(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « V. M. Amédée Thierry » pp. 111-139
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(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « V. M. Amédée Thierry » pp. 111-139

V. M. Amédée Thierry

Histoire d’Attila

I

Il est une tendance et presque une École que la critique ne peut s’empêcher de signaler, c’est le bourgeoisisme en histoire. M. Henri Martin est de cette tendance ou de cette école ; M. Michelet n’en est pas. M. Amédée Thierry, qui a souvent de la largeur et dont l’imagination historique aime à hanter les époques les plus grandioses et les plus barbares de notre histoire, M. Amédée Thierry a beaucoup de peine à se dégager de cette tendance de notre pauvre siècle, qui, sous prétexte de bon sens, de clarté, d’explication naturelle, introduit dans l’histoire la vulgarité. Le bon sens est une grande chose, et Bossuet l’appelle « le maître des affaires », mais le petit sens est souvent pris pour lui, et ce petit sens, qu’on adore aussi sous le nom de sens commun, est souvent faux, quand il s’agit de juger les phénomènes de providence, les hommes et les faits historiques. Le bourgeoisisme, qui est à l’histoire ce que le rationalisme est à la philosophie, abhorre la légende et la distingue de la réalité. Il n’en comprend ni la profondeur, ni la portée, ni la vérité plus vraie que nature ! Il la hait et il l’écarte, parce que la légende, c’est le merveilleux dans l’histoire, c’est l’action de Dieu s’imprimant, fortement sur l’imagination des hommes. Avec les procédés particuliers au bourgeoisisme, on arrive à des résultats singuliers qui n’ont pas l’honneur de s’élever jusqu’au paradoxe, mais qui sont tout simplement des dégradations. Vus par cette lorgnette renversée, Attila, par exemple, n’est plus qu’un bonhomme narquois et plein de prudence qui entend son ménage de Barbare ; la Sainte inspirée qui fut Jeanne d’Arc n’est plus qu’une bonne patriote et une somnambule… à peu près !

Cet aplatissement systématique des figures qui bombent le plus dans l’histoire, nous le trouvons avec regret dans le livre de M. Amédée Thierry, et voilà, en un seul mot, la critique la plus profonde que nous puissions faire de son ouvrage. C’est par cet aplatissement volontaire que nous en expliquerions tous les défauts. M. Amédée Thierry a le sentiment de la grandeur humaine et jusqu’à un certain point le sentiment poétique des légendes qu’il aime à raconter, mais avec l’histoire qu’aujourd’hui il a choisie, — Attila et ses successeurs — il fallait plus que ces deux sentiments pour décrire et pour expliquer les événements étranges et sans précédents qui se produisent, comme une succession de coups de tonnerre, dans les annales de l’humanité. Ôtez Dieu et l’action directe et personnelle de sa providence sur le monde, Attila n’est plus que l’indigéré de sang humain qui creva de celui qu’il avait versé, — a dit Chateaubriand. Ce n’est plus qu’un accident, une hémorragie ! Ostrogoths, Visigoths, Huns et Gépides, ne sont plus, à leur tour, que des tourbillons de sauterelles humaines que l’histoire naturelle, livrée aux faits et aux causes secondes, n’explique pas et ne peut expliquer. M. Amédée Thierry fait tomber le colosse, exhaussé de tant de légendes, dans la curiosité historique, dans la recherche individuelle. Il veut nous le montrer de plain-pied, le toucher du doigt, nous le raconter comme il nous raconterait Souwarow. Il nous décrit le fléau de Dieu, — mais un fléau, c’est deux bâtons et une lanière. Le bras qui l’agite fait toute sa puissance, et c’est ce bras formidable que nous ne voyons pas sortir de sa nuée et s’allonger à travers l’histoire de M. Amédée Thierry. Dans l’histoire habituelle, dans le tous-les-jours de l’histoire, l’action de Dieu est latente. On l’oublie et on croit à la force causatrice des hommes. Il ne s’agit que d’événements communs, de règlements de chancelleries, de diplomatie plus ou moins fine, de guerres régulières en douze temps, comme l’exercice, mais, quand il est question d’Attila, du maillet du Seigneur, comme disaient les moines, qui avaient le sentiment plus juste de leur époque que les écrivains du xixe  siècle, venus maintenant pour l’expliquer ; quand il est question du monde romain qui s’écroule sous cet effroyable maillet emmanché dans une si compacte masse d’hommes, il n’y a plus de Gibbon ni de Montesquieu qui puissent arracher le sens à cette exceptionnelle histoire ! Il faut Bossuet, ou il n’y a personne ! Si on n’a pas le génie de Bossuet, il faut au moins la conception de son Histoire universelle pour comprendre quelque chose à celle-ci. Essayez donc d’expliquer Attila par Hegel ! L’éclat de rire va vous saisir avant que l’explication soit finie ! Si vous ne croyez pas à l’action personnelle de Dieu sur le monde, abandonnez cet accablant sujet d’Attila ! Ne touchez pas à la hache de ce Barbare ; vous y laisseriez votre main.

