XV. M. Dargaud
Marie Stuart
I
M. Dargaud n’a pas débuté dans les lettres par de l’histoire. Je ne dirai pas de lui la vieille phrase traînée « c’est un esprit qui s’est cherché longtemps »
, d’abord parce qu’elle traîne, ensuite parce qu’elle ne serait pas juste. C’est au contraire un esprit qui, sans se chercher, s’est rencontré dans des directions différentes. Ainsi il a traduit Job et le Cantique des Cantiques. Il a écrit des voyages. Il a fait un livre intitulé la Famille, dont nous parlerons quand nous aborderons les moralistes contemporains. Il a donc passé par la poésie, — par l’observation morale, — par la description pittoresque des choses et des
hommes avant d’arriver à l’histoire, à l’histoire à laquelle il fera bien de rester, car c’est sa vocation réelle.
Le premier livre d’histoire de M. Dargaud fut sa Marie Stuart, que l’on réimprime aujourd’hui. Or, c’est surtout quand la production littéraire se ralentit que les réimpressions prennent de l’importance. Les réimpressions ne sont pas le droit absolu des livres à la vie. Réimprimé même plusieurs fois, même avec éclat, un livre peut très bien mourir. Il y a des avortements même dans la gloire ! mais la réimpression n’en est pas moins une consécration déjà et une épreuve, la pierre de touche appliquée au livre et au succès. Parmi les réimpressions d’un temps assez stérile en œuvres, le livre sur Marie Stuart de M. Dargaud doit être distingué par la Critique, car voilà dix ans qu’il a paru et il n’a pas vieilli d’une heure !
Il ne vieillira pas, et voici pourquoi. Il a la jeunesse de l’émotion qui est éternelle. Que n’a-t-on pas dit de la Marie Stuart de M. Dargaud ?… Quand elle parut, ce fut un soulèvement d’articles de journaux et une tempête de discussions de toute espèce. C’était un livre de parti, disaient les uns ; c’était un livre de trop d’imagination, disaient les autres. Quoi qu’il en fût, le livre devait durer. Il avait l’étincelle. Il avait la vie qui n’est pas la passion d’une minute, le pétillement, bientôt éteint, de telle ou telle idée contemporaine. Puisque la réimpression entraîne pour la Critique l’obligation de rejuger son propre jugement, nous rappellerons que nous aussi nous nous inscrivîmes en faux contre les affirmations religieuses et beaucoup de déductions politiques du livre de M. Dargaud. Nous fîmes la guerre à cette guerre des idées modernes, trop introduites dans l’Histoire, — dans l’Histoire qui est un champ de morts, et non pas un champ de batailles ! mais nous dîmes que le livre vivait avec tous ses défauts, ses erreurs, ses troubles, ses défaillances, et que Marie Stuart était là, — et pour la première fois — ressuscitée !
Eh bien ! ceci constituait pour nous un mérite absolu. Nous sommes encombrés de livres qui ont toutes les qualités de la jument de Roland, laquelle les avait toutes, mais qui était morte ; nous préférons tous les défauts, s’il les a tous, d’un livre qui vit. Or, M. Dargaud n’en avait que quelques-uns, et sa Marie Stuart était vivante. Pour l’avoir tirée mieux que de la mort, mais de l’incertitude de l’Histoire : pour avoir débrouillé cette mystérieuse quenouille de fée, à laquelle il y a du sang, et que cette reine d’Écosse semble▶ porter à sa ceinture, ce qu’il a fallu de soins, d’études, de recherches, de voyages, d’efforts et de fatigues à M. Dargaud, tout le monde l’a dit dans le temps et tout le monde l’a déjà oublié. En effet, qu’est-ce que cela fait à la Postérité, — et même aux contemporains après dix ans, — l’horrible peine qu’on prend pour leur composer un chef-d’œuvre ? Ce qu’ils voient, c’est le fait, c’est le livre, c’est le personnage que, sans l’imagination nécessaire à l’historien comme au poète, on n’eut pas certainement lire du tombeau !
