & des Musiciens françois. Ce Parnasse est représenté par une montagne d’une belle forme & un peu escarpée. Louis XIV. couronné de laurier, une lyre à la main, y paroît sous la figure d’Apollon. On voit sur une terrasse au-dessous d’Apollon les trois Graces représentées par Madame de la Suze, Madame des Houlieres ; & Mademoiselle de Scuderi. Celle-ci pouvoit être une Muse ; mais ce n’étoit certainement pas une Grace, car elle étoit effroyablement laide. Huit Poëtes célébres du siécle de Louis XIV. occupent une autre terrasse qui regne autour de la montagne. Viennent ensuite des Génies qui portent des médaillons représentant divers Poëtes & Musiciens. L’auteur de ce monument en a donné une description in-folio, dans laquelle il a fait entrer la vie des hommes illustres, à la mémoire desquels il l’a consacré. Elle a paru sous le titre de Parnasse François à Paris en 1732., & l’auteur a publié ensuite divers supplémens, qui n’ont pas été à l’abri de toute critique. M. Titon du Tillet a placé dans son Parnasse non-seulement des Poëtes médiocres, mais même des rimeurs décriés. C’est mettre nos grands versificateurs en mauvaise compagnie. Quelques prix d’une Académie de province, quelques vers insérés dans un journal obscur, doivent-ils donner l’entrée de l’Hélicon ? Quoi qu’il en soit, en blâmant, à quelques égards, le goût de l’auteur, on ne peut que louer sa belle ame. La postérité le mettra au nombre de ces citoyens généreux, qui, malgré une fortune bornée, ont plus honoré & encouragé les lettres, que quelques Souverains.

M. Titon ayant autant à cœur la gloire des lettres qu’il l’avoit, il n’est pas éronnant qu’il ait publié après l’impression de son Parnasse, ses Essais sur les honneurs accordés aux Savans. Cet ouvrage imprimé à Paris 1734. in-12. est curieux ; c’est, pour ainsi dire, un abrégé de l’histoire de la Littérature de tous les pays. Il auroit pu néanmoins retrancher plusieurs traits éloignés de son sujet. Les faits nécessaires en auroient été plus liés. A l’égard du style, dit l’Abbé des Fontaines, il faut espérer que l’auteur ne sera pas dans la suite indifférent pour les transitions heureuses, ni pour la variété des expressions.

§. II.

Poëtes épiques françois.

SI j’étois touché, dit quelque part M. de V., du plaisir vulgaire de vanter mon pays aux étrangers, j’essayerois de mettre dans un jour avantageux quelques-uns de nos Poëmes épiques. Mais il faut que j’avoue sincérement que parmi plus de cinquante que j’ai lus, il n’y en a pas un qui soit supportable.

La plûpart de nos anciens rimailleurs n’ont tiré de la trompette héroïque que des sons discordans. Tout le monde cependant vouloit l’emboucher, jusqu’aux esprits les plus froids & les plus lourds.

Le Clovis de Desmarets offre quelques vers forts & hardis ; mais son pinceau inégal & raboteux défigure tous les objets. L’auteur avoit de l’imagination ; mais lorsqu’elle l’inspiroit, elle le jettoit dans l’emphase, & lorsque cette imagination lui manquoit, il étoit dur & monotone.

La Pucelle de Chapelain est au rang de ces vieilles décrépites qu’on n’ose plus regarder. Son style est enflé, son expression dure & gothique, ses descriptions sont basses, ses comparaisons mal choisies à quelques-unes près. Quelques Ecrivains à paradoxes ont voulu rétablir sa mémoire, ou du moins celle de son Poëme. Ils ont cherché quelques pailletes d’or dans ce tas d’ordures, & ce qu’ils en ont trouvé ne vaut pas la peine qu’ils se sont donnée.

Le Moyse de St. Amant n’est connu que par les plaisanteries de Boileau. L’Alaris de Scuderi est aussi sottement empoulé que son auteur. Le Jonas inconnu séche dans la poussiére. La Louisiade du P. le Moine est moins mauvaise, mais ce Poëme n’est pas plus lu que les autres.

La Henriade de M. de Voltaire est peut-être le seul de nos Poëmes épiques qui ait réussi dans les pays étrangers, & qui ait eu un grand succès en France. C’est le premier de ses titres poétiques. Ce Poëme est rempli de beaux & de très-beaux morceaux, de vers très-bien faits, très-harmonieux, de descriptions très-touchantes. La mort de Coligni est admirable. La bataille de Coutras est racontée avec l’exactitude de la prose & toute la noblesse de la poésie ; le tableau de Rome & de la puissance pontificale est digne du pinceau d’un grand maître ; le départ de Jacques Clément pour aller assassiner Henri III. est fort beau ; l’attaque des fauxbourgs de Paris est très-bien décrite ; la bataille d’Ivri mérite le même, éloge ; l’esquisse du Siécle de Louis XIV. dans le VII. Chant est d’un peintre exercé ; le neuviéme Chant respire les graces tendres & touchantes. Est-ce assez louer M. de Voltaire ? Et sera-t’il permis, après avoir montré les beautés, d’indiquer quelques taches légeres, d’après les gens de goût. Ils trouvent en général dans ce Poëme plus d’esprit que de génie, plus de brillant que de richesse, plus de coloris que d’invention, plus d’histoire que de poésie. Ses portraits, quoique très-brillans, se ressemblent presque tous ; l’auteur a puisé toutes ses couleurs dans l’antithèse ; il l’emploie par-tout ; & l’on pourroit en compter plus de mille. On se plaint eucore qu’il y a un grand nombre de vers qui sont à peine de la prose soutenue ; & ceux qui sont réellement beaux ont tant de saillie qu’ils enlaidissent leurs voisins. On voudroit que l’auteur se fût livré plus souvent à son talent dominant, au pathétique ; & qu’il n’eût pas étouffé le sentiment par des descriptions. Enfin que n’a-t’on pas dit sur le plan de la Henriade ; mais un critique ne doit pas tout dire ; & à présent que M. de Voltaire a fait imprimer son Poëme in-4°, après l’avoir corrigé, je défie qu’on y trouve autre chose que de beaux vers. M. de la Baumelle doit en donner au premier jour une édition avec des remarques critiques, pleines de goût & de finesse.

La Colombiade est d’une Dame qui a plus d’une sorte de mérite, & qui tient une place distinguée parmi les Graces & les Muses. Le défaut général de sa versification est d’avoir plus de douceur que de force ; mais ce défaut (puisque je l’ose appeller ainsi) est un mérite dans Madame du Bocage ; il est une suite de son caractère.

On peut avoir de l’esprit, tourner bien quelques vers & faire un mauvais Poëme épique. C’est ce qu’a prouvé M. Privat de Fontanilles, auteur de la Malthiade ou l’Isle-Adam. Le plan en est beau, & il y a des morceaux bien frappés. Mais les vers sont durs, le style est incorrect & sans coloris. L’auteur ayant toujours vêcu loin de Paris, n’a pas assez consulté, en écrivant, le goût de la langue, ni la clarté de la construction ; & quoique né en Provence, la chaleur du climat a peu opéré sur son imagination, qui est presque toujours froide & timide.

On range ordinairement au rang des Poëmes épiques des Romans moraux écrits en prose poétique. Télémaque est le premier de tous. L’illustre auteur de cet ouvrage y trace les devoirs des Souverains envers leurs sujets, envers eux-mêmes, envers l’Etre Suprême, avec ces graces qui le distinguent parmi les premiers Ecrivains de son siécle. Plein de la lecture d’Homere & de Virgile, il écrivoit avec une abondance & une facilité qu’on ne sauroit comprendre, lorsqu’on examine tout le soin que demande une prose harmonieuse. Le Télémaque, lu avec délices en France, le fut avec transport par les étrangers. Ils y voyoient avec une satisfaction maligne une satyre indirecte de Louis XIV. Les applications qu’on faisoit de chaque leçon de morale de Fenelon à la conduite passée, ou présente, de ce Monarque, en rendit la lecture plus piquante. Mais aujourd’hui que ce Poëme ne peut fournir des allusions malignes, il est peut-être trop négligé par un certain genre de lecteurs. Quelques Ecrivains modernes l’ont critiqué assez durement. Ils ont prétendu que ce Roman étoit rempli de lieux communs foiblement exprimés ; que les descriptions étoient trop longues & trop remplies de petites choses ; que les tableaux de la vie champêtre étoient monotones ; que ses fictions n’étoient pas toujours sensées ; que la passion de Télémaque pour Calipso étoit aussi froide qu’inutile. Mais ces observations critiques ayant été faites par des auteurs qui avoient intérêt de décrier les Poëmes en prose, parce qu’ils en ont fait en vers, la saine partie de la nation ne s’y est pas arrêtée ; & il est à souhaiter pour la consolation des Rois & pour le bonheur des peuples, que le Télémaque soit le bréviaire des Souverains.

Le propre des grands Ecrivains est d’avoir de foibles imitateurs. Ramsai, éleve & ami de Fenelon, donna les Voyages de Cyrus, roman moral, roman politique, écrit d’une maniere languissante, & où l’auteur étale plus d’érudition que de génie. C’est ce mêlange d’un savoir ennuyeux & le défaut d’imagination, qui ont un peu décrié le Sethos de l’Abbé Terrasson, quoiqu’il y ait des portraits & des maximes dignes de Tacite.

