VI.
Ses petits poèmes son théâtre.
Comme je vous en ai prévenus, je vous parlerai aujourd’hui des petits poèmes de La Fontaine et de son théâtre.
Par « petits poèmes » de La Fontaine nous entendons des poèmes qui, en vérité, sont plus longs que les Fables et que les Contes, mais qui, étant des poèmes didactiques et des poèmes épiques, sont moins longs que les poèmes épiques et que les poèmes didactiques que nous avons coutume de considérer dans l’histoire de la littérature ; c’est pour cela qu’on les a appelés « les petits poèmes de La Fontaine », ce qui ne répond pas à une idée très précise, mais vous comprenez ce que l’on a voulu entendre parla.
Les petits poèmes de La Fontaine sont : Philémon et Baucis, le Quinquina, la Captivité de saint Malc, Adonis et les Filles de Minée.
De Philémon et Baucis je ne vous dirai presque rien aujourd’hui, parce que ce que ce poème contient de plus beau, de plus brillant et de plus charmant, j’ai eu l’occasion de vous le lire lorsque je vous ai décrit le caractère de La Fontaine et lorsque je vous ai parlé du goût de La Fontaine pour la médiocrité et de la manière exquise dont il s’est exprimé sur ce goût et sur cette chose. Je vous indiquerai seulement que Philémon et Baucis a probablement hanté l’imagination de Gœthe, puisque le grand poème de Faust finit presque par l’épisode de Philémon et Baucis ; il l’a traité d’une façon particulière dans laquelle je n’ai pas lieu d’entrer aujourd’hui et cela m’entraînerait trop loin ; mais il l’a traité à un point de vue à la fois philosophique et psychologique infiniment intéressant. Il a montré Faust qui, après s’être élevé peu à peu dans l’échelle de l’humanité par sa conscience, par son goût du travail, par le goût de l’activité féconde et productrice qui lui est venu, il l’a montré ayant cependant une grave défaillance de conscience, toute naturelle, du reste, de la part du puissant et du victorieux. Il est victorieux, et il est puissant, et, ce qui vaut mieux, il est producteur, il a créé de la paix, du bonheur et de la vie tout autour de lui. Une chose gêne cet heureux et ce tout-puissant, une feuille de rose est dans son lit de sybarite qui, pourtant, est un sybarite très revenu : la chaumière et les trois tilleuls de Philémon et Baucis gênent sa vue, gênent la perspective qu’il a sur l’étendue des flots ; et, ce qui lui est singulièrement reproché, du reste, ce qui est considéré comme sa dernière faute, presque son dernier crime, quelque chose du moins entre la faute et le crime, il fait abattre les tilleuls et la chaumière.
J’ai tenu à vous indiquer ce détail avec ce petit rapprochement parce que cela montre au moins que Gœthe s’est intéressé à Philémon et Baucis, dont il est probable qu’il a trouvé l’histoire plutôt dans La Fontaine que dans Ovide, encore que, bien entendu, je n’en sache rien.
Pour ce qui est du Quinquina, il faut bien que je vous en parle puisqu’il nous présente le talent de La Fontaine occupé à un singulier objet, et puisque, du reste, il y a, dans le Quinquina, des vers très remarquables.
Le Quinquina est universellement méprisé de ceux qui ne l’ont pas lu et même de quelques-uns de ceux qui en ont pris connaissance. Il m’est arrivé (j’aime à m’accuser de mes fautes), il m’est arrivé d’en causer avec mon pauvre ami Moréas, et Moréas me disait : « Il n’y a pas un poème de La Fontaine qui ne soit très beau ! » Se reprenant un peu, car il hésitait sur ses propres paradoxes, il disait : « Il n’y a pas un poème de La Fontaine qui ne contienne au moins de très beaux vers. » Je lui répondis : « Mais pourtant, pour ce qui est du Quinquina, je crois qu’il serait difficile d’y trouver de beaux vers Je vous assure, me répondit-il, qu’il y a de très beaux vers dans le poème du Quinquina. » Je me promis, dès ce moment, de relire ce poème, et, dès que j’eus quitté Moréas, je pris mon La Fontaine et m’adressai directement au poème du Quinquina. Et Moréas, qui s’était peut-être un peu avancé, avec sa fougue ordinaire, et qui avait peut-être dit de confiance quelque chose à quoi il ne croyait pas beaucoup, Moréas avait raison : il y a de très beaux vers dans le Quinquina, et je vous les lirai dans un instant.
Ce qui fait que, en général, on ne lit point ce poème et qu’on a raison de ne point le lire, c’est que La Fontaine avait été invité, évidemment, par un de ses grands protecteurs ou une de ses aimables protectrices, à faire l’éloge du Quinquina, parce que c’était une question du jour, parce que c’était un accusé à défendre, ou parce que c’était un arriviste, légitimement arriviste, et qu’il s’agissait de faire parler de lui, le Quinquina étant très discuté, très contesté. La Fontaine se mit à l’œuvre avec beaucoup trop de conscience. Il a tenu à faire un poème technique, non pas seulement didactique, mais véritablement technique, un poème où il fût question longuement de l’origine du quinquina, de la plante qui produit l’écorce dont il est tiré, et puis de tous ses effets, de tout le mécanisme très compliqué, surtout à le comprendre comme La Fontaine l’a compris, de tout le mécanisme de l’action du quinquina sur nos pauvres machines humaines. Tout cela fait un poème très difficile à lire, très ennuyeux, en définitive, et que La Fontaine, semble-t▶-il, n’était pas forcé d’écrire. Il aurait pu ce qu’il fait à quelques endroits du reste il aurait pu se contenter de parler des bienfaits du quinquina, des personnes que déjà il avait guéries. Par parenthèse, il y en a une qui ne lui plaisait pas beaucoup, à lui, La Fontaine, et dont cependant il a cité le nom avec conscience dans le poème du Quinquina ; c’est Colbert, qui en avait ressenti, paraît-il, de bons effets.
Et maintenant je ne vous entretiendrai pas davantage du poème du Quinquina, en général, mais j’attirerai votre attention sur les beaux vers qu’il contient. Le début est tout à fait épique, tout à fait mythologique à la grande manière des poèmes épiques anciens.
D’où vient la maladie ? Voilà une belle question, une belle question d’histoire universelle.
D’où vient la maladie parmi les mortels Elle nous vient, assure le poète, de la Némésis. Vous savez très bien ce que c’est que la Némésis : c’est la jalousie des dieux contre l’homme, cette jalousie étant personnifiée quelquefois dans une déesse fatale, pernicieuse, malicieuse, au moins, et qui nous est très désagréable. C’est la Némésis qui a créé la maladie.
Lorsque Prométhée eut créé la race humaine, les dieux, voyant des êtres semblables à eux, n’en eurent pas peur précisément, mais eurent de l’envie à leur égard et leur envoyèrent la maladie. Voilà, sur ce point, ce que La Fontaine va nous dire en vers véritablement remarquables :
Après que les humains, œuvre de Prométhée,Furent participants du feu qu’au sein des dieuxIl déroba pour nous d’une audace effrontée,Jupiter assembla les habitants des cieux.« Cette engeance, dit-il, est donc notre rivale !Punissons des humains l’infidèle artisan ;Tâchons, par tout moyen, d’altérer son présent.Sa main du feu divin leur fut trop libérale.Désormais nos égaux, et tout fiers de nos biens,Ils ne fréquenteront vos temples ni les miens.Envoyons-leur de maux une troupe fatale,Une source de vœux, un fonds pour nos autels. »Tout l’Olympe applaudit. Aussitôt les mortelsVirent courir sur eux avecque violence,Pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs.Pandore ouvrit sa boîte ; et mille maux diversS’en vinrent au secours de notre intempérance.Un des dieux fut touché du malheur des humains :C’est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains,C’est Phébus Apollon. De lui vient la lumière,La chaleur, qui descend au sein de notre mère,Les simples, leur emploi, la musique, les vers,Et l’or, si c’est un bien que l’or pour l’univers.Ce dieu, dis-je, touché de l’humaine misère,
créa la médecine par l’entremise de son fils Esculape, comme vous savez.
