(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre I. La préparations des chefs-d’œuvre — Chapitre II. Attardés et égarés »
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(1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre I. La préparations des chefs-d’œuvre — Chapitre II. Attardés et égarés »

Chapitre II
Attardés et égarés

Confusion de la première moitié du siècle. — 1. Un survivant du xvie  siècle : D’Aubigné. Caractère de l’homme. Les Tragiques : puissance de l’inspiration satirique et lyrique. — 2. Origine et formation de la littérature précieuse. Naissance de la vie mondaine. L’Astrée : par où le roman diffère des pastorales italiennes et espagnoles. — 3. L’Hôtel de Rambouillet, et la société précieuse. L’esprit mondain, son caractère et son influence sur la littérature. — 4. Grossièreté et raffinement. Influence des littératures espagnole et italienne. La poésie après Malherbe : Maynard et Racan. Poésie précieuse : Voiture. Les épopées. Les romans : Mlle de Scudéry. Contrepartie du fin et de l’héroïque : Saint-Amant : les romans comiques et bourgeois ; Scarron et le burlesque.

Avec Malherbe commence le xviie  siècle ; il éclôt chez lui dix ou quinze ans plus tôt qu’ailleurs. Mais quand, aux environs de 1615, plus tôt ou plus tard, disparaîtront ces derniers représentants du xvie  siècle chez lesquels nous avons vu se former tous les traits de l’esprit classique, il s’en faut que les œuvres littéraires indiquent nettement le caractère de l’âge nouveau. Si l’on excepte la tragédie, qui sera la première prête et la première féconde, il faudra laisser écouler la moitié du siècle pour atteindre un chef-d’œuvre authentique ; et ce sera la prose qui le fournira, dans une œuvre de circonstance, dans les Provinciales de Pascal. Tout suivra bientôt, et tous les genres conformes au génie du temps en quelques années toucheront leur perfection.

Mais dans la production vigoureuse et touffue de la première moitié du siècle, autour de Malherbe, puis de Corneille, avant Pascal et avant Boileau, règne en apparence la plus incroyable confusion. L’idéal classique, tel que Malherbe l’a défini, loin de s’enrichir, semble s’obscurcir, se déformer ; ce sont des résistances, des reculs, des contradictions, des aberrations de toute nature.

Plus les œuvres se multiplient, plus elles se dérèglent, et l’on dirait que la jeunesse féconde du siècle sème indifféremment la vie dans toutes les formes que le hasard lui présente. On a peine d’abord à débrouiller cette incohérence ; cependant des courants se laissent distinguer dans ces tumultueuses ondulations ; l’on s’aperçoit qu’en dépit de tout, l’instinct classique du temps l’emporte, et organise peu à peu la littérature à son image.

1. Agrippa d’Aubigné

Ce n’est pas la moindre singularité de cette confuse période, qu’elle nous présente en face d’un Malherbe un Agrippa d’Aubigné267. Ce combattant du xvie  siècle est un écrivain du xviie  : sa vie littéraire ne commence guère qu’à l’heure de sa retraite politique ; ses Tragiques paraissent en 1616268, son Histoire universelle de 1616 à 1620, son Baron de Fæneste en 1617 et 1630 ; jusqu’en 1630, où il meurt, il ne cesse de s’escrimer de sa plume, ne pouvant plus tirer l’épée. C’est fausser l’histoire littéraire que de mettre à côté de Ronsard et de Desportes cet homme qui imprimait son œuvre sous Louis XIII, qui, dans la préface de son principal poème, grondait contre Malherbe, et le subissait pourtant. D’Aubigné, je le sais, est du xvie  siècle par le génie et par le goût : mais, précisément, son originalité et sa caractéristique c’est d’être du xvie  siècle en plein xviie , de n’avoir pas marché quand tout était en mouvement, et de rester, entre Richelieu et Corneille, le contemporain de Charles IX et de Garnier.

Tout en lui contredit le présent, tout représente un passe qu on déteste ou qu’on méprise. Il est protestant, et non pas du petit troupeau qui paît à l’écart, pacifique et docile ; il a dans l’âme le feu des guerres civiles, et continue de ne voir dans la France apaisée que des bourreaux on des martyrs. Henri IV est un renégat, et le crime de Ravaillac est un jugement de Dieu. Toutes ses œuvres irritent les plaies anciennes : quand tous les autres veulent l’oubli et l’union, il réveille tous les souvenirs capables de diviser. Ces convertis et ces convertisseurs qu’il écrase dans la Confession de Sancy, ce sont les ouvriers de la restauration monarchique et catholique, qui en somme avaient refait la France. Ces fanfarons de Gascogne qu’il raille dans le Baron de Fæneste, ce sont les courtisans raffinés, spirituels, ambitieux, qui seront les précieux, c’est le public et les modèles de la nouvelle littérature269. Et il ne se trompe pas moins dans l’idéal qu’il propose : le gentilhomme austère et pieux, qui maintient la gravité dans les mœurs et va donner une forte empreinte de sérieuse moralité aux lettres classiques, ce n’est plus à cette heure le huguenot de 1560, le soldat de Coligny ; c’est, ou ce sera tout à l’heure le janséniste, catholique malgré Rome. Mais d’Aubigné, qui eut toute sa vie devant les yeux les têtes des conjurés d’Amboise, ne connaît que le papisme, l’exécrable papisme des bûchers et des massacres.

À des gens qui vont faire leurs délices de Balzac et de Voiture, au moment où l’Académie et Vaugelas vont paraître, il offre une prose voisine de Pantagruel et de l’Apologie pour Hérodote. Sa poésie est réglée selon l’Art poétique de la Pléiade, c’est-à-dire très déréglée avec beaucoup d’artifice et de rhétorique. Ni goût, ni composition, ni mesure, ni netteté, ni correction, aucune des qualités où commençait précisément à consister toute la beauté des œuvres. En revanche, dans les sentiments et dans la forme, toutes les sortes d’énergie et de beauté que le génie raisonnable et éloquent du xviie  siècle ne pouvait admirer.

Ainsi s’explique que ces puissantes et riches œuvres n’aient pas laissé de trace dans la littérature du règne de Louis XIII. Agrippa d’Aubigné, pourtant, fait paraître Malherbe bien petit et bien pauvre. Il contient en lui toute la Renaissance et toute la Réforme.

Ce forcené huguenot était un savant universel. A six ans, il « lisait aux quatre langues », française, grecque, latine et hébraïque. A sept ans et demi, il traduisait le Criton. Plus tard il étudie les mathématiques et jusqu’à la magie. Il s’entend aux fortifications, à la théologie, à la poésie. Entre deux guerres civiles, il enchante la cour de Charles IX, et fait une tragédie lyrique de Circé pour le divertissement du roi.

Mais il a échappé par bonheur au pédantisme stérile : la passion religieuse emplit son œuvre — celle qui compte — et la fait sincère, intense et vivante. Son Histoire Universelle, œuvre d’un passionné qui s’efforce d’être juste, sa Vie écrite pour ses enfants, où il s’abandonne plus librement, sont de chaudes peintures des temps déjà lointains que D’Aubigné regrettait. Le souvenir de Tacite, qu’il admire, l’aide à maintenir sa violence de sentiment dans les bornes d’une nerveuse et grave émotion.