Après ces romans moraux, ou Poëmes en prose (car on ne sçait pas encore de quel nom on doit les appeller) je n’en connois point qui méritent d’être cités. Nous avons vu la Christiade en six volumes, par un Chanoine d’Avignon qui avoit travaillé ci-devant à la Gazette de cette ville. Ce Poëme fut siflé par le public & condamné par le Parlement. L’auteur s’étoit permis des fictions indécentes ; & il étoit plus propre à faire des phrases empoulées sur les nouvelles du jour, qu’à tracer, d’une maniere digne du sujet, des événemens inéfables, dont toute la parure est une belle simplicité.

§. III.

Des poëtes tragiques.

NOtre théatre a été long-tems barbare. Enfin sous François I. les Grecs & les Latins sortirent, pour ainsi dire, de leurs tombeaux & revinrent nous donner des leçons. Mais la Tragédie ne ressuscita que sous Henri II. La premiere de toutes les Tragédies françoises fut la Cleopatre de Jodelle. Elle est d’une simplicité convenable à son ancienneté. C’étoit l’enfance de l’art. Baif & Garnier qui vinrent peu de tems après, ne réussirent pas mieux. A Garnier succéda Alexandre Hardi & à Hardi, Rotrou. Celui-ci n’étoit pas sans mérite, & M. Marmontel a remis au théatre une de ses piéces en 1756. ; mais le véritable pere de la Tragédie françoise sur Corneille.

Ce grand, ce sublime Corneille,
Qui plut bien moins à notre oreille,
Qu’à notre esprit qu’il étonna ;
Ce Corneille qui crayonna
L’ame d’Auguste, de Cinna,
De Pompee & de Cornelie, &c.

Ce Poëte, dit un auteur moderne, a d’assez grandes qualités, pour qu’on puisse convenir de ses défauts. Ses vers ne sont pas toujours coulans, sa diction est très-incorrecte, son éloquence est quelquefois d’un déclamateur ; les plaidoyers qu’on trouve dans quelques-unes de ses piéces ont fait dire qu’il étoit plus fait pour son premier métier (celui d’Avocat) que pour le second ; mais au milieu de ses plus grands défauts, il est sublime. Serré & puissant dans le dialogue, pompeux & brillant dans les descriptions, hardi dans les portraits, il offre dans ses belles scènes, une majesté qui impose & une audace qui surprend. L’énergie de son style vient en partie de la profondeur de ses idées & de la force de son ame. Son caractère étoit d’une trempe romaine ; c’étoit Brutus ressuscité pour réveiller dans le cœur des François l’amour de la liberté & de la patrie. Dans les éloges que nous donnons à Corneille nous avons en vue ses bonnes piéces ; car lorsque l’âge eut glacé son génie, il fut trop au-dessous de lui-même. Aussi on le représente dans le temple du goût.

… Sacrifiant sans foiblesse
Tous ses enfans infortunés,
Fruits languissans de sa vieillesse
Trop indignes de leurs aînés.

Pour lire Corneille avec fruit, les jeunes gens doivent acheter ses œuvres avec le commentaire de M. de Voltaire ; ouvrage écrit sensément & rempli de réfléxions dictées par le goût.

Plus pur, plus élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près,
Nous attachant sans nous surprendre,
Et ne se démentant jamais,
Racine observe les portraits
De Bajazet, de Xypharès
De Britannicus, d’Hyppolite ;
A peine il distingue leurs traits ;
Ils ont tous le même mérite,
Tendres, galans, doux & discrets
Et l’amour qui marche à leur suite,
Les croit des courtisans François.

Tel fut le rival de Corneille, auquel plusieurs Ecrivains le préférent. L’auteur du Cid est venu le premier, à la vérité. Il a tracé le chemin ; mais Racine n’a pas trouvé la route parfaitement applanie. Avoit-on, avant lui, l’idée de ce style doux, harmonieux, toujours pur, toujours élégant, fruit d’un esprit flexible, & d’une oreille sonore ? Et si l’art n’existoit pas avant Corneille, c’est à Raciné à qui nous en devons la perfection. Jamais les nuances des passions ne furent exprimées avec un coloris plus naturel & plus vrai ; jamais on ne fit des vers plus coulans & en même tems plus exacts. Ils entrent dans la mémoire des spectateurs, dit M. de V**, comme un jour doux dans des yeux délicats. Racine sçait donner de l’énergie à son style, sans lui communiquer de la dureté. Dans Britannicus la cour de Néron est peinte avec toute la force de Tacite & toute l’élégance de Virgile. Un grand mérite de cet illustre Ecrivain, c’est que le goût est chez lui le guide du génie. Jamais de sublime hors d’œuvre ; jamais de ces tirades qui sentent le déclamateur ; jamais des dissertations étrangeres au sujet. Si on peut le blâmer de quelque chose, c’est de n’avoir pas toujours mis dans l’amour toutes les fureurs tragiques dont il est susceptible, & d’avoir été foible dans presque tous ses derniers actes. La meilleure édition de ses œuvres est celle que M. Luneau de Boisgermain a donnée en 1769. en 7. vol. in-8°. avec d’amples commentaires.

Cette terreur dont Racine a manqué & que Corneille n’a pas toujours eu, anime toutes les piéces de Crebillon. On dit unanimement, dit M. l’Abbé Trublet, qu’il est notre troisiéme tragique ; j’ose dire plus, il est un des trois. Le terrible, le sombre pathétique regne tellement dans ses tragédies, que dès qu’il parut sur la scène, il fut décidé qu’il avoit un genre à lui. C’étoit un homme de génie, ainsi que Corneille ; & comme lui, il négligea trop son style. Il est quelquefois plus dur que fort, plus gigantesque que noble. Il tombe dans la déclamation, dans l’amplification. Ses héros sont moins occupés à parler qu’à débiter des lieux communs empoulés, & à faire de longues apostrophes aux dieux, parce qu’ils ne savent pas parler aux hommes. Il auroit été encore à souhaiter que Crebillon eût renoncé à ces déguisemens, à ces reconnoissances romanesques qui produisent communément des situations touchantes, mais qui dégradent presque toujours la tragédie. Les ouvrages de M. de Crebillon ont été imprimés au Louvre en 2. volumes in-4°. : honneur réservé aux grands talens, & qu’on ne pouvoit refuser à un homme qui a donné de nouveaux plaisirs à sa patrie.

Les ames romaines préférent le sublime Corneille à tous les tragiques, les cœurs sensibles le tendre Racine ; les esprits mélancoliques le sombre Crebillon. L’un éleve l’esprit, l’autre touche le cœur, le troisiéme l’émeut, l’effraie, le déchire. Mr. de Voltaire excite tour-à-tour ces différentes impressions, mais dans un moindre degré. Cependant ayant réuni les trois talens, il plaît à tous les spectateurs, & ses bonnes piéces attirent plus de monde que les meilleures de nos trois Poëtes tragiques. En général, il est plus pathétique ; il a mis plus d’action sur le théâtre ; le sujet de ses tragédies est d’un intérêt plus général ; le moment de la catastrophe a quelque chose de plus imposant ; il peint avec un coloris plus brillant ; il est plus sententieux & chacune de ces maximes exprime une grande vérité. Il est vrai que ces sentences détachées ne sont pas favorables à l’attendrissement, & qu’elles sont proscrites par le goût. Mais elles sont allusion à la multitude, qui n’examine pas si la piéce est bâtie sur des fondemens solides, si le dialogue n’est pas quelquefois trop coupé ; si les mêmes tours, les mêmes antithèses ne reviennent pas trop souvent ; si les plans de certaines piéces ne sont pas copiés chez nos Auteurs ou chez les Ecrivains étrangers ; si certains vers ne sont pas des imitations trop marquées, ou même de simples reminiscences de ceux de Corneille & de Racine, &c. &c. Le public frappé par le brillant des couleurs, ferme les yeux aux défauts ; & si M. de Voltaire est moins estimé que nos trois grands Poëtes, il est plus goûté, puisqu’il est plus suivi. Il ne fait pas des miracles, dit M. l’Abbé Trublet, il fait des prestiges.

Les grands hommes ont des imitateurs. Campistron le fut de Racine. Ses plans sont réguliers, son dialogue & ses caractères bien soutenus. Il y a du pathétique dans certaines scènes, mais point de poésie, point de coloris dans le style, point d’imagination dans l’expression. C’est une diction plus foible que douce, plus pure qu’élégante. Cependant de tous les tragiques du second ordre, il n’y en a point qui ait été plus souvent réimprimé que Campistron.

La Chapelle fut encore un de ceux qui se formerent dans l’école de Racine ; mais le disciple fut très-au-dessous du maître. Ce n’est pas assez d’avoir un modèle ; il faut avoir son génie ou quelque étincelle de ce génie.

Thomas Corneille, frere du grand Corneille, a laissé deux tragédies, le Comte d’Essex & Ariane, foibles de poésie, mais dont les situations sont touchantes.

Nous n’avons point eu depuis Corneille & Racine de Poëte tragique de leur force ; mais sans parler de M. M. de Crebillon & de Voltaire qui font une classe à part, nous en avons eu quelques-uns très-supérieurs aux Poëtes contemporains des deux héros de la scène françoise.

Le Manlius de la Fosse est une piéce digne, à quelques égards, de Corneille.