Voilà les vers qui sont parmi les plus beaux de ceux de La Fontaine, qui ont un souffle épique, de la largeur, de l’ampleur, et qu’il faut connaître au moins de souvenir.
Il y en a d’autres qui sont plus intéressants, non pas plus beaux, mais qui sont plus intéressants au point de vue de l’idée. La Fontaine ne se pique pas d’une logique absolue, il ne se pique pas de ne tomber jamais dans la contradiction. Il nous a indiqué que les maux nous viennent des dieux qui sont jaloux de l’homme, et puis, ailleurs, il nous assure que les maux viennent de nous, de notre imprudence, de notre sottise. Et il est peut-être intéressant de voir dans La Fontaine la théorie de Jean-Jacques Rousseau, la théorie que J.-J. Rousseau exposera dans sa fameuse lettre à Voltaire sur l’optimisme et le pessimisme.
Vous dites qu’il y a un mal immérité et, du reste, inintelligible sur la terre. Je soutiens, moi, Rousseau, qu’il n’y en a pas, parce que tous les maux dont nous souffrons viennent de nous. Et vient le raisonnement que vous connaissez : S’il y a un tremblement de terre à Lisbonne, il est évident que ce ne sont pas les hommes qui en sont cause Pardon, si ! jusqu’à un certain point ; car si les hommes habitaient des huttes comme les sauvages, et non pas des maisons de sept étages, il y aurait des tremblements de terre, mais ils seraient inoffensifs.
Si ce n’est pas irréfutable, c’est assez spirituel.
Que les maux viennent de nous-mêmes, c’est donc ce qu’a soutenu J-J. Rousseau, et c’est ce que soutient déjà La Fontaine, et je ne vois pas trop qui a présenté cette idée avant lui. Vous me direz que mon information est bornée, j’en conviens, mais enfin, en tout cas, ce n’est pas un grand esprit qui a mis cette idée en lumière. Si nous remontons au chapitre des Cannibales, de Montaigne, nous n’y voyons pas cette idée ; nous la voyons si nous voulons l’y mettre, nous en voyons les premiers linéaments, mais nous ne la voyons pas avec la netteté de cette formule : les maladies des hommes sont leur ouvrage. Or, c’est ce que dit La Fontaine :
Je ne veux pour témoins de ces expériences,Que les peuples sans lois, sans arts et sans sciences.(Discours sur les Arts, les Sciences et les Lettres. On dirait tout à fait du J.-J. Rousseau.)
Les remèdes fréquents n’abrègent point leurs jours,Rien n’en hâte le long et le paisible cours.Telle est des Iroquois la gent presque immortelle :La vie, après cent ans, chez eux, est encor belle.Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids ;La mère au tronc d’un arbre avecque son carquoisAttache la nouvelle et tendre créature ;Va sans art apprêter un mets non acheté.Ils ne trafiquent point des dons de la nature ;Nous vendons cher les biens qui nous ont peu coûté.L’âge où nous sommes vieux est leur adolescence.Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort.Peut-être ils se mettraient à l’abri de la mortPar le secours de l’ignorance.
Il n’y a rien de plus net. Si c’est l’idée de J.-J. Rousseau, qu’avait déjà formellement La Fontaine, peu importe. Pour le moment, ce qu’il y a de certain, c’est que ce sont des vers très agréables, et un couplet qui mérite de sauver le poème du Quinquina de l’oubli.
La Captivité de saint Malc, voilà que j’en dirai moins de bien que du poème du Quinquina. La Captivité de saint Malc est un poème religieux. Le fond, l’idée, la fable, non, l’histoire parfaitement authentique, est celle-ci :
Malc est un homme qui, après avoir vu tous les pays du monde, se réfugie dans la solitude. Il va de désert en désert avec une certaine inquiétude d’esprit qui est parfois assez bien marquée par La Fontaine ; et il est monté dans un vaisseau pour faire une traversée sur la Méditerranée. Il est pris, avec ses compagnons de route, par un pirate barbaresque qui l’emmène dans son pays. Il est conduit dans la maison de cet Arabe avec une jeune dame qui a été séparée de son mari dans le partage. Malc et cette jeune dame sont donc les esclaves de l’Arabe, qui les traite durement, qui les méprise, qui les couvre d’insultes et de railleries, qui leur commande des choses auxquelles ils ne peuvent consentir. Enfin, Malc, pour délivrer la jeune dame de la torture que sa présence fait qu’elle endure (parce que le seigneur arabe veut absolument les marier ensemble), se sauve à travers beaucoup de périls.
Cette histoire est faible dans La Fontaine, elle est froide. Voyez-vous, le sujet est religieux, et quand il s’agit d’un sujet religieux, La Fontaine n’est pas en possession absolue de tous ses moyens. Il a fait, dans la Captivité de saint Malc, des vers classiques très précis, très nets, un peu solennels, un peu froids ; dirai-je un peu guindés ? je n’oserai pas aller jusque-là, mais presque un peu empesés.
Je ne vois à retenir, et il faut que vous reteniez, dans la Captivité de saint Malc, que ce passage cité un peu partout, et il n’est pas nécessaire d’avoir lu la Captivité de saint Malc pour le connaître ; il est brillant, charmant, et il vous montrera comment, dans un poème où il se sent mal à l’aise et où il n’est pas inspiré, La Fontaine retrouve son inspiration. Il la retrouve — naturellement — quand il s’agit d’une fable à introduire dans le poème.
Le saint couple, à la fin, se lasse du mensonge ;En de nouveaux ennuis l’un et l’autre se plonge.Toute feinte est sujet de scrupule à des saints,Et, quel que soit le but où tendent leurs desseins,Si la candeur n’y règne ainsi que l’innocence,Malc à ces sentiments donnait un jour des pleurs :Les larmes qu’il versait faisaient courber les fleurs.Il vit, auprès d’un tronc, des légions nombreusesDe fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses.L’une poussait un faix, l’autre prêtait son dos :L’amour du bien public empêchait le repos.Les chefs encourageaient chacun par leur exemple.Un du peuple étant mort, notre saint le contempleEn forme de convoi soigneusement portéHors les toits fourmillants de l’avare cité.
Le travail des fourmis et l’enterrement d’une fourmi ! Vous savez l’anecdote, la légende qui remonte au temps même de La Fontaine : La Fontaine arrivant en retard pour dîner, comme cela lui arrivait très souvent, et disant, pour s’excuser : « Vous me comprendrez, j’étais très occupé : j’étais à l’enterrement d’une fourmi. » Cette légende est peut-être née de ce passage de la Captivité de saint Malc dont je vous parle, et des réflexions de saint Malc sur ce spectacle.