II

M. Thierry y a laissé la sienne, et, encore une fois, cette main ne manque pas de muscles ; c’est une main qui sait prendre et contenir. Elle nous a donné beaucoup de choses, de faits, de détails que les historiens futurs, qui s’occuperont de la période immense dont la figure d’Attila est le centre, seront heureux de retrouver. L’érudition de M. Amédée Thierry est étendue, souvent exacte, quoique sa traduction des historiens latins ne le soit pas toujours. Si c’était le lieu, dans une critique d’ensemble, de nous attacher à des vices ou à des débilités de traduction, nous en aurions signalé plusieurs en évoquant le texte des notes de M. Thierry. Mais nous n’avons ni la place ni le temps d’essuyer ces mouchetures. Nous aimons mieux examiner le fond même d’un livre qui pèche dans sa notion première. Amené, nous dit l’introduction, par l’ensemble de ses travaux sur la Gaule romaine, à s’occuper d’Attila et de son irruption au midi du Rhin, en 451, l’historien s’est arrêté avec une curiosité indicible devant l’étrange et terrible figure du roi des Huns, et il a eu la prétention de le contempler dans sa réalité, et en dehors de toute fantasmagorie et de tout mirage. Pour arriver à ce résultat, il a consulté Priscus, toutes les chroniques du ve  siècle, Jornandès, Prosper d’Aquitaine, les poèmes teutons, les légendes latines et orientales, les chants de la Germanie et enfin les traditions hongroises, dont il ferme avec émotion le dernier et éblouissant anneau ; et c’est de tous ces mirages pourtant, c’est de toutes ces fantasmagories qu’il a fait jaillir une figure qu’il appelle la vraie, et qui est peut-être la fausse, car où est la réalité ? Est-ce dans l’individualité restée inconnue ou dans les impressions des hommes qui en parlent ? Est-ce dans le mystère de la tombe, de l’oubli, de la destinée, ou dans la déposition de la tradition, éternellement retentissante ? En agissant ainsi avec une nature aussi fantasmagorique que celle d’Attila, qui est moins un homme qu’une grande chose, moins un être qu’il soit besoin d’étudier avec la patience et le détail du microscope qu’un météore digne du télescope, qui nous fait voir dans les étoiles M. Amédée Thierry est tombé de l’histoire dans la biographie. Attila, cet élément et non cet homme à notre façon, déchaîné à travers le monde, ne saurait se décomposer comme les autres hommes. M. Thierry lui a appliqué cette vue moderne, enfantine, orgueilleuse, qui ne veut être dupe de rien, qui tyrannise tous les historiens de ce temps et qui leur rend suspects tous les grands courants de la tradition historique. Nous y avons gagné un Attila presque bourgeois, asiatique d’instinct, car il met la politique au-dessus de la guerre, ce qui est aussi le caractère européen de ces derniers temps, « créant des prétextes, entamant des négociations à tout propos, les enchevêtrant les unes dans les autres comme les mailles d’un filet où son adversaire finissait toujours par se prendre », spirituel, railleur, spéculant sur ses mariages, comme la maison d’Autriche, ses mariages dont il avait peu la dignité, aimant ses enfants à la manière des patriarches de la Bible, et leur tirant paternellement le joues, comme Napoléon tirait l’oreille à ses soldats enfin un Attila très pittoresque, très inattendu et très savoureux pour ceux qui cherchent dans l’histoire de sensations neuves. Mais Attila, l’Attila de la longue-vue historique, est-il dans ces hachures, jusque-là inaperçues, sans doute à cause de la splendeur du glaive qu’il agite pour le compte de Dieu ?

Non ! cette histoire d’Attila n’est pas son histoire Ce n’est que l’extrait de naissance et de décès du neveu de Roua et de sa race ; c’est le passeport de cette tempête, c’est le certificat de vie et mœurs de ce polygame monstrueux. Non seulement l’être mystérieux qui fut Attila, n’est point dans le livre de M. Thierry mais non plus le temps où se mut le fléau sur l’aire ! La thèse de la décadence romaine a-t-elle été jugée en dernière analyse par Montesquieu et par Gibbon, et n’y a-t-il plus rien à y ajouter ? Cette caserne éclatante qui s’appelle Rome, a-t-elle un instant sérieux de grandeur intrinsèque et qui vraiment lui appartienne N’est-elle pas tombée, comme elle s’est élevée, — par miracle ? Matériellement, ses parois la brisèrent, mais intellectuellement, quelle fut la force qui la brisa Que sont donc Attila et ses fils devant Romulus et sa race ? N’existe-t-il pas quelque part un monde dont Montesquieu et Gibbon, aux oreilles bouchées comme Ulysse à la Syrène céleste, n’entendirent jamais le bruit ? Qui remuait les Barbares en masse, et Attila, tout Attila qu’il fût, était-il autre chose qu’un fragment de cet épisode immense ?… Questions qui s’élèvent de toutes parts au seuil même de l’histoire que M. Thierry a entreprise, et devant lesquelles on ne trouve qu’une biographie, curieuse, si on veut, mais étriquée, sourde, aveugle et muette !

III

La conscience historique qui manque au nouveau livre de M. Amédée Thierry ne manque pas à l’histoire de l’Église universelle, et l’historien aurait pu la trouver là, s’il ne la trouvait pas dans sa propre pensée. Sur la route qu’il parcourt aujourd’hui, en effet, dans cette phase que sa plume traverse, il y a l’Église chrétienne. Il y a les Saints, ces pères du monde moderne, qui créaient une civilisation inconnue de miracles, de foi et de vertus ! M. Thierry ne pouvait pas les oublier. On les rencontre dans son histoire : saint Aignan, saint Germain, saint Loup, sainte Geneviève, saint Léon, furent les intuitions vivantes de leur époque. En étudiant leurs pressentiments, l’historien aurait donc pu apprendre que le spectacle de l’immersion du sol romain par cet océan inépuisable de Barbares n’était pas un de ces simples phénomènes comme ceux que l’histoire, depuis le commencement du monde, pouvait constater. Ils auraient pu lui montrer du doigt la lumière qui se levait à l’horizon comme une atmosphère dont l’éclat ne pâlirait plus ! Il se faisait une création surnaturelle. La prédiction de Daniel s’accomplissait dans son acte le plus fulgurant. Le dernier des Quatre Empires s’écroulait. M. Thierry n’y songe même pas dans cette Apocalypse de Rome, dont les Barbares ne sont pas absolument d’aveugles coopérateurs ! Les querelles des grandes hérésies primitives allumaient le feu dans le vieil univers, qui allait se fondre au souffle de ces controverses. Ce que pensait Attila, le rôle des dieux qui tombaient, celui du Dieu qui s’élevait, la défiance créée entre Rome et Constantinople par l’érection de cette dernière en siège de l’Empire, le travail intérieur du Christianisme parmi ces peuples, à la faveur d’une mission qui courait comme la foudre, soit souterrainement, soit en plein jour, rien de tout cela, qui était l’important dans une telle histoire, ne se trouve dans l’ouvrage de M. Thierry. Est-ce que les historiens que nous avons nommés plus haut, et dont il s’inspire, ne disent pas un mot de ces choses ?… Pour notre part, nous en doutons, mais, en supposant un silence absolu qui paraît impossible, est-ce que la réflexion d’un moderne pouvait oublier, elle, l’âme générale de ce soulèvement prodigieux, et dans un livre, fait à la distance de tant de siècles, ne devions-nous donc rencontrer que la plume d’un courtisan d’Attila, et sans qu’on pût jamais deviner sous la dictée de quelle religion ce singulier et tardif courtisan s’est avisé d’écrire la biographie de son maître temporel ?…