Rien ne l’a contenu dans ses pamphlets. Ici c’est Harlay de Sancy qui raconte et justifie son apostasie, découvrant toute la bassesse de son âme avec toute la malice du papisme par un procédé d’exposition satirique renouvelé des harangues de la Ménippée ; là c’est la bonne et solide vertu sous les traits du vieux huguenot Enay (εἶναι) qui s’entretient avec le faux et frivole honneur incarné dans ie jeune papiste Fæneste (φαίνεσθαι). Dans ces deux cadres viennent s’entasser discussions théologiques renouvelées de Calvin et de Bèze, anecdotes salées sur les moines qui semblent venir de l’Apologie pour Hérodote, invectives violentes, mordantes railleries, énormes bouffonneries ; tous les adversaires de l’auteur, tous ceux qui ont mérité sa haine ou trahi son espoir, jusqu’au roi lui-même, y passent. Et ce pamphlétaire enragé trouve des traits, des scènes que lui envierait un moraliste impartial : il trouve l’accent, le geste éternellement humains, le mouvement qu’impriment à l’humaine poupée l’ambition, l’avarice, la vanité. Sancy, Fæneste par instants, deviennent des types ; et d’Aubigné fait revivre, avec une verve merveilleuse, ici les raffinés piaffeurs et faméliques de la régence, là les politiques souples et bas du règne de Henri IV. Il continue et il complète Régnier.

Mais son œuvre immortelle, ce sont les Tragiques : jaillissement de satire lyrique, à qui rien ne put se comparer, jusqu’aux Châtiments : car les admirables Discours de Ronsard sont plus oratoires. Dans le champ qu’il veut couvrir de ses couleurs, D’Aubigné trace sept compartiments : les Misères, composition générale qui rassemble sous les yeux toutes les iniquités et toutes les hontes ; les Princes, où les figures des rois persécuteurs, le féroce et le coquet ressortent avec une admirable énergie ; la Chambre Dorée, où la justice des magistrats étale ses horreurs ; les Feux, qui sont comme les annales du bûcher, le martyrologe de la Réforme depuis Jérôme de Prague et depuis les Albigeois ; les Fers, tableaux des guerres et des massacres ; les Vengeances, où apparaissent les jugements de Dieu sur les ennemis d’Israël et de l’Évangile, sur Achab et sur Néron, tout un passé sinistre qui répond de l’avenir ; enfin le Jugement, où le huguenot vaincu, déchu de toutes ses espérances terrestres, assigne les ennemis de sa foi, les bourreaux, les apostats, devant le tribunal de Dieu, à l’heure de la Résurrection.

Rien de plus inégal que ce vaste poème : comme il y a très loin de la sincérité du sentiment à la sincérité de l’expression, la rhétorique y abonde, une rhétorique lyrique qui ne vaut pas mieux que la rhétorique oratoire : d’Aubigné réussit à être vague et boursouflé dans la peinture de la Saint-Barthélemy ! Tantôt le style est tendu, antithétique, brillant, tantôt il est rocailleux, prolixe, informe. Il poursuit la force jusque dans l’horrible et le dégoûtant. Les négligences alternent avec les éruditions. De froides et obscures allégories succèdent à des chroniques impitoyablement détaillées en vers languissants ou durs. A chaque instant, les inversions obscurcissent le sens, ou les enjambements détruisent le rythme. Il faut beaucoup d’illusion pour assimiler les coupes de D’Aubigné à celles de Victor Hugo : ce qui est science chez celui-ci, n’est chez l’autre qu’insouciance ; dans les Tragiques, les enjambements, les vers disloqués produisent des effets puissants, quand la pensée y donne lieu, mais ils sont aussi bien employés à ne rien produire du tout ; et du moment qu’ils ne sont pas expressifs, ils sont forcément prosaïques En revanche, que de morceaux sont d’un rare, d’un grand poète, et n’auraient eu besoin presque de rien, ici d’une relouche, là surtout d’un retranchement, pour atteindre à la perfection de leur caractère ! Est-il utile d’expliquer ce qu’il y a d’imagination pittoresque, de vive, de mordante, d’âcre, d’ardente inspiration dans les Tragiques, de détailler les trouvailles saisissantes de ce style forcené pour diffamer ou maudire, et pour glorifier ou bénir ? on n’a qu’à feuilleter le poème, à se rappeler les passages fameux que tout le monde cite : les prologues des Misères et des Princes, la cour des Valois, et tant de vers éclatants qui fleurissent jusque parmi les plus épineuses broussailles.

Mais il faut sentir surtout que d’Aubigné a trouvé l’une des plus riches sources de lyrisme qu’il y ait, un des sentiments les plus hauts, les plus universels par son objet que l’homme puisse exprimer un de ceux aussi qui prennent l’individu tout entier, et jusqu’au fond. D’Aubigné est un fanatique, un esprit étroit, à l’horizon borné ; mais ce qui lui manque en largeur, il le regagne en hauteur. Il a l’étroitesse des prophètes juifs, dont il a le fanatisme. Mais, comme eux, il a la persécution, les désastres, la ruine de son peuple, pour agrandir, épurer son inspiration. La Bible dont ce bon huguenot était nourri, a étoffé son français ; elle l’a aidé à donner à notre grêle, aimable et fin parler des sonorités rudes, de brusques éclats, des harmonies chaudes et larges, qui font, penser en effet aux maigres Juifs sortant de leur désert pour effrayer les Rois des menaces de l’Eternel. Vaincu, il a été dispensé de traduire en détestables faits ses passions et ses vengeances ; il a dû tourner ses yeux au ciel, remettre à Dieu de récompenser et de punir ; la défaite a ouvert, élevé son âme dure, elle y a mis, avec les larmes et les tendres regrets, la foi sereine, l’amour confiant, l’espérance et la soif de la justice. De là les fortes parties des Tragiques : cette sorte de psaume où le croyant appelle son Dieu, et crie vers lui pour qu’il se montre et se venge ; ces chants de triomphe en l’honneur des martyrs qui ont vaincu l’iniquité, les tourments et la mort ; ces scènes d’épopée lyrique qui placent d’Aubigné entre Dante et Milton, celle où la Justice et la Paix portent leurs plaintes à Dieu, celle surtout qu’a dictée à la fin le désespoir de l’irrémédiable défaite, quand, à la trompette de l’Ange, les morts s’éveillent, les éléments de la nature viennent témoigner de l’infâme abus qui a tourné entre les mains des hommes les excellentes oeuvres de Dieu en instruments d’injustice ; et Dieu, appelant les élus, qui ont souffert pour lui, aux délices éternelles, envoie les maudits aux gouffres ténébreux d’où il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort.

Il n’y a rien de plus grand en notre langue que ces pages finales des Tragiques, malheureusement un peu troubles et mêlées, par la faute de l’auteur qui n’a pas daigné nettoyer son chef-d’œuvre, et retirer les pièces manquées et mal venues.

Ce lyrisme puissant a été ignoré pendant deux siècles. On est dur en France parfois pour les minorités, et pour le génie maladroit qui ne s’habille pas à la mode.

2. La vie mondaine et l’Astrée

Si d’Aubigné n’a rien pu contre Malherbe, si même il sert à prouver par ses défauts et son échec la nécessité des principes de Malherbe, faut-il s’étonner que ni les colères gothiques de la demoiselle de Gournay, ni les illogiques emportements de Régnier, ni les capricieuses indépendances de Théophile n’aient pu enrayer le mouvement ? A vrai dire, il n’était pas en la puissance du passé de barrer la route à l’avenir ; et contre l’école de Malherbe, ce n’était pas Ronsard, ni Desportes, ni Bertaut, et leurs suivants, c’était quelque chose d’aussi moderne, d’aussi nouveau, de conforme aussi à certains besoins du présent, qui pouvait seul lutter avec succès. C’est ce qui arriva. L’œuvre de Malherbe fut menacée pour un temps, et partiellement stérilisée, non par une réaction, qui l’eût détruite, mais par une complication, qui la dévia. L’école du libre et facile naturel se transforma en une école ennemie du naturel, guindée, raffinée, laborieuse dans la conception, négligente seulement dans l’exécution : on saisit le passage dans l’œuvre de Théophile270, en qui l’on peut saluer le dernier des lyriques et le premier des précieux ; il donne une main à Bertaut et l’autre à Voiture. Cette transformation se fit sous une influence nouvelle, celle des gens du monde.