Vous m’enseignez, dit-il, le chemin qu’il faut suivre.Ce n’est pas pour soi seul qu’ici-bas on doit vivre.Vos greniers sont témoins que chacune de vousTâche à contribuer au commun bien de tous.Dans mon premier désert j’en pouvais autant faire ;Et, sans contrevenir aux vœux d’un solitaire.L’exemple, le conseil et le travail des mainsMe pouvaient rendre utile à des troupes de saints…
La réflexion à faire, ◀semble-t▶-il, sur ce petit épisode, c’est que ce n’est donc pas par simple obéissance aux lois du genre que La Fontaine, dans ses fables, met toujours une moralité, car ici, quand il n’est pas forcé d’en mettre une, puisque ce n’est pas une fable qu’il écrit, même quand c’est un épisode d’un poème épique religieux, il y met une moralité. Je suis convaincu que c’est très sincèrement, que c’est très candidement, j’ajouterai que c’est très philosophiquement, que La Fontaine croit que nous pouvons prendre des exemples sur nos frères inférieurs, les animaux.
L’Adonis est un tableau. Il n’y a pas de narration. Il y a les amours de Vénus et d’Adonis, et la mort d’Adonis, et les pleurs que verse Vénus sur ce pauvre jeune homme sitôt sacrifié à la colère des dieux. C’est un tableau, mais c’est un tableau délicieux, c’est une peinture des amours de Vénus et d’Adonis.
Le poème est encadré dans une petite invocation à la duchesse de Bouillon, mais cette invocation je vous l’ai lue déjà. C’est là qu’il y a ce couplet charmant où se trouve le vers délicieux :
Ni la grâce plus belle encor que la beauté…
C’est l’introduction au poème d’Adonis.
Le tableau lui-même, car je ne veux pas dire le poème, contient des vers absolument merveilleux, qui sont parmi les plus voluptueux qu’ait écrits La Fontaine, et tout à fait des plus exquis. Une partie en a été citée, ce n’est généralement pas la plus heureusement venue. Ce sont les exclamations de La Fontaine sur le bonheur de ces deux amants, j’allais dire divins il n’y en a qu’un qui soit divin mais sur le bonheur de ces deux amants élyséens. Ces exclamations me paraissent un peu froides. Ce qui est délicieux, ce qui rappelle les peintures les plus charmantes des peintres de l’amour les plus suaves, c’est ce que je vais vous lire.
Quelles sont les douceurs qu’en ces bois ils goûtèrent !
Voilà, précisément, une de ces exclamations que je n’aime pas beaucoup et qui me paraissent plutôt refroidir qu’animer la peinture que vous allez voir.
Ô vous de qui les voix jusqu’aux astres montèrent,Lorsque par vos chansons tout l’univers charméVous ouït célébrer ce couple bien-aimé,Grands et nobles esprits, chantres incomparables,Mêlez parmi ces sons vos accords admirables…
C’est une invocation aux poètes qui ont déjà chanté les amours de Vénus et d’Adonis. Quels sont ces poètes ? Je n’en connais que deux : c’est Ovide, et c’est le chevalier Marini, le cavalier Marin, comme on disait au dix-septième siècle. Il doit y en avoir d’autres chez les Grecs, je ne les connais pas, excusez-moi. En tout cas, c’est à Ovide et au cavalier Marin que La Fontaine s’adresse certainement ici.
Passons donc sur ces exclamations qui sont agréables, mais un peu fades, et lisons ce qui suit :
Echo, qui ne tait rien, vous conta ces amours ;Vous les vîtes gravés au fond des antres sourds :Faites que j’en retrouve au temple de MémoireLes monuments sacrés, sources de votre gloire,Et que, m’étant formé sous vos savantes mains,Ces vers puissent passer aux derniers des humains !Tout ce qui naît de doux en l’amoureux empire,Quand d’une égale ardeur l’un pour l’autre on soupire,Et que, de la contrainte ayant banni les lois,On se peut assurer au silence des bois,Jours devenus moments, moments filés de soie,Agréables soupirs, pleurs enfants de la joie,Vœux, serments et regards, transports, ravissements,Mélange dont se fait le bonheur des amants,Tout par ce couple heureux fut lors mis en usage.Tantôt ils choisissaient l’épaisseur d’un ombrage :Là, sous des chênes vieux où leurs chiffres gravésSe sont avec les troncs accrus et conservés,Mollement étendus, ils consumaient les heuresSans avoir pour témoins, en ces sombres demeures,Que les chantres des bois, pour confident qu’AmourQui seul guidait leurs pas en cet heureux séjour.Tantôt sur des tapis d’herbe tendre et sacrée,Adonis s’endormait auprès de Cythérée,Dont les yeux enivrés par les charmes puissantsAttachaient au héros leurs regards languissants.Bien souvent ils chantaient les douceurs de leurs peines :Et quelquefois assis sur le bord des fontaines,Tandis que cent cailloux, luttant à chaque bond,Suivaient les longs replis du cristal vagabond :Voyez, disait Vénus…
Et elle va dire des vers de Lamartine, je vous préviens. C’est tout naturel de la part d’une déesse immortelle ! Elle va dire à peu près des vers de Lamartine ; parfaitement ; des vers du Vallon et des vers du Lac.
— Voyez, disait Vénus, ces ruisseaux et leur course.Ainsi jamais le Temps ne remonte à sa source.Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger,Mais vous autres, mortels, le devez ménager,Consacrant à l’Amour la saison la plus belle.Souvent, pour divertir leur ardeur mutuelle,Ils dansaient aux chansons, de Nymphes entourés ;Combien de fois la lune a leurs pas éclairés…
Suit la description, qui est moins belle dans ce qui suit que dans ce que je vous ai lu.
Voilà les vers véritablement divins, pour un sujet divin, que La Fontaine a trouvés dans le poème d’Adonis. Il y en a d’autres, mais c’est toujours la fleur de La Fontaine que je vous présente. Il y a ceci, par exemple, ceci qui pourrait être mis en épigraphe, en tête des œuvres de La Fontaine, et l’épigraphe serait à demi menteuse comme la plupart des épigraphes, mais au moins elle répondrait à ce que La Fontaine a fait de plus beau, de plus charmant, de plus exquis.
Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,Flore, Echo, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines.
Voilà, évidemment, l’épigraphe même de la partie supérieure des œuvres de La Fontaine.
Les Filles de Minée sont un agréable poème, ou plutôt sont une agréable trilogie. On aurait certainement appelé cela une trilogie du temps des Grecs ; c’est-à-dire que ce sont trois poèmes encadrés dans une aventure dont l’affabulation est celle-ci.