L’imagination dans l’histoire ! Il est des gens (et ce sont ceux-là qui trouvaient que le livre de M. Dargaud en avait trop), il est des gens qu’un tel mot ferait cabrer, si, pour se cabrer, il ne fallait pas de l’imagination et… des jarrets. Mais l’imagination n’est pas apparemment la faculté de faire exclusivement des contes. C’est aussi la faculté de découvrir des vérités, car les contes eux-mêmes ont besoin d’être vrais, au moins par un côté, pour être bons. Eh bien ! sans ce trop d’imagination que des pédants secs, renards sans queue, ont reproché à M. Dargaud, son livre, que nous venons de relire et qui a la fraîcheur d’un aurore, aurait l’air d’une momie, enveloppée dans son papyrus ! M. Dargaud, lui, ne parchemine pas l’histoire, il la prend par ses mains de cadavre, la met debout, lui dit de marcher ! Et elle marche ! C’est la poésie même du passé racontée par un homme qui sent la poésie partout où elle est, et elle est partout ! Là où on la croit le moins, elle est encore. Isaac Newton, Kepler, Pascal, étaient des poètes à leur manière. Qui sait ? la meilleure définition de la poésie est peut-être celle-ci : c’est l’intensité, la plus grande intensité de la vie, n’importe où elle soit.
M. Dargaud, dans sa Marie Stuart, a cette intensité ; qu’il ne la perde pas ! Qu’il ne se corrige jamais du défaut, comme ils disent, de l’imagination dans l’histoire ! Il nous a donné depuis sa Marie Stuart un livre bien plus considérable, et qui lui a coûté encore plus d’efforts et de travail que le règne isolé de la reine d’Écosse. Ce n’est rien moins que quatre volumes chargés de ce titre qui oblige et qui ne manque pas d’une certaine grandeur : Histoire de la Liberté religieuse en France et de ses fondateurs, sujet triste et terrible qu’il n’a pas envisagé comme nous l’envisagerions, nous… nous le savons bien. Mais nous y avons retrouvé le magicien évocateur, qui évoque, lui, mieux que des esprits et des ombres ; car ce sont des existences complètes, qui, sous sa plume, s’en viennent écumer et bouillonner autour de nous !
Histoire de la Liberté religieuse en France et de ses fondateurs
II
Il y a déjà quelque temps que celle histoire est publiée et elle n’a pas encore eu, je ne dis pas son jour de justice, je veux être modeste pour elle, mais l’heure de retentissement à laquelle, certainement, elle a droit. Pourquoi ce retard dans la publicité et dans la critique ? En présence des œuvres fortes, des œuvres suées par les hommes de labeur et d’étude, la Critique a parfois de singulières mollesses ! C’est une Reine Fainéante… sans les bœufs.
Si M. Dargaud ne lui avait offert aujourd’hui qu’un de ces volumes comme certains historiens en pondent régulièrement un par année, avec une exactitude qui fait honneur à leur tempérament littéraire, elle l’aurait lu, au moins du pouce, entre la préface et la table, et elle en aurait rendu compte à peu près avec la même conscience et avec la même peine qu’il aurait été composé. Malheureusement pour sa publicité instantanée, l’histoire de M. Dargaud est d’une lecture un peu plus difficile. On ne l’expédie pas d’un coup d’œil et d’un tour de main ! Cette histoire se compose de quatre volumes, doublement substantiels par l’esprit et par la matière, lesquels représentent six années de recherches et de travail infatigable sur l’époque la plus passionnée et la plus féconde de l’histoire moderne, puisque le monde moderne, tout entier, est sorti de cette époque-là !
Mais ni la fatuité nonchalante, ni la superficialité sans gêne d’une Critique qui n’aime que les livres bientôt lus ou aisés à pénétrer, ne suffisent aujourd’hui pour expliquer l’étrange silence, très injuste selon moi, qui, relativement à son importance, enveloppe, pour le moment, un livre fait, de sujet seul, pour retentir, et dont le titre pour les partis ressemble à une provocation d’amour ou de haine. Telle est l’Histoire de la Liberté religieuse. Aux termes où nous sommes parvenus, et bien probablement toujours, — car je ne vois pas ce qu’il y a de plus dans le monde que l’éternelle question, sous toutes les formes, de l’Autorité et de la Liberté ; que leur lutte ou que leur accord, — l’histoire de la liberté religieuse, cette première liberté qui renferme en son sein toutes les autres, est et continuera d’être d’un immense intérêt pour les hommes, qu’ils l’admettent ou qu’ils la repoussent, qu’ils la maudissent ou qu’ils l’adorent.
