Chapitre IV.
Comparaison des variétés vives et de la forme calme de la parole intérieure. — place de la parole intérieure dans la classification des faits psychiques.
I. Difficulté des classifications en psychologie
La nature des choses est d’ordinaire rebelle aux classifications ; rarement elle nous présente des différences tranchées, des limites fixes que l’esprit n’ait plus qu’à constater avec exactitude et à fixer pour lui-même par une nomenclature ; le plus souvent, l’esprit doit créer la classe avant de la nommer ; la nature lui présente des séries presque continues dans lesquelles il lui faut découper plus ou moins arbitrairement des divisions plus ou moins idéales. Comme la plupart des sciences, la psychologie, dans ses tentatives de classification, se heurte sans cesse à l’obstacle de la continuité ; et à cette difficulté s’en ajoute pour elle une autre qui lui est spéciale, celle qui résulte de l’absence d’une nomenclature traditionnelle acceptée d’un commun accord par les différentes écoles psychologiques ; son vocabulaire étant dans un incessant devenir, la continuité semble▶ régner dans la forme même de la science comme dans l’objet qu’elle étudie. Tout problème psychologique contient donc des questions de classification et de nomenclature, questions délicates en lesquelles il faut viser à marquer les différences des phénomènes sans les exagérer, et à les désigner par des noms de la façon la plus adéquate, en usant librement des nomenclatures actuellement usitées.
II. La parole intérieure vive et la parole intérieure calme ; comparaison. Intérêt spécial de la forme calme
Avant de rattacher la parole intérieure dans sa totalité aux faits psychiques qui font partie de la même famille, quelques observations sont nécessaires sur la distinction et la dénomination des variétés que nous avons reconnues en elle.
Les différentes variétés vives ne diffèrent guère que par les phénomènes qui les provoquent ou les accompagnent. Quant à la parole intérieure calme, il n’y a même pas lieu d’y établir de semblables subdivisions. Il n’existe, en définitive, que deux sortes de parole intérieure, la forme calme et la forme vive. Sans doute celle-ci admet différents degrés d’intensité ; sans doute aussi entre elle et la forme calme il y a continuité : il est impossible de dire à quel degré d’intensité la parole intérieure cesse d’être calme ; mais, d’une part, il suffit de considérer quelques cas bien nets pour apercevoir les caractères distinctifs de la forme vive ; d’autre part, la parole intérieure calme paraît être un état limite ; entre elle et le silence intérieur il n’existe pas d’intermédiaire. L’opposition des deux formes n’est donc pas arbitraire ; elle repose sur un fondement objectif réel.
Ce qui fait la principale valeur de cette distinction, c’est qu’elle met en pleine lumière une vérité importante, à savoir que la parole intérieure n’est pas un simple écho de la parole extérieure, un fait de répercussion ou de continuation sans but. Si ces expressions peuvent convenir dans un grand nombre de cas à la forme vive, elles ne sauraient, la plupart du temps, s’appliquer à la parole intérieure calme : celle-ci a dans la vie humaine sa raison d’être, son rôle propre, sa fonction ; sans doute elle n’est pas sans rapports de dépendance à l’égard de la parole extérieure, mais elle en dépend de si loin que ces rapports ne paraissent pas ; si l’on s’abstient de rechercher ses origines et si on la considère au moment même où elle se produit, la parole intérieure calme est bien réellement indépendante de la parole, car, dans notre intention, elle ne la prépare pas, elle ne la remplace pas, elle existe seulement pour la pensée.
Quand la parole intérieure est calme, nous ne croyons pas parler ; quand elle est vive, nous croyons jusqu’à un certain point parler, nous croyons, ou bien nous livrer à un monologue, ou bien raconter nos pensées à un compagnon absent. Or ce n’est pas au hasard, nous l’avons montré, que la pensée revêt l’une ou l’autre de ces deux formes ; si l’imagination est pour quelque chose dans la vivacité du phénomène, ce qui est le cas le plus fréquent, l’apparence extérieure est naturelle, parce que l’extériorité réelle aurait sa raison d’être. Mais le fait même que, dans les cas de passion, la parole intérieure s’anime sans raison et devient extérieure contre toute raison, ce fait nous indique qu’il y a des circonstances où la parole intérieure doit rester intérieure sans tendre aucunement à l’extériorité et sans simuler l’extériorité. Nous ne devons pas exprimer au dehors toute notre existence intérieure ; il en est une partie qui, n’étant que pour nous, doit rester entièrement nôtre ; la raison nous le dit, et, si la raison ne nous trompe pas, il est inutile que nous croyions externer ce qui doit rester interne et reste tel en effet ; quand on est raisonnable, mieux vaut l’être jusqu’au bout ; être raisonnable et s’imaginer qu’on ne l’est pas, c’est ne pas l’être entièrement, c’est mêler un grain de folie à une sagesse qui, dès lors, est imparfaite. L’homme de réflexion n’est vraiment maître de sa réflexion que lorsqu’il n’a pas besoin pour réfléchir d’imaginer un ami ou un auditoire ; la conscience morale n’est en pleine possession d’elle-même que lorsqu’elle se voit telle qu’elle est réellement, personnelle, rationnelle et discursive. Qu’un écolier, pour mieux réfléchir, évoque l’image d’un ami qui l’écoute, cela est d’un âge où la raison s’essaye et se forme ; et, de même, la voix de la conscience ne se fait vraiment entendre que dans la jeunesse de l’humanité ou chez les hommes dont on dit qu’ils restent éternellement jeunes ; la parfaite maturité de la raison se passe de ces illusions.
Enfin, la parole intérieure calme n’est pas seulement le langage naturel de la froide raison ; elle est aussi la seule expression convenable de la tristesse d’une âme découragée et abattue. Alfred de Musset, dans la Nuit de mai, n’a fait que développer à sa manière cette vérité psychologique : absorbé dans ses souvenirs douloureux, le poète ne saurait chanter
Ni la gloire, ni l’espérance,Hélas ! pas même la souffrance.La bouche garde le silencePour écouter parler le cœur34 ;
sa parole intérieure reste calme ; elle ne peut s’élever jusqu’à l’inspiration ; si, dans cet état, il se souvient de la Muse et de leurs amours d’autrefois, son esprit lui représente en vain tous les motifs poétiques qui devraient éveiller son génie ; aucun n’a le pouvoir de l’arracher à lui-même ; il ne ressent ni colère durable ni enthousiasme profond ; la Muse est pourtant descendue du ciel ; elle lui a parlé ; mais il a eu peine à la reconnaître ; ni son appel ni son baiser n’ont pu réchauffer un cœur glacé ; il refuse de s’envoler avec elle dans les « mondes inconnus » qu’en des temps plus heureux ils ont tant de fois parcourus ensemble.