Car un fait considérable se produit à la fin du règne de Henri IV, l’organisation de la classe aristocratique en société mondaine ; alors s’établissent les rapports, les habitudes, les formes de vie et d’esprit qui caractérisent « le monde » ; alors s’établit pour deux siècles la souveraineté sociale et littéraire de cette minorité fermée, élite sans doute, mais aussi coterie dans la nation. On peut dire que le « monde » français n’est qu’une réduction et une adaptation de la vie de cour italienne, comme notre honnête homme, l’homme universel de Pascal, réalise, avec une élégance moins fine et moins riche, l’homme complet, idéal de l’Italie de 1500. Notre vie mondaine eut pour principe une chose excellente, la sociabilité des intelligences : et c’est par là qu’elle représente quelque chose de profond et l’un des caractères constitutifs de la race. On peut croire qu’elle fut vraiment, après l’excitation de la Renaissance, une forme nécessaire de l’esprit français : car, dès que l’apaisement des troubles civils et religieux donne le loisir et la sécurité, la littérature et la société se précipitent ensemble de ce côté. Une demi-italienne, la fille d’une Savelli de Rome, Catherine de Vivonne, inaugure la vie mondaine en France vers 1608 : et en 1610, peut-être avant, Honoré d’Urfé commence à publier son Astrée, qui offre un idéal de vie distinguée et charmante.

On a voulu trouver dans l’Astrée 271 l’histoire même de l’auteur et les personnes de la cour de Henri IV. Mais il ne faut recevoir ces clefs qu’avec défiance, malgré la bonne foi de Patru. D’Urfé, qui avait au plus neuf ans quand son frère épousa la belle Diane de Châteaumorand, n’était point un Céladon ni un Silvandre blessé d’amour, et il paraît bien que, sa belle-sœur devenue libre, il ne se maria avec elle que par des raisons d’intérêt. On peut aussi, si l’on veut, reconnaître Henri IV dans Euric, et dans Alcidon on dans Daphnide, le duc de Bellegarde ou la duchesse de Beaufort : à coup sûr, le ton n’y est pas ; et même l’inconstant Hylas, même le féroce Polémas n’ont pas les manières ni le reste qui décidaient la marquise de Rambouillet à se retirer chez elle.

Céladon, banni par Astrée qui le croit infidèle, peut se noyer de désespoir dans le Lignon : sauvé par des nymphes, il résiste à l’amour de Galatée, mais il n’ose se présenter devant sa belle tant qu’elle ne révoquera pas l’ordre de son bannissement ; il faudra cinq volumes pour qu’elle se décide, pendant lesquels aussi Silvandre soupirera pour Diane, Hylas se fera gloire d’être inconstant, le sage druide Adamas sera intarissable en bons conseils et bons offices : nymphes et bergères, bergers et chevaliers entre-croisent leurs histoires habilement suspendues, qui se dénoueront auprès de la merveilleuse fontaine d’Amour.

On reconnaît là les thèmes de la pastorale italienne : l’Arcadie de Sannazar, l’Aminte du Tasse, le Pastor Fido de Guarini, voilà les sources de D’Urfé. Cependant son principal modèle a été la Diane de Montemayor, un roman espagnol en prose mêlée de vers : mais Montemayor est un des maîtres écrivains de l’Espagne italianisée, et par lui c’est, encore un reflet de la culture italienne qui illumine l’Astrée.

Par l’Espagne, cependant, quelque chose du moyen âge passera dans le roman moderne. ce goût d’aventures héroïques, extraordinaires, qui dans l’Astrée même se traduit par le siège de Marcilly, et cette dévotion exaltée de l’amant à sa maîtresse, qui n’est que l’amour courtois ; c’est par l’Espagne surtout que l’héroïsme chevaleresque et le culte des dames sont restés des choses sérieuses, en dépit de l’Arioste et des spirituels conteurs de l’Italie. Celle-ci a fourni le platonisme pour subtiliser la galanterie, et la forme de la pastorale pour isoler dans leur pureté tous les sentiments que la lutte ou l’accord des cœurs peut produire, abstraction faite des autres affaires et des autres intérêts du monde. Voilà ce que D’Urfé a pris.

Et voici bien comment il faut entendre l’Asie : dans un temps où la représentation de la vie réelle, en sa simple et sérieuse apparence, n’est guère reçue dans l’art, où la nouvelle est condamnée au ton satirique ou comique, la vie pastorale est une transcription littéraire de la vie mondaine ; bergers et nymphes sont des hommes et des femmes qui n’ont rien à faire, et dont l’unique et capitale affaire résultera par conséquent des rapports sociaux : ces hommes et ces femmes se désirent, se poursuivent, s’évitent, exercent enfin la profession de l’amour. La guerre y tient tout juste autant de place qu’il faut pour marquer la noblesse des personnages ; Céladon ne serait pas l’amoureux idéal, si jamais il n’avait l’épée en main. Mais il la remet vite : il est gentilhomme et non soldat.

La pastorale italienne est un rêve poétique ; l’idéalisme chimérique des sentiments se déroule dans l’irréalité charmante d’un paysage de fantaisie : avec Montemayor. la pastorale prend pied sur le sol de l’Espagne, et mêle des lieux, des noms connus à son impossible action. D’Urfé fait pis : il veut du réel, et il épaissit, il alourdit le rêve. De la pastorale arcadienne, il fait un roman historique, mérovingien ; il narre presque aussi bien qu’un historien les intrigues de la cour de Gondebaud et la cueillette du gui chez les anciens Gaulois. C’est un premier pas vers le roman vrai, quoique l’Astrée elle-même soit plus fausse par l’incohérence de l’élément pastoral et de l’élément historique : mais dans ce mélange je reconnais l’effet du même instinct qui va soumettre toute la littérature au vraisemblable et créer le réalisme classique. Ces mots font sourire à propos de l’Astrée : c’était quelque chose pourtant de situer l’action dans un temps, dans un lieu précis, de la lier à des faits vrais comme à un paysage réel.

La pastorale française modifie en même temps le ton du genre et l’expression des sentiments : ils prennent quelque chose de plus prosaïque, mais aussi de plus solide. Le Tasse, Montemayor sont en leurs pays de grands poètes : D’Urfé ne vaut que par sa prose, fluide, diffuse, aimable, où se reconnaît le contemporain littéraire de François de Sales et de Montchrétien. Il ne traite pas son thème à la mode lyrique : s’il abonde en descriptions, en images, en ornements, il est sensible qu’il vise déjà surtout à noter, à détailler, à expliquer des faits moraux, qu’il traite comme des réalités. Je crois qu’on a exagéré la valeur de ses caractères et de ses dissertations : sa conception est molle, son analyse vague, et tout ce fonds est passablement banal aujourd’hui. C’était plus neuf alors ; et du reste l’important, c’est qu’il ait songé à donner des caractères, à suivre des sentiments, à marquer des nuances, des actions, des progrès. Il est remarquable que dans le matériel de la pastorale il a laissé toutes les machines qui servent à faire des changements à vue de passions, à créer ou détruire l’amour instantanément. Il a abandonné les amants aux lois naturelles de l’amour. Il ne leur a point attribué un platonisme incroyable. Mais il a peint des amants respectueux, des hommes du monde qui attendent patiemment la volonté des dames, incapables de brutalité, tout attachés à mériter par la constance de leur sentiment et l’ingéniosité de ses expressions : ils donnaient à nos gentilshommes des leçons de galanterie mondaine et de savoir-vivre.