L’Amasis de la Grange est remarquable par le grand intérêt qui y regne ; mais elle est remplie d’événemens bizarres & romanesques.

L’Ynes de Castro d’Houdar de la Motte, est une piéce très-attendrissante. Elle fut dans le tems très-critiquée & très-suivie.

Le Gustave & le Calisthène de M. Piron ont des beautés particuliéres qui décélent un génie original, mais sa versification flatte peu l’oreille, & par conséquent ne va pas au cœur.

Le sujet de Didon avoit toujours paru peu dramatique ; cependant M. le Franc l’a mis sur le théâtre avec un succès distingué. Le style de sa piéce est pur & coulant ; mais le défaut de contraste dans les caractères n’en rend pas la lecture aussi agréable que la représentation ; & il n’y a pas assez de ces différentes passions qui se croisant les unes avec les autres, produisent l’intérêt qu’on prend à la tragédie.

L’Abensaïd de M. l’Abbé le Blanc est un sujet intéressant, traité par un homme d’esprit, qui sçait nouer une intrigue, préparer une catastrophe, ménager des coups de théatre, tracer des caractères, mais qui ne sçait pas écrire avec cette douceur élégante, qui n’est point incompatible avec la précision & la force.

Les Troyennes, le Philotecte & l’Astianax de M. de Chateaubrun sont imitées des anciens tragiques grecs & ne sont point indignes de leurs modèles.

L’Adele de Ponthieu de M. de la Place, renferme de belles scènes, & des sentimens élevés.

Il y a dans le Spartacus de M. Saurin des traits comparables à ceux de la plus grande force de Corneille. C’est M. de Voltaire qui lui donne cet éloge.

Les piéces de M. Colardeau sont très-bien versifiées.

Le Varvick de M. de la Harpe, piéce bien conduite & bien écrite, fait espérer que ce jeune Poëte, marquera les pas de sa carriere par de nouveaux succès.

Le Siége de Calais de M. du Belloi, a intéressé tous les cœurs françois. Cette piéce lui a mérité les applaudissemens du public & les faveurs de la Cour. Gaston & Bayard, ainsi que Gabrielle de Vergi, sont les dernieres piéces de ce Poëte, & ne sont pas les plus mauvaises.

Toutes les tragédies de M. Marmontel sont remplies de pensées hardies, d’expressions fortes & de grands sentimens. La versification en est imposante. Mais le plan & la conduite ne répondent pas aux beautés de détail ; & dans ces détails même le déclamateur fait quelquefois disparoître le Poëte tragique.

M. de la Dixmerie, en comparant les efforts du génie & du goût dans les Lettres sous Louis XIV. & Louis XV., fait dire au Dieu du goût “que notre siécle avoit vu faire quelque pas de plus à la tragédie ; qu’elle offroit une marche plus active, des effets plus frappans & un caractère plus marqué ; mais qu’il risquoit d’aller au-delà, si les auteurs ne s’arrêtoient à propos….

Bientôt sur la tragique scène,
L’art tragique s’éclipsera.
Je vois travestir Melpomène
En Machiniste d’Opéra.
Bientôt une ivresse indiscrette
Séduira cent jeunes auteurs.
Je vois pour un seul vrai Poëte
Vingt futiles décorateurs.
Bientôt vos tristes pantomimes
Devront tout au jeu de l’auteur.
Je vois dans ces froides maximes
Un froid & vain déclamateur.
Je vois enfin que toute regle
Sera proscrite désormais ;
Et que tel qui prend un vol d’aigle
Ira tomber dans les marais.

Tous les défauts de nos tragiques modernes sont ingénieusement détaillés dans cette tirade agréable. Cette fureur de débiter des maximes dont parle M. de la Dixmerie, a infecté tous les genres. Racine n’a peut-être pas un vers sententieux ; il y en a beaucoup trop dans la plûpart de nos tragédies. D’où vient cela ? C’est que d’une part il est aisé de faire des sentences, c’est que d’un autre côté on est assuré que le public les applaudira. Les adages boursouflés sont souvent déplacés, quelquefois faux, rarement neufs. On faisoit autrefois, dit l’Abbé Trublet, les vers pour les tragédies ; il semble qu’à présent on fasse les tragédies pour les vers.

§. IV.

Poëtes comiques.

JE ne remonterai pas à l’enfance de la Comédie parmi nous. Une liste de Poëtes ignorés & de piéces froides me jetteroient dans des détails fatigans pour moi & ennuyeux pour le public. Je passe tout d’un coup à Corneille. Nous lui devons la premiere Tragédie sublime & la premiere Comédie plaisante qui ayent illustré la France. Il débuta à la vérité par des piéces fort insipides ; mais en 1642. il donna le Menteur. C’est beaucoup que dans un tems où l’on ne connoissoit que des aventures romanesques & de turlupinades grossiéres, Corneille mit la morale sur le théatre. Ce n’est qu’une traduction de l’Espagnol, mais c’est probablement à cette traduction que nous devons Moliere. Il est impossible en effet, dit M. de Voltaire, que cet inimitable Ecrivain ait vu cette piéce sans voir tout d’un coup la prodigieuse supériorité que ce genre a sur tous les autres, & sans s’y livrer entiérement.

Moliere a tracé presque le caractère de tous les originaux qui jouent un rôle ridicule sur la scène du monde. Sa touche est plus forte que fine & délicate ; mais elle est toujours naturelle. Ses peintures sont si vraies, quoique chargées quelquefois, qu’on y reconnoît sans peine les originaux de tous les pays. Boileau l’appelloit le Contemplateur. La nature, disoit-il, semble lui avoir revelé tous ses secrets, du moins pour ce qui regarde les mœurs & les caractères des hommes. Les plus beaux visages ont quelques taches. Moliere, tout admirable qu’il est, n’a ni des intrigues assez attachantes, ni des dénouemens assez heureux. Sa prose est nette, concise, forte, harmonieuse. Ses vers, du moins dans certaines piéces, fourmillent de fautes. Dans d’autres, il est plus pur & plus exact. Le Misantrope, les Femmes savantes, le Tartusse sont écrits, à peu de chose près, comme les satyres de Boileau. L’Amphitrion est un recueil d’épigrammes & de madrigaux faits avec un art qu’on n’a pas imité depuis ; & ses piéces les plus négligées offrent des vers admirables, pleins de sens & de raison, qui se gravent aussi facilement dans l’esprit que dans la mémoire.

Qui ne se plaît point aux Comédies de Regnard, dit M. de Voltaire, n’est point digne d’admirer Moliere. Né avec un génie vif, gai & vraiment comique, il répandit sur toutes ses piéces le sel de l’enjouement. Son dialogue est plein de feu & de saillies. Dans ses Comédies de caractère, il ne le céde à aucun des comiques anciens & modernes, & dans les petites piéces d’intrigue, la gaieté, qui étoit la partie dominante de son génie, se fait sentir avec tous ses charmes.

Le caractère vertueux de Destouches est peint dans ses ouvrages. Presque toutes ses piéces sont morales. Il avoit le talent de saisir les traits essentiels d’un caractère & de le peindre des couleurs qui lui sont propres. Les plans de ses Comédies sont tracés avec intelligence, & il y regne en général beaucoup d’intérêt. Le comique en est noble, mais peu gai ; & son style est plus pur que saillant. Au reste, Destouches connoissoit les bons modèles & savoit les apprécier. Voici une de ses épigrammes qui le prouvera.

Plaute vif & brillant a la force comique,
Abondant, varié, mais souvent bas & plat.
Térence, plein de graces, a l’élégance attique
Toujours vrai, toujours noble & souvent délicat ;
Mais sans nerf & sans force il fournit sa carriere.
Nature qui laissa l’un & l’autre imparfait
Voulant les réunir dans un même sujet,
Les refondit tous deux pour en faire un Moliere.

Destouches tenoit plus de Térence que de Plaute ; mais dans son Glorieux & dans son Philosophe marié, il y a des choses dont Moliere auroit pu se faire honneur.

Une piéce que cet excellent comique auroit avouée avec encore plus de plaisir est la Metromanie de M. Piron. Cette Comédie, la meilleure qui ait paru depuis le Joueur de Regnard, est ingénieuse, plaisante, semée de traits neufs, bien conduite & bien écrite. Son succès fut éclatant, & on ne s’en lassera jamais au théatre & à la lecture. Tout y est préparé, amené, contrasté comme dans les ouvrages des plus grands maîtres. Le caractère de Francaleu est d’un comique charmant, & les autres personnages de la piéce ne sont pas moins agréables à voir sur la scène.

M. de Voltaire, qui, favorisé par la nature des talens les plus opposés, ambitionne toutes les espêces de gloire, a voulu aussi s’exercer dans le genre comique ; & si ses Comédies ne sont pas parfaites, elles se font lire avec plaisir. La plûpart ont eu du succès à la représentation. On y reconnoît en général le talent singulier & rare de cet auteur à la légéreté du style, à la vivacité du dialogue, à la finesse de quelques traits & à l’élégance caractéristique de plusieurs vers frappés à son coin. S’il offre quelquefois du bas & du trivial, si quelques-uns de ses rôles sont insipides ou maussadement plaisans comme la Baronne de Croupillac dans l’Enfant Prodigue ; enfin, si parmi d’excellentes plaisanteries, il y en a plusieurs de fausses, il faut excuser ces défauts dans un homme qui a plus cultivé l’art de Sophocle, que celui d’Aristophane.