Nous sommes en Grèce, dans la Grèce européenne, et le culte de ce dieu, bizarre encore, et qui le sera toujours du reste, le culte de ce dieu oriental qui s’appelle Dionysos, qui s’appelle Bacchus aussi, le culte de ce dieu vient d’être introduit dans la Grèce, et les filles de Minée, qui sont pour la vieille religion ancestrale, se refusent au culte de ce dieu étrange ; elles restent chez elles pendant les fêtes consacrées à Bacchus, pendant les premières dionysiaques et pour user le temps, tout en filant ou dévidant, elles proposent de se conter des histoires, et, comme ce sont des jeunes filles, elles se content des histoires d’amour. Elles se content trois histoires d’amour qui ne nous intéressent pas beaucoup. Il y en a une, Pyrame et Thisbé, écrite en assez jolis vers par La Fontaine. Ce ne sont certainement pas ces narrations qui nous attireront, elles n’ont rien d’extraordinaire et pourraient être écrites par un poète, aimable et distingué, mais par un poète déjà de second ordre. Ce qu’il y a de très heureux, ce sont des vers isolés et des couplets, peu longs en général, où La Fontaine retrouve absolument toute sa grâce et tout son charme. Par exemple ceci qui est un petit intermède, le petit couplet d’Iris ou d’une de ses sœurs, d’une des filles de Minée, sur l’amour considéré comme producteur de belles actions, sur l’amour considéré comme ferment ou levain de générosité, de grandeur d’âme, de magnanimité, de courage. Ceci c’est, comme vous le savez, une idée chère à nos hommes de 1630, une idée antérieure, par conséquent, à La Fontaine, une idée qui n’est pas tout à fait de son temps, qui peut paraître surannée même, un peu, à l’époque où il l’exprime ; mais enfin il l’a exprimée et cela est intéressant précisément au point de vue des filiations et des péripéties de l’histoire littéraire.
La jeune Iris à peine achevait cette histoire ;Et ses sœurs avouaient qu’un chemin à la gloireC’est l’amour. On fait tout pour se voir estimé.Est-il quelque chemin plus court pour être aimé ?Quel charme de s’ouïr louer par une boucheQui, même sans s’ouvrir, nous enchante et nous touche !Ainsi disaient ces sœurs…
Ce passage est tout à fait curieux à extraire et à retenir au point de vue de l’idée. C’est une boutade de La Fontaine ; mais au point de vue de l’histoire littéraire et des idées poétiques, ou même des idées philosophiques dans l’histoire littéraire, le passage est assez curieux.
Sur la fragilité du bonheur, nous avons deux ou trois vers que je tiens à mettre en relief.
Je pense qu’il s’agit de Pyrame et Thisbé dont la Parque a fauché les jours. Mais il importe peu. Il s’agit de deux amants qui, au moment d’entrer dans le port, ont eu le malheur d’être frappés par le ciel.
On les allait unir ; tout concourait pour eux ;Ils touchaient au moment, l’attente en était sûre :Hélas ! il n’en est point de telle en la nature ;Sur le point de jouir, tout s’enfuit de nos mains :Les dieux se font un jeu de l’espoir des humains.
« Sur le point de jouir, tout s’enfuit de nos mains. » Ceci est un souvenir mythologique, c’est Tantale ; et en même temps cela nous fait songer aux beaux vers de Musset sur le bonheur :
Et le peu de bonheur qu’on rencontre en chemin.Nous n’avons pas plus tôt ce roseau dans la mainQue le vent nous l’enlève…
Il y a encore, dans les Filles de Minée, à citer, mais à un autre point de vue, au point de vue du travail de La Fontaine, de la façon dont il travaillait, il y a à citer deux vers de l’épisode de Pyrame et Thisbé.
Le lendemain Thisbé sort et prévient Pyrame.
(c’est-à-dire le devance).
L’impatience, hélas ! maîtresse de son urne,La fait arriver seule et sans guide aux degrés.L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
« L’ombre et le jour luttaient dans les champs azurés » ; d’abord le vers est délicieux, et puis remarquez que c’est un thème sur lequel La Fontaine a brodé plusieurs fois. La lutte du jour et de la nuit, soit au crépuscule du matin, soit au crépuscule du soir, c’est une des idées poétiques qu’il caresse sans cesse et qu’il a le plus souvent exprimée, toujours avec une certaine variante, variante heureuse. Vous savez qu’il a dit ailleurs, dans les Lettres à sa femme, dans le Voyage en Limousin :
Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour,Ou lorsqu’il n’est plus nuit, et n’est pas encor jour.
Et, plus tard, dans les Fables, il a repris ce thème-là et il en a fait le quatrain célèbre :
A l’heure de l’affût, soit lorsque la lumièrePrécipite ses traits dans l’humide séjour,Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrièreEt que, n’étant plus nuit, il n’est pas encore jour.
Ces rapprochements sont un travail auquel nous n’avons pas le temps de nous livrer, mais c’est un travail charmant que de voir comment l’artiste s’exploite lui-même, et comment l’artiste fait ses réserves, lorsqu’il a rencontré quelque chose qu’il trouve agréable pour en faire quelque chose de plus agréable encore et de plus selon son cœur et selon son goût. Ainsi les vers que je vous citais l’autre jour :
… Les lieuxHonorés par les pas, éclairés par les yeuxDe l’aimable et jeune bergère…, etc.
qui sont dans les Deux Pigeons, ces vers se trouvaient déjà dans Clymène. Ils sont adressés, dans la pensée de La Fontaine, à la duchesse de Bouillon.
J’arrive au théâtre de La Fontaine. Ce théâtre se compose d’une tragédie qu’il n’a pas achevée, dont il n’a écrit que deux actes, de plusieurs opéras et de comédies dans la manière italienne.
La tragédie qu’il n’a pas achevée, c’est Achille. Il en a fait deux actes. Il n’y a rien à dire de ces deux actes d’Achille, si ce n’est qu’ils pourraient être écrits par n’importe qui, pourvu que ce n’importe qui eût un peu le talent de tout le monde. Rien n’est remarquable comme ceci, et cela s’est constaté bien souvent : ce que produisent les hommes qui sont nés pour un genre, lorsqu’ils s’appliquent à un autre genre que celui pour lequel ils sont nés, pourrait être en effet produit par le premier venu. Vous savez ce que c’est que les vers de Voltaire dans les Tragédies. Ce ne sont pas de mauvais vers, mais ce sont des vers qui ne portent pas du tout le cachet de Voltaire, à moins qu’il ne s’agisse des discours moraux ou philosophiques qu’il introduit dans ses drames et qui, alors, sont tout simplement du Voltaire proprement dit, du Voltaire des Discours sur l’homme ; il y a certainement là la marque de Voltaire ; mais tout le reste, tout ce qui est dialogue, tout ce qui est tirades, tout ce qui est récit, cela pourrait être écrit par de Belloy aussi bien que par Voltaire. Ce n’est pas du style de Voltaire, c’est du style de la tragédie de cette époque, voilà tout. De même La Fontaine, qui n’était pas né pour le genre dramatique, pour le genre tragique surtout, quand il écrit Achille, écrit comme aurait pu le faire l’abbé Genest, ou Campistron, qui, du reste, n’est pas du tout un versificateur méprisable, ou tout autre. Ce sont des vers de tragédie comme on les faisait à cette époque. Je ne fais qu’une petite exception et encore elle est pour ainsi dire secondaire pour le discours de Phénix.