3. L’Hôtel de Rambouillet et son esprit mondain

Au milieu de la littérature du temps, sensée, pratique, bourgeoise, entre l’économiste et l’agriculteur, qui prêchent le travail, et le saint qui prêche la pénitence, D’Urfé ressuscite la littérature aristocratique. Il trace des modèles d’une belle vie, sans peines et sans devoirs que par l’amour, à qui elle est dédiée. On nous conte qu’en 1624 des princes, des dames et des seigneurs d’Allemaine firent une Académie des vrais amants pour vivre la vie de l’Astrée sous les noms de l’Astrée. Moins lourde, mais plus sérieuse fut l’imitation française : la société précieuse est la réalité dont l’Astrée donne le roman. Il n’y a pas à douter que l’œuvre de D’Urfé n’ait aidé Mme de Rambouillet à organiser la vie mondaine, lorsque, dégoûtée, nous dit-on, des manières par trop soldatesques et gasconnes de la cour du Vert Galant, elle se retira en son hôtel et y reçut ses amis272.

La nouveauté était de réunir fréquemment les mêmes hommes et mêmes femmes, dans une égalité momentanée et dans une liberté parfaite, non point pour la cérémonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extérieur et précis, danse, souper, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la réunion des esprits, s’excitant mutuellement par le contact, et s’efforçant de produire ce qu’ils avaient de meilleur. Par là, la vie mondaine, échappant au formalisme frivole, eut un caractère profondément intellectuel ; les salons furent comme des marchés d’idées, où les échanges ne languissaient pas, et la fonction propre de l’homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution. La Grande Mademoiselle estimait « la conversation le plus grand plaisir de la vie, et presque le seul », et préférait les Tuileries à la vraie campagne parce que « l’on y est mieux pour causer » : de fait, les jardins ne seront en ce siècle que des salons et des galeries aux parois de feuillage, bien commodes pour se promener en causant. « La conversation, disait encore Mlle de Scudéry, est le lien de la société de tous les hommes, le plus grand plaisir des honnêtes gens, et le moyen le plus ordinaire d’introduire non seulement la politesse dans le monde, mais encore la morale la plus pure et l’amour de la gloire et de la vertu. » Saint-Evremond la préférait à la lecture, et Varillas, un historien de profession, disait à Ménage « que de dix choses qu’il savait, il en avait appris neuf par la conversation » ; — « je pourrais à peu près dire la même chose », ajoutait Ménage, un des cerveaux pourtant les plus bourrés du temps.

La marquise de Rambouillet eut donc le premier salon qu’on ait vu en France : dans la Chambre bleue d’Arthénice, et dans son Réduit se rassemblaient, autour d’elle et de sa fille Julie, le marquis de Pisani, son fils, bossu, spirituel, ennemi juré des beaux esprits de profession ; le marquis de Montausier, original mélange d’Alceste et d’Oronte, qui aima quatorze ans Mlle de Rambouillet avant de la décider au mariage, et qui prépara pour elle pendant trois ans ces fameuses étrennes du 1er janvier 1641, la Guirlande de Julie ; Mlle Paulet, une bourgeoise, à qui sa beauté rousse et son esprit faisaient une noblesse ; trois ou quatre Arnauld, abbés, magistrats, officiers, Chapelain, Voiture, Godeau, Ménage, non pas à titre d’écrivains, mais à titre de gens d’esprit. Deux princes du sang, le duc d’Enghien et sa sœur, future duchesse de Longueville, sont dès leur première jeunesse des habitués de la Chambre bleue. Plus tard apparaîtront Saint-Evremond, Mme de la Fayette, la toute jeune et riante marquise de Sévigné. Le vieux Malherbe chante Mme de Rambouillet ; Balzac, Corneille lui sont présentés : mais les réunions n’ont rien d’une Académie. Les gens du monde y dominent et donnent le ton : c’est, dit Chapelain, « le grand monde purifié », « la pierre de touche de l’honnête homme ». Il écrivait à Balzac, très curieux de savoir quelle était cette nouvelle puissance : « On n’y parle pas savamment, mais on y parle raisonnablement, et il n’y a lieu au monde, où il y ait plus de bon sens et moins de pédanterie ».

Parler, c’était la grande affaire, et les lettres du temps nous représentent à merveille cette conversation des premiers temps, encore un peu lourde, et qui croit se donner de la légèreté en se tortillant. Avec l’éternelle matière des propos mondains, celle que fournissent les nouvelles du jour, les médisances et les scandales, on s’occupe fort de démêler, d’analyser les sentiments, d’en distinguer les nuances et les sources, de ceux surtout qui sont d’un usage journalier dans la vie sociale, amour-propre, amitié, amour surtout ; on débat le sens et la beauté des mots ; on prend pour thème parfois quelque ouvrage nouveau dont on a entendu lecture, une lettre ou une dissertation de Balzac, ou bien, un certain jour, le Polyeucte de Corneille, dont la dévotion ne plaît guère. On dispute ferme à l’occasion sur une comédie de l’Arioste, ou sur deux sonnets rivaux : Malleville et Voiture ont fait chacun une Belle Mutineuse. Le sonnet de Voiture à Uranie et le sonnet de Benserade sur Job partagent l’Hôtel de Rambouillet, puis tout Paris, en pleine Fronde !

La marquise, retirée chez elle dès 1608, ne meurt qu’en 1665, mais le beau temps de son salon c’est de 1624 à 1648. L’exemple qu’elle a donné est imité de toutes parts : par tout le beau Paris d’alors, autour du Louvre et du Palais-Cardinal, au Marais et dans la place Royale, les palais des princes et des seigneurs, des hôtels même de la riche bourgeoisie ouvrent leurs portes. Ce sont les dames de Clermont-d’Entragues, c’est la marquise de Sablé, qui a « la plus nette mignardise dans ses lettres aussi bien que dans sa conversation ». C’est Mme de Maure, Mme de Choisy, Mme Scarron ; c’est M. Testu, chevalier du guet, chez qui on lit les comédies destinées à la scène. Tous ces réduits et ces ruelles, où les Précieuses tiennent conversation, se multiplient dans la première moitié du siècle. Chez Mlle de Scudéry, aux samedis, moins de grand monde, et plus de gens de lettres : c’est une ruelle littéraire, un peu pédante. Mais voici la ruelle mondaine et pédante à la fois, et les précieuses ridicules : les mardis de la vicomtesse d’Auchy, qui lit un jour une paraphrase de saint Paul ; elle a pour amies Mme de Mosny qui apporte une fois un roman, Mme de Saintot, une ancienne actrice de la Foire, maintenant bas-bleu et fort écrivailleuse. Nul n’est admis, s’il ne compose et ne lit : un vieil officier, à qui la plume pèse, est forcé de barbouiller du papier pour être admis dans cette « Académie femelle », comme Chapelain écrit en 1638, s’égayant fort de ces « fées qui ont beaucoup d’âge et peu de sens ».

La province, comme de juste, suivit un peu plus tard, et l’on connaît la phrase de Chapelle sur les dames qu’il voit en 1656 à Montpellier : « À leurs petites mignardises, à leur parler gras et leurs discours extraordinaires, nous vîmes bientôt que c’était une assemblée de précieuses ».