Le public étant rassasié des chefs-d’œuvre de nos grands maîtres, on a cherché à ranimer son goût par de nouveaux genres. M. de la Chaussée s’est fait un nom par une espêce particuliére de Drames comiques, ou plûtôt attendrissans, qu’il a adoptée & perfectionnée. Ses piéces touchent jusqu’aux larmes. On les a nommées par dérision des Comédies larmoyantes ; on auroit dû les appeller des piéces de sentiment. L’objet de l’auteur est d’inspirer la vertu, en déclarant la guerre aux vices de la société. Son Préjugé à la mode est à la fois une piéce de caractère & d’intrigue, écrite supérieurement & remplie de détails agréables & de saillies heureuses.

Les Comédies de M. de Boissi sont encore d’un goût nouveau. Il s’est moins appliqué à peindre les mœurs & le sentiment, qu’à satyriser nos ridicules passagers, nos modes nouvelles, enfin ces défauts éphémeres, ces goûts légers & bizarres que le même mois voit naître & mourir. Sa versification est égale, sonore, coulante, gracieuse. On trouve dans ces piéces des morceaux très-piquans ; mais ils ne tiennent pas assez au sujet, & lui sont quelquefois absolument étrangers.

M. de Marivaux a mis dans ses Comédies des idées philosophiques, présentées d’une maniere neuve, singuliére & agréable. Personne ne développe avec plus de finesse les replis les plus cachés du cœur humain. Il cherche moins à peindre des ridicules, qu’à inspirer l’humanité. On lui a reproché d’être diffus dans ses détails, de disserter un peu trop sur le sentiment, & de risquer quelques mauvaises plaisanteries ; mais en général, il y a peu de Comédies du second ordre où il y ait autant d’agrément & de finesse.

Des peintures naïves du cœur, une diction pure, correcte, élégante, le dialogue le plus vif & le plus décent, caractérisent les piéces de M. de St. Foix. Ses plaisanteries ne sont jamais hazardées, & son badinage fait d’autant plus de plaisir, qu’il a toujours l’air naturel, même en offrant les traits les plus ingénieux. Il a le mérite d’avoir créé les sujets de la plûpart de ses piéces, qu’il n’a puisées que dans son imagination.

Notre nation est si riche en auteurs comiques, que nous avons oublié quelques piéces qui méritent l’estime du public, & qui auront celle de la postérité. Telles sont le Grondeur de Brueys & Palaprat, & l’Avocat Pathelin du premier ; piéces dignes de Moliere, dictées par une imagination vive & plaisante.

Nous avons encore un grand nombre de Poëtes comiques qu’il suffit de nommer. Boursault, auteur du Mercure galant ; Dancourt qui réussissoit dans la farce ; du Fresni dont les comédies sont bien écrites & bien dialoguées ; le Sage, le Grand, Poisson, &c. &c. &c. mais ne confondons point avec ces derniers auteurs l’aimable, l’ingénieux auteur de Sidnei & du Méchant. Que de beautés de détail dans ces deux piéces, & sur-tout dans la seconde ! Quelle abondance d’heureux tours ! Quelle harmonie dans la versification ! Quel coloris dans les tableaux ! Quelle délicatesse dans les nuances ! Ce qui distingue sur-tout M. Gresset des autres Poëtes comiques, c’est l’excellente morale dont il a rempli sa piéce, morale qui n’a pu le rassurer sur les dangers du théatre, parce qu’étant débitée par des hommes qui n’ont que peu ou point de mœurs, elle manque son effet.

Il y a eu dans ces derniers tems plusieurs Drames qui n’ont pas été joués ; mais qui méritoient peut-être plus de paroître sur le théatre que tant d’autres piéces froides, ou alambiquées que nous y avons vu. Mr. Marin si connu par sa savante & impartiale Histoire de Saladin, a consacré quelques-uns de ses momens à composer diverses piéces de théatre & de société, imprimées à Paris en 1767. in-8°. On les a lues avec le plus grand plaisir, & elles auroient eu sans doute à la représentation le succès qu’elles ont eu à la lecture. L’auteur a accompagné ses piéces d’observations critiques, où il se censure de la meilleure grace du monde. Un tel procédé étoit digne de lui. Il devoit désarmer la critique & il l’a désarmée. Tous les Journalistes se sont accordés à louer l’ouvrage & l’auteur.

§. V.

Des poëtes d’opéra.

C’Est au Marquis de Sourdeac, gentilhomme de Normandie, qu’on est redevable de l’établissement de l’Opéra en France. Il s’y ruina entiérement & mourut pauvre & malheureux pour avoir trop aimé les Arts.

La destinée de Quinault, le premier Poëte qui travailla avec succès pour la scène lyrique, fut bien différente. Ce fut à ses vers qu’il dut sa fortune. Les étrangers, dit M. de V., ne connoissent pas assez ce Poëte décrié par Boileau, qui étoit incapable de faire ce que Quinault a fait. Personne n’a jamais mieux écrit dans le genre lyrique. Tout chez lui est vif, concis, touchant, naturel & harmonieux. Aucun auteur n’a plus de précision que lui, & jamais cette précision ne diminue le sentiment. Il écrit aussi correctement que Boileau, & par-tout on voit l’homme de goût & l’écrivain aussi délicat qu’élégant.

Quinault avoit dit à Fontenelle qu’il seroit son successeur ; cette prédiction s’accomplit. Nous avons de ce dernier Ecrivain Thétis & Pelée, Opéra représenté en 1689. ; Enée & Lavinie en 1690. Le premier eut le plus grand succès ; il le méritoit. La versification avoit tout ce qu’il falloit à ces sortes d’ouvrages, douce, coulante, ingénieuse. Le second, remis en musique par M. d’Auvergne & représenté en 1758., n’a pas moins réussi.

La Motte, l’ami de Fontenelle, fut son rival dans le genre lyrique. L’Europe galante, Issé, le Carnaval & la folie, Amadis de Grèce, Omphocle dureront autant que le théatre pour lequel elles ont été composées. Elles feront toujours partie de ce corps de réserve qu’il se ménage pour les besoins. Si ses autres Opéra n’ont pas été remis au théatre, c’est la faute de la musique & non des paroles.

Danchet qui travailloit pour le théatre lyrique en même tems que la Motte, eut les suffrages des connoisseurs. M. de Voltaire, qui d’ailleurs n’aime pas Danchet, ne peut s’empêcher de louer ses opéra. Son prologue des Jeux séculaires au-devant d’Hésione, passe, dit-il, pour un très-bon ouvrage, & peut être comparé à celui d’Amadis de Quinault.

L’Abbé Pellegrin, trop décrié de son tems, tems de richesse du moins pour le genre lyrique, brilleroit de nos jours où nous sommes réduits, à cet égard, à la plus grande pauvreté. Il fut le premier juge du génie du célébre Rameau. Les paroles d’Hypolite & d’Aricie sont de lui. Son opéra de Jepkté n’est pas méprisable ; il s’en faut de beaucoup.

Le Ballet des Élémens, celui des Sens & la tragédie de Callirhoé sont les trois opéra qui ont le plus contribué à faire connoître le nom du Poëte Roi sur la scène lyrique. Le commencement du prologue des Élémens est un morceau de poésie majestueuse. Il y a d’autres tirades inspirées par les Muses. Mais en général son pinceau est sec & froid.

Le célébre Rameau préféroit aux Poëmes de Roi ceux de Cahusac, dont les talens étoient inférieurs, mais qui avoit peut-être plus de docilité pour se prêter aux caprices du musicien.

M. de Voltaire a aussi composé des opéra ; mais les lauriers qu’il a recueillis sur la scène lyrique, n’ont point la fraicheur de ceux dont il a été couronné plusieurs fois sur la scène tragique. Il a eu la modestie de l’avouer. “J’ai fait, dit-il, dans ses Lettres secrettes, une grande sottise de composer un opéra ; mais l’envie de travailler pour un homme comme M. Rameau, m’avoit emporté. Je ne songeois qu’à son génie & je ne m’appercevois pas que le mien (si tant est que j’en aie un) n’est point fait du tout pour le genre lyrique. Aussi je lui mandois, il y a quelque tems que j’aurois plûtôt fait un Poëme épique que je n’aurois rempli des canevas. Ce n’est pas assurément que je méprise ce genre d’ouvrage ; il n’y en a aucun de méprisable ; mais c’est un talent qui, je crois, me manque entiérement.”

De nos jours M. M. Fuselier, Duclos, Moncrif & quelques autres, parmi lesquels il ne faut pas oublier l’auteur de Castor & Pollux, M. Bernard, ont travaillé pour le théatre lyrique ; & comme la gloire de leurs ouvrages est indépendante de nos éloges, nous nous contenterons de les citer. Nous finirons par exhorter ceux qui travailleront après ces hommes illustres, de ne pas marcher toujours sur les traces de Quinault. A la bonne heure qu’on imite son style, si on a assez de talent pour joutter contre lui ; mais qu’on ne prêche pas comme lui ces dogmes de galanterie, qui sont l’ame de nos Poëtes chantans. L’amour voluptueux énerve les esprits ainsi que les corps. Il est tems que des passions plus nobles donnent le mouvement à nos tragédies lyriques. Il est tems que les Poëtes abjurent ces maximes corruptrices, qu’on masque du voile de la délicatesse & du sentiment.