Vous savez très bien que, dans l’lliade, il y a un chant qu’on intitule le Chant de l’ambassade, et où Phénix, Ulysse et Ajax vont supplier Achille, qui s’est retiré sous sa tente, d’en sortir et de revenir combattre avec les Grecs ; et là le discours qui touche le plus Achille est le discours de son bon vieux père nourricier, Phénix, qui le supplie, en invoquant le souvenir de son enfance qu’il a tant soignée, d’une façon si diligente et si paternelle, qui le supplie de revenir auprès des Grecs. Eh bien ! le discours de Phénix est intéressant, et une petite étude que je vous recommande en passant, serait de rapprocher le discours de Phénix, dans Homère, du discours de Phénix dans l’Achille de La Fontaine, qui est un peu plus élevé de ton. Les petits détails précis — même trop précis — du père nourricier, dans Homère, sont éliminés par La Fontaine ; mais le ton de bonhomie souriante et de bonhomie touchante, émue et qui doit émouvoir, y est. Quelques vers seulement pour vous donner ce ton :
Dois-je croire, seigneur, qu’Ulysse ait vainementEssayé d’adoucir votre ressentiment ?On dit plus : vous partez, votre flotte nous quitte !Les Grecs n’ont, après tout, rien fait qui le mérite.Mais vos amis ! mais moi ! Car Phénix en ceciPrétend avoir à part ses intérêts aussi.Je vous ai dans mes bras porté dès votre enfance.Quand vous eûtes passé ce temps plein d’innocence.Une jeunesse ardente exigeait d’autres soins,Je les pris, avec fruit ; vos faits en sont témoins.Le succès de ces soins devrait, en récompense,Donner à mes conseils chez vous plus de créance.C’est le prix que j’en veux. Peut-être vous croyezPar quelque amour pour moi me les avoir payés !Il est vrai, vous m’aimiez pendant votre jeune âge :Aujourd’hui j’en demande un nouveau témoignage….
Vous voyez le ton, il est agréable. C’est le ton juste de familiarité qu’on pouvait supporter au théâtre dans une tragédie ; je doute même un peu que le public du temps l’eût supporté tout à fait ; mais je n’en fais qu’un compliment, et un très grand compliment, à La Fontaine.
J’ai oublié de vous parler de l’Eunuque. Je ne veux pas vous en parler si ce n’est pour vous indiquer (c’est un petit sujet de lecture que je vous propose) que, à mon avis, il y a tout un monologue exquis, absolument exquis, délicieux : c’est la traduction, ou plutôt l’adaptation libre du fameux panégyrique du parasite. Dans Térence il y a un parasite, c’est Gnaton, qui dit en substance :
« Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle différence il y a entre un homme et un autre homme ! Mon Dieu ! il y a des gens qui ne comprennent rien à leur siècle, à leur temps ! Moi, je suis parasite et je m’en honore, c’est un métier admirable ! Je rencontre un de mes vieux amis d’enfance dans un état, dans un équipage abominable, enfin suant la misère, et je lui dis :
— Comment te trouves-tu dans un état pareil ?
— Mon ami, c’est que je ne suis pas riche.
— Mais alors, que ne te fais-tu parasite ?
— Parasite ? me répond mon vieil ami, je n’aime pas à recevoir des coups, des coups de pied, des coups de poing et des nasardes, je n’aime point…, etc.
— Comment, mon ami, tu en es là ? Mais tu n’as pas observé le moins du monde l’évolution de notre époque ! Il en était ainsi que tu dis, il y a bien longtemps, dans le siècle dernier, et même au-delà du siècle dernier. De nos jours, le parasite est un roi ! Le parasite, pourvu qu’il soit aimable avec le maître de la maison, pourvu qu’il flatte ses goûts, ses manies, et pourvu qu’il montre à chaque instant à quel point le patron est un homme supérieur, le parasite est plus maître dans la maison que le maître de la maison lui-même, et il est ce que tu me vois être, gros et gras, frais et la mine vermeille, admirablement vêtu et faisant l’envie de tous les honnêtes gens…. »
Ce passage, très amusant, est d’une philosophie historique fort curieuse. La Fontaine l’a traduit comme vous savez qu’il traduisait quand il rencontrait une de ces choses s’accommodant, et si bien, à sa nature et à son genre.
Que le pouvoir est grand du bel art de flatter !Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister !Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse,Et qu’entre l’homme et l’homme il sait mettre d’espace !Un de mes compagnons, qu’autrefois on a vuDes dons de la fortune abondamment pourvu,Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves,Voulait être servi par un monde d’esclaves,Devenu maintenant moins superbe et moins fier,S’estimerait heureux d’être mon estafier.Naguère en m’arrêtant il m’a traité de maître,Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnaître :Autant qu’il était propre, aujourd’hui négligé,Je l’ai trouvé d’abord tout triste et tout changé,« Est-ce vous ? » ai-je dit. Aussitôt il me conteLes malheurs qui causaient son chagrin et sa honte ;Qu’ayant été d’humeur à ne se plaindre rien,Ses dents avaient duré plus longtemps que son bien,Et qu’un jeûne forcé le rendait ainsi blême.
Gnaton donne à son vieil ami le bon conseil : « Imite mon exemple et fais-toi parasite. » L’autre se rebiffe :
« Gardez-en, m’a-t-il dit, le profit tout entier :On ne m’a jamais vu ni flatteur, ni parjure :Je ne saurais souffrir ni de coups ni d’injure ;Et, lorsque j’ai d’un bras senti la pesanteur,Je ne suis point ingrat envers mon bienfaiteur.D’ailleurs faire l’agent, et d’amour s’entremettre,Couler dans une main le présent et la lettre,Préparer les logis, faire le compliment ;Quand Monsieur est entré, sortir adroitement,Avoir soin que toujours la porte soit fermée,Et manger, comme on dit, son pain à la fumée ;C’est ce que je ne puis ni ne veux pratiquer.Adieu ! »
« Quel petit esprit ! » se dit Gnaton, et comme celui-ci ignore le bel air des choses ! Il faut que je le mette au courant :
« Il s’en trouve, ai-je dit, qu’à bien moins on oblige,Et c’est là le vieux jeu qu’à présent je corrige.On voit parmi le monde un tas de sottes gensQui briguent des flatteurs les discours obligeants :Ceux-là me plaisent fort ; je fuis ceux qui sont chiches,Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.Je les repais de vent, que je mets à haut prix ;Prends garde à ce qui peut allécher leurs esprits ;Sais toujours applaudir, jamais ne contredire ;Etre de tous avis, en rien ne les dédire ;Du blanc donner au noir la couleur et le nom ;Dire sur même point tantôt oui, tantôt non.Ce sont ici leçons de la plus fine étoffe ;Je commente cet art, et j’y suis philosophe.Le livre que j’en fais aura, sans contredit,Plus que ceux de Platon de vogue et de crédit. »
Pendant que je répare mes oublis, vous me permettrez de vous donner une petite indication qui vous intéressera à certains égards ; elle est curieuse. La Fontaine n’a composé à peu près que les deux tiers de l’Achille, puisqu’il n’en a écrit que deux actes ; il n’en a fait qu’une ébauche ; mais il faut croire qu’on lui trouvait le talent dramatique, même comme auteur de tragédie, puisqu’on lui a attribué, et puisqu’on a imprimé sous son nom, en Hollande, une tragédie intitulée Pénélope, et qui était de l’abbé Genest. Cette tragédie avait été écrite par l’abbé Genest en 1684. Vingt ans plus tard, dit l’abbé Genest lui-même, à peu près vingt ans plus tard, exactement dix-neuf ans, l’abbé Genest nous apprend que cette tragédie a été imprimée en Hollande sous le nom de La Fontaine, ce qui, du reste, le flatte infiniment, mais ce qui, enfin, n’est pas exact. Le détail est assez curieux, je ne voulais pas le laisser passer. J’arrive à l’Astrée.
La Fontaine devait évidemment écrire une Astrée, puisqu’il en était hanté depuis sa dix-septième ou sa dix-huitième année jusqu’à l’âge de « la barbe grise ». Il a écrit une Astrée très ordinaire quoique assez bien conduite ce n’est qu’un épisode de l’Astrée, le principal, à la vérité, les amours d’Astrée et de Céladon mais sans talent supérieur ; c’est simplement acceptable. Il y a quelques vers, quelques vers d’opéra, bien entendu, quelques vers qui, quoique vers d’opéra, sont tout à fait distingués et gracieux, dont je ne veux pas vous priver.