Telle est la déception produite par cette « Histoire d’Attila et de ses successeurs », qui est, au fond, l’histoire de Dieu et de la terre. Si, dans une phrase de rhétorique assez heureuse, on a parlé des Gestes de Dieu par les Francks (Gesta Dei per Francos), les gestes de Dieu par les Barbares sont moins une phrase qu’un fait, bien plus visible encore. Jamais, depuis Moïse au Sinaï, Moïse qui se couvrit la face devant le Seigneur pour ne pas mourir, l’homme n’a senti Dieu plus près de lui dans l’histoire, et voilà ce qui donne au sujet que M. Amédée Thierry n’a pas craint d’aborder avec des curiosités rapetissantes, des proportions qu’on ne retrouve dans aucun autre sujet historique, quel qu’il soit ! Hommes, choses et ruines, s’y marquent de caractères qu’on n’a vus qu’à certains moments de la Bible, et, pour les faire flamboyer dans une pensée et dans un style harmoniques au sujet, il faudrait une puissance de prophète. Attila ressemble à Spartacus ; mais c’est un Spartacus grandi dans une hauteur surnaturelle ; c’est un Spartacus qui n’est pas l’esclavage romain, mais toute l’envie et la convoitise humaines. M. Amédée Thierry l’a presque vu, — et puis son œil s’est refermé, — quand il nous a dit, toujours en se tenant dans les rapprochements biographiques qui sont si maigres : « Il devint homme sur les bords du Danube. C’est là qu’il apprit la guerre, et que, mêlé de bonne heure aux événements du monde européen, il connut le jeune Aétius, otage des Romains près de son oncle Roua. Probablement et d’après ce qui se pratiquait par une sorte d’échange entre la Barbarie et la Civilisation, tandis que Aétius faisait ses premières armes chez les Huns, Attila faisait les siennes chez les Romains, étudiant les vices de cette société comme le chasseur étudie les allures d’une proie : faiblesse de l’élément romain et force de l’élément barbare dans les armées, incapacité des empereurs, corruption des hommes d’État, absence de ressort moral sur les sujets, en un mot, tout ce qu’il sut si bien exploiter plus tard et qui servit de levier à son audace et à son génie. » La phraséologie moderne à part, il y a l’éclair du vrai dans ces paroles. Le travail de haute observation statistique et morale que M. Thierry suppose ne se fît pas exactement comme il le dit, dans cette tête déformée de kalmouck, ivrogne et superstitieux, dont les hordes ne devaient colporter ni dieux, ni morale, ni gouvernements à l’ancien monde, mais il n’est pas douteux que la bête humaine qui pataugeait au fond d’Attila n’eût flairé la jouissance romaine, et que l’envie d’y toucher ne se fût éveillée ! L’impulsion d’Alaric ( quo me Deus impellit ?), l’impulsion d’Attila, l’impulsion de tous ceux qui veulent brûler des Rome est toujours l’idée effroyable et naturelle d’un Communisme, éternel comme les passions de l’humanité, c’est toujours la pensée qui se cache perpétuellement dans les bas-fonds pour remonter aux surfaces de l’histoire ; qu’un jour arrive où chacun peut prendre tout ! Attila est une des mille incarnations de cette idée. Il est infiniment moins politique que ne l’a fait M. Thierry, mais il est beaucoup plus social. Homme-châtiment et excès tout ensemble, dont l’immoralité épouvantable va faire payer au monde une autre et non moins épouvantable immoralité, il fait penser que Dieu guérit les vices des nations en les écrasant sous des vices semblables, comme on guérit de la blessure du scorpion en l’écrasant sur sa morsure !

