Chapitre II : De la méthode expérimentale en physiologie
Quelque justes et lumineux que soient les principes exposés par M. Claude Bernard dans la première partie de son livre, ce n’est pas là cependant qu’est le principal intérêt de cet ouvrage : cet intérêt gît surtout dans la seconde et la troisième partie. C’est là qu’il est neuf, fort et particulièrement intéressant. Il y établit avec un surcroît de preuves tout à fait décisives que la méthode expérimentale, qui a produit de si beaux résultats dans la physique et dans la chimie, est également applicable à la physiologie. Cette démonstration, au premier abord, peut paraître superflue ; mais cette impression cessera, si l’on réfléchit qu’il n’est pas évident qu’on puisse agir sur les corps vivants comme sur les corps bruts, c’est-à-dire en séparer les parties, en modifier les rapports, en troubler l’économie. Que de telles tentatives puissent avoir lieu, et cela avec la même précision et la même certitude que dans les corps inertes et inorganiques, c’est ce qui étonne beaucoup au premier abord, et, je le répète, il y avait à établir là d’une manière démonstrative un point des plus importants de la théorie des méthodes.
Les ennemis de la théorie en toutes choses diront peut-être que tout cela est bien inutile : « Faites-nous de bonnes expériences, nous vous tiendrons quitte du reste. »
Je ne veux pas dire que la pratique ne soit pas ici plus importante que la théorie ; cependant il faut aussi savoir un peu ce que l’on fait et se rendre compte des opérations de son esprit. Il n’est pas évident à priori que la vie puisse être matière à expérience, et à posteriori on peut dire qu’il est surprenant qu’il en soit ainsi. A ceux qui le nient, il faut donc démontrer que la chose est possible ; à ceux qui l’accordent, il faut expliquer comment elle l’est. J’ajoute enfin que, pour pratiquer avec succès la méthode expérimentale dans les sciences physiologiques, il faut en bien connaître les conditions et les principes, et c’est ainsi que la théorie elle-même peut être utile à la pratique.
Pour bien comprendre la question, il ne faut pas oublier qu’il y a deux sortes de sciences : les sciences d’observation et les sciences d’expérimentation. Les premières sont celles où le savant se contente de constater les phénomènes sans pouvoir les modifier : telles sont, par exemple, l’astronomie et, jusqu’ici du moins, la météorologie, pendant longtemps aussi la minéralogie, la géologie, la botanique, etc. Les secondes sont celles où le savant passe de l’observation à l’expérience, produit lui-même les phénomènes qu’il veut étudier, en change les conditions, les isole, les combine, les reproduit à volonté, et par là obtient sur la nature une puissance bien plus grande que ne peut en avoir le simple contemplateur. L’expérimentateur, selon l’expression de M. Claude Bernard, est « un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création »
. L’expérience est ingénieusement définie « une observation provoquée ».
La question est maintenant de savoir si la physiologie est une science d’observation ou une science d’expérience, si elle peut agir artificiellement sur les phénomènes et se fournir à elle-même des sujets d’observation, ou si elle doit les attendre, comme l’astronomie qui ne peut rien changer au système planétaire, et qui en contemple immobile les révolutions.
A la vérité, la méthode expérimentale ne date pas d’hier en physiologie. Déjà, dans l’antiquité, Galien avait fait beaucoup d’expériences sur les animaux, et il nous en a laissé d’assez exactes descriptions. Chez les modernes, Césalpin et Harvey ont aussi pratiqué cette méthode. Au xviiie
siècle, Spallanzani s’illustra par ses admirables expériences sur les animaux inférieurs. Enfin, vers la fin du siècle, Haller introduisit avec conscience et d’une manière régulière l’expérimentation physiologique. Malgré ces exemples imposants, mais trop rares, trop éloignés, trop peu décisifs, le préjugé subsista longtemps, et dure encore, que la matière vivante, par sa complexité infinie, par les causes mystérieuses qui s’y manifestent, échappe à l’analyse artificielle de l’expérimentateur. Les contradictions nombreuses dans lesquelles sont tombés les physiologistes semblaient▶ autoriser cette manière de voir, qu’on ne trouvera pas indigne d’être discutée lorsqu’on saura que le grand Cuvier lui-même en était pénétré, et qu’il considérait comme tout à fait illusoire d’introduire l’expérience dans la science de la vie. Il s’exprimait ainsi dans une lettre à Mertroud : « Toutes les parties d’un corps vivant sont liées, elles ne peuvent agir qu’autant qu’elles agissent toutes ensemble ; vouloir en séparer une de la masse, c’est la reporter dans l’ordre des substances mortes, c’est en changer complètement l’essence. »
Ce n’est pas là, chez Cuvier, une opinion de circonstance et de fantaisie, une boutade émise en passant dans une lettre à un ami : c’est un principe important de sa philosophie scientifique, car il l’a reproduit et développé dans la Préface du règne animal, morceau mémorable qui contient les grands principes de sa philosophie zoologique. C’est là, suivant lui, le critérium qui distingue la physique des sciences naturelles. « Dans la première, on n’examine que des phénomènes dont on règle toutes les circonstances, pour arriver par leur analyse à des lois générales ; dans l’autre, les phénomènes se passent dans des conditions qui ne dépendent pas de celui qui étudie… Il ne lui est pas permis de les soustraire successivement, et de réduire le problème à ses éléments, comme fait l’expérimentateur ; mais il faut qu’il le prenne tout entier avec toutes ses conditions à la fois et ne l’analyse que par la pensée. Qu’on essaye d’isoler lesphénomènes nombreux dont se compose la vie d’un animal un peu élevé dans l’échelle, un seul d’entre eux supprimé, la vie disparaît. »
C’est bien là, en effet, la plus grande objection que l’on puisse faire contre l’expérimentation physiologique. L’être vivant est une harmonie, un tout, un cercle ; or, la méthode d’expérience consiste à isoler les phénomènes pour les mieux étudier séparément, pour déterminer leur essence propre ; mais cette séparation n’a-t-elle pas pour effet de les altérer, et d’altérer tout ensemble les conditions mêmes de la vie ? C’est trop, sans doute, de dire avec Cuvier que la vie disparaît pour peu qu’on touche à l’un de ses éléments (car on ne voit pas que l’homme meure quand on lui coupe une jambe, ce qui est cependant pour lui une révolution assez grave) ; mais on peut croire que, tout étant lié à tout dans l’organisme, il n’est pas possible de bien étudier les parties en dehors du tout et de leurs relations naturelles avec le tout.