La parole intérieure calme est donc l’expression légitime, normale, de tout un ordre de fonctions psychiques ; elle exprime ce qu’on peut nommer d’un seul mot la réflexion, c’est-à-dire l’état psychique où l’internité de nos phénomènes est apparente et déclarée, où l’âme, se connaissant, sait qu’elle se connaît, et n’externe à aucun degré, ni sérieusement ni par jeu, ce dont elle a conscience. Si l’on a pu dire ironiquement de la parole extérieure qu’elle a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, on pourrait dire aussi que la forme vive de la parole intérieure est souvent le langage de l’illusion et du mensonge, du moins du mensonge involontaire ; la parole intérieure calme, au contraire, est l’expression toujours véridique de ce qu’il y a en nous de plus sincère, de plus raisonnable et de plus intime35. Il serait injuste d’en conclure qu’elle est le privilège des esprits les plus élevés : la réflexion, telle que nous venons de la définir, est plus commune qu’on ne pense : le paysan, le sauvage réfléchissent, comme le philosophe ; peut-être seulement, avec les progrès de l’âge et de la civilisation, la réflexion devient-elle plus fréquente, en même temps qu’elle s’attache à des objets plus variés.
Ainsi, les deux formes de la parole intérieure diffèrent non seulement par leurs caractères propres, intrinsèques, mais aussi par l’état psychique qu’elles accompagnent et qu’elles expriment, c’est-à-dire par le rôle qu’elles remplissent, par la fonction qu’elles exercent dans la vie psychique. Une différence aussi importante doit-elle être marquée dans le vocabulaire plus formellement que nous ne l’avons fait jusqu’à présent ? Dans tout genre, il y a des espèces plus caractéristiques, plus génériques, que les autres [ch. VI, § 2] ; laquelle des deux paroles intérieures est la parole intérieure proprement dite ?
La parole intérieure vive a plus que la parole intérieure calme les caractères de la parole ; elle est l’écho affaibli, mais non dénaturé, de la parole extérieure ; elle en conserve tous les caractères essentiels, soit intrinsèques, soit accessoires. C’est donc une véritable parole, une parole imaginaire, intérieure ; mais, comme elle fait jusqu’à un certain point illusion, comme elle n’est pas jugée purement intérieure, on peut dire qu’elle est moins intérieure que la parole intérieure calme.
Celle-ci est à la précédente ce que la parole intérieure vive est elle-même à la parole extérieure ; elle est l’écho d’un écho. Les caractères de la parole subsistent encore en elle, mais effacés ; elle paraît moins une parole ou quelque chose de la parole qu’un élément ou une détermination de la pensée ; son rapport avec la parole ◀semble▶ si faible et si lointain qu’il faut pour le reconnaître un véritable effort de réflexion ; au contraire, on ne la conçoit pas sans la pensée ni la pensée sans elle ; elle est comme un vêtement dont la pensée est toujours revêtue à nos yeux et sans lequel nous ne la reconnaîtrions pas. Qu’apercevons-nous quand nous la remarquons, sinon la pensée elle-même, mais la pensée vêtue, enveloppée d’une ombre de parole, ombre légère, insaisissable, qui fait corps avec elle et ne peut en être séparée ? On serait donc tenté de lui retirer le nom de parole et de l’appeler, par exemple, la pensée parlée ou l’élément phonoïde de la pensée. Mais, malgré tout, cet élément de la pensée est bien une parole ; s’il a perdu les caractères accessoires de la parole physique, il en a gardé tous les caractères intrinsèques ; c’est une parole affaiblie, purifiée de tout mélange, et incorporée à la pensée ; mieux vaut donc continuer à l’appeler une parole.
Des deux formes de la parole intérieure, l’une justifie mieux son nom de parole, l’autre sa qualification d’intérieure. Or l’épithète, ici, a plus d’importance que le substantif ; le phénomène le plus original est le plus intérieur des deux ; la parole intérieure proprement dite est donc la parole intérieure calme. L’autre serait peut-être mieux nommée la parole imaginaire ; l’illusion qui l’accompagne, et qui la distingue à la fois de la forme calme et de la parole physique, serait ainsi clairement désignée.
Quand la parole intérieure simule encore à s’y méprendre la parole physique, elle n’est guère qu’une assez vulgaire hallucination. La parole imaginaire est surtout intéressante à titre de transition, de moyen terme, entre la parole extérieure et cet élément vocal de la pensée réfléchie qui est la vraie parole intérieure ; elle nous permet de rattacher celle-ci à son premier modèle et de remonter à ses origines. La parole intérieure calme mérite d’être étudiée pour elle-même ; c’est une véritable création de l’âme, à la fois l’œuvre et l’instrument de la pensée ; le mécanisme ordinaire de la formation des images ayant fourni la parole imaginaire, image de la parole extérieure, l’activité intelligente de l’âme a simplifié cette image et l’a adaptée, sous sa nouvelle forme, à un rôle nouveau. L’âme a, pour ainsi dire, surveillé l’écho dans son évolution décroissante, et, à un certain degré d’affaiblissement, le trouvant approprié à ses besoins, elle l’a arrêté, cultivé, choyé, exercé, entretenu, fixé ; elle s’en est emparé, elle se l’est approprié, et ce qui était quelque chose de la parole est devenu quelque chose de la pensée.