Contre un intérêt de cet ordre, rien ne peut prévaloir de la part de ceux dont le métier est déjuger, ni superficialité, ni engourdissement, ni ignorance, puisque, avant d’être des critiques, ils sont des hommes ! Et, cependant, voici un écrivain qui a plus de talent qu’il n’en faut pour faire du bruit, — voici un écrivain qui publie un livre, grave et pourpensé, qu’il appelle d’un nom, rouge, pour les uns, comme le voile d’écarlate qui fait écumer le taureau ; lumineusement vermeil, pour les autres, comme une banderole de victoire ; et ni ceux qui pensent comme lui ni ceux qui pensent autrement que lui ne ◀semblent▶ disposés à prendre à partie cette Histoire de la Liberté religieuse et à en affronter l’examen !
Pour ceux qui pensent autrement que lui, on le comprend, quoiqu’il valût mieux ne pas se taire, quoique la vérité, dite et déduite, vaille toujours mieux que le dédain ; mais pour ceux qui pensent comme l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse, pour les hommes de la même confraternité politique et philosophique, qui n’ont pas encore parlé de cette histoire, plus intéressante à tous les points de vue que la plèbe de livres qu’ils ont l’habitude de vanter, il serait vraiment incompréhensible qu’ils se fussent tus ou qu’ils eussent dosé à l’auteur si chichement l’éloge, s’il n’y avait à cela une raison tirée de cette Histoire de la Liberté religieuse et que mon devoir de critique est, avant tout, de dégager.
Et cette raison que je dirai, cette raison plus profonde que le talent, plus involontaire que la conviction dans l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse, c’est son âme même, son instinct de cœur le plus vrai, c’est ce que les hommes et lui-même n’ont pas mis en lui et ce qui, pour cette raison, y est davantage ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous connaissons M. Dargaud, l’auteur de la Famille et de Marie Stuart, deux livres dont l’un est simplement touchant, mais dont l’autre est grandement pathétique. De volonté, de réflexion, d’éducation peut-être, M. Dargaud a toujours été ce qu’on appelle, pour le quart d’heure, un écrivain de la Libre Pensée. Au xvie siècle, dont il vient de nous donner l’histoire, il aurait été protestant, comme il est aujourd’hui, nous dit-il, purement théiste, comme il sera demain, si c’est possible, quelque chose de plus dégagé encore de la forme religieuse qu’un théiste, le progrès pour lui étant de briser de plus en plus la forme religieuse, comme l’oiseau qui, en croissant, briserait sa cage avec ses ailes : c’est enfin (je le regrette assez) un soldat sans chef, sans uniforme et sans discipline, de ce bataillon débandé et maraudeur du progrès indéfini, qui ne sait où il va, et qui prétend aller toujours ; mais malgré la fausse philosophie, malgré l’empoisonnement des théories modernes, malgré les amitiés d’idées et les prétentions candides d’une imagination bien assez poétique pour s’égarer, M. Dargaud est au fond un chrétien de nature, d’un christianisme… incorrigible, Dieu merci ! Il est chrétien comme on est sauvage ; mais son parti qui n’est pas chrétien, lui, et qui ne veut pas qu’on le soit, à quelque degré que ce puisse être, a bien senti qu’il l’était profondément, jusque dans cette Histoire de la Liberté religieuse, et voilà pourquoi il s’en est détourné en silence, trompé sans doute dans l’espérance qu’il avait de ne pas trouver dans ce livre cet accent qui en fera la gloire et en assurera la durée.
En effet, ce christianisme plus fort que tout dans l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse et qui lui a fait épouser les grandeurs catholiques autant que les grandeurs protestantes, a été reproché sourdement à M. Dargaud. Cette queue impérieuse qui commande à la tête dans tous les partis et qu’il a méprisée l’a, dit-on, accusé d’avoir fait trop belles certaines individualités catholiques, comme si lui, le plus vrai d’impression de tous les historiens, même quand il ne l’est pas d’appréciation raisonnée, ne les avait pas vues telles qu’il les a peintes, absous par cette pureté de vision qui est, hélas ! pour nous, avec notre faiblesse, notre seule espèce possible d’impartialité11.
III
Tel est le caractère, très saisissant au premier coup d’œil, du livre de M. Dargaud : le sentiment d’un christianisme invincible à la raison qui a tué le christianisme, mais qui subsiste sur ses débris, et il faut y ajouter un second caractère qui particularise encore davantage l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse : l’égalité des belles choses humaines, qu’elles soient protestantes ou catholiques, devant l’admiration, le respect et la pitié de l’historien ! Ce second caractère, que l’on pourrait appeler le « sentiment de l’esthétique dans l’histoire »
, M. Dargaud ne le porte pas en toutes choses. Il ne l’a guère que pour les choses qui tiennent à la moralité humaine, mais alors il l’a prodigieux. L’homme, sa personnalité libre, sa moralité, son intellectualité, partout où ces choses-là sont belles, il les sent avec un tressaillement profond, infaillible, qui ne se dément ni ne se blase jamais, et
il les exprime avec une émotion presque géniale de vérité et quelquefois presque sainte.