Une autre difficulté qui s’élève contre la méthode expérimentale en physiologie, c’est le préjugé répandu et bien naturel de la spontanéité des corps vivants. L’être vivant, en effet, nous apparaît comme animé d’une force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques, à mesure que l’être s’élève davantage dans l’échelle de l’organisation. Or, comme nous ne pouvons atteindre les phénomènes que par l’intermédiaire du milieu, si ces phénomènes vitaux sont en dehors de tout milieu et indépendants de lui, nous ne pouvons agir sur eux par aucun moyen : nous ne pouvons que les regarder, sans y toucher, sans les modifier. Ils tombent sous l’observation, mais non pas sous l’expérience.
Enfin une dernière illusion, également funeste à la vraie méthode, est celle de ce vitalisme superstitieux qui considère la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle, agissant arbitrairement, introduisant dans les phénomènes une irrégularité essentielle, pourvue enfin d’une sorte de liberté désordonnée qui trouble tout, change les aspects des choses, et déroute l’expérience à chaque pas : semblable au destin jaloux des anciens, la vie, selon ces médecins superstitieux, serait une sorte de dieu capricieux et de Protée menteur, échappant à toute prise, et avec lequel on ne peut lutter qu’au moyen de cette autre force, non moins aveugle et capricieuse, qu’ils appellent l’inspiration.
M. Claude Bernard s’est appliqué à combattre ces divers préjugés, et, à nos yeux du moins, sa réfutation est irrésistible, sa démonstration péremptoire. Il établit que l’expérimentation peut avoir lieu sur les corps vivants tout aussi bien que sur les corps bruts, et même que les principes d’expérimentation sont absolument les mêmes de part et d’autre. Seulement, les phénomènes étant plus complexes, la méthode y est plus difficile à appliquer, plus lente à faire des progrès. Il faut tenir compte de ces difficultés et les bien connaître pour ne pas se laisser tromper par de fausses apparences ; mais au fond il n’y a qu’une seule méthode pour les sciences naturelles comme pour les sciences physiques, et les premières ne feront de vrais progrès que lorsqu’elles seront largement et décidément entrées dans cette voie.
Au reste, en assimilant la science des corps vivants à celle des corps bruts, il ne faut pas croire que M. Claude Bernard veuille effacer les différences radicales qui les séparent les uns des autres : c’est la méthode qui est identique, ce ne sont pas les phénomènes. Il s’exprime à ce sujet avec une très-grande précision. « Je serais d’accord avec les vitalistes, dit-il, s’ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui par conséquent leur sont spéciaux. J’admets, en effet, que les manifestations vitales ne sauraient être expliquées par les seuls phénomènes physico-chimiques de la matière brute… Mais, si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n’offrent cette différence qu’en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s’en distinguent pas par leurs méthodes scientifiques. La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres. »
Arrivera-t-on un jour à réduire tous les phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques, comme on l’a fait déjà pour quelques-uns d’entre eux ? Cela est possible, et M. Claude Bernard n’est pas systématiquement opposé à cette hypothèse ; il ◀semble▶ même y incliner dans beaucoup de passages de ses écrits, mais c’est là une pure hypothèse qu’il n’est pas même nécessaire d’admettre pour affirmer que la méthode expérimentale est applicable à la vie. Par exemple, le fait vital par excellence, le fait de l’irritation, est certainement quant à présent irréductible à toute action physico-chimique, et cependant dès à présent il peut être l’objet d’expériences précises et démonstratives. La sensibilité, moins encore que l’irritabilité, est aujourd’hui susceptible d’être expliquée mécaniquement. Cependant, combien d’expériences décisives ont été faites sur la sensibilité du système nerveux ! Il pourrait donc se faire qu’il y eût des phénomènes élémentaires à jamais irréductibles et qui seraient en quelque sorte élémentaires ; l’expérience aurait alors précisément pour but de déterminer quels sont ces phénomènes élémentaires et à quelles conditions ils se produisent.
Il faut bien distinguer deux opinions : l’une veut que les phénomènes vitaux ne soient que des cas particuliers des phénomènes physico-chimiques, l’autre que les phénomènes physico-chimiques soient la condition sine qua non des phénomènes vitaux. Dans la première hypothèse, on assimile entièrement l’une à l’autre les deux classes de phénomènes ; dans la seconde, on les lie ensemble d’une manière certaine et indissoluble, mais sans les confondre. La première hypothèse réduit la vie à n’être qu’un phénomène mécanique ; la seconde enchaîne la vie à des conditions mécaniques, mais sans l’y réduire et sans la sacrifier. Ce que la science physiologique étudie, c’est, d’après M. Claude Bernard, « le phénomène vital avec ses conditions matérielles »
. Le phénomène vital n’est donc pas la même chose que ces conditions mêmes, et il s’en distingue, quoiqu’il en soit inséparable.