A l’appui de cette dernière affirmation, nous citerons l’observation suivante, déjà préjugée plus haut, mais sur laquelle il est bon de revenir et d’insister :
La parole intérieure calme, écho d’un écho, n’a point elle-même d’écho ; elle ne saurait être plus basse, plus évanouie que nous ne l’avons décrite ; entre l’intensité de la parole intérieure dans la rêverie la plus tranquille, dans l’ennui entrecoupé de bâillements, et le silence intérieur absolu, nous pouvons concevoir un milieu ; mais ce milieu est une pure conception mathématique de notre entendement, et notre imagination, c’est-à-dire notre souvenir, se refuse à la confirmer par les moyens qui lui sont propres. Même dans l’état hypnagogique, quand l’activité intellectuelle succombe à la fatigue, le son intérieur ne s’affaiblit pas ; les signes de la fatigue sont tout autres : quelquefois, l’articulation devient confuse ; toujours les mots se dissocient d’avec les pensées ; bien loin que le silence se fasse dans l’âme, la parole imaginaire remplace souvent la parole intérieure proprement dite. Tandis que le son extérieur peut aller s’affaiblissant graduellement jusqu’à devenir imperceptible à nos oreilles, le son intérieur est toujours perceptible ; il peut s’exalter, sous l’influence d’une excitation interne ; mais l’apathie la plus complète ne peut l’affaiblir. La parole intérieure ordinaire et vulgaire, celle de la solitude rêveuse et insouciante, du travail mental, de la lecture curieuse et sans enthousiasme, de moi qui écris ces pages, de vous qui me lisez, est un état fixe, un état limite233.
Et pourtant l’habitude a pour effet de faire évanouir peu à peu jusqu’au néant tous les phénomènes de conscience ; pour arracher ses phénomènes à cette mort naturelle, l’âme n’a qu’une ressource, l’attention, c’est-à-dire la volonté. Si donc la parole intérieure subsiste en nous avec un minimum suffisant et constant d’intensité au-dessous duquel elle ne descend jamais, c’est que, par un acte incessamment répété de volonté mentale, l’âme la maintient à ce niveau nécessaire aux opérations intellectuelles ; grâce à l’attention, l’image de la parole ne descend pas jusqu’au bout la pente de l’inconscience où l’entraîne l’habitude négative, elle résiste à l’anéantissement et se forme en habitude positive. La parole intérieure proprement dite est l’écho affaibli d’un écho déjà plus faible que le son primitif ; mais, se trouvant maintenu par un effort incessant et insensible à un certain degré d’intensité [ch. II, § 6], cet écho d’un écho se prolonge et se répète sans s’affaiblir davantage. Quand il remonte la pente sous l’influence d’une excitation intérieure ou quand il la descend, c’est la parole imaginaire ; quand il s’arrête à sa limite et s’y maintient sans oscillation appréciable, c’est la véritable parole intérieure ; celle-ci seule, à vrai dire, est un état ; la parole imaginaire n’est qu’une transition.
Aussi, dans la suite de cette monographie, parlerons-nous surtout de la parole intérieure proprement dite ou calme, considérant la parole imaginaire comme une forme imparfaite et d’importance secondaire du même phénomène, et l’intérêt spécial qu’elle présente comme à peu près épuisé désormais.
III. La mémoire et l’imagination ; part de la reproduction, part de l’innovation dans la parole intérieure
Il s’agit maintenant de rattacher la parole intérieure dans son ensemble aux classes de faits précédemment établies par les psychologues.
L’ancienne psychologie distingue l’imagination créatrice et l’imagination reproductrice ou mémoire imaginative, qu’il vaudrait mieux nommer mémoire des sensations. Cette division correspond assez imparfaitement aux distinctions suivantes :
Reproduction avec innovation :
- — des sensations : imagination proprement dite ou sensible ;
- — des autres états de conscience : imagination psychologique.
Reproduction pure et simple, sans innovation :
- — des sensations : mémoire imaginative ;
- — des autres états de conscience : mémoire proprement dite.
Mieux vaut, en effet, dans la classification des faits psychiques élémentaires, réserver le mot imagination pour les faits qui sont nouveaux à quelque degré234, et caractériser la mémoire par l’absence de toute innovation.
Il est évident que la parole intérieure se rattache, suivant les cas, tantôt à la mémoire sensible, tantôt à l’imagination sensible. Mais comment les faits qui la composent se distribuent-ils entre ces deux facultés ? Quelle part de ces faits convient-il d’attribuer à l’imagination ? Quelle part à la mémoire ? La chose est assez difficile à déterminer.
Si ma parole intérieure répète une phrase que j’ai entendue, sans y rien changer, il n’y a là, évidemment, qu’un simple fait de mémoire. C’est ainsi qu’Alfred de Musset dit très exactement :
Un vers d’André Chénier chanta dans ma mémoire 235
Mais si, avec des mots du dictionnaire usuel, je forge intérieurement une phrase que je n’ai jamais entendue, ce qui arrive sans cesse, les uns pourront dire que j’imagine, car l’ensemble conçu est nouveau, les éléments seuls sont anciens ; les autres pourront soutenir que, les mots étant faits pour être groupés de mille façons, on n’invente pas dans les mots, c’est-à-dire dans la parole, quand on se borne à les ranger dans un ordre nouveau, mais seulement quand on crée de toutes pièces un mot nouveau. En ce cas, l’imagination, réduite au néologisme intérieur, se rencontrerait très rarement dans la parole intérieure.
Mais le même raisonnement peut s’appliquer au néologisme intérieur : car les syllabes et les lettres sont faites, elles aussi, pour être groupées de mille façons et former les différents mots d’une langue par la diversité de leurs groupements ; il n’y aurait donc innovation véritable dans le langage que dans le cas purement théorique de la création d’une voyelle ou d’une consonne nouvelle, et l’imagination linguistique n’aurait guère existé qu’aux origines de l’humanité. Aboutir à cette conséquence, n’est-ce pas réfuter par l’absurde l’argumentation relative aux groupes de mots ?