Mais ce ne sont pas les originaux extravagants ni les imitateurs ridicules que nous avons à regarder. Les vraies précieuses — que Molière a visées et atteintes à travers les autres, — c’étaient Mme de Rambouillet, Mme de Sablé, Mme de Longueville, Mme de Maure, et le monde précieux a été l’école où se sont formés les Bussy et les La Rochefoucauld, les Sévigné et les La Fayette, les Maintenon et les Ninon, c’est-à-dire les plus exquis exemplaires de la société française dans la seconde moitié du siècle : voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue pour bien juger la préciosité. Elle n’est que le premier état de l’esprit mondain qui, sans changer son idéal, modifie sans cesse et rectifie ses apparences.

Le fond de l’esprit mondain, c’est de se séparer, avec tout ce qui le touche ou lui sert, de ce qui n’est pas le monde ; c’est d’établir, par-dessus la vulgaire distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, un nouveau principe de distinction à l’aide duquel tout se jugera et se classera : ce principe est l’idée des convenances, qui crée un genre nouveau de beauté, la distinction ; une chose, un acte qui présentent une sorte de perfection supérieure dans la conformité aux convenances, sont distingues. Le naturel n’est pas impliqué dans la distinction, mais l’aisance. Elle ne comporte ni la bonté du cœur, ni la force de l’intelligence, mais elle indique certaines manières d’avoir, ou de n’avoir pas, du cœur ou de l’intelligence. Comme la sociabilité a formé et lie toujours le monde, la distinction est un art de plaire ; tout ce qu’on a en soi et sur soi, réalité solide ou surface, il faut l’avoir pour les autres, ou s’en donner l’air : cette coquetterie de parure par laquelle la beauté semble faire don de soi au public, et prendre intérêt à son plaisir, quand il s’agit de la pensée et de l’expression de la pensée, c’est l’esprit. En littérature, il n’y a de distingué que l’esprit, au sens étroit : l’ingéniosité, l’invention spirituelle. Rien ne vaut que pénétré ou orné d’esprit. On est ainsi, tout à la fois, très près et très loin de l’art : ou, si l’on veut, on a un art d’agrément, et non d’expression, un art tout orienté vers le public, pour lui plaire à sa mode, et non vers la nature, pour la rendre selon la vérité. Mettez en face l’un de l’autre l’art du xviiie  siècle et l’art grec.

Voilà comment l’influence de la société sur la littérature française-fut mêlée de bien et de mal. Le public fit la loi : il imposa d’abord la clarté, l’unique et admirable clarté de nos chefs-d’œuvre classiques ; il obligea les auteurs à ménager sa peine sans plaindre la leur, à savoir nettement ce qu’ils voulaient dire, et à le dire sûrement. Mais ce public définit la clarté par ce que son esprit entendait : et ces femmes, ces gentilshommes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas entendre bien des choses, qui eussent bien mérité qu’on les leur fit entendre. Notre littérature y perdit sans doute en hauteur et profondeur ; et les plus grandes questions, les plus vitales en furent exclues ou furent réduites à s’y glisser par occasion : de là ce que nos chefs-d’œuvre classiques paraissent avoir quelquefois d’un peu court, quand on les compare à certaines œuvres des autres littératures. Avec quelque chose de superficiel et de frivole, ou tout au moins de moyen, la littérature prit au monde le goût d’une simplicité brillante, très cherchée et très aisée, qui imite le naturel et qui est parfois tout le contraire : il fut difficile de n’avoir pas d’esprit, et les plus grands seuls de nos écrivains y parvinrent. Il fut difficile aussi de parler à ce public de ce qui n’était pas lui : et par là la matière littéraire se restreignit encore ; l’homme, mais l’homme de la société, soumis aux rapports, aux lois, aux accidents sociaux, ayant affaire un peu a Dieu, beaucoup aux hommes, nullement à la nature, fut l’original nécessaire de tous les portraits. N’étant guère actionné que par l’amour, il fit de l’amour l’action de tous les livres qui prétendaient à le représenter.

Enfin, s’il est une vérité reçue dans le monde, c’est que le monde a raison, c’est qu’il fait bien et pense excellemment, mieux que tous les individus qui le composent, et surtout mieux que tous les êtres qui n’en sont pas ou n’en ont pas été : d’où la raison, cette souveraine dominatrice du siècle qui commence, s’étrique, s’amincit, se creuse, et devient le préjugé mondain, qui investit momentanément tous ses caprices et toutes ses ignorances d’un titre d’absolue et universelle vérité ; et voilà surtout ce qui porta grand dommage à la littérature du xviie  siècle.

Car tous les écrivains durent compter avec le goût mondain, que la plupart au reste portaient en eux-mêmes. Il fallut qu’ils y satisfissent, même en le dépassant. Le xviie  siècle, qu’on a tort souvent de prendre « en bloc » et de croire tout d’une pièce, nous offre plusieurs courants, plusieurs directions, et comme plusieurs étages de goût et d’idées : il y a communication, juxtaposition, entre-croisement ; à de rares moments et jamais pour longtemps fusion ou confusion. L’esprit de la société polie, esprit précieux d’abord, puis simplement esprit de cour ou de salon, n’est en somme que la forme charmante, étroite, inférieure, du goût classique : c’est au-dessus de lui, bien que souvent pour lui, que se firent les chefs-d’œuvre.

4. Poètes et romanciers précieux.

Pour bien juger la préciosité, il faut la regarder comme une discipline imposée à de fortes natures, pleines encore de sève et de fougue, grossières, brutales273. Puis la, délicatesse devenant de plus en plus intérieure et spontanée, à mesure que se brisera le ressort des âmes, et que se videra le réservoir des énergies primitives, les formes se simplifieront, se détendront. Mais jusqu’à la fin du siècle, en somme, la force et la fougue seront sensibles sous la politesse. De là précisément l’exagération du raffinement, l’intempérance cérémonieuse des manières, l’extravagance spirituelle du langage. On ne sait pas encore marcher, on danse ; et toute la vigueur du corps robuste passe dans le bras qui arrondit un salut. Tout est alors en deçà, au-delà, ou au contraire de la nature : car la nature est grossière, et le paraît là où elle ne l’est pas réellement. Tout est excès, excès de grandeur ou excès de finesse, boursouflure ou subtilité ; et l’idéal que les précieux essaient de réaliser dans leur vie et dans leur extérieur, celui que tout d’abord ils imposent à la littérature, c’est l’horreur du commun, du vulgaire, en tous sens et sans exception, le culte obstiné de la rareté qui surprend.

Ce goût eut pour premier effet de soumettre de nouveau la France aux influences étrangères. Car le merveilleux de l’esprit se rencontrait plus facilement hors de chez nous. L’Italie, d’abord, cette fois encore, fut notre institutrice : mais l’Italie dégénérée, folle de l’artificielle beauté des concetti, dépensant tout son génie en inventions monstrueuses d’hyperboles, d’antithèses et de métaphores, l’Italie de Guarini et de Marino. Celui-ci, un Napolitain d’inépuisable faconde, d’intelligence et de sentiment nuls, vint en France en 1615 : il y publia son Adone (1623), poème allégorique et descriptif de plus de 40 000 vers274. « Les yeux, disait-il quelque part, sont les balcons et les portes de l’âme, fidèles témoins, vrais oracles, sûre escorte de la raison timide, et flambeaux ardents de l’obscure intelligence. Ils sont les langues de la pensée, toujours promptes et adroites, les messagers parleurs du muet désir, hiéroglyphes et livres où l’on peut déchiffrer les secrets du cœur, — vifs et purs miroirs où transparaît tout ce qu’enferment les profondeurs de la poitrine275 », etc., etc. Dans le Tasse même, qu’on lisait beaucoup, il n’y avait que trop de brillant, de finesse, et, comme disait un peu brutalement Despréaux, de clinquant. Ces beautés spirituelles faisaient fureur chez nous, et asservissaient tout, jusqu’au vieux Malherbe, grognant et cédant. Avec cela, les Italiens imposaient, parce qu’ils entendaient l’art ; épopée, comédie, histoire, de quelque genre qu’on parlât, ils faisaient autorité : ils écrivaient selon les règles.