Mais il n’en est pas ainsi de tout ; il n’en est pas ainsi des institutions, des systèmes, de toutes ces choses grandement abstraites, sorties de l’homme une fois et allant par elles-mêmes depuis, détachées qu’elles sont de sa personnalité sensible, immédiate et vivante. Ainsi il admire l’Hôpital et Coligny, ses héros d’opinion, et il admire avec autant de passion sincère le grand François de Guise, par exemple, qui est le héros de l’opinion opposée à la sienne, mais il ne jugera plus avec cette haute et radieuse libéralité les travaux du Concile de Trente, et quand il aura dit des Jésuites « qu’ils eurent le génie de la politique et la passion religieuse »
, cet écrivain généreux, quand il s’agit de tel homme historique, se croira quitte envers la justice et la vérité. Certes, il y a déchet ici dans la magnanimité de l’historien, mais quoique restreinte, telle qu’elle est cependant, cette magnanimité qui prend sa source dans le sentiment de la beauté morale humaine, où qu’elle soit, donne précisément à cette Histoire de la Liberté religieuse l’expression qui doit contrister le plus les hommes étroits du parti qui boude en ce moment M. Dargaud, et toucher des ennemis comme nous !
Car nous sommes les ennemis de M. Dargaud — ses ennemis d’idées ! Au xvie siècle, si nous avions vécu, nous aurions certainement porté l’écharpe rouge des catholiques, et lui, la casaque blanche des protestants, s’il l’avait portée, s’il n’avait pas imité plutôt l’homme qu’il vénère le plus dans son histoire, ce Michel de l’Hôpital, qu’il met au-dessus de Coligny lui-même, le plus grand pourtant des protestants ! C’est que, pour bien comprendre la portée et le sens de l’histoire de M. Dargaud, il ne faut pas perdre de vue qu’elle est l’expression et le témoignage d’une philosophie qui trouve aujourd’hui le protestantisme du xvie siècle une superstition tout autant que le catholicisme romain.
Coligny, le protestant d’action, au xvie siècle, — et on sait à quoi l’action condamne les hommes les plus purs et les mieux intentionnés, qui en ont le génie, — Coligny, enfoncé dans les faits tumultueux et sanglants de son siècle, est nécessairement au-dessous, aux yeux d’un philosophe comme M. Dargaud, de ce Michel de l’Hôpital qui était, lui, l’homme de l’avenir, et le philosophe religieux des temps très religieux, comme vous savez, que nous voyons !… Pour ma part, je me défie beaucoup des gens qui devancent l’avenir dans les histoires du passé. Ce sont là des idées modernes appliquées rétrospectivement et plus ou moins témérairement à l’histoire,
Je ne sais pas si Michel de l’Hôpital eut conscience pleine et volonté entière de la liberté religieuse, telle que l’entendent et que la veulent les philosophes du xixe siècle, par la seule raison qu’il rédigea le fameux Édit de tolérance qui fut, jusqu’à l’édit de Nantes, le manifeste sans cesse repris des protestants et le prétexte de leurs rébellions obstinées, mais ce que je crois savoir, c’est qu’on n’est pas au-dessus de tous les partis parce qu’on se met entre tous les partis, et ce que je sais certainement, c’est que le portrait de cet homme de juste-milieu, de cette espèce de La Fayette en toge au xvie siècle a pris, sous le pinceau de M. Dargaud, les proportions colossales et absolues d’un type, et perdu complètement celles d’un homme et de l’homme qu’il était !
Dans cette histoire, écrite d’enthousiasme et avec une générosité que je ne reproche pas à son auteur, qui non seulement aime le grand xvie siècle, mais qui en est enivré, ce portrait du chancelier de l’Hôpital, envahissant presque toute la toile historique du siècle, et la conception de son personnage historique agrandie jusqu’à l’absolu, sont les deux plus grandes prodigalités d’imagination, d’attendrissement et même de talent qu’il y ait dans le livre de M. Dargaud, car il fallait beaucoup de talent et le charme d’une grande bonne foi dans le talent pour nous faire accepter jusqu’à la fin d’un récit, au bout duquel on retrouve enfin son sang-froid, cette exagération éblouissante, et nous faire traiter avec elle, pendant la durée de l’histoire, comme si c’était une vérité !