En réalité, il est chimérique de vouloir distinguer des faits de pure mémoire et des faits de pure imagination. L’imagination suppose toujours la mémoire ; son acte est une modification du souvenir ; un souvenir inexact est un souvenir mêlé d’imagination ; le moindre changement dans l’ordre des éléments du souvenir est une œuvre de l’imagination. La mémoire étant la reproduction des faits d’expérience, l’imagination est l’innovation expérimentale ; or le fond de toute cette activité novatrice est mémoriel ; en supposant l’imagination à son maximum et pénétrant les couches les plus profondes de nos phénomènes, la mémoire est comme une couche infinitésimale, irréductible, plus profondément située encore, et sur laquelle repose nécessairement l’édifice construit par l’imagination. D’autres fois, non contente d’être à la base de l’édifice, la mémoire en a construit elle-même les premiers étages sans le secours de l’imagination ; d’autres fois enfin, l’édifice tout entier est mémoriel, et l’imagination n’y a aucune part ; il est vrai qu’alors l’édifice est toujours de dimensions restreintes, car l’énergie constructive de la mémoire est assez faible. L’idéal de la mémoire, ce serait une existence palingénésique entièrement conforme à une existence antérieure, comme celle que promettait aux hommes la doctrine stoïcienne. Un semblable idéal ne saurait être conçu pour l’imagination, car l’innovation expérimentale ne se suffit pas à elle-même ; elle suppose tout au moins des atomes d’états de conscience qui ne sont pas nouveaux et qui se laissent arranger capricieusement. L’imagination est une puissance toute formelle à laquelle la mémoire fournit une matière. La mémoire est une puissance à la fois matérielle et formelle ; elle fournit toujours les éléments de l’activité expérimentale, et souvent elle suffit à les former en groupes plus ou moins complexes ; mais sa force est en raison inverse de l’étendue de ces groupes ; plus elle veut embrasser, plus il lui faut d’efforts pour écarter les jeux de l’imagination236.
Or le choix de l’unité phénoménale est livré à l’arbitraire de mon esprit ; si je dis, avec la psychologie classique, qu’il n’y a pas d’imagination sans mémoire, c’est que j’ai introduit dans mon analyse l’idée toute métaphysique du phénomène-atome, élément indivisible des phénomènes divisibles ; mais je puis tout aussi bien convenir avec moi-même qu’un fait digne de ce nom dure au moins deux heures ; cette convention admise, la mémoire subsiste comme faculté, comme principe matériel de certains faits dont la forme est toujours originale et nouvelle ; mais il n’y a plus de faits de mémoire, il n’y a plus de souvenirs, à proprement parler ; se souvenir est nécessaire, car l’invention n’est pas une création ex nihilo ; mais un souvenir est impossible, car je ne puis me répéter deux heures durant sans glisser quelque élément nouveau dans la reproduction de mon passé ; la mémoire se déduit, elle ne s’observe plus.
On me dira que ce dernier parti pris n’est pas philosophique, et qu’il faut laisser aux historiens cette acception grossière du mot fait. Je l’accorde ; mais peut-être est-il philosophique de remarquer que, dans l’expression un fait, le mot un n’a aucun sens précis : car, selon le point de vue ou le caprice de l’esprit, un fait est une fraction de fait, le même fait ou une de ses fractions est un ensemble de faits ; l’expérience ne nous donne que du fait ; sur cette matière indifférente à l’unité, nous appliquons à notre guise la forme de l’unité ; quelle que soit l’étendue phénoménale embrassée par l’unité, la matière qui la reçoit ne nous contredira jamais ; pour régler l’usage de cette notion, l’esprit ne doit consulter que les convenances de la science qui l’occupe36.
Les matériaux de la parole intérieure sont donc des souvenirs. Mais les faits où la mémoire est pure de tout alliage ne sont pas les plus fréquents [ch. II, § 5 et § 9 ; ch. III, § 2] ; le plus souvent, l’imagination s’ajoute à la mémoire, les matériaux fournis par le souvenir étant employés à former des composés plus ou moins nouveaux.
Observons en terminant que l’imagination est, en pareil cas, dirigée par la pensée, dont elle ne fait qu’exprimer les opérations ; elle innove plus ou moins dans le langage selon que l’entendement innove plus ou moins dans les idées.
IV. La parole intérieure n’est pas une hallucination.
Il est une expression, étrangère au vocabulaire de la psychologie classique, que l’école physiologique, peut-être même l’école empirique, appliqueraient volontiers à la parole intérieure : c’est le mot hallucination. Nous estimons que ce serait en étendre le sens d’une façon abusive que de l’appliquer à tous les échos de la sensation, même aux plus éloignés et aux plus affaiblis. L’extension du sens des mots, dans une science qui veut être méthodique, ne doit pas se faire au hasard ; le droit d’attacher son nom au genre tout entier n’appartient pas à la première espèce qui a reçu un nom scientifique, quand cette espèce n’est pas dans le genre ou la plus caractéristique ou la plus riche en individus, à plus forte raison quand elle est morbide et exceptionnelle ; or tel est le cas de l’hallucination. Serait-il d’un bon langage scientifique de dire que la parole intérieure est une hallucination, mais une hallucination dont nous ne sommes pas dupes, une hallucination presque constante en chacun de nous, une hallucination parfaitement normale ? Autant vaudrait dire que la parole intérieure est une hallucination qui n’a aucun des caractères de l’hallucination ; car l’hallucination proprement dite, si souvent décrite par les aliénistes, est un phénomène intermittent, toujours anormal, presque toujours morbide, et surtout elle implique toujours une illusion : son élément caractéristique est le jugement d’extériorité que nous portons à tort, trompés par les caractères anormaux de certains états de conscience purement internes237. Il faudrait alors considérer l’hallucination comme un des éléments essentiels de la vie psychique normale, comme la condition presque nécessaire de la pensée la plus humble et de la réflexion scientifique la plus élevée ; un état morbide servirait à définir le fonctionnement sain de notre être. Il faudrait dire que le penseur solitaire, que le paysan taciturne entend des voix intérieures, que nous sommes tous, suivant le sexe, des Socrate ou des Jeanne d’Arc. Mais ni Socrate ni Jeanne d’Arc n’entendaient toujours, l’un son démon, l’autre ses voix, et c’est pour cela sans doute que, lorsque le son surhumain se faisait entendre, ils le distinguaient de leur propre parole intérieure. Etrange hallucination que celle-là ! elle ne nous trompe jamais, et nous n’avons aucune peine à écarter une illusion dont les conditions font défaut : la parole intérieure ne possède aucun des caractères de l’extériorité ; elle n’est ni […], ni même […], comme le souvenir d’un visum ; par quoi serions-nous donc séduits à l’aliéner ?
