(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre X. Zola embêté par les jeunes » pp. 136-144
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre X. Zola embêté par les jeunes » pp. 136-144

Chapitre X.
Zola embêté par les jeunes

Un poète d’esprit, Henri de Régnier, discute au long le talent d’Émile Zola. Dans les anciens palais-royal on jouait Arnal embêté par Ravel. Voici Zola embêté par Régnier.

« Le naturalisme, dit-il, avec le genre de gloire qu’il comporte, se manifeste à peu près en M. Émile Zola, Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt. » En un article, il soupèse les gloires de ces messieurs.

Pour M. Alphonse Daudet, il a tôt raison. Il raille avec finesse son anecdotisme. — Tout au plus est-il malheureux dans le choix qu’il fait de Tartarin comme exemple des créations les plus prochainement périssables de cet auteur. Tartarin, roman, est de petit art ; Tartarin, typé, est d’observation facile, grosse, mais frappante, et le personnage pourrait bien demeurer dans les mémoires, comme Paturot ou Colonet. Tartarin est de la littérature régionale, supportable. — Il reste qu’avec son inaptitude artistique, son incompréhension, son ignorance, sauf de Dickens, sa sensibilité souvent feuilletonnière, M. Daudet apparaît peu de chose.

De Edmond de Goncourt on indique, comme il sied, le talent hors de pair, la gloire étriquée. On exalte, sans y regarder, la Fille Élisa, roman écrit, selon la déclaration de l’auteur, pour « parler au cœur et à l’émotion de nos législateurs » et auquel, en effet, les parlementaires ont pu s’intéresser sans effort, roman dont l’émotion demeure à la préface, livre pauvre d’humanité et mince de littérature, bien loin, ce me semble, des chefs-d’œuvre que fabriquait, avec son frère, M. Edmond de Goncourt. — N’empêche que ce dernier ne demeure, derrière le personnage aigri et diminué dont les superficiels s’étonnaient à la fin, « l’artiste divers, exquis, poignant, solide » que Régnier a reconnu qu’il est, et l’unique signataire de l’intéressante Faustin.

Reste M. Émile Zola, le gros morceau, dirons-nous tous deux (avec des intonations différentes), M. Zola contre qui seul, au vrai, va votre diatribe, mon cher ami, et dont en réponse il n’est peut-être pas si ridicule que je tente l’éloge, puisqu’aussi bien sa louange ne fut dite que par des camarades ou des disciples, insuffisamment convaincus de désintéressement à son endroit. D’entre ces reconnaissances de sa gloire, j’en mettrais pourtant deux à part, non suspectes : l’une de M. Stéphane Mallarmé, trop haut artiste et trop autre pour qu’on puisse récuser la sincérité de son avis ; l’autre d’Émile Hennequin, théoricien indifférent aux écoles et soucieux seulement d’exactitude.

J’espère donc que d’abord vous me permettrez, que vous permettrez à M. Mallarmé de vous signaler de Zola « ce sens inouï de la vie, ces mouvements de foule, la peau de Nana dont nous avons tous caressé le grain… ». Mais ce n’est pas pour ses mérites de descripteur accompli et d’adroit régisseur de foules que ce romancier vaut supérieurement. Émile Hennequin, dans une étude que pour sa vertu suasive j’espère vous voir lire, a démontré que l’originalité de Zola parmi les écrivains réalistes était ses surprenantes qualités poétiques, grâce auxquelles malgré l’apparente apathie d’un tempérament également et indifféremment apte à tout décrire, à tout évoquer, il ne s’appliquait qu’à la transcription des êtres et des choses de force : il est artiste, parce qu’il choisit non ses milieux ou ses personnages, mais chez ceux-ci un groupe préféré de leurs propriétés : seules l’intéressent les puissances actives, saines ou délétères, robustesse humaine ou perversion féminine. C’est le poète de l’énergie. C’est un stoïcien passionné5.

Soit. Il subsisterait que vous répugnent assez pour vous désintéresser complètement les trois tares que vous déplorez dans cette œuvre : la fécondité uniforme de sa production ; l’esthétique dont elle s’étaie ; l’aloi de son succès.