Car, puisque les grandes questions étaient délaissées et qu’on voulait à tout prix les amusettes de la biographie, puisqu’on voulait regarder comment grimaçaient les flancs de cette Coupe de colère creusée assez profond par le Tout-puissant Potier pour que celle qu’il y versait couvrît et submergeât le monde, pourquoi l’auteur d’Attila n’a-t-il pas insisté sur ses vices ? C’était un côté, beaucoup trop oublié par l’histoire, à dévoiler dans son héros. Il en parle ici et là, il est vrai, mais en passant et sans appuyer. En les peignant comme il devait les peindre, il aurait peut-être fait raison d’une idée commune et fausse, comme le sont presque toujours les idées communes. Les historiens à la file qui se passent l’histoire de la main à la main comme la lampe de Lucrèce posent, depuis des siècles, l’antithèse des vices des Romains et de la férocité des Barbares. À les entendre, les Romains tombent de corruption et de sanie devant les Barbares qui les poussent du pied et qui passent. Ils ressemblent à ces corps foudroyés, restés debout, mais qui, poignée de cendres, croulent et se dispersent sous le premier doigt qui les touche. Ils ont été foudroyés, à ce qu’il semble, par leur propre corruption. Mais, outre que les Romains sous Aétius, Bélisaire et Narsès, ne se sont pas si aisément dissous sous la poussée barbare et ont prouvé une fois de plus que les nations, toujours faites pour servir, n’existent jamais que par leurs chefs, on oublie trop que les Barbares sont en réalité aussi corrompus que leurs ennemis. On a beaucoup trop parlé (et nous-même) de la pureté, de la santé et de la vigueur du sang barbare, de la généreuse transfusion qu’il venait opérer dans les sources mêmes de la vie des vieux peuples. Eh bien ! le problème n’est pas là ! Physiologie menteuse et myope ! Les Barbares avaient tous les vices, et ceux du monde qu’ils trouvaient devant eux, et ceux du monde qu’ils laissaient derrière ; les vices des Romains qu’ils rencontraient, les vices de l’Asie dont ils étaient descendus. Ils résumaient la corruption de l’univers ! À part quelques raffinements d’énervé dont il n’eut jamais besoin, Attila vaut les Césars, comme il vaut les conquérants tartares, comme il vaut les sultans, en libertinage à outrance, en despotisme de goût, en difficulté d’assouvissement. Procédant aux sérails futurs de l’Asie par une polygamie sans limites, ivrogne comme un Scythe, il était grossier et crapuleux, et les successeurs de son peuple (les Bulgares) ont nommé de leur nom le vice le plus honteux de la Civilisation antique. Voilà la vertu des Barbares ! Si donc ils retrempèrent le monde, s’ils le régénérèrent, et s’ils devinrent, selon l’expression de l’écrivain goth, une fabrique de nations, ce ne fut ni par la pureté acérée de leurs mœurs, ni par la fierté de leur caractère. Ce fut par le malheur, l’effroyable malheur qu’ils lui apportèrent ! Leurs champs de bataille, voilà la cuve où ils coupèrent par morceaux et firent bouillir ce vieil Éson. De l’expiation sur une échelle énorme sont sorties les nations païennes pour devenir des nations chrétiennes ; et quand les nations chrétiennes, à leur tour, auront sombré dans tous les vices, elles n’auront, pour se relever et se refaire, rien de meilleur, de plus puissant et de plus beau.

IV

Ainsi toujours et pour tout, dans ce livre, on est obligé de revenir à l’idée chrétienne, sans laquelle il est impossible de voir une minute à travers la période d’histoire que M. Amédée Thierry a essayé de nous raconter. Malheureusement, il ne l’a point assez invoquée : et de là tous les troubles et tous les rapetissements qu’il y fait subir aux événements et aux hommes. C’est un rabougrissement complet. M. Thierry est-il ou n’est-il pas chrétien ? Certes, il n’a pas d’hostilité contre le christianisme. Il est resté trop longtemps assis à l’ombre sérieuse de l’Histoire pour n’avoir pas le respect de ceux qui savent, quand il s’agit de la religion de l’Histoire même, puisqu’elle est une révélation. Mais, quelle que soit sa croyance intime ou la convenance de son attitude extérieure vis-à-vis d’une chose qui, humainement parlant, serait encore le plus merveilleux des établissements de la terre, nous disons que le génie du christianisme, ici nécessaire, lui a manqué. Il n’y a pas que le roi des Huns qu’il nous représente sans vérité poétique, s’imaginant, comme tous les bourgeois de l’Histoire, que la prose, c’est la vérité ! Nous avons déjà montré, sous la plume de M. Thierry, la transformation de cet homme, à propos duquel la légende continuera toujours de battre la petite chronique. Nous l’avons fait voir aussi prosaïque qu’un souverain qui entend les affaires, futé, maquignon, général à la dernière extrémité, temporisateur, le Fabius cunctator de la Barbarie, bonne caboche, du reste (comme disait le maréchal de Villars d’une fausse forte tête qu’il méprisait), et dont le front conique entrerait sans effort, à ce qu’il semble, dans le feutre gris des temps modernes. Les Saints du temps, ces figures inouïes d’inspiration et de grandeur, éprouvent aussi le même déchet que la figure du roi des Huns.

La main de l’historien, qui n’a pas de haine, ne leur arrache pas violemment leur nimbe d’or ou leur auréole, mais elle l’éteint comme un ornement inutile. Saint Léon, que l’Église romaine appelle le Grand et que l’Église grecque appelle le Sage, saint Léon, le pontife sauveur, au-dessus de la tête duquel Raphaël a mis des apôtres et des anges pour expliquer le cabrement du cheval d’Attila devant la majesté placide du vieillard, saint Léon n’est pour M. Thierry qu’un prêtre de taille humaine. Saint Aignan, l’évêque d’Orléans, qui fit encore plus pour sa ville que Léon pour Rome, il en explique la miraculeuse puissance sur les Romains et sur les Barbares « par le ton solennel et mystique que la lecture habituelle des livres saints imprimait au langage des prêtres de ce temps ». Cela n’est pas faux, mais c’est chétif. Il y avait bien un peu plus que cela dans ces grandes âmes ! Sainte Geneviève, cette sœur aînée de Jeanne d’Arc, n’est plus la bergère de Paris. Elle n’a plus dans ses toutes-puissantes faibles mains l’humble quenouille de la Légende, mais c’est encore une sainte et héroïque fille du temps « qui avait la passion des austérités et de la retraite ». Tel est le procédé de M. Amédée Thierry. C’est la médiocrité de la sagesse. Après ces exemples, n’est-on pas en droit de conclure que M. Thierry n’est pas fait pour la grande peinture historique et que l’idéal de ses personnages lui échappe ?… Ce n’est point un rationaliste, et nous l’en félicitons. Il s’arrête dans le prosaïsme du point de vue, mais il n’a pas les chicanes du rationalisme qui veut tout expliquer à sa manière. Il ne discute point les miracles de sainte Geneviève ; il les affirme. Il ne les attribue pas au somnambulisme ou à la physiologie, cette thèse médicale si chère aux incrédules contemporains ! Quand il parle de saint Siméon Stylite, il dit hardiment sans branlement de tôle et sans ironie : « Siméon Stylite, qui passa quarante ans sur une colonne auprès d’Antioche. » Il ne nous en fait pas un fakir. Pour lui les faits sont les faits. Il a la bonne foi de l’histoire, mais avec un sentiment chrétien, plus profond encore, il en aurait eu la grandeur !