La parole intérieure fait partie d’un genre dont l’hallucination est également une espèce ; distinguées séparément et sous deux points de vue différents, ces deux espèces se confondent dans une partie de leur extension ; non que la parole intérieure vive soit une véritable hallucination, car le jugement d’extériorité ne s’y applique pas d’une manière absolue et sans réserve [ch. III, § 4], elle ne fait pas vraiment illusion ; mais la plupart des hallucinations de l’ouïe figurent des paroles extérieures et non des bruits inarticulés ; il y a donc des paroles intérieures qui sont des hallucinations ; d’ailleurs, dans la classe des paroles intérieures, ces phénomènes sont exceptionnels, et nous tenons, autant que possible, les faits anormaux en dehors de l’étude que nous poursuivons.
V. La parole intérieure est une image.
Ce genre dont la parole intérieure fait partie, quel est-il ? Le concevoir est aisé, le nommer est difficile. Les psychologues n’ont pu s’entendre jusqu’à présent pour désigner par une locution simple et désormais consacrée la reproduction, avec ou sans changement, des diverses sensations ou des groupes qu’elles forment naturellement. Sous le nom fort acceptable de sensations internes, Bossuet comprend bien les souvenirs sensibles et les imaginations sensibles, mais aussi des phénomènes tout différents, comme les opérations du sens commun, peut-être même le plaisir et la douleur. Le mot conception 238 a contre lui l’acception assez différente où il est pris dans les anciennes logiques. Image, que nous fournit la langue vulgaire, est équivoque, à cause de son dérivé imagination, dont le sens a été spécialisé, et aussi parce que ce terme ◀semble▶ devoir s’appliquer surtout à une espèce du genre, les phénomènes d’ordre visuel ; nous l’emploierons pourtant, faute d’un meilleur, mais seulement dans les cas où l’équivoque sera impossible. Nous proposerions volontiers, n’était son allure un peu étrange, le mot pseudo-sensation, qui s’entend de lui-même et ne prête à aucune équivoque.
VI. Classification des images ; caractères distinctifs de la parole intérieure
Le genre des images ou des pseudo-sensations peut être divisé de plusieurs manières :
A. — Selon la nature des sensations reproduites, il comprend :
1° Les images proprement dites, ou images visuelles ;
2°Les sons intérieurs, qui se divisent en : paroles intérieures, autres sons ;
3° On peut réunir dans une même subdivision les images des autres sensations, sensations de l’odorat, du goût, du toucher, du sens musculaire, du sens vital, qui sont toujours plus ou moins mêlées les unes aux autres.
On voit que la parole intérieure n’est pas même, dans le genre dont elle fait partie, une espèce entière ; mais, dans la vie psychique, elle a plus d’importance à elle seule que tout le reste du genre ; seule aussi, elle est devenue indépendante des autres images : même les images visuelles, si elles sont faciles à abstraire des groupes où elles se présentent, apparaissent rarement isolées ; la parole intérieure, ayant son rôle spécial à remplir, fonctionne à part, sans mélange hétérogène [ch. VI].
B. — Quelle que soit leur nature spécifique, les images sont des états forts, semi-forts, faibles ou très faibles ; cette division est nécessairement un peu vague, parce qu’elle porte sur un élément quantitatif et, partant, continu. Les états forts, faisant d’ordinaire illusion, comprennent la plupart des hallucinations, en particulier la plupart des hallucinations de l’ouïe, donc la plupart des paroles intérieures anormales qui sont, à tort, aliénées et externées ; la parole intérieure vive fait partie des états semi-forts, la parole intérieure proprement dite des états faibles. Les états très faibles ne comprennent rien de la parole intérieure ; nous avons expliqué pourquoi [§ 2, fin].
C. — Tantôt les images coexistent avec les sensations : appelées par celles-ci, elles servent à les interpréter ; — tantôt elles sont indépendantes des sensations ; elles peuvent même attirer à elles toute l’attention et annihiler la sensation [ch. II, § 3 ; ch. III, § 3]. La parole intérieure fait partie de cette seconde classe.
D. — Enfin les images se classent naturellement d’après les jugements spontanés dont elles sont l’objet [ch. II § 7 à 10] :
Si c’est le jugement de reconnaissance, l’image est un souvenir.
Si au jugement de reconnaissance est joint un jugement d’extériorité, l’image est le souvenir d’une perception, un souvenir sensible.
Si elle est l’objet d’un jugement d’extériorité bientôt convaincu d’erreur, soit par un de nos semblables qui nous persuade, soit par nous-mêmes après examen, l’image est une hallucination.
Si elle n’est l’objet d’aucun jugement, l’image est par là même déclarée neuve, inventée, sans cause et sans objet ; elle est une imagination.
Ces jugements se fondent sur des caractères empiriques ; non que ces caractères suffisent à les expliquer : car ce serait dire que la faiblesse des images est ou la durée ou un des éléments de l’idée de durée, que la force des images est ou l’étendue ou un des éléments de l’idée d’étendue, propositions qui se réfutent d’elles-mêmes ; mais il est incontestable que la force ou la faiblesse des images contribue à provoquer nos jugements d’extériorité ou de reconnaissance, et qu’en général les caractères empiriques de nos états conditionnent ces deux jugements, sinon comme conditions suffisantes, du moins comme conditions nécessaires.
Ainsi, de ces quatre divisions, la quatrième se fonde sur les deux précédentes, c’est-à-dire qu’elle porte sur des caractères non seulement accessoires, mais encore dérivés ; puis ces caractères sont des jugements, qui, comme tous les jugements, peuvent être erronés ; ce sont des œuvres de l’activité la plus spontanée de l’entendement, ce ne sont pas des données de la nature. La troisième division n’est pas fondée non plus sur des caractères intrinsèques des images. Des deux premières, fondées sur des caractères intrinsèques, la seconde repose sur l’intensité, caractère vague, qui résiste à toute détermination précise. La première division, fondée sur les qualités spécifiques et irréductibles des images, est donc la meilleure ; c’est elle qu’il faut adopter pour distinguer les espèces de la pseudo-sensation ; les autres ne doivent servir que pour subdiviser ces espèces. Ainsi la parole intérieure n’est pas une variété de l’hallucination auditive ; tout au contraire, ce sont les hallucinations vocales qui doivent être considérées comme des modifications de la parole intérieure.