Tel est le sens véritable du vitalisme, considéré au point de vue expérimental et rigoureusement physiologique. Sans doute introduire une force vitale comme un deus ex machina qui dispenserait de l’étude des phénomènes, c’est retomber dans la scolastique, c’est ressusciter la vertu dormitive et toutes les facultés occultes : c’est ce que Leibnitz appelait la philosophie paresseuse, qui prend les mots pour les choses ; mais en un autre sens l’expression de force vitale est d’une grande utilité. Elle représente une limite, à savoir l’ensemble des phénomènes irréductibles à la physique et à la chimie. Elle représente ainsi une protestation contre une hypothèse non démontrée, et elle sauve par là même le physiologiste des illusions où pourrait l’entraîner le désir bien naturel de simplifier les choses, de réduire les propriétés vitales aux propriétés générales de la matière. Je ne condamne pas une telle réduction quand elle est possible : je dis seulement qu’il ne faut pas la supposer d’avance contre les données de l’expérience elle-même.
Qu’il y ait d’ailleurs une force vitale ou qu’il n’y en ait pas, M. Claude Bernard me paraît établir avec une parfaite rigueur qu’il y a un déterminisme absolu des phénomènes tout aussi bien dans l’ordre de la vie que dans l’ordre de la matière brute26. La force vitale elle-même, fût-elle distincte des autres forces naturelles, devrait se manifester par une série de phénomènes rigoureusement liés, s’enchaînant les uns aux autres dans un ordre fixe et précis, de telle sorte que, l’un étant donné, l’autre s’ensuit nécessairement ; de telle sorte encore que, telle condition venant à manquer, le phénomène ou se modifie ou disparaît, et qu’à telle autre condition correspond tel autre phénomène ; en un mot, rien n’est arbitraire, rien n’est laissé au hasard, à l’inconnu, à la fantaisie. Il s’ensuit que l’expérience a prise sur les phénomènes, car elle peut écarter successivement toutes les conditions accessoires d’un phénomène jusqu’à ce qu’elle ait trouvé celle qui lui est essentiellement liée ; quand elle l’a trouvée, elle produit ou supprime le phénomène à volonté, ce qui n’aurait pas lieu si la production des phénomènes était capricieuse ou arbitraire et dépendait du seul bon plaisir de la force vitale.
Les hommes aiment tellement le pouvoir arbitraire, qu’ils sont toujours tentés de le supposer partout : ils l’imaginent dans la force vitale lorsqu’ils lui attribuent la faculté de troubler et d’embrouiller les phénomènes par son activité désordonnée ; ils le supposent dans l’homme lorsqu’ils imaginent un libre arbitre absolument indifférent entre le oui et le non, et décidant entre les deux sans savoir pourquoi. Enfin ils le placent jusqu’en Dieu lorsqu’ils lui prêtent une volonté absolue, supérieure au bien et au mal, au vrai et au faux, décidant et créant par un sic volo, sic jubeo absolu. Ils ne s’aperçoivent pas que cette volonté souveraine, sans l’intelligence, n’est que le hasard lui-même, car le hasard n’est autre chose qu’une cause vide, une cause nue, une cause dans laquelle rien n’est prédéterminé, et où il n’y a pas de proportion entre la cause et l’effet.
Quoi qu’il en soit, M. Claude Bernard a parfaitement raison d’affirmer à plusieurs reprises que « l’indéterminé n’est pas scientifique »
. C’est là un axiome fondamental de sa logique, et nous n’hésitons pas à l’admettre. Admettre des phénomènes indéterminés, c’est admettre des phénomènes sans cause. Par la même raison, il n’admet pas d’expériences contradictoires, car une même cause dans les mêmes circonstances ne peut pas produire deux phénomènes contraires. Lorsque deux expérimentateurs arrivent à des résultats différents, c’est donc tout simplement qu’ils ne se sont pas placés dans les mêmes conditions : si l’on ne tient pas compte par exemple de l’âge, de l’état de santé, de l’état de sommeil ou de veille, d’abstinence ou de nourriture, on obtiendra sans doute des résultats différents ; mais placez vous dans les mêmes conditions, vous aurez les mêmes résultats. Par la même raison, dit M. Claude Bernard, il n’y a pas d’exception, et Cette expression n’exprime que notre ignorance. « On entend tous les jours les médecins employer ces mots, le plus ordinairement, le plus souvent, ou bien s’exprimer numériquement en disant : “Huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi.” J’ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je ne blâme pas ces restrictions ; mais certains médecins ◀semblent▶ raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires. Or, il ne saurait en être ainsi : ce qu’on appelle exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues. »
La seconde difficulté qui s’élève contre l’expérimentation sur la vie est dans la spontanéité des êtres vivants et leur indépendance à l’égard du milieu qui les environne. Cette indépendance, qui affranchie en apparence le corps vivant des influences physico-chimiques, le rend par là très-difficilement accessible à l’expérimentation. C’est là une illusion. La spontanéité des êtres vivants n’est qu’apparente. En réalité, la matière vivante, tout comme la matière morte, est soumise à la grande loi de l’inertie. Sans doute les corps organisés manifestent des propriétés que ne connaissent pas les corps bruts : par exemple, ils sont irritables, ils réagissent sous l’influence de certains excitants ; mais jamais on ne verra se produire chez eux un mouvement absolument spontané. La fibre musculaire a la propriété de se contracter ; toutefois, pour que cette fibre se contracte, il faut qu’elle y soit provoquée par quelque excitation qui lui vienne soit du sang, soit d’un nerf ; et, si rien ne change dans les conditions environnantes ou intérieures, elle restera en repos. A la vérité, tous les organes peuvent exercer les uns sur les autres le rôle d’excitants, ce qui ◀semblerait donner à l’organisme vivant, considéré dans son ensemble, une sorte d’indépendance et de spontanéité générale ; ce n’est cependant qu’une apparence. Les propriétés vitales elles-mêmes n’entrent en action que sous l’influence des agents physico-chimiques, externes ou internes, et ainsi la loi de l’inertie se trouve partout vérifiée. Il suit de là que, chaque phénomène vital étant toujours lié à un phénomène antérieur, il est possible à l’expérimentateur de reproduire cette liaison, et de provoquer l’apparition des phénomènes en réalisant les conditions qui les précèdent et les déterminent.