Nous nous permettrons de le regretter. M. Amédée Thierry est un historien à qualités fortes. Il y a dans son Histoire des Gaulois l’étoffe d’un homme dont nous aurions voulu voir mieux l’emploi dans cette histoire d’Attila et de ses successeurs. Une histoire d’Attila ! c’était une bonne occasion (à ce qu’il semblait) pour se dégager des derniers empâtements de cette manière, l’esclavage de beaucoup d’esprits, et que nous avons appelée au commencement de ce chapitre : Le bourgeoisisme dans l’histoire, M. Thierry ne l’a pas fait. Il ne l’a pas voulu. Il ne l’a pas pu peut-être ! Il est des esprits qui ne vont qu’à la moitié des choses : mais, disons-le lui, si le progrès existe encore dans la puissance de son esprit, il est dans l’abandon de cette conception historique qui n’est pas le rationalisme, mais qui y touche ; qui lui laisse ses négations, il est vrai, mais qui lui prend la platitude de sa couleur et la maigreur de son dessin, et fait de l’histoire une nabote, — une naine qui n’est pas une fée !

Récits d’histoire romaine du v e  siècle

V

Mais hélas ! notre conseil n’a pas été suivi.

La conception historique de M. Amédée Thierry tient probablement aux bornes de son esprit, — à ces bornes qui sont toujours la fatalité de l’intelligence. Après Attila, M. Thierry a publié sous le nom de Récits d’histoire romaine au ve  siècle un livre sans progrès d’aucune sorte, sans amélioration de talent, sans nouveauté enfin, ni dans ses procédés ni dans le fond des choses, et où il est ni plus ni moins que ce qu’il était déjà, — c’est-à-dire un historien d’une valeur relative et le cadet d’un aîné, qui lui-même n’a pas un mérite absolu.

M. Amédée Thierry, dans la préface de ce dernier livre d’histoire, s’inscrit en faux, de précaution, contre la ressemblance que l’imagination pourrait voir entre les Récits mérovingiens, de son illustre frère, et ces autres Récits qu’il a donnés, lui, au public. Mais, si le fond des choses est aussi différent qu’il le dit, pourquoi ce titre de Récits qui est le même et qu’il emploie ? On est beaucoup plus solidaire de son titre qu’on ne le croit. M. Amédée Thierry a-t-il voulu, tout en réclamant pour son livre l’originalité de son sujet, faire penser à la gloire fraternelle et en bénéficier cette fois encore, en glissant ce reflet perdu d’un livre célèbre sur le sien ? M. Amédée Thierry a parfois bénéficié de la gloire de son frère, et nous ne disons point ceci pour rabaisser en quoi que soit son mérite réel, mais pour en faire comprendre mieux la nature. Ce n’est pas, en effet, seulement dans l’éclat du nom qu’il a l’honneur de porter, ce n’est pas seulement dans la magnifique récompense qui vient de l’atteindre, à travers la mémoire de son frère5, qu’on aperçoit le bénéfice pour M. Amédée Thierry d’être le frère de celui que Chateaubriand appela l’Homère de l’histoire. Non ! il y a pour lui un bénéfice plus profond que cela, et qui n’a pas été assez aperçu… Il est dans le fait mystérieux d’une fraternité qui marque l’esprit des deux Thierry, comme, chez d’autres, elle marque le caractère ou le visage. Si ces deux historiens frères ne sont pas les Ménechmes du même génie, ils n’en sont pas moins très ressemblants, et cette ressemblance semble plus vive maintenant… comme le portrait d’une personne morte est plus ressemblant, depuis qu’elle n’est plus là, et qu’on ne peut plus comparer.

C’est la différence, en effet, qu’il y a entre les deux frères, — une différence de vie dans le talent dont ils sont doués, jointe à une ressemblance de nature. Conformés intellectuellement pour les mêmes choses et les ayant faites, puisque tous les deux se sont appliqués, dès leur jeunesse, à l’étude de l’histoire, ils ont ce cachet de famille, qui est presque une identité, mais qui se particularise dans des intensités diverses. Même type, mais moins net dans l’un que dans l’autre, s’il est aussi correct ; moins appuyé et moins mordant. Seconde épreuve d’une gravure, due à un burin aigu et profond. Gravure sur bois après une gravure sur acier ! Il y a ici, ce n’est pas contestable, une primogéniture dans le talent, un droit d’aînesse de toute évidence dont le très noble cœur de M. Amédée Thierry n’a pas souffert. D’ailleurs, s’il n’était que le cadet, il croyait l’être, après tout, dans une assez bonne maison historique pour ne pouvoir pas en souffrir !

Mais, encore une fois, la ressemblance y est… Je ne sache pas que la Critique l’ait jamais signalée, si elle l’a vue, et la raison de cela, je la dirai. Certes je ne nie pas la supériorité de M. Augustin Thierry, puisque je la pose, mais la Critique l’a trop isolé dans cette supériorité. Elle savait que la mesure de toute supériorité, c’est l’éloignement qu’elle met entre nous et les autres ; c’est le rayon et le diamètre de son isolement même. Et précisément, malgré des qualités incontestablement éminentes, la supériorité de M. Augustin Thierry, elle l’exagéra ! La Critique a été plus que juste envers lui, elle a été généreuse. Elle en a fait — absolument — un grand historien, et c’était trop. Ce n’est qu’un artiste très distingué en histoire.