VII. Différents rôles des images dans la vie psychique ; rôle spécial de la parole intérieure
L’originalité de la parole intérieure parmi les pseudo-sensations vient moins de sa nature propre que de son rôle ; que la parole ait son écho dans l’âme comme les autres sensations, c’est là un fait qui n’a rien de nouveau ni d’extraordinaire ; mais la parole intérieure, nous l’avons montré, est plus qu’un écho, plus qu’un souvenir, plus même qu’une imitation de la parole extérieure. Et cette fonction supérieure qui lui est réservée chez la plupart des hommes, à son défaut, d’autres espèces de la pseudo-sensation peuvent la remplir : la parole intérieure est remplacée chez les sourds-muets par des séries d’images visuelles ; chez Laura Bridgmann, la sourde-muette aveugle, par des séries d’images tactiles [ch. VI, § 8, fin]. L’étude de la parole intérieure met donc en lumière une fonction qui appartient virtuellement à toute la pseudo-sensation, qui, en fait, appartient toujours à quelqu’une de ses espèces, et que, néanmoins, les psychologues ont généralement négligé de lui attribuer. Pour la psychologie classique, la pseudo-sensation n’est guère qu’une faculté de reproduction et d’imitation ; l’empirisme anglais la représente concourant avec l’association pour former toutes nos idées sans le secours d’un entendement chimérique : la faculté des images fournit la matière de ces produits nouveaux, l’association des idées en explique la forme imprévue. La psychologie classique n’a guère étudié que les images les plus éclatantes, celles qui apparaissent de temps à autre, à des intervalles rapprochés, mais non d’une manière continue, dans la succession psychique ; ces images sont de toutes sortes, mais chacune d’elles prise à part est relativement simple et homogène, et leur diversité spécifique n’apparaît guère que dans leur succession ; ce sont ces images qu’on appelle des souvenirs ou des imaginations ; leur vivacité relative et le contraste qu’elles offrent entre elles en se succédant les rendent plus évidentes que les autres. L’école anglaise a porté son attention sur les mélanges hétérogènes que forment les images affaiblies par l’habitude, mélanges où la faiblesse et la complexité des éléments réunis par l’association rendent ceux-ci presque méconnaissables ; elle cherche à expliquer par de tels mélanges non seulement la partie matérielle, mais encore la partie formelle de ce que l’on appelle proprement les idées ; double thèse, dont la première moitié n’est pas contestable, dont la seconde n’a pas encore triomphé des objections qui lui ont été opposées. Il est donc acquis à la psychologie que la pseudo-sensation fournit, outre les souvenirs et les imaginations, au moins une part notable de nos idées proprement dites [ch. VI]. Mais ces deux fonctions n’épuisent pas l’énergie de la faculté des images ; il faut lui reconnaître un autre rôle encore, inférieur peut-être à celui que lui attribue l’école anglaise, supérieur à coup sur à celui auquel elle était restreinte dans la psychologie classique : parallèlement à la série continue des idées se développe une série continue d’images d’une seule espèce et pures de tout mélange, la série des signes intérieurs ; étroitement liées aux idées qui les accompagnent, les images-signes sont pourtant distinctes et séparables de ces groupes hétérogènes qui sont l’idée même ou la partie empirique de l’idée ; le signe, même intérieur, ne peut donc être confondu avec l’idée. Dans l’âme normale, l’image incessamment variée qui exprime la succession de nos pensées est une image sonore, la parole intérieure ; à défaut de la parole, des séries analogues d’images visuelles ou d’images tactiles peuvent remplir le même office.
La mémoire sensible fournit comme le premier fonds de cette construction originale, de cette œuvre homogène et distincte ; mais la parole intérieure, une fois créée, une fois mise en train à titre d’écho de la sensation sonore, ◀semble▶ oublier ses origines ; on la dirait vivante par elle-même ou par un autre principe que celui qui l’a fait naître. Elle n’est pas assujettie à puiser éternellement l’existence dans le sein maternel de la sensation ; après l’allaitement quotidien des premières années, elle persiste à vivre dans des conditions nouvelles ; on la dirait douée, comme un animal adulte, d’une vitalité qui lui est propre. Semblable à une statue ailée qui délaisserait son piédestal inutile et s’élèverait dans les airs pour aller puiser dans l’atmosphère une vie nouvelle et supérieure, l’image de la sensation a rompu sans violence avec ses origines matérielles ; appelée par une destinée plus noble, elle s’est tournée vers les régions supérieures de l’être ; désormais elle existe et se maintient, sinon pour et par elle-même, du moins pour et par la seule pensée ; et elle vit alors d’une vie si intense qu’elle peut même, — l’étude du sommeil le montrerait, — être dissociée d’avec la pensée sans subir pour cela un anéantissement passager, comme si l’être ailé, ayant dépassé les limites de l’atmosphère, volait encore d’un vol automatique, soutenu par son impulsion première.
VIII. La parole intérieure considérée comme habitude
Pour expliquer cette force étrange, que les origines de la parole intérieure ne pouvaient faire prévoir, il est nécessaire de recourir à des causes d’ordre supérieur.
La parole intérieure n’est pas un simple écho de la parole, une simple habitude ; car l’habitude proprement dite, l’habitude pure et simple, mérite, si l’on considère ses effets, le nom d’habitude négative que nous lui avons souvent donné ; plus un fait est habituel, plus il est fréquent, c’est-à-dire moindre est l’intervalle qui sépare chacune de ses apparitions à la conscience ; mais aussi, à chaque nouvelle apparition, une moindre quantité de conscience lui est attribuée, c’est-à-dire qu’il dure moins et qu’il est moins intense. Supposons une âme entièrement livrée à l’habitude ; la diversité de ses faits successifs diminuerait sans cesse, et, avec leur diversité, la durée de chacun d’eux, son intensité, son essence apparente, la conscience qui lui appartient ; au terme idéal d’une telle régression, cette âme ne serait plus qu’un phénomène unique incessamment répété, d’une durée nulle et d’une intensité nulle. Or l’âme (du moins l’âme empirique, qui seule nous occupe ici) est une succession consciente, ou une conscience successivement variée. L’habitude tend à supprimer de l’âme et la succession et la conscience ; l’habitude est donc une puissance destructive des caractères spécifiques de l’âme ; l’habitude est la mort progressive de l’âme apparente.