Quelquefois néanmoins, on serait tenté de croire que l’agent vital est presque indépendant des actions physico-chimiques, lorsqu’on le voit supporter avec tant de flexibilité les plus grands écarts dans les conditions du milieu extérieur où il est plongé, — l’extrême froid ou l’extrême chaud, l’humidité ou la sécheresse, la lumière ou la nuit, la présence ou l’absence, ou du moins l’extrême inégalité de l’électricité atmosphérique. Cette indépendance est d’autant plus grande que l’animal est plus élevé dans l’échelle des êtres vivants. Eh bien, suivant M. Claude Bernard, c’est encore là une illusion. L’être vivant ne paraît indépendant du milieu extérieur que parce qu’il porte avec lui un milieu intérieur dans lequel ses organes baignent en quelque sorte, et qui contient, comme emmagasinées dans son sein, toutes les conditions physico-chimiques (chaleur, électricité, humidité, etc.) nécessaires à la provocation des actions vitales. Ce milieu intérieur est le sang. C’est le sang qui permet à l’être vivant de supporter les plus grands changements dans le milieu externe, parce qu’il se maintient lui-même dans une sorte d’équilibre moyen, dont les perturbations accidentelles sont les principales causes des maladies. Par un remarquable enchaînement, ce milieu intérieur, si nécessaire à l’organisme, est le produit de l’organisme. C’est le corps vivant qui se fait à lui-même son milieu, tandis qu’il doit sa propre vitalité initiale au milieu maternel où il a pris naissance. Il y a donc là une corrélation réciproque du milieu avec l’organisme et de l’organisme avec le milieu, l’un étant nécessaire à l’autre : cercle qui rend presque impossible à comprendre et à expliquer, dans l’état actuel de nos idées, l’origine première de la vie. Quoi qu’il en soit, il est certain que dans l’être vivant aucun phénomène ne peut se produire sans certaines conditions physico-chimiques, et que, ces conditions étant données, les propriétés vitales entrent immédiatement en fonction. Il est donc possible à l’expérimentateur d’agir sur les organes en agissant sur le milieu, et, sous ce rapport, le physiologiste est exactement dans les mêmes conditions que le chimiste et le physicien.
Reste enfin l’objection de Cuvier, l’harmonie et la solidarité qui existent entre toutes les parties du corps vivant. Cette harmonie incontestable serait-elle un obstacle à toute analyse ? Les phénomènes seraient-ils tellement liés les uns aux autres qu’en s’efforçant de les séparer on les détruisît nécessairement ? C’est là une grande exagération démentie par l’expérience. En définitive, même dans une machine brûle, toutes les parties ont un rôle à remplir dans l’ensemble, et se correspondent en quelque sorte sympathiquement : cependant on peut analyser cette machine, isoler l’action de chacune de ces pièces distinctes, sauf à les replacer ensuite toutes dans leur action totale. Il est également possible de transporter les actes physiologiques en dehors de l’organisme afin de les mieux voir. Les digestions et les fécondations artificielles n’ont rien qui diffère des digestions et des fécondations naturelles, si ce n’est qu’elles se passent dans un autre milieu. Les tissus organiques ayant chacun leur vitalité autonome, on peut également les isoler, et, par la circulation artificielle, en mieux étudier les propriétés. « On isole encore un organe, dit l’auteur, en détruisant par des anesthésiques les réactions du consensus général ; on arrive au même résultat en divisant les nerfs qui se rendent à une partie tout en conservant les vaisseaux sanguins. A l’aide de l’expérimentation analytique, j’ai pu transformer des animaux à sang chaud en animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs éléments histologiques. »
Toutefois, après avoir ainsi fait l’analyse, il faut faire la synthèse et ne pas perdre de vue l’unité de l’organisme.
Le logicien n’est pas le seul qui trouvera à s’instruire dans le livre de M. Claude Bernard ; le métaphysicien y rencontrera également matière à de sérieuses réflexions. Ce n’est pas que l’auteur prétende en aucune façon à la métaphysique ; au contraire, il sépare la science positive de la philosophie avec autant de rigueur que pourrait le faire le positiviste le plus déclaré. Tout en traitant les philosophes avec beaucoup d’égards et même de sympathie, il leur fait en réalité une part assez médiocre, car il ne leur laisse que l’inconnu, et revendique pour la science positive tout le domaine du connu ou de ce qui peut l’être. Ne le chicanons pas sur cette distinction. Autant on doit être sévère pour les philosophes qui nient la philosophie, autant nous trouvons naturel et excusable l’orgueil du savant qui, marchant d’un pied ferme sur le terrain solide de la réalité, ne peut s’empêcher de contempler avec quelque pitié nos fragiles systèmes et nos éternelles controverses.