On peut donner les mêmes avis aux auteurs des Opéra comiques : genre d’ouvrage dont nous dirons un mot en passant. C’est un Drame mixte qui tient à la Comédie par le fond, & qui s’approche de l’opéra pour la forme. M.M. Panard, Vadé, Favart, Voisenon, Sedaine, Marmontel ont donné à l’opéra comique des piéces qui ont été courues, & dont plusieurs morceaux font honneur à leur goût.

Vadé, que nous venons de citer, fut long-tems l’idole de certains spectateurs. La gaieté de son caractère le porta à un genre singulier, dont il fut le créateur. Il saisit avec la vérité la plus frappante le jargon poissard & les mœurs de la derniere classe du peuple. Il les représenta fidélement dans ses Opéra comiques, dans ses Bouquets poissards & dans d’autres piéces recueillies en trois vol. in-8°. Ces différentes productions plaisent à ceux qui aiment à retrouver la nature dans sa plus grande négligence ; mais il ne faut pas le lire de suite. La continuelle répétition d’un langage naïf, mais grossier, fatigue ceux qui ont le goût délicat.

§. VI.

Poëtes bucoliques.

T Rois auteurs ont couru la carriere de l’Eglogue françoise, Segrais, Fontenelle, & la Motte.

Le premier a été cité par Boileau, comme un modèle en ce genre ; mais c’est un modèle que bien peu de gens de lettres seront tentés de prendre pour leur objet d’imitation. Ce n’est pas que Segrais n’ait assez bien pris le ton pastoral ; mais sa versification est languissante & sa poésie est sans images.

Il n’y en a pas davantage dans les Pastorales de M. de Fontenelle. “Quel style, dit l’Abbé Desfontaines, dans les Bucoliques de Virgile ! Quel langage romanesque & prosaïque que celui de toutes nos Eglogues modernes ! ôtez-en les mots de hameaux, de brébis, de fleurs, de bois, de fontaines ; & substituez-y ceux de Versailles, de Paris, d’Opéra, de Thuillerïes, de bal, &c. : ce ne seront plus des Eglogues, mais des entretiens de cour & des discours de ruelle.” Notre critique avoit en vue les Pastorales de Fontenelle, qui ne sont à la vérité ni dans le goût de Théocrite, ni dans celui de Virgile. Mais il ne faut pas pour cela les dédaigner. C’est un nouveau genre pastoral qui tient un peu du roman. L’Astrée d’Urfé & les Comédies de l’Aminte & du Pastor fido en ont fourni le modèle. L’esprit de galanterie, les graces fines & délicates sont les principaux ornemens des Pastorales de Fontenelle.

La Motte a laissé vingt Eglogues, précédées d’un discours sur ce genre, où l’on trouve des idées neuves. Quant aux Eglogues, plusieurs avoient été couronnées aux Jeux floraux. Il y a de la douceur dans sa versification & de l’esprit dans les entretiens des bergers. Ils se disent souvent des choses fines, qui ne sont guéres à leur portée, mais qui couloient de source chez l’auteur qui les fait parler.

Les Idilles françoises peuvent être rangées dans le genre pastoral. Personne n’a mieux réussi que Madame des Houlieres. Ses Idilles sur les fleurs, sur les oiseaux, sur les moutons, offrent de rians tableaux de la campagne, une morale touchante, un badinage qui cache des idées très-philosophiques, une versification aisée & des tours heureux dans les expressions. On a prétendu que les efforts continuels qu’elle fait pour démontrer l’impuissance de la raison, ne sont propres qu’à énerver l’ame, & à la priver de cette force, de cette énergie qui enfante les vertus. Cette idée nous paroît plus subtile que vraie.

§. VII.

Poëtes satyriques.

R Egnier, le premier Poëte françois qui ait composé des Satyres, dont les gens de goût puissent soutenir la lecture, met beaucoup de force & de gaieté dans ses peintures. Ses expressions sont vives & énergiques ; mais sa Muse n’est pas décente. L’auteur, quoique Ecclésiastique, fréquentoit les réduits de la débauche, & il en avoit rapporté un langage qui a passé dans ses Satyres. Il enseigne le vice, en dépeignant les vicieux.

Boileau, beaucoup plus réservé que Regnier, a moins de verve que lui, moins de naïveté, moins de graces. Ses Satyres ont plus de sel, que d’enjouement, plus d’énergie que de finesse. Mais sa versification est autant au-dessus de celle de Regnier que le siécle de Louis XIV. étoit au-dessus du siécle de Henri III. Si toutes les Satyres de Boileau ressembloient à celle qu’il a adressée à son esprit, il auroit égalé Horace autant qu’on peut l’égaler dans une langue si inférieure à la langue dans laquelle Horace écrivoit. Cette satyre est un chef-d’œuvre. La justesse du raisonnement, la force des pensées, l’élégance du style, l’harmonie des vers, les graces de l’ironie la plus piquante & la mieux menagée, en rendent la lecture délicieuse.

Depuis Boileau, nous n’avons point eu de Poëte, du moins célébre, qui ait donné un corps de Satyres. Mais nous avons eu beaucoup d’Ecrivains satyriques qui ont épanché leur bile dans diverses piéces en vers. Rousseau & M. de Voltaire sont les plus connus dans cette foule immense.

Le premier respire le fiel, & on ne peut citer de lui que quelques Epigrammes, qui soient dignes d’un homme d’esprit qui se venge. Dans ses Epitres on voit trop souvent l’homme atrabilaire, qui n’ayant pas assez de philosophie pour maîtriser son ressentiment, saisit les injures les plus fortes qui se présentent à sa plume pour en accabler ses ennemis.

M. de Voltaire est plus gai ; il excelle par l’art de saisir tout ce qui peut rendre ses adversaires ridicules. Il a un genre d’ironie & de plaisanterie qui n’est qu’à lui ; mais il sort souvent de ce genre. Il se permet les personnalités les plus odieuses ; & il calomnie les mœurs de ceux qui n’avoient attaqué que ses écrits. Il est sans doute douloureux d’avoir à faire cet aveu sur un homme justement célébre par plus d’un talent. Il s’en fâchera sans doute ; mais pour le consoler, nous lui permettons de nous placer dans la premiere diatribe qu’il donnera au public.

Que dirons-nous de la Dunciade qui a irrité tant d’auteurs ? La louer ce seroit nous attirer le blâme de tous ceux que M. Palissot a satyrisés. La censurer, ce seroit flatter les ennemis de cet Ecrivain qui en a beaucoup. Nous nous tairons & nous exhorterons les auteurs à n’être pas le jouet de ce public, dont ils devroient être les maîtres.

§. VIII.

Poëtes lyriques.

NOs faiseurs d’Odes datent presque du moment que nous avons eu une Poésie. Mais de tous ces Lyriques, on ne se souvient que de Ronsard, encore ce souvenir rappelle beaucoup de ridicule. Ce Poëte trouvant sa langue peu riche en expressions nobles & en grandes images, la surchargea de latinismes & d’hellenismes. Ce mêlange de mots grecs & latins avec le jargon barbare qu’on parloit alors, produisoit des sons aussi aigres que ceux dont les onagres font retentir les montagnes des Pyrénées.

Enfin Malherbe vint. Il fut le premier qui connut le génie de sa langue. Il sçut la manier en homme de goût. Il la débarrassa de tout le fatras gothique dont elle étoit accablée. A la place de ce pompeux galimathias, qui étoit le sublime de nos vieux rimailleurs, il mit un style noble, doux, majestueux. Il donne à notre langue de la clarté, de la douceur, de l’élégance. Il fut le pere de notre Poésie. Ses Odes étoient le seul modèle, qu’un homme de goût pût imiter avant le milieu du dernier siécle.

Rousseau ne le perdit pas de vue. La Poésie lyrique est le triomphe de cet Ecrivain. Ses Odes sont pleines d’idées, de tours, d’expressions, d’images dignes d’un rival de Pindare. Nous n’avons point de Poëte plus Poëte que Rousseau ; c’est-à-dire, qui ait porté à un si haut degré le talent de réunir dans une versification harmonieuse & pittoresque les charmes de la Musique & de la Peinture. Quelle richesse de rimes ! Quelle noblesse de pensées ! Quel feu ! Si l’on peut lui reprocher quelque chose, c’est d’avoir été emporté quelquefois par l’amour de la rime, à l’exactitude de laquelle, il a sacrifié de véritables beautés. C’est à cette excessive & ridicule attention de rimer exactement qu’on attribue quelques longueurs, quelques répétitions, quelques lieux communs qu’on trouve dans ses Odes. On désireroit aussi que ces hardiesses d’enthousiasme que trop de correction affoiblit, ce premier coup de pinceau, qui donne la vie au tableau, se rencontrassent plus souvent chez lui.

On les chercheroit encore plus inutilement dans les Odes de la Motte. Les idées de cet Ecrivain sont toujours fines ; mais ses expressions sont presque toujours communes. Au lieu d’images, il y a des traits d’esprit. Il ne connoît pas ce beau désordre du génie qui est l’ame de la Poésie lyrique. Son style est trop souvent sec, froid, didactique. Mais ses défauts sont compensés par des pensées neuves, par des réfléxions ingénieuses, par des maximes philosophiques propres à diriger le sage, à l’éclairer, à le consoler.