IV
Cette histoire, dont il est impossible, dans l’étroit espace dont nous disposons, de discuter les faits et d’analyser les jugements, mais dont nous devons indiquer l’esprit général et la conclusion définitive, cette Histoire de la Liberté religieuse n’embrasse guère que la moitié du xvie siècle, mais la dernière et terrible moitié, de 1550 à peu près à 1599. L’auteur, qui n’écrit pas l’histoire d’un siècle, quoiqu’il en traverse plusieurs, mais qui, comme on dit maintenant, écrit celle d’une, idée, s’arrête à cet édit de Nantes qui forme une histoire de cette idée, en réalisant par Henri IV, que du moins il ne grandit pas, la politique de ce Michel de l’Hôpital, grandi outre mesure et qui doit éprouver de grands malaises de modestie, dans le fond de sa tombe, s’il peut s’y douter d’avoir sur terre un tel historien. Plus que protestant, libre penseur, le seul vice de l’histoire de M. Dargaud n’est que le vice de sa philosophie. En effet, ce n’est presque jamais la vérité du fait ou du jugement politique, — l’Hôpital excepté, — qui manque à cette très noble histoire, c’est la vérité dans la conception de la nature humaine que l’auteur ne saisit pas telle qu’elle est.
Ce n’est pas l’historien qui est inférieur en lui, mais le moraliste qui a une notion de l’homme sans exactitude, et en dehors de la sobre réalité. M. Dargaud, qui ne croit ni à la Chute ni à la Grâce, mais à la Nature, a l’optimisme de ceux qui pensent que, dans un temps donné, rien n’est impossible à la puissance de la raison. Or, ceux qui pensent cela froidement sont ordinairement des niais, mais lui, il est ému, et l’éloquence de son émotion le sauve de la niaiserie. C’est une espèce de marquis de Posa historique, mais qui ne rêve plus, quand il a congédié l’avenir et circonscrit son regard aux hommes et aux choses qu’il veut peindre. Là, il se retrouve maître. La beauté et la laideur morale tiennent une telle place dans les hommes, même les plus éclatants par le génie et par la gloire, que toutes ces figures qui passent rayonnantes, ténébreuses ou indécises, dans cette étendue du xvie siècle, lequel ◀semble plus grand par l’effet de tout ce qu’il contient dans sa longueur encombrée, paraissent, sous la main de ce grand connaisseur en beauté morale, avoir des lumières ou des ombres de plus ! Pris par ce côté, — l’appréciation morale, dans toute sa profondeur, des actions et du caractère, qui est le meilleur côté de la pensée et du talent de M. Dargaud, — les jugements qu’il porte ont une magnifique certitude.
J’ai déjà parlé de Coligny, ce sage d’épée, et de François de Guise, ce César de moins de gloire que l’autre César, mais qui avait la corruption en moins et le catholicisme en plus : mais Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III, Machiavel, Rabelais, Montaigne, sont des figures sur lesquelles il n’y a plus désormais de méprises possibles pour l’histoire, et sur la plupart, jusqu’à ce jour, il y en avait ! Qui ne sait les faiblesses d’imagination du plus grand génie de notre temps pour Catherine de Médicis ? Qui ne porte pas un peu le joug de la renommée de Machiavel sur son esprit ?
Eh bien ! l’historien de la liberté religieuse a rejeté ce joug du sien, et il nous a donné, pour la première fois, le Machiavel vrai, qui a fait tous les crimes de son siècle à l’image de sa pensée, et il nous a dit avec une merveilleuse éloquence qu’on n’est jamais plus grand que le mépris, lorsque l’on est un pervers. Le morceau sur Machiavel, qui commence le second volume de l’Histoire de la Liberté religieuse est certainement la réponse la plus péremptoire qu’on ait faite à cette admiration que notre lâche dilettantisme littéraire témoigne encore aujourd’hui au grand scélérat de Florence, lequel rapetissa son génie dans une immense perversité, — oui, le rapetissa, quoiqu’elle fût immense ! — et peut-être y mettra-t-elle fin, à cette admiration tout à la fois inconséquente et impie. Je n’hésite pas à le proclamer, toute cette partie des portraits est la partie vraiment supérieure de l’histoire de M. Dargaud. Tout le monde peut, sans réserve, l’admirer, et même nous, nous qui, séparés de M. Dargaud par la profondeur de nos convictions catholiques, retrouvons si souvent, jusque sous les faits exposés avec le brillant du talent ou le brillant plus pur et plus précieux de la vérité, le choc implacable des principes, — le dissentiment éternel !