Cependant, quelque séparation que l’on établisse entre la métaphysique et la science, dans l’intérêt de l’une ou de l’autre, il est impossible que les vues du savant n’aient quelque influence sur celles du métaphysicien : tout en séparant les deux domaines, il faut encore se demander s’ils peuvent s’entendre et se concilier. Il est même telle question où la séparation absolue est impossible, et où le métaphysicien ne peut parler que dans le vide, s’il ne s’appuie pas sur quelques données positives. Telle est, par exemple, la question du principe de la vie ; comment en effet conjecturer la cause de la vie, si l’on ignore les phénomènes par lesquels elle se manifeste ? Résumons donc l’ensemble des idées émises par M. Claude Bernard sur les phénomènes de la vie ; on verra ensuite ce que la métaphysique en doit penser.
Suivant lui, comme nous l’avons vu, rien n’arrive dans l’ordre physiologique sans une condition antécédente, absolument déterminée, liée elle-même à une condition antérieure ; de condition en condition, il faut toujours arriver à une excitation externe, c’est-à-dire à un phénomène physico-chimique sans lequel aucun phénomène vital ne peut se produire. Il y a donc un circulus vital, mais qui n’a pas en lui son commencement absolu, et qui, même lorsqu’il nous apparaît comme entièrement indépendant, ne l’est pas en réalité, ne se soutient que grâce à des conditions physico-chimiques, externes ou internes, sans lesquelles la machine s’arrête, se désorganise et meurt.
Telle est l’idée générale d’après laquelle M. Claude Bernard se représente la vie, et cette idée générale, nous n’avons aucune raison de nous refuser à l’admettre, d’abord parce qu’il nous manquerait l’autorité nécessaire pour la contester, en second lieu parce qu’elle nous paraît conforme aux vrais principes, et en particulier au célèbre principe de la raison suffisante ou déterminante. Un phénomène dont on ne pourrait donner la raison serait produit par le pur hasard. Il ne suffit pas même d’admettre une cause quelconque, un pouvoir d’agir, une faculté occulte ; il faut encore que cette cause, cette faculté soient déterminées à l’action par quelque raison particulière, par quelque condition antécédente et précise. En outre, l’idée que M. Claude Bernard se fait de la vie est encore conforme à cette grande loi, admise par tous les métaphysiciens, à savoir que l’inférieur est la condition du supérieur. Ainsi les forces physico-chimiques sont nécessaires à la vie nutritive, la nutrition l’est à la sensibilité, la sensibilité l’est à l’intelligence, Aucune force nouvelle ne se déploie sans y être sollicitée par des forces inférieures. Il faut donc accorder à M. Claude Bernard ces deux propositions fondamentales : — Tous les phénomènes vitaux sont liés entre eux d’une manière déterminée ; — ils sont liés aussi à des excitations physico-chimiques. Quoi que puissent penser ultérieurement les métaphysiciens, quelque système qu’ils veuillent soutenir, ces deux propositions sont inébranlables, et elles suffisent pour rendre la science possible. Ainsi l’intérêt de la physiologie est sain et sauf, et le physiologiste peut s’arrêter là. Qu’il y ait d’ailleurs une force vitale ou qu’il n’y en ait pas, cela ne modifie en rien le résultat de ses recherches. Il n’en est pas de même du métaphysicien.
La vie, en effet, est en quelque sorte le nœud du problème que nous présente l’univers, car la vie tient d’une part à la matière en général, et de l’autre elle tient à la sensibilité et à la pensée. D’une part en effet, la vie ne se manifeste que dans la matière, et dans une matière dont les éléments, séparés par la chimie, sont identiquement les mêmes que ceux de la matière inerte. Elle est liée à des forces physiques et chimiques qui agissent dans l’organisation suivant les mêmes lois que dans les corps inorganiques. Les fonctions, même les plus importantes, la respiration, la digestion, la sécrétion, sont en grande partie des actions chimiques, et Hegel a pu définir avec justesse la vie « un travail chimique qui dure »
. Par un autre côté, la vie se lie à l’être pensant, sentant et voulant. En effet, l’intelligence est étroitement liée à la sensibilité, et la sensibilité, à son tour, est étroitement liée à l’organisme vivant, dont elle est, suivant les physiologistes, une des propriétés les plus importantes.
On voit quelle place considérable occupe la vie dans l’échelle de la nature, et combien elle complique la question si difficile par elle-même de l’âme et du corps. Lorsque le philosophe prend d’un côté un morceau de marbre, et de l’autre une grande pensée, un grand sentiment, un acte de vertu, il n’a pas de peine à démontrer que ces phénomènes répugnent à la nature du marbre ; mais, lorsque d’intermédiaire en intermédiaire il s’est élevé du minéral au végétal, du végétal à l’animal, de l’animal à l’homme, lorsqu’il passe du travail chimique au travail vital, de là au travail psychologique, — lorsque enfin il vient à remarquer que de la vie consciente à la vie inconsciente, et réciproquement, il y a un va-et-vient perpétuel et un passage insensible et continu, il ne peut s’empêcher de demander en quoi consiste ce moyen terme entre l’âme pensante et la matière brute, qui lie l’une à l’autre, et qui, sans pouvoir se séparer de la seconde, est ici-bas la condition indispensable de la première.