Astrée et son amie Philis ont été consulter un oracle qui est dans une grotte, au bord d’une fontaine, gardée par des dragons. Elle en sort à la nuit tombante, à ce moment que La Fontaine aime tant à décrire et qu’il décrit encore une fois :
Retirons-nous aussi, quittons cette demeure ;La peur m’y saisit à toute heure.Il est tard, et chacun s’en retourne aux hameaux ;L’ombre croit en tombant de nos prochains coteaux ;Rejoignons ces bergers. Déjà la nuit s’avance,Dans ces lieux règne le silence.Bergers, attendez-nous !… Ils ne m’écoutent pas.
Voilà des vers comme, avec la nonchalance d’un homme qui fait un opéra, La Fontaine était capable d’en trouver.
La Coupe enchantée est amusante. Vous avez pu en juger, car on l’a jouée il n’y a pas encore très longtemps ; je l’ai vu jouer, entre parenthèses, d’une façon charmante, par mon pauvre ami Leloir, qui était excellent dans ces silhouettes un peu falottes de nécromant, de sorcier, de bohème, etc. De la Coupe enchantée je ne vous dirai rien, parce qu’elle est en prose, en prose facile, brillante, fleurie même quelquefois, mais en prose seulement, et comme nous avons si peu de leçons à consacrer à La Fontaine, ce n’est pas sur une comédie en prose de La Fontaine que nous allons insister. Ce qu’il y a de très bon dans la Coupe enchantée, et ce qui fait qu’on la joua très longtemps, ce qui fait que vous la voyez encore de nos jours, ce n’est pas que les péripéties en soient ni extraordinaires, ni bien émouvantes, mais c’est qu’elle est toujours en scène.
Ce qu’on appelle « être toujours en scène », c’est ceci : c’est le don particulier, de la part de l’auteur, de présenter les choses de manière que nous ayons bien la sensation que nous les voyons, et non pas qu’on nous les récite. La sensation d’une lecture faite par des acteurs, c’est la sensation que nous avons lorsque le poète n’a pas le don dramatique ; lorsque nous avons la sensation de quelque chose qui est vécu par les acteurs, c’est que l’auteur est doué véritablement. Or, La Fontaine n’est pas toujours doué au point de vue dramatique, il s’en faut ! Mais ici, il l’a été. Sa pièce n’est pas, à la vérité, dramatique, mais elle est toujours en scène, et même là où il n’y a pas lieu d’en faire un plus grand éloge.
Ragotin est plus intéressant. Ragotin est une grande pièce où l’on voit bien que La Fontaine, sans s’y être tué, s’est pourtant appliqué avec un certain intérêt et surtout avec beaucoup de complaisance, et qu’il a tirée de Scarron.
Il y a tout un La Fontaine (que de choses on aurait à dire et qu’on n’a pas le temps de dire !), il y a tout un La Fontaine, je ne dirai pas burlesque, mais demi-burlesque, et qui savait se servir des procédés burlesques, des procédés burlesques même les plus communs. Sûr de lui, sûr de sa parfaite mesure, sûr de sa discrétion, de son goût parfait, il se permettait le burlesque, sachant bien qu’il s’arrêterait de lui-même et sans s’y appliquer, au moment où le burlesque devient trivial, devient rebutant. Voilà le ton, et ce demi-burlesque très fin, il l’a eu souvent. Lorsque vous lisez la fable de la Poule et les Deux Coqs, vous avez un procédé du burlesque employé très nettement par La Fontaine :
Deux coqs vivaient en paix. Une poule survint,Et voilà la guerre allumée.Amour, tu perdis Troie, et c’est de toi que vintCette querelle enveniméeOù du sang des dieux même on vit le Xanthe teint.
Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est un procédé de Scarron, tout simplement. Cela consiste à rapprocher un événement petit et trivial d’un grand événement historique ou mythologique, de parler des petites choses en termes emphatiques. C’est un des procédés classiques, et même usés, de Scarron, et La Fontaine, avec sa dextérité, ne se refuse pas ces effets-là parce qu’il sait que, sous sa main, ils seront toujours mesurés.
Il avait donc un véritable goût que je ne lui reproche pas du tout pour le burlesque entendu comme l’entendent les honnêtes gens, et il a tiré du roman de Scarron, avec Champmeslé (mais c’est à peine si je dis avec Champmeslé, car on sait bien que les choses signées La Fontaine et Champmeslé étaient de La Fontaine tout seul ou à peu près ; la part de Champmeslé consistait à faire jouer et répéter les comédiens ; cela est absolument certain), donc, avec Champmeslé, si vous voulez, il a tiré de Scarron une comédie intitulée Ragotin. Cette comédie n’est pas bonne, elle est mal faite. Elle devrait être composée de plusieurs éléments bien reliés les uns aux autres selon les lois de l’art dramatique. C’est ce qui manque. Les événements y sont juxtaposés sans y être enchaînés et engrenés d’une façon solide ; il en résulte un peu d’incohérence, et, peut-être même serait-ce votre impression, un peu de monotonie, dans le ton comique, dans le ton divertissant. Ce n’est pas très amusant. Seulement, voici, pour moi, ce qui est intéressant et curieux : Ragotin abonde en récits, en narrations, naturellement je dis naturellement, puisque La Fontaine suivait un peu le texte de Scarron et que le texte de Scarron est tout en récits d’autre part, comme La Fontaine est un narrateur admirable et comme il connaît son talent à cet égard, il ne s’est pas refusé de traduire en vers quelques-uns des récits de Scarron, et ce petit travail que vous pouvez trouver futile, frivole, était estimé des gens du dix-septième siècle, très estimé même. Vous savez que Thomas Corneille a traduit en vers le Don Juan de Molière, et traduit d’une façon étonnante, extraordinaire d’aisance, de souplesse et de bonne grâce. De même La Fontaine traduisait Scarron de la façon suivante.
De ces récits qui sont très divertissants, je ne vous en citerai qu’un parce qu’il faut se borner ; je vous citerai la chevauchée de Ragotin et l’âne tué. On dirait un roman de Jules Janin, l’Ane mort. Je vous citerai donc l’Ane mort de Ragotin, l’assassinat de l’âne par Ragotin et ce qui s’ensuit, ou plutôt ce qui l’a amené.
A un moment, on voit arriver Ragotin poursuivi par un charretier, qui n’est pas le charretier embourbé, mais un charretier très en colère. Le charretier réclame le payement de son âne qui vient d’être tué. « Qui est-ce qui l’a tué ? lui demande-t-on C’est cet avocat sans cause Et pourquoi ? »
Et Ragotin fait piteusement le récit de son équipée.
(Il porte un mousqueton suspendu à sa ceinture).
J’étais parti du Mans, monté sur un courtaud,Comme un petit saint George avec cet équipage,Sans avoir le dessein de faire aucun dommage,Foi d’avocat ! Ayant joint la troupe au faubourg,Nous avons pris d’ici le chemin le plus court ;Tantôt caracolant devant, tantôt derrière,Et tantôt cajolant l’une ou l’autre portière,
(Les portières du carrosse où étaient les comédiennes.)