L’Espagne vint renforcer l’Italie : elle avait le même goût, l’ayant eue pour maîtresse. C’était l’Italie qui avait fait éclore chez elle, dans sa mâle et âpre poésie, le conceptisme de Ledesma, l’estilo culto de Gongora : les agudezas valaient les concetti. Mais, dans ce raffinement, l’Espagne continuait d’exprimer son génie national par les sonorités emphatiques des mots, et par l’héroïque boursouflure des pensées. Cette influence fut, chez nous, plus tardive et moins universelle que celle de l’Italie. Antonio Perez ne l’établit pas, quoi qu’on ait dit : il ne dut jamais mettre les pieds à l’hôtel de Rambouillet276. Dès le début du siècle, la langue espagnole était familière à la plupart des gentilshommes et des dames : mais les livres pénétraient plus lentement, et ce n’est guère avant 1630 qu’on sent une forte action du génie castillan sur la littérature française. Au théâtre, les Espagnols nous donnèrent des sujets, dispensant nos poètes du labeur de l’invention. Par Montemayor et par Perez de Hita, ils furent nos maîtres dans le roman galant et héroïque. Leur poésie ne fut, semble-t-il, jamais très bien connue. Gongora n’eut point d’action. Voiture est peut-être le seul de nos poètes qui soit sensiblement teinté de goût espagnol. Je parle des genres sérieux de poésie : car, pour le burlesque, l’influence de l’Espagne fut considérable. Lope de Vega, Gongora, fournissaient des modèles que notre Saint-Amant, notre Scarron ont connus, et qui les ont inspirés. Enfin l’esprit castillan s’est offert à nos courtisans dans une idée que dégageaient, non plus les fictions des livres, mais les vies réelles ou légendaires de quelques individus comme Villamerliana : idée de politesse héroïque et de gravité hautaine même dans la facétie. En revanche, jamais le goût des Espagnols n’a fait loi ; et dans le temps même où on les pillait le plus, on ne se gênait guère pour les taxer d’irrégularité ou d’extravagance277.

Au total, l’Espagne, comme l’Italie, recommandait à la France le goût effréné de l’esprit, le culte des formes les plus raffinées de sentir et de parler.

Toute la littérature française fut atteinte par la préciosité et se mit aux pointes 278, qui sont la forme française des concetti et des agudezas. Mais il y eut des genres d’où la nature et le naturel furent plus complètement bannis, ou qui sont comme la propriété exclusive du mauvais goût étranger et mondain. La poésie de forme lyrique, qui était devenue une poésie de cour ou de ruelle, n’ayant guère ailleurs d’emploi, fut la première gagnée, et les enseignements de Malherbe en furent corrompus.

Le maître lui-même soupira ses fausses amours en pointes fades ; mais ce qu’il y a de plus significatif, c’est que toutes les hautes parties de sa doctrine furent comme stérilisées jusqu’à Boileau, et qu’il ne fit pas école. De loin en loin, la facture d’une ode porte sa marque : mais il ne laisse en somme que deux disciples, Maynard et Racan. Encore tiennent-ils plus du goût général que j’ai tâché de définir dans la littérature de Henri IV, que du caractère original de leur maître. De celui-ci pourtant Maynard279 a pris le soin de la langue et du vers, la poursuite acharnée de la netteté et de la justesse : « Mes vers français, disait-il, ont tant de peine à me satisfaire, que de 100 j’en rejette 90 ». Malherbe lui reprochait de manquer de force : mais dans sa faiblesse laborieuse et châtiée, il a de forts, de triomphants réveils ; on a de lui des pièces qui valent le meilleur Malherbe. Il monte en perfection les lieux communs de l’amour, de la mort et de la fortune, il frappe excellemment les petites pensées de circonstance. Il voulait que chaque vers offrît un sens complet, et cette règle du détachement du vers était la mort du lyrisme ; elle condamnait la poésie aux découpures, au martelage, au pailletage, enfin au prosaïsme brillant et sec. Aussi Maynard fut-il naturellement conduit à détacher la strophe comme le vers, en sorte que ses odes s’égrènent comme des chapelets, et sont comme des collections de petites pièces sous un titre commun : naturellement aussi il devait se plaire et exceller aux rondeaux, aux sonnets, aux épigrammes, à tous ces genres qui sont le triomphe du martelage et du trait. Cependant il eut maille à partir avec les précieux, qui lui trouvaient encore trop de sens et trop peu de pointe : en vain se fâcha-t-il contre les orateurs frisés de ce siècle coquet ; on lui montra bien, quand il reparut à Paris après la mort de Richelieu, que ses vers et lui étaient des provinciaux. Déjà il ne se gagnait plus de gloire qu’à Paris, à la suite de la mode : la résidence était de rigueur ; et voilà pourquoi notre président d’Aurillac, qui méritait un peu mieux, a laissé moins de renommée que les Voiture et les Sarrazin. On lui doit bien une place en bon jour, entre Malherbe et Racan.

Racan280, j’en ai peur, a dû son immortalité presque autant à ses bizarreries qu’à son génie. « Hors ses vers, dit Tallemant des Réaux, il semble qu’il n’ait pas le sens commun, il a la mine d’un fermier. Il bégaie et n’a jamais pu prononcer son nom : car par malheur l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. » Ses distractions, sa naïveté qui prêtait aux mystifications, ont fait la joie de son siècle, et lui ont fait une légende. Racan est comme une première épreuve, plus grossière, de La Fontaine ; c’est un La Fontaine moins spirituel, plus ignorant, plus paresseux, dont les vers sont faits de génie et tout gonflés de sentiment. Son ignorance et sa paresse le préservèrent des pointes ; et même il n’accepta des enseignements de son maître que ce qui ne coûtait pas plus de peine à pratiquer qu’à négliger. Jamais Malherbe ne put gagner sur lui qu’il composât avec lenteur et correction, qu’il polit laborieusement les vers que son inspiration première avait jetés. Racan appartint toute sa vie à l’école du négligé facile, et continua tout seul la tradition du lyrisme élégiaque des Mont-chrétien et des Bertaut. C’est un vrai poète (il en avait l’âme et l’oreille), un amant de la campagne, qui dans le plus faux des genres, dans la pastorale dramatique, a su jeter quelques impressions profondément sincères, un doux mélancolique qui a pleuré la fuite des choses et le néant de l’homme en strophes lamartiniennes, du milieu desquelles parfois s’enlèvent puissamment de magnifiques images, des périodes nerveuses et fières.