Je ne voudrais pas rentrer ici dans un problème souvent discuté, et dont nous avons déjà parlé incidemment : je me contenterai de dire que l’hypothèse d’une force vitale distincte des forces physico-chimiques me paraît résister assez solidement jusqu’ici aux objections de ses adversaires. J’avoue que se servir de la force vitale comme d’un moyen pour expliquer tel ou tel phénomène en particulier, c’est faire appel aux qualités occultes, à un deus ex machina. La force vitale ne peut expliquer aucun phénomène en particulier, parce qu’elle est au-delà des phénomènes27 ; elle est ce sans quoi les phénomènes ne seraient pas possibles. A quoi sert-elle donc ? Elle répond, selon nous, à un besoin métaphysique. L’explication métaphysique se distingue essentiellement de toute explication physique et empirique : celle-ci consiste toujours à rattacher un phénomène à un autre ; de là vient que pour le physicien les forces ne sont jamais que des formules, des manières de s’exprimer. Il n’en est pas de même pour le métaphysicien, car pour lui le problème est précisément de savoir comment les phénomènes sont possibles. Il ne comprend point un phénomène sortant du néant tout seul, spontanément, uniquement parce qu’il a été précédé d’un autre ; il ne comprend point un phénomène qui ne serait le phénomène de rien, ou qui ne serait produit par rien. Il lui faut un au-delà, un noumène, comme on voudra l’appeler, une substance, une cause. Cette cause ne sert à rien physiquement parlant, elle est une qualité occulte ; mais elle répond à cette loi de l’esprit qui nous fait passer du phénomène à l’être, et qui est la raison d’être de la métaphysique.
Maintenant, combien de causes distinctes reconnaîtrons-nous en dehors de nous-mêmes ? Ici nous n’avons d’autre mesure et d’autre critérium que les phénomènes eux-mêmes : autant de groupes irréductibles de phénomènes, autant de forces distinctes. — Mais, dira-t-on, de ce que deux groupes de phénomènes sont actuellement irréductibles, s’ensuit-il qu’ils ne pourront pas se résoudre un jour l’un dans l’autre ? Sans aucun doute. Aussi la distinction objective des causes n’est jamais que relative à l’état de nos connaissances, et nul ne peut affirmer d’une manière absolue que deux ordres de causes ne se réduiront pas plus tard à un seul. Toutefois, s’il est imprudent de dire qu’une telle réduction n’aura pas lieu, il est imprudent aussi de dire qu’elle aura lieu nécessairement, car il n’y a aucune contradiction dans les termes à supposer qu’il puisse y avoir dans la nature plusieurs causes distinctes, et on est autorisé à reconnaître la distinction des causes jusqu’à démonstration du contraire. La force vitale serait donc, selon moi, cette portion d’inconnu qui, dans le domaine de l’intelligible, correspond à cet ordre particulier de phénomènes qui est propre aux êtres organisés. J’avoue que cette notion est tout à fait vide de contenu quand nous essayons de la concevoir hors des phénomènes qui la manifestent : ce n’est pas cependant un pur rien, car c’est l’idée d’une activité qui dure, tandis que les phénomènes paraissent et disparaissent continuellement : c’est aussi l’idée d’une activité identique dans son essence, tandis que les phénomènes changent sans cesse ; c’est enfin l’idée d’une activité productrice, tandis que les phénomènes ne sont que des apparences produites.
Quant à la réduction possible et ultérieure de tous les phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques, je me contenterai de rappeler que, suivant M. Claude Bernard, les forces physiques et chimiques ne sont que les conditions des phénomènes vitaux, mais qu’elles ne les constituent pas essentiellement. La nutrition ne s’opère dans un animal qu’avec accompagnement de phénomènes physiques et chimiques, mais elle n’est pas dans son essence un phénomène de ce genre. Si l’on convient de cette loi, signalée plus haut, que dans la nature l’inférieur est la condition du supérieur, on ne s’étonnera pas de voir la vie liée à des conditions mécaniques sans se réduire à un pur mécanisme, de même que la pensée est liée à des faits physiologiques et organiques sans être en elle-même et dans son essence un fait organique et physiologique. Au reste, M. Claude Bernard lui-même signale le fait caractéristique qui sépare d’une manière absolue les corps vivants des corps bruts, et il n’hésite pas à employer l’expression si discréditée de force vitale. « Ce qui est essentiellement du domaine de la vie, dit-il, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de l’évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser. Tout dérive de l’idée qui seule dirige et crée ; ces moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature, et restent confondus pêle-mêle comme les lettres de l’alphabet dans une boîte où cette force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. »
Cette remarquable page, où l’auteur développe à sa façon le principe que les philosophes appellent principe des causes finales, prouve qu’il y a dans les êtres vivants au moins une force initiale qui ne se réduit pas aux forces physiques et chimiques, et rien jusqu’ici ne porte à croire qu’elle s’y réduira jamais.
Quelle que soit d’ailleurs la solution que la science puisse donner plus tard au problème de la vie, n’oublions pas qu’elle ne peut compromettre en rien l’existence du principe immatériel que nous appelons l’âme pensante, car, si la vie se distingue des forces brutes par des caractères différents, l’âme pensante se distingue de la matière par des caractères opposés. Nous concevons comme possible que la vie ne soit que le résultat de l’organisation, mais nous ne concevons pas comme possible qu’il en soit de même de la pensée. L’homme vivant peut être une machine, l’homme pensant et voulant n’en est pas une : c’est un point qu’il ne faut pas oublier, si l’on veut garantir l’âme pensante des destinées plus ou moins incertaines de la force vitale.