Celui qui a le plus approché du genre de la Motte est M. de la Visclede, Secrétaire de l’Académie des Belles-Lettres de Marseille, enlevé aux lettres & à l’amitié depuis quelques années. Il y a de très-belles Odes morales de cet Ecrivain aimable & estimable. Il est, ainsi que son modèle, trop méthodique dans son ordonnance & trop uni dans ses expressions ; mais ses vers sont travaillés, & la précision qu’ils ont communément donne plus de force aux vérités morales qu’ils renferment : vérités qui aux yeux des hommes vertueux valent bien les fictions poétiques. L’Ode sur l’immortalité de l’ame couronnée en 1759. par l’Académie Françoise, est une des plus belles de M. de la Visclede ; mais ce n’est pas la seule qu’on connoisse de cet ingénieux Académicien.

Les Odes de M. le Franc de Pompignan sont remplies de beautés vraiment lyriques ; & quoiqu’on ait beaucoup critiqué ses Poésies sacrées, il y a des morceaux dignes de Rousseau. Si la versification, dans d’autres tirades, est dure & foible, il faut espérer que ce défaut disparoîtra dans les nouvelles éditions de ses poésies, qui seront souvent réimprimées.

M. de Bologne a donné en 1758. in-12. des Odes sacrées qui ont été accueillies. L’heureux choix des mots & des images rend ce petit recueil précieux.

M. l’Abbé Sabatier, professeur au Collège de Tournon, est justement célébre par les Odes nouvelles qu’il publia en 1766. in-12. Il a très-bien connu l’esprit du genre lyrique. La magnificence du style & l’audace des figures brillent dans ses Odes. Son style vif, pressé & impétueux, respire ce beau désordre qui est un effet de l’art. Depuis Rousseau, aucun Poëte n’avoit touché la lyre avec plus de succès. L’auteur réunit la sagesse des plans & la chaleur de l’exécution, l’enthousiasme & la philosophie.

Nous n’avons eu en vue que de parler ici des Lyriques qui ont donné un recueil de leurs Odes ; ainsi nous passerons sous silence les Odes de Racine pere & fils, quoiqu’elles soient dignes d’être connues ; l’Ode sur la prise de Namur par Boileau, qui prouve qu’on peut très-bien sentir les beautés de Pindare sans savoir les imiter ; les Odes de M. de Voltaire qui ne sont pas ses meilleurs ouvrages, &c. &c.

Les chansons rentrent dans le genre de l’ode. Le nombre en est immense, & nous en avons de recueils aussi volumineux que l’Histoire ancienne. Le meilleur & le plus court est intitulé : Anthologie Françoise, ou Chansons choisies publiées par M. Monet 1765. trois vol. in-8°. Il y a réellement du choix dans ce recueil, & le Mémoire historique sur la chanson dont M. de Querlon l’a orné, suffiroit seul pour le faire rechercher.

Les cantates sont ainsi que les chansons l’ouvrage de la Poésie & de la Musique ; mais elles sont susceptibles de bien plus de beautés. Rousseau en est le créateur. Les Italiens lui en avoient à la vérité donné l’idée ; mais il a surpassé ses maîtres, en faisant des Poëmes réguliers, aussi agréables à la lecture que le meilleur Opéra est ennuyeux.

M. le Franc de Pompignan qui a marché sur les traces de Rousseau dans ses odes, l’a aussi imité dans ses cantates. Nous en avons de lui qui sont susceptibles de tous les charmes de la Musique. La plûpart ont reçu cet ornement. La poésie en est noble & harmonieuse.

§. IX.

Poëtes didactiques.

B Oileau est à la tête de cette classe de Poëtes. Son Art Poétique offre l’exemple & le précepte à la fois. Il est supérieur par la méthode qui y regne à celui d’Horace ; & lorsqu’il imite ce Poëte, il semble moins copier ses pensées que les créer.

Racine le fils a chanté la Grace & la Religion dans deux Poëmes, pleins de beaux vers. Le second vaut mieux que le premier. Il est rempli de détails heureux ; & quoique M. de V. l’ait trouvé trop peu varié, il faut avouer que l’auteur a tiré tout le parti possible de son sujet. Il entendoit la méchanique des vers aussi bien que son pere ; mais il n’en avoit pas l’ame, & ce défaut de chaleur répand de la langueur sur ses ouvrages.

Le Poëme de la Loi naturelle par M. de Voltaire est au rang des Poëmes didactiques. On y désireroit un ordre plus sensible, des raisonnemens plus conséquens, une versification plus exacte, une poésie plus harmonieuse. Il y a une Epître du même auteur qui renferme plus de venin encore que son écrit sur la Religion naturelle, & le poison est bien plus habilement préparé. Il n’est pas possible de trouver des vers plus doux, plus coulans, plus sonores.

Il est malheureux qu’on ait fait un Poëme de l’Art d’aimer. Nous en avons un sous ce-titre qui a été plusieurs fois réimprimé. Il est plus décent & plus méthodique que celui d’Ovide ; mais Ovide a bien plus de graces, plus d’esprit, plus d’imagination.

L’Art de la Peinture par M. Wattelet est d’un homme qui sçait manier le pinceau, le burin & la lyre. De beaux vers ornent ses leçons & embélissent ses préceptes. On fait le même éloge d’un Poëme sur le même sujet par M. le Mierre ; mais s’il y a plus de poésie, il y a moins d’ordre que dans celui de M. Wattelet.

Les Saisons par M. de St. Lambert, offrent à la fois les charmes touchans de la poésie & les beautés nobles de la philosophie.

Le Poëme de M. Dorat sur la Déclamation théatrale, est plein de chaleur & d’intérêt. Son style est fleuri, abondant ; ses tableaux sont rians, ses comparaisons heureuses, ses expressions bien choisies.

Un grand Roi, célébre par plusieurs victoires, a chanté l’art de la guerre, art qu’il n’a pas étudié en vain. Ce Poëme, traduit en plusieurs langues, respire le génie, même dans les endroits, où l’illustre auteur a négligé de donner à sa versification, cette douceur, cette mollesse élégante, que son sujet ne comportoit peut-être pas.

Les Epîtres philosophiques, les Epîtres morales appartiennent au Poëme didactique. Boileau nous a laissé d’excellens modèles des unes & des autres. Le style & la versification de ce genre d’épîtres, doivent être énergiques sans être durs. Telle est la diction de Boileau. Il instruit en badinant, & lorsqu’il n’est que sérieux, ses pensées frappent par leur vérité. Elles sont également propres à former le goût & les mœurs.

M. de Voltaire a choisi dans ses Epîtres des sujets très-intéressans, & il les manie avec cet art & cette adresse qui l’a mis au rang de nos plus beaux esprits. Sa philosophie n’est point une dialecticienne pointilleuse ; c’est une grace enjouée qui répand les agrémens sur ce qui en paroît le moins susceptible. Il seroit à souhaiter qu’il eût quelquefois mieux caché sa façon de penser sur certaines matieres, & qu’il eût respecté tout ce qui est respectable.

Rousseau a des Epîtres pleines d’un grand sens, & où l’on trouve des vers très-énergiques ; mais elles sont défigurées par le style marotique, & par des images grotesques qui font un contraste singulier avec les réfléxions que lui dicte sa raison.

Quelques Epîtres de Mr. Gresset, telles que celle à sa Muse ont plus de graces ; le badinage n’en est point amer. Tout y respire l’homme d’esprit, l’homme aimable & le bon citoyen.

M. de la Harpe a fait imprimer dans ses Mêlanges littéraires des Epîtres, où il imite le ton de celles de M. de Voltaire, sans le copier. Il parle à l’imagination autant qu’à la raison, & sa philosophie est toujours ingénieuse.

§. X.

Poëtes élégiaques.

NOs anciens Poëtes cultiverent ce genre de poésie ; mais aucun ne mérite d’être nommé. Menage, vers le milieu du dernier siécle, fit des Elégies, mais en pédant sans génie, qui entasse les épithètes, au lieu de rassembler les images.

Madame la Comtesse de la Suze effaça ce mauvais Poëte. Ses Elegies sont tendres & délicates. Celle que la Fontaine fit sur la disgrace de M. Fouquet, a des beautés touchantes, & on y voit avec plaisir un Poëte sensible ; un homme généreux, qui ne craint point de déplorer la disgrace d’un protecteur qui avoit déplu à un Monarque très-puissant.

L’Elegie fut maniée ensuite par bien des Poëtes, mais placés la plûpart dans la derniere classe du Parnasse, si l’on en excepte Madame des Houlieres. Quelques-unes de ses Elégies peuvent servir de modèle. On y trouve des comparaisons heureuses qui ne servent qu’à irriter sa douleur, des images tristes, dont la recherche n’est que trop naturelle à une personne véritablement touchée. Elle semble prendre plaisir à augmenter ses peines, en envisageant tous ceux qui jouissent des biens qu’elle n’a plus.

De nos jours, l’Héroïde a pris la place de l’Elégie. L’Epître d’Heloise à Abailard par M. Colardeau, a tourné beaucoup de nos jeunes Poëtes vers ce genre, qui demande beaucoup de chaleur dans l’ame & dans l’imagination de ceux qui s’y destinent. L’ouvrage de M. Colardeau est plein de feu, & la poésie en est à la fois brillante & pathétique.

On connoît l’abondance heureuse du style de M. Dorat. Ses héroïdes se ressentent de cette qualité, qui lorsqu’elle n’est point dirigée par le goût, peut devenir un défaut. Il joint toujours l’esprit au sentiment, sans que l’un affoiblisse l’autre.