Seulement, disons-le, en nous résumant sur le grave ouvrage, vis-à-vis duquel nous voulons nous montrer plus juste que les amis de M. Dargaud qui devraient, eux, être sympathiques et reconnaissants, il ressort pour nous, de cette histoire, des conséquences bonnes à recueillir et des enseignements singuliers. Avec son titre provoquant et sa chaleur de polémique qui court, sous le récit, comme une invisible flamme, elle n’est pas, après tout, ce qu’on pourrait la croire, cette Histoire de la Liberté religieuse ! Il y a bien partout en elle, il est vrai, et il devait y avoir, la négation de ce pouvoir religieux qui, au xvie siècle, était la base de la constitution de l’État, mais est-ce que l’honneur et l’obligation n’étaient pas alors de le défendre contre l’irruption des idées nouvelles qui l’attaquaient, le fer aux mains ? Il y a bien l’aversion de l’Église, mais cette aversion n’est pas la haine de Luther, ni celle de Calvin, ni celle de Voltaire, ni celle de Lamennais, ni même celle de M. Michelet, ce haïsseur d’imagination, cette grêle couleuvre après tous ces boas, qui a dans la tête un venin qui peut-être ne descend pas jusqu’à son cœur ! L’aversion de M. Dargaud est cette aversion, sans cruauté et sans furie, qui se détourne au lieu d’insulter, et que la beauté morale, cette fille du christianisme, touche encore ! Il y a bien de l’imprécation jetée à ces princes catholiques, qui sont l’ennemi pour M. Dargaud, et qui sentaient que leur pouvoir politique allait tomber avec le pouvoir religieux, s’ils ne défendaient pas ce pouvoir religieux comme un commandant de place, sa forteresse ; mais qu’importent au catholicisme les moyens de défense qu’on employait pour le défendre !
Ces moyens étaient immoraux ou sanglants. C’était affaire aux princes qui les employaient, et qu’importent même ces princes, qui s’appellent Philippe II, Charles IX, Catherine de Médicis, Henri III, qu’importent-ils au catholicisme, cette grande doctrine, pure de tout ce qu’on a fait de mal pour elle ? N’y a-t-il pas dans celle histoire du plus loyal des libres penseurs que la Saint-Barthélemy n’est imputable matériellement ni à l’Église ni à l’Espagne ? Or l’Église seule nous suffisait. Enfin, et c’est là le plus grand reproche que j’aie à faire à M. Dargaud, il y a dans son histoire une méconnaissance profonde de la grandeur et de la sainteté du Concile de Trente, contre lequel il invoque, le croirait on ? pour s’en faire un argument, l’opinion chancelante du cardinal de Lorraine, raffermi tout à coup dans sa foi et son orthodoxie par le coup de providence de l’assassinat de son frère, le grand duc de Guise. Il faut bien le dire en finissant, réellement tout ce détail du Concile de Trente est maigre de raison et presque de haine, et ce chapitre de son livre n’est pas digne de la gravité, d’ordinaire si consciencieuse et si pénétrée, de l’historien !
Tel est cependant le fruit que les catholiques peuvent retirer encore de cette leçon d’une Histoire de la Liberté religieuse, écrite pour glorifier le protestantisme, par un philosophe du dix-neuvième siècle ! Vous le voyez, on pouvait s’attendre à pis sur le fond des choses et sur leur forme aussi, car le talent de M. Dargaud a beaucoup grandi. Depuis sa Marie Stuart, il a poussé un jet superbe ! Quoiqu’il eût déjà, quand il l’écrivait, des qualités éclatantes et fortes, il n’avait pas l’ampleur, la virilité enflammée et la solidité puissante qui disent maintenant qu’il a trouvé une forme adéquate à sa pensée, et qu’il a, littérairement, vocation d’histoire. Plus écrivain qu’il n’ait jamais été à aucune époque de sa vie, il n’en est pas moins resté ce qu’il était plus jeune ; il n’en a pas moins la vie dans le style et l’émotion qui est plus que la vie. En s’élevant, la belle proportion, qui fait sa personnalité, n’a pas été troublée, et, comme toujours, ici encore, autant que dans ses précédents ouvrages, l’âme est aussi élevée que le talent et l’homme égal à l’écrivain.