Nous parlons de l’homme libre ; mais la liberté, j’entends la liberté morale, peut-elle subsister, si l’on représente la vie, ainsi que le fait M. Claude Bernard, comme un enchaînement déterminé de phénomènes tels que, l’un étant donné, l’autre s’ensuive toujours d’après des lois nécessaires ? La physiologie n’entre-t-elle pas ici en conflit avec la psychologie et avec la morale ? M. Claude Bernard essaye de les concilier en distinguant le fatalisme du déterminisme. Suivant lui, ces deux idées, bien loin d’être identiques, sont absolument contraires. Le fatalisme suppose une force aveugle, capricieuse, indéterminée, agissant au hasard, sans raison, sans règle, sans loi : c’est donc tout l’opposé du déterminisme, qui admet la liaison des phénomènes suivant des lois fixes et rationnelles.
Cette explication du fatalisme est un peu hasardée, et on pourrait dire qu’elle est amenée par les besoins de la cause. Sans doute, dans la mythologie antique, le fatum était bien quelque chose de semblable à cette force aveugle et capricieuse dont parle M. Claude Bernard. Les anciens se la représentaient comme une divinité jalouse, qui élevait ou abaissait, rendait heureux ou malheureux, par pur caprice, ses victimes ou ses favoris. Aujourd’hui encore, on voit les joueurs croire à quelque divinité occulte de ce genre, qu’ils appellent la chance, et qui se joue de toutes les combinaisons, de tous les desseins ; c’est bien là en effet une sorte de fatalisme, mais ce n’est pas là le fatalisme philosophique.
On en peut distinguer de deux espèces, ou le fatalisme géométrique de Spinoza, ou le fatalisme physique de Hobbes, de Collins, de Lamettrie. Dans le fatalisme géométrique, tous les phénomènes de l’âme humaine se déduisent de son essence aussi logiquement, aussi nécessairement que les propriétés du triangle se déduisent de la définition du triangle. Dans le fatalisme physique, tous les phénomènes de l’âme ne sont autre chose que des faits physiques soumis aux mêmes lois de nécessité que les autres phénomènes physiques. Or, on conviendra aisément que, si les actions de l’âme sont gouvernées par les mêmes lois que la chute des pierres, on ne voit guère par où elles mériteraient d’être appelées libres. Le mot de liberté n’exprimerait que la partie inconnue des causes de nos actions : à mesure que ces causes seraient connues, la part de la liberté diminuerait d’autant, et, lorsque toutes ces causes seraient déterminées, la liberté disparaîtrait absolument. On ne voit donc pas comment le déterminisme physique pourrait se concilier avec l’idée de la liberté morale.
Renvoyer la liberté, comme le fait M. Claude Bernard, au domaine des causes occultes et des causes premières, peut s’entendre sans doute dans un bon sens ; mais je fais observer que les causes efficientes des phénomènes physiques sont aussi des causes occultes, dont le mode d’action interne nous est inconnu, et cependant nous ne supposons pas que ces causes soient libres. Il est vrai que, si l’on remonte jusqu’à la cause créatrice, jusqu’à la cause suprême, on doit croire que tous les phénomènes de la nature sont les produits d’une cause libre ; mais ce n’est pas de celle-là que nous parlons, ce n’est pas de la liberté de Dieu qu’il s’agit, c’est de la mienne, de la vôtre, de celle des autres hommes : il s’agit en un mot de la liberté d’une cause seconde appelée l’homme, et si cette cause seconde est assimilée aux autres causes qui agissent dans la nature, on ne voit plus à quels signes et à quelles conditions se manifesterait sa liberté.
A notre avis, le physiologiste devrait se débarrasser de toutes ces difficultés en écartant le problème de la liberté comme ne lui appartenant en aucune manière, comme relevant d’une autre science. Que le psychologue, le moraliste, le métaphysicien s’arrangent comme ils le pourront, le physiologiste n’a rien à y voir ; ce qu’il affirme, c’est que dans le domaine de sa propre science tout est déterminé, c’est qu’aucun phénomène ne se produit sans une condition précise, toujours la même pour tout phénomène semblable, toujours différente pour tout phénomène différent. Qu’il y ait un monde où les choses ne se passent pas ainsi, qu’il y ait un ordre de causes métaphysiques qui agissent d’après d’autres lois, c’est ce que le physiologiste n’affirme ni ne nie ; c’est ce qu’il ignore, c’est ce dont il n’a pas à s’occuper.
La vérité est qu’il y a dans l’homme deux domaines intimement unis sans doute, mais essentiellement différents : le domaine du subjectif et celui de l’objectif, pour employer une distinction si aimée des Allemands et par elle-même si importante. Le corps humain est encore du domaine de l’objectif : c’est un objet extérieur susceptible d’être étudié comme tous les objets extérieurs ; ce qui se passe au contraire dans l’intérieur du sujet ne peut être saisi que par le sujet lui-même. Vous pouvez voir et toucher mon cerveau, vous ne pouvez pas voir et toucher ma pensée. Ne dites pas qu’il en est de même des fonctions physiologiques, dont le comment échappe à nos sens : je répondrais que le comment de la pensée nous échappe également, mais que le phénomène de la pensée nous est parfaitement connu et qu’il ne nous est connu qu’intérieurement ; bien plus, qu’il ne peut être en aucune façon représenté sous une forme objective. La distinction du subjectif et de l’objectif demeure inébranlable, et cette distinction peut avoir lieu dans l’homme lui-même, le corps se rapportant à l’objet et l’âme au sujet.