Faisant couler le temps, gagnant toujours pays,En propos gaillardins, réjouissants devis,Nous nous sommes trouvés proche votre avenue.D’abord votre présence ayant frappé ma vue,Pied à terre aussitôt j’ai mis avec eux tous ;Vous nous avez reçus bras-dessus, bras-dessous.Pour jouir en chemin de votre air amiable,J’ai voulu remonter à cheval ; c’est le diable !En montant le matin dans ma cour, bien et beau,Je m’étais dextrement aidé d’un escabeau ;Mais, en pleine campagne étant sans avantage,La pâleur de han han m’est montée au visage.Toutefois, prenant cœur pour cet exploit guerrier,J’ai vaillamment porté mon pied à l’étrier ;D’une main empoignant le pommeau de la selle,Pour porter l’autre jambe en l’autre part d’icelle,Je me guindais en l’air quand la selle a tourné.Au crin tout aussitôt je me suis cramponné ;Enfin, cahin-caha, j’avais monté ma bête.La chose jusque-là n’avait rien que d’honnête ;Mais malheureusement ce maudit mousquetonAyant entortillé mes jambes de son long,S’est trouvé sur la selle et juste entre mes fesses.Pour m’affermir dessus, sensible à ces détresses,Mes pieds trop courts, cherchant mes étriers trop longs,Ont fait à mon cheval sentir leurs éperonsDans un endroit douillet où jamais la moletteN’avait piqué cheval. Il part, marche à courbette,Plus fort que ne voulait un quasi-PhaétonDont le corps ne portait que sur un mousqueton.L’animal aussitôt, à cette double atteinte,A levé le derrière, et moi je suis glisséAussitôt sur le col où je me suis blessé ;Mais le cheval mutin, après cette ruade,A relevé sa tête et fait une saccadeQui du col sur la croupe à l’instant m’a placé,Du maudit mousqueton toujours embarrassé :N’y souffrant rien, il a gambadé de plus belleEt m’a fait un pivot du pommeau de la selle.M’étant saisi du crin et me tenant serré,Mon cheval galopait quand mon arme a tiré…
et tué l’âne.
Ce sont des vers tout à fait dans la manière de Molière jeune, de Molière faisant le récit de l’Etourdi, par exemple, ou aussi dans la manière de Corneille faisant le récit du Menteur, des vers de récit comiques ; je n’ai pas besoin de vous dire qu’un très grand poète moderne a introduit d’excellents récits comiques dans des pièces du reste fort intéressantes et même admirables. Ces récits comiques étaient tout à fait dans la manière du dix-huitième siècle, et vous voyez comme La Fontaine y réussit.
Il y a autre chose à remarquer dans Ragotin qui m’intéresse beaucoup, qui vous intéressera peut-être aussi, en tout cas qui forme un petit problème historique littéraire. Voici : La Baguenaudière, qui est un personnage du roman de Scarron, est un gentilhomme-poète-tragique. Il a fait sa tragédie comme tout le monde en faisait au dix-septième siècle — c’était encore plus vrai au dix-huitième enfin La Baguenaudière a fait une tragédie dans le goût du temps, prétend-il, et ses amis, qui s’appellent de Boiscoupé, de Prérasé, de Mousseverte et des Lentilles, viennent lui faire compliment sur sa tragédie qu’ils ne connaissent pas encore. Et La Baguenaudière fait une espèce de prologue ou de préface, c’est-à-dire qu’il leur parle de ce qu’il a mis dans sa tragédie ou de ce qu’il a voulu y mettre, de la façon dont il a voulu la faire, et voici comment il en parle :
Trêve d’encens, Messieurs ! Cessez de me louer.Un auteur n’est que trop facile à s’engouer.La pièce que j’expose à vos doctes géniesEst un beau composé de ces rares saillies,De ce bon goût nouveau d’un ouvrage du tempsOù l’esprit prend partout le dessus du bon sens.Fi ! F. de ces auteurs enchaînés par les règles,Qui, venant sur nos mœurs fondre comme des aigles.Pensent, en beau discours nous peignant la vertu,Nous donner de l’horreur pour le vice abattu…
[Ceci est une allusion à la tragédie telle qu’on l’avait comprise il y avait quarante ans, à la tragédie de Corneille.]
Il est vrai que jadis, respectant leurs ouvrages,Le cœur était touché de leurs doctes images ;Les vives passions s’y faisaient admirer :On était assez sot pour y venir pleurer.Mais les temps ont changé. La triste tragédie,Pour plaire maintenant, en farce travestie,Des jolis quolibets et des propos bouffonsPréfère l’agrément à ses graves leçons.Elle va ramasser dans le ruisseau des hallesLes bons mots des courtauds, les pointes triviales,Dont au bout du Pont Neuf, au son du tambourin,Monté sur deux tréteaux, l’illustre TabarinAmusait autrefois et la nymphe et le gonzeDe la cour de Miracle et du cheval de bronze.Voilà le véritable aimant des beaux esprits ;Voilà, Messieurs, aussi le chemin que j’ai pris.
Le couplet est beau ; ce couplet de satire est fort intéressant en lui-même, il est curieux, il est amusant, mais… à qui en veut La Fontaine ? Quand on ne sait pas, il faut dire qu’on ne sait pas. Je n’en sais rien ! Quelle tragédie de ce temps-là avait ce caractère de trivialité mêlée à la pompe, de comique et de burlesque mêlés au sublime ? Je n’en sais rien. Le couplet, si on vous le lisait détaché de son cadre, pourrait être attribué à qui ? A un classique de 1830 se moquant des romantiques, exactement, absolument. Népomucène Lemercier et d’autres ont fait des diatribes contre les romantiques qui ◀semblent▶ exactement calquées sur ce modèle. Mais à qui, en 1684, en voulait La Fontaine ?
Qu’est-ce qu’on jouait en 1684 ? On jouait l’Artaxerxès de l’abbé Boyer et le Téléphonte de La Chapelle ; on jouait Virginie de Campistron ; de Boursault, on jouait la Marie Stuart et, précisément, en 1684, la Pénélope de l’abbé Genest dont je vous parlais tout à l’heure. Et quelles étaient les reprises ? On reprenait l’Andromède de Corneille, la Toison d’Or de Corneille, c’est-à-dire des pièces à machines de Corneille, qui sont d’ailleurs d’une belle tenue littéraire.
A qui en veut donc La Fontaine ? Je n’en sais rien. Quelquefois il suffit d’une seule pièce qui sera inconnue dix ans plus tard pour que la verve satirique d’un auteur s’éveille et pour qu’il porte contre tout un genre littéraire de son temps une accusation qui ne s’applique qu’à cette pièce-là. Il est possible qu’il ait paru, à cette époque, une tragédie mêlant le trivial et le sublime, le bouffon et le tragique, mais, encore une fois, je ne saurais vous indiquer à qui il fait allusion. C’est encore une recherche à faire et une étude que je vous recommande3.
De Galatée je ne vous citerai que quelques vers qu’il est bon que l’on connaisse. Galatée est en somme assez fade et de peu d’intérêt dramatique, et même au point de vue des vers elle n’est pas extrêmement remarquable. Cependant en voici quelques-uns que vous pouvez comme épingler à ce titre de Galatée :
Le silence en amour est une erreur extrême :Souffrez, mais déclarez vos maux ;Car qui les sait mieux que vous-même ?Que sert d’en parler aux échos ?Il faut les dire à ce qu’on aime.