Comme historien, il a des préjugés, il a des partis pris et ce que j’oserai appeler, moi, des pusillanimités. C’en est une, par exemple, que son parti pris pour les vaincus, dont la sentimentale chevalerie a toujours touché les imbéciles, et c’est ce que j’en peux dire de pis… D’un autre côté, il n’y a pas plus de grands historiens — absolument grands — que de grands poètes — absolument grands poètes — sans le sentiment religieux qui leur parachève le génie, et malheureusement M. Augustin Thierry ne l’avait pas. Il allait guérir plus sûrement de cette cécité-là que de l’autre, quand il est mort. Mais, quoique en se fermant, l’œil de son esprit ait vu probablement l’aurore du jour qui lui avait, toute sa vie, manqué, ses œuvres et son talent portèrent la peine de cette indigence. Il ne monta pas jusqu’à cette intuition transcendante, jusqu’à celle émotion aux palpitations toutes-puissantes qui sont le génie ; il s’arrêta à la pénétration et à l’art, et voilà pourquoi ses Récits mérovingiens, qui sont plus des tableaux historiques que de l’histoire complète dans toute la profondeur de sa notion, sont le meilleur de ses ouvrages. Mais que voulez-vous ? Devant le malheur qui le frappa si jeune, cet artiste savant qui avait, pour travailler, plus besoin de ses yeux que personne et qui sut s’en passer, à force de volonté, d’attention, d’amour héroïque pour l’art et la science ; devant ce malheur, plus grand pour lui que pour un poète, — car un poète aveugle se replie sur ses sentiments et ses souvenirs, et ils éclatent ! le monde, qu’il ne voit plus, prend dans sa tête les couleurs furieuses de l’impossible, qui valent mieux que tous les outre-mers et tous les vermillons ! — oui, devant cet épouvantable malheur, la Critique, touchée de pitié, ne marchanda plus rien à M. Augustin Thierry, et les yeux fermés firent croire à l’Homère de l’Histoire, plus que l’histoire qu’il écrivait. Comme toujours, quand ils sont remués dans les cœurs, les sentiments l’emportèrent, et ce qui entraîne les juges entraîna la Critique. On proclama M. Augustin Thierry un historien sans pareil, et on ne vit pas, à côté de ce lit de souffrance et d’honneur qui fut pendant vingt ans comme un pavois, tant il fut entouré d’admirateurs et d’amis ! ce frère, deux fois frère par le sang et par l’intelligence, et qui redoublait sa ressemblance avec son glorieux aîné en le reconnaissant pour son maître et en imitant sa manière ! Imitation qui était une tendresse de plus !

VI

Mais ce qu’on ne voyait pas6, on doit le voir maintenant, car l’histoire littéraire, qui se fait chaque jour, doit se dégager des émotions contemporaines. M. Augustin Thierry et sa rayonnante cécité ne doivent plus nous cacher les mérites moins douloureux et moins éclatants de son frère. Il faut être juste pour tous deux, et la justice, je crois, est d’abaisser de quelques degrés le niveau de l’un et d’élever d’autant le niveau de l’autre, par conséquent de les rapprocher, ces frères, qui ne s’en plaindront pas, mais de les rapprocher sans effacer la distance qui doit exister cependant entre l’auteur des Récits mérovingiens et celui des Récits de l’histoire romaine ! J’ai l’ai dit déjà, la différence subsistant véritablement, et qu’il faut noter comme ineffaçable entre M. Augustin et M. Amédée Thierry, est dans le mordant du talent, dans le vif de l’expression et non ailleurs.

En effet, dans ces deux frères historiens, je vois à peu près la même conception et le même amour de l’histoire, la même préoccupation d’exactitude, la même largeur de lectures au milieu de la circonscription historique qu’on s’est imposée et le même détail de renseignements. J’y vois aussi la même hauteur relative dans les jugements généraux, les mêmes tendances politiques, la même gravité, et s’il y a une différence de fond entre ces deux intelligences dont l’effigie si ressemblante qu’elle soit n’a pourtant pas été frappée d’un seul et même coup de balancier, elle serait toute à l’avantage de l’auteur des Récits de l’histoire romaine qui a le sentiment chrétien que son frère ne connaissait pas. Eh bien ! malgré ces qualités et cet avantage de son frère, M. Augustin Thierry a celui-là que rien ne contrebalance. Il a cette nette supériorité de la forme qui rompt, d’un coup, toutes les égalités et passe par-dessus bien des qualités très réelles, même des qualités nécessaires. Il est peintre à un certain degré : par cela même, il fait mieux voir l’histoire. Or l’histoire, c’est une vision, en définitive ; et d’ici bien longtemps, étant donné l’état nécessairement vacillant des certitudes humaines, deviner les faits de l’histoire, qui serait le dernier acte de la sagacité historique, ne vaudra pas aux yeux des hommes le talent de les raconter.

Telle est la vérité sur M. Augustin Thierry. Sa grande valeur est d’être peintre, d’avoir sinon le style de l’histoire, au moins un très remarquable style d’histoire, ce style par lequel, en toutes choses, les œuvres durent, car on recommence l’histoire, on peut la recommencer cinquante fois sous d’autres arcs de lumière, avec des aperçus ou des documents de plus, mais on a beau la refaire, on la relit toujours quand elle est littérairement écrite ! et Tacite serait convaincu demain d’imposture, qu’on ne l’en lirait pas moins, le menteur ! comme s’il avait été vrai ! Égal à son frère en tant de parties que je viens d’énumérer, c’est par le style, c’est-à-dire par la vie de l’histoire (non par son intelligence), que M. Amédée Thierry est inférieur à ce frère illustre. C’est par cette expression, nécessaire à tout ce qui va d’un esprit à un autre et qui doit y pénétrer et s’y asseoir ! Et cette infériorité paraît d’autant mieux que les sujets qui tentent l’imagination de M. Amédée Thierry et son érudition d’historien ne sont ni moins beaux, ni moins pleins, ni moins vastes que ceux qui tentèrent l’imagination fraternelle. Que dis-je ! Ils le sont beaucoup plus ! La conquête de l’Angleterre par une poignée d’hommes, fussent-ils normands ! n’a pas la grandeur de l’Histoire de la Gaule sous la domination romaine. Elle n’en a ni le colossal ni les mystérieuses ténèbres, ces ténèbres, des fascinations pour les yeux qui savent voir dans les ombres et les épaisseurs de l’histoire !