Contre cet anéantissement graduel, l’âme est défendue par l’expérience et l’imagination, puissances d’innovation et de renouvellement, qui introduisent sans cesse dans la succession des éléments nouveaux, doués, avant tout effet de l’habitude, d’une intensité et d’une durée propres ; et elle se défend elle-même par l’attention, puissance qui tantôt vivifie et renforce les états nouveaux en prolongeant leur durée et en augmentant leur intensité, tantôt restaure les états passés en leur conférant à chaque reproduction une durée plus grande et une intensité plus forte. L’attention répare les effets négatifs de l’habitude, sans diminuer, — bien au contraire, — la fréquence des répétitions d’un même acte. L’habitude corrigée par l’attention, associée à l’attention, produit des phénomènes fréquents, mais toujours vifs et nets à la conscience, d’une intensité comme d’une durée sensiblement fixes ; de tels phénomènes, dont la répétition n’est pas compensée par l’affaiblissement, sont ce que nous appelons des habitudes positives.
Chacun des mots, chacune des locutions de notre langage usuel est en nous une habitude positive ; toutes ces habitudes particulières sont spécifiquement distinctes, mais en même temps analogues les unes aux autres, et une habitude positive totale est la synthèse de ces habitudes élémentaires. L’habitude totale se réalise par leur réalisation successive et continue ; cette réalisation a lieu suivant un ordre réglé tantôt par des suscitants extérieurs (comme dans la lecture), tantôt par la raison (comme dans la méditation), et elle ne cesse que lorsqu’elle est devenue, en présence de la parole extérieure d’autrui, qu’il faut écouter et comprendre, inutile ou même nuisible. La succession de faits homogènes que nous appelons la parole intérieure est donc une série continue d’habitudes positives réalisées, et la parole intérieure, dans son ensemble, est une habitude positive complexe, qui dès l’enfance a pris possession de la vie psychique, et qui, toujours entretenue et fortifiée par l’attention, a poussé en nous des racines si profondes que son incessante réalisation est devenue comme une nécessité de notre existence.
L’habitude positive est l’habitude parfaite ; par elle et par elle seule, l’âme corrige sa loi fondamentale, qui est la dispersion dans le temps, en introduisant dans son devenir des éléments de permanence, d’unité relative, d’harmonie. Et, à son tour, la parole intérieure ◀semble représenter en nous la perfection de l’habitude positive. En effet, si nous considérons d’abord les habitudes élémentaires qui la composent, nous trouvons chacune d’elles parfaite en soi ; car elle passe à l’acte par intervalles, au moment même où sa réalisation est devenue un besoin de l’esprit ; son acte est toujours complet, sans lacune : un mot commencé n’est jamais interrompu avant la fin, ni simplifié par l’omission d’une syllabe médiane ; enfin cet acte est doué d’une intensité de conscience et d’une durée à peu près inaltérables ; — si maintenant nous envisageons ces différents actes dans leur succession, c’est-à-dire l’habitude totale, nous voyons qu’elle possède, avec toutes les qualités de ses composants, devenues siennes puisqu’ils la composent, une qualité que ceux-ci ne sauraient avoir : elle est souple, elle se plie de mille manières aux besoins incessamment variés de la pensée ; tandis que chaque mot est un tout indissoluble, les syllabes étant rivées les unes aux autres par ce lien de fer que Stuart Mill a appelé l’association inséparable, l’ordre des mots, au contraire, n’a rien de fixe ; sans doute ils s’appellent les uns les autres, mais non d’une manière inéluctable ; bien loin d’être réduite, comme une mendiante en haillons, à chanter toujours le même air, l’âme est un improvisateur infatigable ; avec des matériaux toujours les mêmes, elle construit incessamment des composés nouveaux. Ainsi la parole intérieure, considérée comme puissance, est à son acte ce qu’une majeure générale est à une conclusion particulière ; c’est une puissance imparfaitement déterminée, dont l’acte n’est pas à l’avance rigoureusement fixé, mais seulement préparé dans ses lignes générales et, par là, rendu facile à l’imagination. Composée d’habitudes particulières, mais dont l’ordre de réalisation reste pour une grande part indéterminé, l’habitude totale n’est qu’une habitude générale 239 ; pour se réaliser en actes particuliers, mais complexes, elle doit appeler à son aide l’imagination [§ 3] ; celle-ci est nécessaire pour faire franchir à la phrase la faible distance qui la sépare de l’actualité ; mais elle n’a besoin pour cela d’aucun effort, tant les matériaux qu’elle emploie ont été bien construits, et tant ils sont habitués à s’enchâsser sans heurt entre des phénomènes de même nature aux côtés desquels ils se sont déjà souvent trouvés ; d’une part, l’analogie des images, qui toutes sont des sons, facilite leur enchaînement ; d’autre part, l’habitude totale contient, outre les habitudes particulières, spéciales à chaque mot, des habitudes encore générales, mais plus déterminées, qui résultent de l’association fréquente de certains mots ou de certains genres de mots : par exemple, après un substantif, l’habitude conseille, sans l’imposer absolument, un verbe, et, après un verbe, un adjectif240 [ch. V, § 3] ; après tel substantif, elle conseille, encore plus discrètement, tel verbe, et non tel autre ; les deux rapports d’association, le rapport d’analogie et le rapport de contiguïté, concourent donc à faciliter la succession des mots, c’est-à-dire la formation de la phrase. Pour l’expression de la pensée, inventer des combinaisons nouvelles de mots est nécessaire, et il n’est pas moins nécessaire que cette invention soit aisée : car la pensée est trop rapide et trop mobile pour pouvoir attendre longtemps la forme sensible dont elle aime à s’accompagner. Or l’invention serait impossible, si elle n’était facilitée par l’existence préalable d’une habitude générale, et elle exigerait un effort, si cette habitude, tout en demeurant générale, partant souple et variée dans son acte, n’était pas d’une réalisation facile, et, pour ainsi dire, proche de l’acte. La parole intérieure réunit ces deux qualités, en apparence incompatibles, par ce fait qu’elle se compose d’habitudes élémentaires à la fois particulières et positives, tandis qu’elle-même reste générale, c’est-à-dire indifférente à l’ordre des actes particuliers qui la réalisent. Mais elle est devenue, par son incessante réalisation, si proche de l’acte que, tout en conservant la généralité, c’est-à-dire l’indifférence à la nature particulière de l’acte complexe qui la manifeste, elle ne peut plus se passer de le produire ; elle se réalise encore sans besoin, d’une manière, pour ainsi dire, automatique, dans le silence de la pensée.