À côté de Racan, combien minces et combien glacés paraissent tous les limeurs précieux, même Théophile, ce brillant et fantasque génie, qui préféra à la simplicité laborieuse de Malherbe la fausseté non moins laborieuse des Marino et des Gongora. De sa tragédie de Pyrame et Thisbé (probablement 1625) date le règne du goût précieux dans la poésie. Malherbe est vaincu : sa versification seule prévaut. Les Voiture, les Malleville, les Sarrazin, les Godeau, les Saint-Amant, les Scudéry, les Scarron même lui opposent leur fantaisie : en eux se perpétue le lyrisme du siècle précédent, mais un lyrisme desséché, plus intellectuel que sensible on imaginatif ; leur art, très contraint dans son apparente liberté, n’est qu’un jeu d’esprit compliqué, dont la règle est de calculer toujours l’effet le moins attendu ou le moins nécessaire, pour le produire.

Comme la société est très intelligente et très avide du plaisir littéraire, on voit éclore alors une prodigieuse abondance de sonnets, de rondeaux, d’élégies, de chansons, de stances, dont la galanterie en général fait le fond, puisqu’il était établi qu’il ne pouvait y avoir d’honnête homme sans amour, ni d’honnête livre. Les uns sont plus emphatiques, d’autres plus raffinés ; il y en a de plus fades, ou de plus piquants, et l’on peut trouver dans cet art faux des merveilles de grâce spirituelle. Mais il suffira ici de nous arrêter à l’homme qui incarne à bon droit le goût précieux, à celui qui a qualité pour représenter ce monde et cet art, à Voiture281.

Ce fils d’un marchand de vins d’Amiens inaugure la puissance sociale de l’esprit ; sans naissance et ne s’en cachant pas, il se fait recevoir à l’Hôtel de Rambouillet, et y traite d’égal à égal avec tous. Il ne reçoit de pension que du roi, de Monsieur, à qui il appartient : cela le tire de pair parmi les écrivains faméliques et parasites. Il a soin aussi de n’être pas écrivain, afin d’être tout à fait honnête homme. Il ne veut pas être autre chose qu’un homme d’esprit qui écrit quelquefois, et c’est son neveu Pinchêne qui fera de lui un homme de lettres après sa mort, en l’imprimant. Voiture que le service de Monsieur mena en Espagne, en Italie, écrivait des lettres aux amis qu’il avait laissés à Paris : il en écrivait de Paris aux amis qui s’en allaient aux armées ou en mission diplomatique. Il vivait dans l’intimité de la marquise de Rambouillet, et il savait toujours faire jaillir quelques rimes ou quelques pointes, de toutes les circonstances qui intéressaient le petit cercle. Voilà ce qu’on appelle pompeusement les œuvres de Vincent Voiture.

Ce petit homme, frileux et gourmand, bretteur et joueur, vaniteux, passionnément galant, mais plus épris des douceurs qu’il disait que des femmes à qui il les disait, au reste brave, fier, sincère, reconnaissant, cet homme aurait pu faire plus qu’il n’a fait : il avait l’esprit sérieux et capable de grandes pensées ; il a su juger Richelieu comme on le juge à deux cents ans de distance. Mais comme il ne pouvait se maintenir dans ce monde où sa naissance ne l’appelait pas, qu’en plaisant, il a voulu seulement plaire et toujours plaire. Il a dépensé plus d’esprit à dire des riens, qu’un autre à exprimer des pensées solides. Comme il écrit pour des gens très raffinés, et pour cette coterie seule, il met de la finesse partout, il la fabrique avec un tortillage d’images, de plaisanteries, d’allusions, dont ils ont seuls la clef, et ainsi il est pour nous obscur et fatigant. Il y a même un peu de lourdeur dans ses grâces, lorsqu’il développe ses métaphores ou ses allégories : la lettre où il se suppose mort, celle des lions du Maroc, ou celle de la carpe au brochet sont des plaisanteries dignes de Mascarille ou de Trissotin. Sa poésie amoureuse est d’une finesse abstraite, et transpose avec une exquise précision le sentiment en idée. Mais quand il ne s’agit pas d’amour, il cause souvent, en prose ou en vers, avec un esprit net et vif, d’un style léger et piquant, dont l’allure fait penser à Voltaire : son Épître au prince de Condé revenant d’Allemagne sort du goût précieux, et réalise déjà l’urbanité de la fin du siècle ou du siècle suivant.

L’horreur du vulgaire naturel qui, appliquée aux menues circonstances de la vie sociale, produisait la recherche spirituelle des petits vers, tourne en passion du romanesque quand il s’agit de former une conception générale de la vie. Un besoin étrange d’aventures emporte alors les âmes, et se traduit parallèlement dans l’histoire par tous les troubles, les intrigues, les révoltes que l’on sait, dans la littérature par la vogue des genres et des œuvres où s’étale le plus extravagant héroïsme. L’épopée d’abord : en 15 ans, six grandes épopées paraissent, qui forment un total de 136 chants, et dont quelques-unes ont eu assez longtemps le renom de chefs-d’œuvre282. Je n’en parlerai pas : ce sont les parties mortes et bien mortes de la littérature classique. Quelques brillants morceaux de description ou de morale, voire de théologie, n’empêchent pas que ce soient des œuvres absolument ennuyeuses et illisibles. L’invention est surtout extrêmement pénible, l’exécution presque toujours lâchée. C’est en eux qu’on peut voir combien l’esprit précieux est éloigné de l’art véritable, et en implique peu le sens. Ces épiques ne savent éviter la platitude que par les pointes, et incapables de se concentrer, ils se boursouflent ; ils ne donnent que du fatras ou du clinquant.

Comme ils écrivent pour le monde, pour les femmes, leur public, qui méprise la science des collèges et n’est pas plié à la superstition de l’antiquité, leur inspire une doctrine, qui se trouve être essentiellement excellente : ils prennent des sujets chrétiens, donc modernes, Childebrand, Clovis, saint Louis, Jeanne d’Arc : le plus ancien est pris aux contins de l’antiquité romaine et des temps chrétiens, l’Alaric de Scudéry. Tout naturellement, ils font des idées de leur public la règle de leur ouvrage, et ici c’est parfaitement juste : par un semblable mouvement, Théophile, qui a pourtant prodigué ses vers aux Iris et aux Philis, déclarait un beau jour qu’il n’en fallait plus, et que toute la mythologie avait fait son temps dans la poésie. Le paganisme est un amas de fictions impossibles à croire, dont les cuistres farcissent leurs cervelles : le vrai, le réel (on ne dit pas le beau), c’est le christianisme. On disait aussi que l’histoire de France devait être plus intéressante pour des Français, et que les hauts faits des Grecs ou des Romains ne pouvaient valoir pour nous le récit des luttes et des périls qui avaient fondé ou affermi la monarchie.

Tout cela était fort bien : mais il fallait du génie pour traduire ces idées, et c’est ce qui manqua. L’histoire fut travestie par ces poètes autant qu’elle l’était par les historiens : imaginez le Louis XIV de la Place des Victoires, ou les personnages des batailles de Le Brun dans des architectures et des jardins tels que ceux de Versailles, et vous aurez l’Alaric de Scudéry. Les sentiments sont en harmonie avec le costume : cela n’est d’aucun temps. Il n’y a pas un de ces poètes qui sache ce que c’est qu’un homme, et soit capable d’en faire vivre un dans son poème. Ils font ronfler des lieux communs, ou aiguisent des sentences.

Ils n’entendent rien au genre qu’ils traitent, et en cela ils continuent Ronsard et annoncent Boileau. Pour Scudéry, l’épopée est un roman historique, en vers, ayant d’un bout à l’autre un sens allégorique, qui donne la moralité de l’œuvre. La prise de Rome sera la victoire de la raison sur les sens avec le secours de la grâce. Voilà où en est Scudéry, et où ils en sont tous, et cette idée éclose dans les écoles philosophiques de la Grèce, pieusement recueillie par les chrétiens pour absoudre les chefs-d’œuvre parfois embarrassants de l’épopée païenne, sera consacrée par le docte père Le Bossu dans un inepte traité que Boileau estimera.