Si donc il y a dans l’homme quelque chose qu’on appelle la liberté morale, c’est dans le sujet qu’il faut le chercher, c’est dans le sein de cette cause qui se sent elle-même, tandis qu’elle ne connaît toutes les autres que par leurs manifestations externes. Se représenter cette cause intérieure sous la forme des phénomènes externes, n’est-ce pas comme si on voulait changer un cercle en carré ? L’observation extérieure ne vous donne que des phénomènes ; dans la conscience, il y a tout à la fois le sentiment d’une activité productrice et des phénomènes produits ; c’est le sentiment de cette activité productrice continue qui nous fournit les idées appelées métaphysiques, les idées de cause, de substance, d’existence, d’unité, etc. C’est également dans ce sentiment intérieur que nous puisons l’idée de la liberté. En quoi consiste précisément cette idée, c’est ce qu’il n’est point facile de dire ; mais le sens intime nous atteste que nous avons un tel pouvoir, quoi qu’en puisse dire la physiologie.
En même temps que l’expérience subjective nous atteste notre liberté avec une évidence éclatante, la conscience morale nous en démontre la nécessité, et Kant n’a pas eu besoin d’autre preuve que celle-là ; car, s’il est un ordre de choses auquel nous devons coopérer par nos actions, il est de toute évidence qu’un tel devoir suppose le pouvoir, nul n’étant tenu à l’impossible. En conséquence, on doit admettre avec Kant l’existence de deux règnes, comme il les appelle, le règne de la nature et le règne de la liberté : le premier, où domine la nécessité, où chaque phénomène est déterminé par un phénomène antérieur, d’après un mécanisme rigoureux ; le second, où des volontés raisonnables se savent assujetties à une loi idéale, loi qui ne peut agir physiquement, mécaniquement sur elles, et qui, tout en déterminant leur action d’une façon en quelque sorte métaphysique, leur laisse leur entière spontanéité. C’est par là, suivant Kant, que la personne se distingue de la chose. De là vient le droit, c’est-à-dire l’accord de la liberté de chacun avec la liberté de tous.
Le devoir et le droit sont des forces, mais non des forces physiques et mécaniques, agissant suivant la loi de la nécessité. A proprement parler, ce sont des idées, et ces idées suffisent pour empêcher l’action ou la déterminer. Lorsque le besoin que j’ai d’une chose s’arrête devant le droit d’autrui, on peut dire que c’est la série mécanique des phénomènes de la nature qui vient se choquer contre une idée. Il n’y a pas de commune mesure entre ces deux choses, et c’est ce qu’on exprime en opposant le fait au droit, la force à la justice. L’esclavage, quel qu’il soit (civil ou politique), a pour effet de changer la personne en chose, de faire retomber l’homme du règne de la liberté dans le règne de la nature, et de l’ordre idéal, pour lequel il est fait, dans l’ordre mécanique, où il plonge naturellement.
Ces vues de Kant, renouvelées du stoïcisme, seront éternellement admirées, et représentent sans doute un des progrès les plus réels de la philosophie morale ; mais, tout en éclaircissant certains points, elles laissent planer sur beaucoup d’autres une très-grande obscurité. Il ne suffit pas de distinguer deux règnes dans l’univers, il faut les concilier, les mettre en harmonie l’un avec l’autre, les faire marcher d’accord. Admettrons-nous donc que ces deux règnes coexistent sans se toucher, sans se mêler, sans agir l’un sur l’autre ? Faut-il croire que la nature et la liberté sont, comme le corps et l’âme dans le système de Leibnitz, deux horloges allant d’accord parce qu’elles ont été primitivement montées ensemble, mais en réalité ne se connaissant pas, et n’ayant aucun empire l’une sur l’autre ?
Ces deux mondes coexistent en effet dans l’homme lui-même. Non-seulement l’homme est en rapport avec la nature, mais il est lui-même une partie de la nature ; la moitié de son être, sa partie corporelle, appartient à la nature. Bien plus, la nature pénètre jusque dans son âme par les sensations, par les images, par les appétits, par les passions, en un mot par tous les phénomènes qui lui sont communs avec les animaux, et qui sont régis par des lois quasi-mécaniques. Réciproquement, la liberté ne reste pas concentrée en elle-même, elle n’agit pas exclusivement dans le monde intérieur ; la volonté commande au corps, elle en dirige, elle en suspend, elle en accélère les mouvements. Il y a donc mélange des deux règnes, action et réaction de l’un sur l’autre. Comment ce commerce est-il possible ? Comment les lois physiques peuvent-elles se plier sans fléchir aux lois de la liberté ? Comment les lois de la liberté peuvent-elles admettre, sans être détruites, l’action de la nature ? Comment ce déterminisme physiologique, dont M. Claude Bernard nous démontre si nettement la nécessité physique, peut-il se concilier avec cette liberté métaphysique dont Kant nous démontre non moins clairement la nécessité morale ? Ce problème a inspiré au philosophe Fichte, dans son livre de la Destination de l’homme, les pages les plus éloquentes et les plus profondes : c’est un de ceux que la philosophie de notre temps doit s’efforcer le plus de creuser, et dont l’examen permettra peut-être à l’esprit humain de faire quelques pas nouveaux.