De même les Récits de l’histoire romaine au cinquième siècle, que l’auteur eût mieux fait d’appeler Récits goths et ostrogoths, car l’intérêt barbare y dévore l’intérêt romain comme l’intérêt de la vie dévore l’intérêt de la mort, ces Récits à immenses contrastes pouvaient être pour le moins aussi terriblement et aussi pittoresquement sauvages que ces Récits mérovingiens, la meilleure gloire de M. Augustin Thierry, quoique, selon moi, la peinture en aurait pu être bien plus intense encore, si, comme un historien qui a la faculté de s’enfoncer dans les temps passés, il avait vécu davantage dans son pathétique et sombre sujet !

Et, en effet, qu’on me permette ici une observation. Si admiré et si digne de l’être… relativement, que le soit M. Augustin Thierry en ses Récits mérovingiens, ces Récits très distribués, très entendus, très bien faits, dans le sens d’un art bien plus consommé qu’inspiré, n’ont point, la coloration énergique qu’on est en droit d’attendre d’un homme qui a traversé ce fleuve rouge des Chroniques et qui doit plaquer du feu et du sang sur tout ce qu’il touche !

Pour écrire dignement l’histoire de ces Barbares, nos ancêtres, que l’Église, la toute-puissante et irrésistible Église eut tant de peine à apprivoiser, il faudrait, dans l’ordre littéraire, quelque chose comme un Tintoret, doublé de quelque Delacroix ! Après la révolution de 1830, quand (on peut le dire) on avait, dans des œuvres que tout le monde connaît, remué, pour ainsi parler, la couleur à la pelle, un grand historien, sans être pour cela un débauché de couleur, pouvait faire donner à la couleur tout ce qu’elle pouvait donner, lorsqu’il s’agissait de peindre et de ressusciter le temps le plus épique de notre histoire ! Or, cette puissance qu’il fallait formidable pour être en harmonie avec le sujet qu’il avait choisi, M. Augustin Thierry ne l’a pas, et son imagination, que je ne nie point, mais que je mesure, a paru, nonobstant, à ses contemporains, de la grande force évocatrice qu’on a proclamée. C’est qu’en histoire, nous n’avions à peu près rien en fait de pittoresque, si ce n’est la tapisserie et les nappes de haute lice dont un jour M. de Barante avait sans façon dévalisé Froissard. Le néant d’alors du pittoresque en histoire, voilà ce qui fit ressortir énormément les mérites de M. Thierry, chauffant pour la première fois l’histoire, mais pas très fort, d’un feu contenu, et la vivifiant d’un coloris sobre, que les contrastes circonvoisins firent paraître très animé. Tout se compare dans la vie, et l’esprit est souvent pipé par les comparaisons. Publiés dans la Revue des Deux-Mondes, les Récits mérovingiens eurent peut-être… qui sait ? pour les gens de l’endroit, le coloris tapageur. Pour des taupes, un ver luisant est un soleil.

Peintre donc, mais peintre tempéré et savant dans un sujet qui demandait à l’Art ses plus magnifiques violences, M. Augustin Thierry, nature de juste milieu, qui le fut en politique comme il le fut en facultés, comme il le fut en toutes choses, exprima, avec la discrétion d’un homme de goût qui craint l’asphyxie, le suc de ces fleurs d’un temps naïf et barbare, dont il sentait pourtant et a nous donné quelques-unes des âpres saveurs. En ces Récits mérovingiens, insuffisants pour les imaginations exigeantes, au moins il ne fut jamais faux et même il fut souvent vrai, mais ce fut toujours d’une vérité diminuée, qui avait comme peur de s’attester dans des détails par trop prolongés de brutalité et d’horreur. Moderne, délicat, il ne trempa que l’extrémité de son pinceau dans le cuvier de couleur barbare ou de couleur mystique et légendaire qui aurait pu lui servir de palette, s’il avait été le peintre géant qu’il fallait, et par cela seul qu’il ne voulut pas être barbare, comme n’aurait pas manqué de l’être tout grand artiste qui aurait eu à peindre un sujet barbare comme le sien, il resta de fait au-dessous, comme effet d’impression, de tous ces moines qui avaient moins de goût que lui, mais qui avaient plus d’énergie, et dont son histoire, pour ceux qui savent les lire, ne remplacera pas les chroniques et le mauvais latin, si sublime dans son incorrecte grandeur !

VII

Et, si cela a eu lieu pour M. Augustin Thierry, dont la supériorité est principalement dans sa faculté d’écrire l’histoire et, en l’écrivant, de la peindre ; si tout en se servant de la couleur, il en a diminué les férocités dans un sujet qui, toutes, les appelle ; s’il s’est raccourci par la mesure, ainsi qu’hélas ! on fait toujours, qu’a fait à son tour et qu’a été M. Amédée Thierry, dans des histoires plus opulentes encore en événements, en contrastes, en choses grandioses, fauves et terribles, M. Amédée Thierry, le clair de lune de son frère ? Ah ! son Histoire d’Attila, dont nous venons de rendre compte, nous l’a dit assez.

Où l’auteur des Récits mérovingiens éteint sa couleur, l’auteur des Récits d’histoire romaine n’en met point, parce qu’en réalité il n’en a pas. Où le premier diminue la poésie de ces hommes et de ces événements hors des proportions des temps actuels, le second prosaïse et réduit tout à cette expression très sage, très modérée, mais très prosaïque, adorée des classes moyennes qui gouvernent la littérature, en attendant la canaille. Plus riche que son frère par le sentiment chrétien, s’il est plus pauvre par le talent naturel de l’expression, il pourrait, si ce sentiment était très profond ou très enflammé, en faire sortir une exaltation qui remplacerait celle qu’il n’a pas dans le talent, mais l’intensité manque également à M. Amédée Thierry dans le sentiment et dans le langage.