Nous avons de M. Blin de Sainmore quatre Héroïdes recueillies en 1768. in-8°. Son pinceau est meilleur & respire les graces.

M. de la Harpe a couru dans sa premiere jeunesse la carriere de la Héroïde ; & lorsqu’il fit imprimer les siennes, il se permit de critiquer sévérement celles de M. de Fontenelle, dont je n’ai point parlé. La raison de mon silence est que je pense à peu près sur les piéces de cet ingénieux philosophe comme M. de la Harpe. Il regne un Froid & sec entortillage dans les Lettres héroïques de Fontenelle ; son style est sans chaleur & sans images. On peut dire à la louange de son critique, qu’il ne l’a pas imité dans ses défauts.

Le style de M. Barthe dans son héroïde de M. l’Abbé de Rancé, est noble, animé, plein de force. Plusieurs autres Poëtes ont cultivé le champ fécond de l’Epître héroïque ; mais il est à craindre que la facilité apparente que ce genre promet à un génie médiocre, ne dégoûte le public de ce genre qui demande une ame très-sensible & un goût très-délicat. “Un écolier à peine échappé à la férule, dit M. Dorat, & plein de cette effervescence enfantine, qu’il nomme imagination, choisit un sujet quelconque. Il rassemble au bout l’un de l’autre trois ou quatre cens vers bien lâches, bien diffus, bien platement funéraires. Il y joint l’Estampe, la Vignete & le cul de lampe, & cela s’appelle une héroïde.”

§. XI.

Épigrammatistes françois.

C Lément Marot est le premier en datte & peut-être en mérite. Sa Muse a du naturel, de l’enjouement, de l’énergie ; mais elle se permet des libertés dignes d’un cynique.

Saint Gelais, son contemporain, dit des choses fort communes en rimes riches. Quelques-unes de ses Epigrammes sont bonnes, mais la plûpart mauvaises.

La clarté & la précision sont le mérite des poésies de Mainard ; mais on y désireroit plus de pureté dans le style & plus de finesse dans les pensées.

Brebeuf a des Epigrammes dignes de Martial. Nous en avons cent de lui sur une femme fardée & la plûpart sont agréables.

Le chevalier de Cailli a laissé un recueil d’Epigrammes. Son style est naturel, mais foible. Il y en a pourtant qui réunissent l’esprit & la naïveté. Presque toutes sont morales.

Les Epigrammes de St. Pavin sont heureuses pour le tour ; mais les expressions n’en sont pas toujours décentes.

Chapelle a aussi quelques Epigrammes, dont la pointe est assez piquante.

Racine avoit un talent particulier pour ce genre, mais nous n’avons qu’une très-petite partie des Epigrammes, que son génie naturellement satyrique avoit produites.

Boileau a conservé soigneusement les siennes ; le plus grand nombre ne méritoit pas cet honneur, & il valoit mieux comme satyrique que comme épigrammatiste.

Rousseau lui est infiniment supérieur ; & si l’on excepte Marot, son modèle, il n’a point d’égal dans le genre de l’épigramme. Une expression forte & énergique, des tours originaux, une pointe bien amenée caractérisent ordinairement les siennes. Nous parlerons ailleurs de celles qui ne sont pas simplement satyriques.

Bruzen de la Martiniere avoit donné un recueil des Epigrammatistes françois en 2. vol. in-12. Cette collection a été recherchée ; mais on lui préfére aujourd’hui l’Anthologie françoise, ou recueil de Madrigaux & d’Epigrammes depuis Marot jusqu’à présent ; Paris, 1769. 2. vol. in-12.

§. XII.

De l’apologue & caractère des différens Fabulistes François.

LA Fable est une instruction déguisée sous l’allégorie d’une action suivant la définition d’un homme d’esprit. Esope, l’inventeur de l’Apologue, ne prit d’abord pour acteurs que des animaux. Le tableau de leurs ruses & de leurs finesses, étoit un miroir dans lequel l’homme se voyoit tout entier. Les fables d’Esope ont été traduites dans toutes les langues en vers & en prose. L’on a déja fait connoître Phédre qui l’imita parmi les Latins dans l’article des Poëtes que Rome a produits. Les fables de cet élégant Ecrivain sont autant de miniatures admirables pour la simplicité, la vérité & le naturel.

La Fontaine, qui a été son rival parmi nous, a des couleurs plus vives sans en avoir moins de naïveté & des graces. Il nous tient lieu d’Esope, de Phédre & de Pilpai. Il semble que par ses Apologues, dit la Motte, il ait voulu rendre aux mœurs ce qu’il leur avoit ôté par ses contes. Indépendamment de la morale que ses fables renferment, il enchante par les graces piquantes de son style ; on y sent à chaque ligne ce que la gaieté a de plus riant, & ce que le gracieux a de plus attirant. Il joint à toute la liberté de la nature tous les agrémens de l’esprit. On lui reproche seulement de n’avoir pas toujours sçu finir où il falloit ; on souhaiteroit que son style fût plus châtié, plus précis, & qu’en surpassant le Phédre en délicatesse, il l’eût égalé dans la pureté de l’élocution. Ses moralités sont quelquefois tirées de trop loin ; & il insinue d’autres fois des maximes, dont la conséquence seroit dangereuse pour la jeunesse. Mais ces petites taches n’empêchent point qu’il ne soit le premier parmi les modernes, & qu’il n’ait surpassé les anciens. Il se croyoit pourtant fort au-dessous de Phédre, mais Fontenelle a très-bien dit qu’il ne lui cédoit le pas que par bêtise : mot plaisant qui exprime avec finesse le caractère d’un génie supérieur qui se meconnoît, faute de se regarder avec assez d’attention.

Les succès de la Fontaine exciterent l’émulation de ses contemporains. Il eut des imitateurs de son tems & il en a eu encore plusieurs dans notre siécle. Sans prétendre régler les rangs de cette foule de concurrens qui se sont présentés tour-à-tour, voici ce que je pense sur chacun d’eux d’après Mr. Querlon, qui les a presque tous caractérisés dans ses feuilles, & d’après les réfléxions que j’ai faites en les lisant.

Furetiere, contemporain de la Fontaine, osa publier sous les yeux en 1651. cinquante fables que peu de gens connoissent & que personne ne lit.

Benserade a fait plus de deux cents fables en quatrains, & il y en a quelques-uns d’heureux, parce que le sujet s’y est prêté ; mais pour s’être mis à l’étroit en s’assujettissant à cette forme, le reste est aussi méprisé que ses métamorphoses en rondeau.

Le Noble a donné aussi deux cents fables, qui malgré la dureté de son style & sa froide prolixité, ont eu dans le tems quelque vogue, parce que la plûpart de ces fables sont politiques ou relatives aux événemens qui faisoient alors la matiere de ses pasquinades ; mais qui sont peu lues aujourd’hui. On les a recueillies en 2. vol. in-12.

Les fables de Desmay publiées en 1678. sous le titre de l’Esope françois, ont quelque facilité ; mais froides, sans grace & verbeuses, elles sont entiérement oubliées.

Boursault, Fuzelier, de Launay ont fait d’assez bonnes fables enchassées dans différentes piéces de théatre, mais n’ont point traité l’apologue ex professo.

Les fables de l’Abbé de Grecourt, qu’on a si soigneusement ramassées dans toutes les éditions des œuvres de ce sale écrivain, & sur-tout dans la derniere de 1761., sont si bizarres ou si licencieuses, qu’il ne mérite pas d’être mis au nombre de nos fabulistes.

La Motte ne voulant laisser aucun genre que sa Muse n’eût essayé, a produit cent fables imprimées in-4°. & in-12. Il y en a de fort ingénieuses & quelques-unes très-bien faites ; mais les meilleures ne valent pas, à beaucoup près, le discours éloquent qui leur sert de préface. “Je ne me serois pas hazardé à écrire des fables, dit-il, si j’avois cru qu’il fallût être absolument aussi bon que la Fontaine pour être souffert après lui ; mais je pensois qu’il y avoit des places honorables au-dessous de la sienne…. N’y auroit-il pas même quelque justice à me compter, en compensation des beautés qui me manquent, le mérite de l’invention que mon prédécesseur ne s’est point proposé ? A huit ou dix idées près qui ne m’appartiennent que par des additions, ou par l’usage moral que j’en fais, il a fallu inventer mes fables pour exprimer mes vérités ; il a fallu enfin être tout à la fois l’Esope & le la Fontaine. C’en étoit sans doute trop pour moi ; il ne seroit pas juste d’exiger que j’égalasse ni l’un, ni l’autre.” La Motte l’a fait pourtant quelquefois, & M. de V. conte une chose plaisante qui se passa dans un souper au Temple chez M. le Prince de Vendôme, au sujet des fables de la Motte. Elles venoient de paroître, & par conséquent tout le monde affectoit d’en dire du mal. Le célébre Abbé de Chaulieu, l’Evêque de Luçon, fils du fameux Bussi Rabutin, & beaucoup plus aimable que son père, un ancien ami de Chapelle, plein d’esprit & de goût, l’Abbé Courtin, & d’autres bons juges des ouvrages, s’égayoient aux dépens de la Motte. Le Prince de Vendôme & le Chevalier de Bouillon enchérissoient sur eux tous ; on accabloit le pauvre auteur : Je leur dis, ajoute M. de V., Messieurs, vous avez tous raison, vous jugez en connoissance de cause ; quelle différence du style de la Motte à celui de la Fontaine ! Avez-vous vu la derniere édition des fables de la Fontaine ? Non, dirent-ils ; quoi ! vous ne connoissez pas cette belle fable qu’on a trouvé parmi les papiers de Madame la Duchesse de Bouillon ? Je leur récitai la fable ; ils la trouverent charmante ; ils s’extasioient. Voilà du la Fontaine ! disoient-ils ; c’est la nature pure, quelle naïveté ! Quelle grace ! Messieurs, leur dis-je, la fable est de la Motte ; alors ils me la firent répéter & la trouverent détestable.