Reproche de fécondité, reproche d’uniformité : c’est tout un, puisque le premier sans le second serait inintelligible. Comment pourrait-on incriminer l’étendue d’une œuvre d’artiste, si elle était nécessitée par sa variété même ? À moins de légitimer la paresse qui nous fait négliger les choses lentes à connaître, et davantage aimer, pour l’économie d’un peu d’attention, les pages brèves que les livres pleins. Certes elle peut noblement se défendre, la préférence des plus légères lectures : les œuvres courtes prêtent une moins large prise il l’Imparfait. Mais le goût du parfait et du rare ne doit pas rétrécir notre compréhension. Si, personnellement, nous nous plaisons à fortifier comme première vertu d’artiste, cette sévérité jamais satisfaite, préservatrice des inutiles accouchements et des relevailles mélancoliques, ne veuillons pas généraliser cette exigence particulière jusque en faire la loi intransgressible de la mise au monde artistique. L’histoire de tous les arts dirait la vanité de la prétention, montrant chez la pluralité des grands artistes une débordante force créatrice. Elle opposerait, il est vrai, des génies différents, mal prolifiques. Mais, en art, les ascètes ont-ils le droit de mépriser les viveurs ? Saint Grégoire de Nazianze, en une de ses lettres, raconte que, « chaque fois qu’il rencontrait une femme dont le mariage avait comblé les entrailles, il la saluait du plus profond de son âme ». Prenons leçon de ce chaste. Avouons que la fécondité est la haute vertu de la créature, et, pas moins que d’un autre, de l’artiste.

Je suis donc assuré, poètes, mes amis, que vous ne feriez point à Zola remontrances pour le fait seul de sa production, si vous ne la voyiez à ce point entachée d’uniformité et de répétition, qu’elle n’eut plus droit au nom de fécondité, mais bien de ressassement. Ce labeur périodique et invarié vous semble besogne de manœuvre ; M. Zola vous évoque, je pense, un ouvrier typographe condamné à « recomposer » sans fin le même livre dont il vient, toutes feuilles tirées, de « distribuer » les caractères, à le recomposer sans autre notable changement que sur la suscription de la couverture, et, conséquemment, vous déclarez fallacieuse et superflue cette puissance qui s’use à recommencer indéfiniment le même geste.

Il ne manque à la validité de ce raisonnement que la justesse des prémisses. Lisez (si vous souriez, je vous prierai de me croire sur parole) la déjà longue série des romans jeunes de Zola, Les Mystères de Marseille, Le Vœu d’une morte… puis lisez les Contes à Ninon, et enfin les Rougon-Macquart, soutiendrez-vous que l’artiste n’ait point évolué, n’ait point lentement et mûrement corrigé sa manière ? Vous négligez la genèse de l’auteur et vous vous en tenez aux Rougon. Avec ce procédé, on condamnerait sommairement les trois quarts des peintres et la moitié des écrivains, je dis les meilleurs. Ç’a toujours été le droit des artistes, parvenus, tard ou tôt, à la plus conforme expression de leur tempérament, de ne point chercher encore une orientation différente. Même qu’ils s’en félicitent trop souvent chez le littérateur le penseur inquiet énerve la santé de l’artiste, le déroute par des subtilités, d’ailleurs scrupuleuses, de sa normale où il s’aurait dû tenir.

Mais, moins qu’à quiconque, on ne saurait adresser à M. Émile Zola le reproche de stagnation, sans oublier le caractère de son grand œuvre. Il imagina l’histoire d’une famille sous le second Empire. Voudrait-on que les divers chapitres fussent de ton disparate ? L’artiste qui eût entrepris la longue suite de fresques d’une gigantesque décoration serait-il pas tenu à quelque unité de faire ? Et cette constance dans l’exécution, qui, chez tous, est loisible, n’est-elle pas, chez lui, strictement nécessaire ?

Le sage respect de cette obligation n’a pas empêché que les épisodes successifs des Rougon-Macquart ne vaillent par la plus inouïe variété. De La Conquête de Plassans à La Page d’Amour, à La Faute de l’abbé Mouret, à L’Assommoir, à Germinal, à L’Œuvre, à La Terre, à L’Argent, M. Zola déroule la collection extraordinaire de ses décors, de ses milieux, de ses personnages, et cette collection est infiniment plus que la reproduction savante de la complexité d’un pays en un temps ; c’en est une synthèse émue. — Il est certain que l’émotion qui crée cette œuvre ne fait pas broncher l’artiste fort qui la dit, mais à cela quel mal ?