Puisque nous avons parlé de son Attila, rappelons que ce fut à propos de cet homme si effroyablement providentiel, de ce Marteau de Dieu sur le manche duquel l’historien, et surtout quand il est chrétien, doit montrer le serrement de la main divine, que nous avons soulevé contre M. Amédée Thierry le grand reproche du Bourgeoisisme dans l’histoire. Eh bien ! à plusieurs années de distance, l’auteur des Récits encourt le même reproche. Chrétien moderne du xixe  siècle, il continue de rapetisser et de racornir les plus merveilleuses traditions. Il y a comme dans l’Attila, dans ces Récits du cinquième siècle deux ou trois grandes personnalités d’évêques à peindre, de ces saints évêques qui furent vraiment les Anges Gardiens de l’univers chrétien en son bas âge ; mais le surnaturel, le miraculeux, l’auréole de ces immenses figures, je ne les vois pas. On a, selon moi, beaucoup trop vanté l’épisode de saint Épiphane et de saint Séverin, ces fondateurs d’empires moraux comme le monde jusque-là n’en avait jamais vu, alors que les plus forts empires matériels s’en allaient en poussière. Mais la rhétorique de M. Amédée Thierry ne suffit pas à ces grandeurs.

Pourquoi, puisque M. Amédée Thierry est chrétien, coupe-t-il le récit des miracles de saint Séverin par de petites interrogations philosophiques et sceptiques ? Pourquoi n’ose-t-il pas affirmer en lui le prophète et aime-t-il mieux (page 239) nous le montrer habile dans le sens moderne qu’inspiré dans le sens divin ?… Pourquoi voir dans le Mystique et dans le Saint « seulement un pauvre moine grand par le cœur et par son dévouement à la patrie », et parler, avec l’embarras du rationalisme, cette lâcheté de la raison, du génie héroïque presque divin du grand homme dont oh extrait doucement Dieu pour le faire humainement plus grand. Presque divin ! Ah ! les vrais artistes, ne fussent-ils pas chrétiens, ne connaissent pas ce mot de presque et ils le laissent aux habiles, aux subtils, aux nuancés, qui ont peur de l’affirmation, de l’enthousiasme et de la vérité !

Mais c’est que M. Amédée Thierry n’a pas le sens artiste dans une histoire où il ne s’agit pas uniquement d’être un correct et un assez propre écrivain. Non, ce n’est pas, qu’on le sache bien, l’érudit ou le penseur qui défaille dans M. Amédée Thierry, mais c’est le peintre, et le peintre, c’est beaucoup plus que l’érudit et même que le penseur ! Voyez, en effet ! À ne considérer les travaux de M. Amédée Thierry qu’avec les yeux d’une Académie des inscriptions, il est certain que l’ensemble de ces travaux est imposant et que l’aperçu n’y manque pas, à ses risques et périls, il est vrai, car ce n’est pas tout que de voir en histoire, il faut voir juste.

Pour ma part, je ne suis pas suffisamment édifié sur le point de vue exclusivement romain de M. Amédée Thierry, amoureux de la civilisation romaine pourrissante, comme un Barbare… qu’il n’est pas pourtant, et faisant je ne sais quel mérite surnaturel à Rome d’avoir été longtemps pour les peuples qui l’ont conquise, ce que cette méprisable Chine a été pour les Tartares, ses vainqueurs, — la maîtresse de ses maîtres. Je crois même qu’il n’y a pas tant à admirer dans ce fait du formalisme romain, respecté comme un cérémonial séculaire par ces grands enfants violents dont on a fait un peu trop vite des grands hommes, les Odoacre et même les Théodoric ! Quand ces parvenus se mésalliaient en épousant des filles d’impératrices, quand ces Barbares, qui pouvaient tout, faisaient des empereurs et n’osaient l’être, cela prouvait qu’ils n’étaient que de grands imbéciles de Barbares, mais cela ne prouvait pas qu’il y eût en ces Romains dégradés, qui ne valaient même pas le respect bête d’un Barbare, la virtualité mystérieuse et éternelle que M. Thierry veut y voir et qui est le point de vue rayonnant sur tous ses ouvrages depuis son Histoire de la Gaule — trois robustes volumes inachevés qu’il ne faut pas confondre avec son histoire des Gaulois sous la domination romaine — jusqu’à ces Récits d’aujourd’hui !

Mais n’importe, du reste ! Il n’y en a pas moins là matière à discussion, il n’y en a pas moins là une thèse réfléchie élaborée, qui mérite l’examen et qui l’aura. Un jour on discutera en M. Amédée Thierry qui a remué des faits et des idées, non moins que son frère, on discutera également l’érudit et le penseur. Mais, après les avoir discutés, on les oubliera l’un et l’autre, car c’est la destinée de toutes les théories historiques d’être brisées au bout d’un certain temps. L’histoire n’est qu’un échiquier, dont les pions sont les faits, mais le pion de Dieu, c’est le joueur, le joueur qui a cent manières de gagner et de perdre la partie, cent manières de la recommencer. Aujourd’hui nous avons les idées sur Rome de M. Amédée Thierry, qui en a l’initiative, après saint Augustin et Bossuet cependant, et ces mêmes idées, radicalisées par M. Ferrari, passent pour le moment sur le ventre aux idées de l’abbé du Bos et de Montesquieu, qui se relèveront et le rendront à qui les foule ; seulement, ses idées une fois jetées parterre, qu’on me fasse le plaisir de me dire ce que deviendra le très honorable M. Amédée Thierry, lequel n’a mis, en ces vastes et ambitieuses histoires, ni le portrait d’un homme fièrement tracé, ni une page touchante ou grandiose, ni rien de ce qui fait qu’on lit Montesquieu, par exemple, quand on ne lit plus Boulainvilliers ; rien enfin de ce qui fait qu’un écrivain ne périt pas sur ses idées en ruine, parce qu’il avait, dans ce misérable brimborion qu’on appelle une plume, une goutte d’immortalité !