Les épopées du xviie  siècle ne sont que de mauvais romans ; par contre, les romans283 sont des épopées qui ne sont pas bien bonnes. Le roman ne suivit pas tout à fait la voie où l’avait mis D’Urfé : de pastoral il se refit héroïque, et mêla les deux traditions de l’Amadis et de l’Astrée. La raison en est facile à entendre : la vie pastorale, au sortir du xvie siècle, avait enchanté une génération fatiguée, qui aspirait au repos ; mais on eut bientôt assez du repos, quand les forces revinrent, avec elles la fièvre du mouvement et de l’action.

Les hommes de la guerre de Trente Ans, des conspirations contre Richelieu, de la Fronde, n’avaient pas pour idéal de soupirer avec une bergère au bord du Lignon. On leur offrit donc de l’héroïque, des aventures, de grands coups d’épée. En même temps, l’instinct du siècle se précisait : on voulait du vrai. Le vrai dans les sentiments, c’était bien fin pour qu’on y vînt d’abord ; et puis on n’était pas encore assez persuadé, ni par d’assez rudes expériences que les grands sentiments n’étaient pas le vrai. Mais pour les faits, on savait bien ce qui était réel : on ne voulait plus de bergers et de druides ; on voulait du réel, de l’historique, ou prétendu tel. D’Urfé l’avait déjà senti, et je l’ai fait remarquer plus haut. Les faiseurs de romans prirent donc qui le Mexique et le Pérou, qui la Gaule française, un autre l’Asie, un autre Rome. Dans les cadres historiques, ils mirent les sentiments à la mode, les occupations à la mode, héroïsme, galanterie, conversation.

Mlle de Scudéry y mit plus : la description du monde précieux, hôtels, châteaux, figures et caractères ; Condé, dans Cyrus, avec la bataille de Rocroy très exactement narrée ; dans Clélie, la Fronde, et Pellisson sous le nom d’Herminus, Sarrazin sous celui d’Amilcar, et puis Mme de Sévigné, Fouquet, La Rochefoucauld, le ménage Scarron, les Jansénistes et Port-Royal. Milon de Crotone se bat en duel, et Horatius Coclès chante aux échos des douceurs pour Clélie. Mais surtout les héros causent ; en paix, en guerre, en prison, ils causent, galamment, spirituellement, de la mort, de l’éducation, des femmes, de la politesse, des lettres, de tout enfin. Il y a beaucoup de sens et d’esprit dans ces conversations un peu longues, qui, publiées à part, devinrent comme le manuel de la bonne société. C’est là ce qui vaut le mieux dans l’œuvre de Mlle de Scudéry : les portraits, trop vantés, sont trop embellis par un art doucereux pour avoir une grande valeur ou morale ou documentaire. La longueur de tous ces romans, s’ajoutant à leur fausseté, les rend illisibles : une invention inépuisable et banale les pousse d’aventure en aventure et d’histoire en histoire, jusqu’au 10e tome ; et l’on retrouve partout cette improvisation négligée à laquelle Malherbe avait essayé d’arracher les écrivains.

En face de cette littérature galante et emphatique, une autre se présente, triviale et burlesque. Elle semble la parodie de la première, elle l’est parfois en effet, elle en raille l’excès et la fausseté : et c’est en général au même public qu’elle s’adresse ; la littérature comique, picaresque ou grotesque de ce temps-là fait presque ont entière partie de la littérature précieuse284. Elle n’est pas moins éloignée de la nature que l’autre, même quand elle s’y oppose : elle outre la grossièreté, le ridicule ; elle étale la bouffonnerie ou cynique ou brutale. Si les femmes font un peu les renchéries, les hommes, après avoir poussé les beaux sentiments et cherché le fin du fin, ne haïssent pas de rire gros, comme des ruelles ils vont aux cabarets. A leurs solides estomacs, pour les mettre en belle humeur, il faut des viandes bien épicées : dans la poésie, les chansons bachiques, les tableaux crûment colorés des « crevailles » copieuses, de la gueuserie après la goinfrerie. Le gai compagnon du gros comte d’Harcourt dans les tripots et dans les cabarets, Saint-Amant285, y porte une verve originale et chaude : il a le sens du trivial, parfois même du fantastique, et tel de ses sonnets a la précision vigoureuse d’une eau-forte. Il a le tempérament d’un réaliste ; mais il s’obstine à convertir ses impressions de nature en préciosité spirituelle.

Dans le roman, il paraît bien que Sorel a été un bourgeois de sens ferme, à qui par malheur le talent a manqué pour faire une grande œuvre. Il a, trente ou quarante ans avant Molière et Boileau, essayé de détruire la fausse littérature et de discréditer les sentiments hors nature. Son Francion (1622) est le premier de nos romans réalistes, où sont peints, en couleurs peu flatteuses, les bas-fonds de la société, et le monde vaniteux ou servile des gens de lettres ; et son Berger extravagant (1627) a été pour la mode des pastorales ce que les Précieuses ridicules ont été pour le romanesque et les pointes. Par malheur, l’art, la mesure, le style manquent à Sorel286 ; et son Francion, ancêtre de Gil Blas, n’arrive qu’à être une date, non une œuvre.

Il y a un tempérament d’écrivain plus vigoureux dans le Roman comique de Scarron287, qui, avec une verve allant parfois jusqu’à la plus dégoûtante bouffonnerie, nous représente les mœurs des comédiens nomades du temps, et les originaux ridicules de la province. Pour remplacer les coups d’épée des Cyrus et des Aronce, Scarron met à notre goût un peu trop de coups de pied ; mais son récit offre, épars çà et là, ou enveloppés de fantaisie exubérante, de sérieux éléments de comédie, des figures curieusement dessinées, la Rancune, le cabotin usé et grincheux, la Rappinière, le rieur méchant, la Garouffière, le provincial parisiennant, Ragotin, un petit bourgeois vif et hargneux, galant et fat.

L’épopée, elle aussi, aura sa contre-partie, qui sera le burlesque. L’essence du burlesque, c’est le manque de convenance : faire parler les dieux et les héros comme on parle aux faubourgs, aux halles, et mettre tout le détail de la forme en désaccord constant avec la nature du sujet. Scarron est le grand homme du genre : rien ne vaut le Virgile travesti, qui ne vaut pas grand’chose. On en a trop vanté le sens littéraire, et l’esprit y est des plus gros ; cela fatigue vite. Ce barbouillage n’a pas l’ampleur de bouffonnerie du Roman comique, ni même de Don Japhet d’Arménie, On a peine à croire à quel point ce genre du burlesque, aussi faux que l’héroïque, fut à la mode de 1648 à 1660. On mit tous les auteurs anciens en style burlesque, même Hippocrate. On fît du burlesque une arme politique dans les Mazarinades ; on l’employa dans les querelles scientifiques, pour discréditer l’antimoine. On l’appliqua même à l’édification, pour profiter de sa vogue, et les âmes pieuses purent puiser dans la « Tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Sauveur ».

Ainsi dans la poésie, dans l’épopée, dans le roman, dans le sérieux et dans le comique, toute la première moitié du siècle nous fait assister à une débauche d’esprit et de fantaisie, où l’invention monstrueuse, toujours plus haut ou plus bas que la nature, s’associe à une exécution la plupart du temps hâtive, inégale, et grossière jusque dans ses finesses.