C’est malheureux que ce soit ici ! Ce serait dans une fable, à la fin d’une fable ou même à la fin d’un conte, on trouverait ces vers charmants et on les aurait mieux en mémoire. On est forcé d’aller les chercher dans Galatée, et naturellement ce n’est pas Galatée qu’on lit le plus fréquemment.
Je finis par le Florentin, qui a une véritable valeur et une très grande valeur. « Le Florentin a déclaré Voltaire, est tout à fait digne d’être une petite comédie de Molière. » C’est exactement mon avis, et je trouve même que si le Florentin était de Molière, ce serait une des meilleures petites comédies de Molière.
Le sujet est bien simple et ne demandera qu’une demi-minute pour vous être exposé. Songez au Barbier de Séville, et vous avez le sujet du Florentin
Il y a un tuteur qui est un jaloux, qui est un cruel, qui est un tyran affreux ; et il y a une pupille qui est très malicieuse et qui trouve le moyen de se délivrer de la tyrannie de son tuteur, le Florentin, et même qui trouve le moyen de se moquer de lui. Il s’est imaginé, pour connaître les vrais sentiments de sa pupille car les sentiments des jeunes filles sont toujours inconnus il s’est imaginé de la faire converser avec un sien cousin dans lequel il a de la confiance. Ce sien cousin, c’est tout simplement le tuteur lui-même qui se déguise et qui en joue le rôle. La petite fille, parfaitement malicieuse et parfaitement avisée, comprend très bien que c’est son tuteur lui-même qui joue ce personnage ; et alors, feignant de parler au cousin, elle lui fait toute sa confession et lui dit un mal infini de son tuteur. Pendant ce temps, le tuteur, qui reçoit ces belles confidences en plein visage, enrage de tout son cœur. Vous voyez la scène. Elle n’est pas extraordinaire, mais elle est en très jolis vers que je n’ai pas le temps de vous lire. Mais ce à quoi je tiens, c’est ce que j’appelle le sermon, le fameux sermon d’Agathe.
Agathe est précisément la mère de cet affreux tuteur, et elle n’est pas du tout dans les idées de son fils ; elle le sermonne de tout son cœur sur sa jalousie, surtout sur la stupidité de sa jalousie. Et il y a là les plus beaux vers de conte — je ne dis pas de fable — les plus beaux vers dans la manière des Contes, que La Fontaine ait écrits. La scène est tout à fait originale et absolument de l’invention de La Fontaine, ce me ◀semble ; je n’en vois d’analogue nulle part dans tout le théâtre, même du seizième siècle, ni dans tout le théâtre du commencement du dix-septième siècle.
Harpajême (c’est le nom du tuteur) se vante devant sa mère de la sûreté de ses précautions et de l’infaillibilité de sa méthode de jaloux.
Ah ! ma mère, voilà la perle des servantes,
dit-il en parlant d’une servante qui le trompe et dans laquelle il a la plus parfaite confiance.
Embrasse-moi, ma fille… Auriez-vous cru cela ?Eh bien ! avec ses soins, ma mère, et ces clefs-là,La garde d’une femme est-elle si terrible,Et croyez-vous encor cette chose impossible ?
La bonne vieille, après avoir réfléchi, et probablement branlé un peu du menton, répond à son fils :
Mon fils, bouleverser l’ordre des éléments,Sur les flots irrités voguer contre les vents,Fixer selon ses vœux la volage fortune,Arrêter le soleil, aller prendre la lune,Tout cela se ferait beaucoup plus aisémentQue soustraire une femme aux yeux de son amant,Dussiez-vous la garder avec un soin extrême,Quand elle ne veut pas se garder elle-même.
Harpajême proteste, protestations sur lesquelles je passe. Agathe reprend :
Abus ! Lorsque l’amour s’empare de deux cœurs,Pour rompre leur commerce et vaincre leurs ardeurs,Employez les secrets de l’art et la nature,Faites faire une tour d’une épaisse structure,Rendez les fondements voisins des sombres lieux,Elevez son sommet jusqu’aux voûtes des cieux,Enfermez l’un des deux dans le plus haut étage,Qu’à l’autre le plus bas devienne le partage,Dans l’espace entre deux, par différents détours,Disposez plus d’Argus qu’un siècle n’a de jours,Empruntez des ressorts les plus cachés obstacles ;Plus grands sont les revers, plus grands sont les miracles :L’un, pour descendre en bas osera tout tenter,L’autre aiguillonnera ses esprits pour monter.Sans s’être concertés pour une fin semblable,Tous deux travailleront d’un concert admirable.A leur chant séducteur, Argus s’endormira.Des verrous, par leurs soins, le ressort se rompra.De moment en moment enjambant l’intervalle,Enfin, ils feront tant, au milieu du dédale,Qu’imperceptiblement ensemble ils se rendront,Et malgré vos efforts, mon fils, ils se joindront :C’est un coup sûr. Mon âge et mon expérienceDoivent dans votre esprit inspirer ma science,Je sais ce qu’en vaut l’aune, et j’ai passé par là.Votre père voulait me contraindre à cela.Mais, s’il n’eût mis un frein à cette ardeur trop prompte,Il se serait trompé sûrement dans son compte,Mon fils !
Ceci est absolument étonnant. Ces vers comptent parmi les plus beaux vers comiques de tout le dix-septième siècle, et certainement cela, avec pas mal d’autres choses aussi, doit sauver le Florentin de l’oubli, le Florentin que je ne vois pas qu’on ait repris depuis le dix-septième siècle et qui, certainement, est un des bijoux de ce que j’appellerai le théâtre des petites comédies.
Je ne prétends pas que La Fontaine soit un grand poète du théâtre. Il n’avait pas le vrai talent dramatique, il n’avait pas surtout le talent dramatique que l’on exigeait à cette époque. A cette époque, après l’avènement de Racine et Molière, on voulait (et certainement je n’en blâmerai pas les hommes de ce temps-là), on voulait un théâtre psychologique, on voulait un théâtre, soit comique, soit tragique, qui fût psychologique avec pénétration. La Fontaine n’avait pas le don de psychologie, ni même, ni surtout, le goût de la psychologie. Ou bien alors, en dehors de ce cadre, lorsqu’on n’avait pas affaire à un grand génie psychologique, on voulait un théâtre pompeux, poli, élevé, bellement architectural. Tous les auteurs de théâtre de second ordre, à cette époque, ont ces qualités de belle ordonnance, de politesse, de tenue et de correction, soit parmi les tragiques, soit parmi les comiques. La Fontaine, lui, n’a fait ni du théâtre psychologique, ni du théâtre pompeux et guindé, ni du théâtre à collet monté. Il fallait l’un ou l’autre pour plaire aux hommes de son temps, c’est pour cela qu’il n’a jamais eu un grand succès théâtral. Lui, il a fait du théâtre d’amour et du théâtre gai. Le théâtre d’amour proprement dit, c’est-à-dire le théâtre élégiaque, n’était pas beaucoup du goût de son temps, et le théâtre gai ne l’était pas tant qu’on l’a cru. En somme, le théâtre gai de Molière a réussi moins que le théâtre gai n’a réussi plus tard, au dix-huitième siècle. C’est au dix-huitième siècle que le théâtre proprement gai, le théâtre fait pour s’amuser, le théâtre de bouffonnerie décente, de bouffonnerie honnête, mais enfin de bouffonnerie facile et joyeuse, a eu du succès ; au siècle précédent il n’a jamais pleinement réussi. La Fontaine, à cet égard comme à beaucoup d’autres, n’a pas été tout à fait de son temps.