L’attention, tel est, en dernière analyse, le principe qui, transformant l’habitude négative en habitude positive, maintient la parole intérieure à l’état de perpétuelle et consciente actualité [§ 2]. L’activité novatrice de la pensée, voilà le principe qui la maintient à l’état d’habitude générale. En tant qu’habitude positive, elle est une œuvre de l’âme, et en tant qu’habitude générale, elle est un instrument de l’activité psychique ; cette activité est sans terme : il n’est aucune de ses œuvres qui ne lui soit un instrument pour construire des œuvres nouvelles ; dans l’enchaînement de ses créations, il en est une qu’il faut nommer à la fois une œuvre parfaite et un incomparable instrument : c’est la parole intérieure.
En signalant le rôle de l’attention, nous n’avons pas prétendu donner de la parole intérieure une explication complète. L’attention elle-même a ses motifs et ses mobiles plus ou moins secrets ; il faudrait tout au moins découvrir ceux qui la déterminent à favoriser, entre toutes les images, la parole intérieure.
Peut-être alors faudrait-il signaler, comme une condition favorable du développement de la parole intérieure et de son association constante avec la pensée, l’harmonie préétablie, ou, plus exactement, l’harmonie d’essence, qui relie les sons à la succession psychique : le son étant, par lui-même, dénué de toute extension spatiale et de toute position dans l’espace, une série de sons est analogue à l’âme, pure succession inétendue ; une série d’images sonores devient donc le symbole le plus exact par lequel l’âme puisse se représenter à elle-même, si les sons qui la composent n’acquièrent par aucune association d’idées la spatialité qui leur faisait primitivement défaut, ou s’ils la perdent après l’avoir acquise ; ce dernier cas est celui de la parole intérieure : l’attention exclusive dont elle est l’objet la dissocie peu à peu et de l’image tactile, image essentiellement locale [ch. II, § 6], et de toutes les autres localités que les mots pouvaient posséder, lors de leur première apparition comme états forts, par suite d’associations avec des visa ou des tacta.
Essentiellement inétendu, le son est à la fois une portion du monde extérieur et un frère de l’âme ; phénomène mixte, hybride, intermédiaire entre les phénomènes évidemment extérieurs et les phénomènes évidemment intérieurs241, il obtient successivement de l’âme, par un double travail poursuivi dans deux sens différents, d’abord la reconnaissance de sa nature objective et comme son installation au sein du monde physique, ensuite d’être approprié à l’usage auquel son essence le destinait, c’est-à-dire introduit dans la série des faits inétendus. La première opération est rendue facile par les simultanéités de la sensation ; les animaux eux-mêmes la font de bonne heure, comme tous les hommes ; elle consiste à rattacher méthodiquement aux visa-tacta, c’est-à-dire au monde extérieur, au monde étendu, tous les sons qui sont des états forts. La seconde, spéciale à l’homme, a deux stades : elle consiste d’abord à faire du son, état fort, l’instrument de la vie psychique collective, le lien de la société humaine, — ensuite à recueillir et à développer, au moyen de l’attention, l’écho de la parole, et à l’élever au rôle de compagnon, d’associé, d’élément inséparable de la succession psychique ; celle-ci devient alors la succession d’un couple de faits parallèles, la pensée n’allant plus désormais sans son expression constante, la succession des sons intérieurs. En s’élevant à cette fonction, le son, état faible, est dégagé peu à peu de toute association localisatrice ; dépouillé des caractères de l’extériorité, il reprend, avec l’apparence d’une pure succession, son état primitif, que la première opération lui avait fait perdre. Aussi devient-il sans peine une chose de l’âme, et la parole intérieure est bientôt pour la conscience le phénomène principal de la pensée [ch. VI], non le phénomène essentiel assurément, mais le plus évident, et comme le tuteur rigide de cette plante fine et délicate ; la pensée s’appuie sur elle, et, l’associant à sa vie, en fait presque une chose vivante, à tel point qu’il faut l’observation la plus attentive pour distinguer dans cette intime association l’élément fondamental, et l’élément emprunté qui lui sert d’auxiliaire, l’âme elle-même, et cette souple armure, à la fois son œuvre et sa force, qui se plie à tous ses mouvements, et, les revêtant de son éclat, les dessine avec netteté sur le champ de la conscience.
En résumé, si une cause sensible et facilement observable, le son de la parole audible, suffit pour expliquer la nature spécifique de l’image qui sert de signe intérieur à la pensée, cette même cause ne peut suffire à expliquer l’extension merveilleuse de la parole intérieure, son indépendance, sa vitalité, le caractère impérieux que prend en nous cette habitude ; l’état fort ne rend pas raison de l’état faible, car l’effet dépasse la cause [ch. I, § 1]. Un arbre vigoureux est sorti d’une petite graine ; si l’arbre a grandi, c’est que la graine avait été semée dans le sol fertile qui convenait à sa nature ; c’est aussi que la première pousse s’était trouvée baignée d’une atmosphère vivifiante ; pour expliquer aujourd’hui la grandeur et la santé de l’arbre, la graine ne suffit pas ; il faut, de plus, le terrain et l’atmosphère. La parole extérieure, jetée dans l’âme par la sensation, s’est trouvée être une semence féconde, parce que l’attention l’a fécondée, et parmi les mobiles de l’attention, parmi les désirs, les besoins, les tendances de l’âme, l’analogie de l’âme et du son doit figurer en première ligne : si nous sommes séduits à chaque instant à maintenir l’union de fait, de la parole et de la pensée, ce n’est pas seulement parce qu’elle est utile ou commode à l’entendement [ch. VI, § 8], c’est aussi qu’un instinct secret nous dit qu’elle est la plus rationnelle des associations : l’âme se plaît aux sons parce qu’elle retrouve en eux sa propre essence242.