Quel mal, encore, si, dans ses heures de loisir ou de combativité, M. Zola a publié des écrits de théorie, courageusement faibles ? Hennequin discutait sa tentative d’esthétique « parce qu’elle est erronée comme toute esthétique de parti, puis parce qu’elle trouble l’appréciation exacte de ses œuvres. Autant cet écrivain nous paraît piètre penseur, mal renseigné et peu spéculatif, autant nous l’admirons pour son génie incomplet et puissant ». Je l’admire aussi, en un sens plus familier, pour la bonne foi de son esthétique naïve. Et puis, qu’importe ? Moréas est-il moins précieux chanteur de Madeline et d’Æmilius, après avoir expliqué, sur une table du café Voltaire, l’évolution de la littérature française, par le jeu étonnamment simplet de quelques moitiés d’allumettes ?

Le succès, enfin, de M. Émile Zola ne nous effarouche pas plus que son esthétique. À coup sûr, il est venu pour de mal avouables raisons ; mais en bonne équité, c’est à ceux qui le firent, non à celui qui en profita, qu’en va la responsabilité. Les livres du professeur Fournier sont achetés par des collégiens, pour les pires motifs ; est-ce la faute de l’auteur ? Puisque vous avez, mon cher confrère, finalement invoqué la Postérité, et puisque vous admettez audacieusement qu’elle est équitable, je crois que sa clairvoyance lui fera comprendre Zola autrement que les rastaquouères, mais je crois qu’elle l’admirera. — Ce succès à faux, quoique mérité, ne tourmente que les désireux de vente, inquiets de voir la clientèle riche se dépenser en volumineuses acquisitions. Dieu merci, nous n’en sommes pas là, vous ni moi.

Comment, maintenant, osâtes-vous devancer cette judicieuse mais discrète Postérité, jusqu’à décider quels écrivains naturalistes, à ses yeux non ouverts encore, mériteraient d’être discutés, à l’exclusion de leurs émules ? Oh ! le mot commode, Naturalisme, et qu’à l’aise on y inclut ceux qu’il plaît. Qu’est-ce encore ? M. Alexis seul s’en réclame-t-il, avec vos trois mousquetaires d’élection ?

Pourquoi en détacher-vous Hennique et Huysmans ? Est-ce que, malgré son début et son sujet, Là-bas n’est pas aussi naturaliste que ses romans aînés ? Et En ménage n’est-il plus considérable ? Maupassant vieilli écrivait pour les salons, mais il avait fait quelque autre chose jadis. Et ceux que vous dédaignez ? Et Céard ? Et Descaves ? Direz-vous : « Ils ne sont pas de l’école naturaliste ? » Certes, mais cette école n’exista jamais. Il n’y eut que sympathie de départ, conformité de tendance, estime de talent. Autrement parlant, qui serait naturaliste, et pourquoi Goncourt plus que Cladel ? Aussi, qui serait parnassien ? qui symboliste ?

Dans ce sens plus large et plus vrai, le naturalisme ne tombe pas sous les jolis traits que vous lancez à son plus fameux représentant. Pendant un quart de siècle, quelques écrivains laborieux et artistes ont fait, pour le roman, pour le théâtre, pour la langue française, de braves efforts et de réelles conquêtes. On sent ce que leur devra la littérature de demain, comme aussi bien ce qu’elle devra aux Parnassiens, inconscients collaborateurs des naturalistes dans la désinfection du romantisme.

Je souris de faire l’avocat, comme si une défense était nécessaire. On ne défend pas l’histoire, et c’est pour nous déjà parler d’histoire que parler du naturalisme. Le naturalisme n’est qu’un cas particulier et qu’une dénomination temporaire. Ce qui demeure, c’est, à travers tous les âges de la littérature, un courant réaliste : des artistes plus épris de la réalité vivante que du rêve imaginé. Dans les seules lettres françaises, ils s’appellent Charles Sorel, Furetière, Saint-Évremond, Le Sage, Restif, Laclos, Balzac, Flaubert, et ceux que j’oublie. On peut en préférer d’autres. On ne peut pas les nier sans étourderie. On ne peut pas dire qu’il en soit de plus grands, puisqu’ils comptent Balzac.