On a de l’épigrammiste le Brun des fables d’un style plus simple & plus propre au genre, mais en général foibles & médiocres.

Richer, malgré la foiblesse de sa poésie, qui est toujours terre à terre & d’une imagination d’ailleurs peu riante, Richer a plus approché de la Fontaine que tous ses prédécesseurs ; il a donné, comme lui, douze livres de fables.

Il a paru depuis Richer plusieurs autres fabulistes & entr’autres, M. Pesselier, auteur d’un corps de fables écrites d’un style net, & de quelques piéces de théatre aussi mêlées d’apologues ; M. de Fresnai, dont nous avons un recueil de Fables grecques, ésopiques & sibaritiques, distribuées en deux volumes in-12., & imprimées à Orléans en 1750. ; M. Ganeau, qui a publié en 1760. cinq livres de fables, où il y a de la variété & de la gaieté ; le Pere Grozelier de l’Oratoire, dont les fables ont vu le jour en 1768. in-12. ; le Pere Barbe de la Doctrine Chrétienne, à qui l’on doit aussi un recueil de fables publiées en 1762. ; M. d’Ardenne, de l’Académie de Marseille, dont les œuvres imprimées en 4. vol. renferment un recueil de fables, qui sont peut-être le meilleur de ses ouvrages.

Mais celui de tous les fabulistes modernes qui s’est le plus distingué dans cette carriere, est M. l’Abbé Aubert. Il semble avoir franchi tout l’intervale du tems qui le sépare de la Fontaine pour marcher immédiatement après lui. Un ton de sentiment très-bien soutenu, de la douceur & du naturel, de la naïveté même, & cet air de facilité qui convient au genre, forment le caractère de ses fables.

M. le Duc de Nivernois a lu depuis peu à l’Académie Françoise quelques fables, qui sont l’ouvrage d’un homme du monde, d’un philosophe aimable & d’un moraliste ingénieux.

§. XIII.

Poëtes de société.

C’Est sous ce nom, que nous tracerons l’esquisse de tous les auteurs de Poésies fugitives qui depuis Abailard ont inondé notre Parnasse. Mr. Dorat a donné à la tête de ses Fantaisies un discours dont nous ferons usage, parce qu’il contient à-peu-près tout ce que nous pouvons faire entrer dans ce Paragraphe. Nous n’adopterons pas cependant tous ses jugemens, & nous nous permettrons quelquefois de changer son style.

Le roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris, & continué par Jean de Meun fut en quelque sorte l’aurore de la Poésie françoise. On avoit beaucoup de chansons avant ce Poëme ; (car nous avons toujours aimé à chanter) mais on n’avoit aucun ouvrage de cette étendue. Ce roman rimé étant à la fois voluptueux & satyrique, devoit avoir un grand succès, il flâtoit deux des plus grandes passions des hommes. On le lit encore aujourd hui ; & ses peintures naïves sont des fleurs qui ne sont pas tout-à-fait fanées.

Villon parut ensuite, mais il déshonora plus la Littérature par sa vie scandaleuse, qu’il ne perfectionna la poésie par ses talens.

Marot eut la gloire de faire ce que Villon n’avoit point fait. Après lui vinrent St. Gellais, Belleau & d’autres rimeurs qui eurent peut-être plus de réputation, mais qui avoient certainement moins de mérite.

Parmi les éleves de ces Poëtes négligés, il faut compter Chapelle, génie heureux, génie facile ; mais qui à son voyage de Provence près, où même tout n’est pas bon, n’a fait que des choses médiocres.

La Fontaine, son ami, avec autant de facilité que lui, avoit un génie beaucoup plus original. C’étoit l’enfant gâté de la nature ; & ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il s’ignoroit lui-même, & qu’il étoit sublime sans le savoir. Jamais il ne chercha les fleurs dont il sema ses ouvrages ; elles se présenterent à lui, & il ne se donnoit pas même la peine de les arranger. Nous avons parlé de ses fables. Ses contes ne devoient pas être lus à cause de leur objet, & le sont cependant beaucoup plus, quoiqu’ils n’aboutissent presque tous qu’à conduire une femme à la derniere foiblesse, & qu’il y ait des longueurs dans quelques-uns. Si les sujets sont monotones, les détails sont très-variés, & ce sont précisément ces détails qui en sont tout le danger. Parmi les autres Poésies fugitives de la Fontaine, il y en a très-peu qui vaillent ses fables & ses contes.

Les contes épigrammatiques de Rousseau ont plus d’énergie, mais bien moins de naïveté. Un galant homme n’en peut soutenir la lecture ; l’obscénité la plus abominable en souille chaque vers, & il est malheureux qu’avec un si grand talent pour la poésie, il en ait fait un si funeste usage.

L’Abbé de Chaulieu versifioit dans le même tems que Rousseau ; mais il n’afficha pas son talent. Il avoit l’imagination brillante & l’ame sensible. Ces deux dons si rarement unis, caractérisent tous ses écrits. Sa morale est toute en sentimens ; mais cette morale est celle d’Epicure. Il est diffus, incorrect, mais pénétré de ce qu’il écrit : qualité précieuse à laquelle on doit le peu de bons vers qu’on lit encore. Son ami la Fare, étoit comme lui, le Poëte de la nature.

L’Abbé de Chaulieu mourut précisément dans le tems que M. de Voltaire commençoit à briller sur notre Parnasse. Ce Poëte fut son héritier. Les graces autant que les Muses ont dicté ses poésies fugitives. S’il a moins de chaleur que Chaulieu, il est aussi moins inégal, plus saillant ; il respire plus souvent cette gaieté françoise qui s’évapore dans nos cercles & qu’il a fixée dans ses écrits. On a trouvé trop de ressemblance dans la plûpart de ces petites Epîtres pour lesquelles M. de Voltaire a un talent vraiment original. Mais si le fond est presque toujours le même, la forme est bien différente. Il est inépuisable en tours ingénieux, en saillies agréables. Heureux s’il avoit toujours respecté la Religion, & s’il n’avoit jamais fait rougir la vertu.

M. Gresset a un caractère moins marqué que M. de Voltaire & parcourt un cercle plus étroit. Ses poésies respirent la paresse, le goût de la solitude & des plaisirs tranquilles. Ses badinages sont sans amertume. Son Vertvert est le plus enjoué de tous ceux qui sont sortis de sa plume. Dans ses Epîtres légeres, on voit un Poëte facile qui orne la raison & qui égaie la morale. Des phrases plus courtes, des périodes mieux coupées feroient mieux sentir l’air de facilité qu’ont presque toutes ses poésies.

Un homme illustre dans l’Europe par les belles actions dont sa vie est ornée, l’est encore par les beaux vers que sa Muse a produits. Nous ne le nommerons point ; le public le devinera sans peine.

De tous les éleves de M. de Voltaire, on a distingué M. Desmahis. Esprit, finesse, critique, légéreté de style, rien ne manquoit à ce Poëte aimable.

Ce qu’on a vu de M. le Duc de Nivernois est marqué au coin de l’esprit & du goût. Sa prose est énergique & ses vers sont délicats.

Hamilton se signala dans le siécle dernier par des vers remplis de graces ; M. le Chevalier de Bouflers est l’Hamilton de nos jours.

M.M. de Voisenon, de St. Lambert, de Tressan ont dans leurs poésies le ton des gens du monde & l’élégance, la pureté de nos meilleurs Académiciens.

Ce qui est échappé à M. Bernard n’eùt pas déplu à Anacréon.

Les Amusemens de M. Legier sont dignes d’un homme d’esprit. Ils paroissent n’avoir rien coûté à sa Muse, & il y a autant de facilité que d’agrémens.

Les talens d’Ovide & peut-être ses défauts se font sentir dans tout ce qui est sorti de la plume féconde de M. Dorat.

M. d’Arnaud a dans la plûpart de ses piéces les graces de l’harmonie & l’énergie de la raison.

La Muse naissante de M. François promet beaucoup. M. de Voltaire l’a déclaré son successeur. Nous souhaitons qu’il recueille ce riche héritage.

Les François ont produit tant de poésies légeres qu’une plus longue liste des auteurs de ce genre pourroit ennuyer. L’Abbé Regnier des Marais, Pavillon, la Monnoye, méritoient peut-être une petite place dans cette nomenclature ; mais il faut nécessairement que dans une multitude immense, il y ait quelqu’un qui se perde dans la foule.

Nous aurions pu parler aussi de Vergier, l’imitateur de la Fontaine dans le conte ; de Grecourt qui se piquoit du même talent ; de M. Robé qui a travaillé dans le même genre. Mais la pudeur est trop allarmée par la plus grande partie de leurs productions, pour que nous les fassions connoitre.