Chapitre IV.
L’ironie comme attitude morale
I
§ 1
Notre conception du monde et de la société nous dictent notre morale. Un Dieu bon, un Dieu méchant, une société guerrière, une société industrielle réclament de nous des gestes différents. Quelle est l’attitude qui convient à l’homme tel que je l’ai présenté, en face du monde tel que je le comprends ?
Ce monde est un chaos de systèmes, une poussière d’éléments plus ou moins importants, plus ou moins compliqués, depuis l’atome et les éléments de l’atome, jusqu’aux systèmes stellaires, jusqu’à la voie lactée, jusqu’à la cellule vivante, jusqu’aux sociétés, car les systèmes ne sont pas disposés en une série, mais plutôt selon une sorte de rayonnement irrégulier. Bien qu’il y ait certains liens de dépendance entre tous ces éléments du monde, ils restent souvent assez mal coordonnés entre eux, et gardent une vie suffisamment indépendante. Ainsi compris, le monde dans son ensemble ne nous impose à peu près rien que des nécessités physiques. Autant le monde régi par un Dieu parfait nous fixe avec précision des devoirs de respect et d’amour, autant le monde chaotique et dispersé que la réalité nous impose manque d’autorité morale. Si encore une loi universelle d’évolution bienfaisante s’y révélait, nous pourrions sentir le devoir d’y ajuster notre esprit et d’y conformer notre conduite à supposer que cela ait un sens, ce qui paraît un peu contradictoire. Mais une telle loi, dont l’idée a séduit quelques esprits, et qui remplacerait assez agréablement la divinité bannie, paraît devoir l’accompagner dans son exil. Elle lui ressemble vraiment trop.
Ce qui reste c’est une certaine tendance de chaque système considéré en lui-même et de chaque système de systèmes à conserver son organisation, à la fortifier, même à l’agrandir en y employant de nouveaux éléments. Cet élargissement progressif du système, l’organisation progressive qui y correspond, l’accroissement de l’harmonie des éléments, c’est ce que nous appelons évolution. Il n’y a pas une évolution, mais des évolutions distinctes, souvent hostiles. On peut rêver qu’une de ces évolutions arrive à dominer, organiser le monde, le spiritualiser, ce qui est un autre mot pour la même chose, et selon la loi d’évanescence, le conduire au non-être. Comme d’ailleurs nous ignorons tout de cette évolution supposée, nous n’en saurions rien déduire quant à l’attitude de l’homme. Tout au plus en ressort-il un devoir de systématisation croissante qui reste extrêmement abstrait et qui n’est peut-être qu’une tautologie.
Si, au lieu de considérer l’ensemble du monde, nous prenons garde à la société, nous pourrons sans doute déduire de la nature de la société en général et de la société dont il fait partie, en particulier, les devoirs sociaux de l’homme. Ses devoirs généraux restent vagues. La sympathie, l’aide réciproque, la véracité, le respect mutuel paraissent des conditions favorables à l’existence d’une société d’ordre élevé. Mais, en fait, nous ne connaissons que des sociétés où la haine et la lutte, le mensonge, le mépris des autres, la violence même ont encore leur rôle peut-être nécessaire. Et certainement ce sont là des signes de barbarie, mais peut-il y avoir une société qui ne soit en rien barbare, et la barbarie refoulée sous une forme ne se retrouvera-t-elle pas sous une autre tant que quelque chose existera ? C’est ce que nous ne pouvons dire. Quant aux devoirs sociaux particuliers, il est aisé d’en comprendre le mécanisme, une société industrielle exigera surtout, avec les réserves indiquées déjà, de la probité, de la régularité, le sens de la justice l’exactitude à remplir les engagements pris ; une civilisation guerrière imposera des devoirs de solidarité militaire et d’exacte subordination, de courage, de fidélité personnelle, etc. Ce qui est essentiel pour l’une devient secondaire ou négligeable chez l’autre. Et nous faisons la même constatation en examinant d’autres types. Tout cela n’offre pas de graves difficultés.
§ 2
Seulement cela ne suffit pas du tout à résoudre la question. En partant du monde ou de la société, nous en arrivons à ne considérer dans l’individu que sa qualité d’élément cosmique ou d’élément social. Mais il est autre chose. Il est un monde lui-même, un être relativement indépendant, opposé aux autres êtres, ennemi, et par certains côtés de sa nature forcément hostile au monde et à la société. Il s’y trouve un peu comme un prisonnier de guerre, à qui l’on ne saurait imposer les mêmes devoirs qu’aux habitants du pays. Il dépend de ses ennemis, il leur doit quelque chose puisque c’est grâce à eux qu’il peut continuer à vivre, mais il serait excessif d’affirmer qu’il est ou qu’il doit leur être absolument et sans aucune réserve, dévoué en tout et pour tout.
L’antagonisme du « moi » et du « nous » en chacun de nous se traduit nécessairement par le conflit du devoir et du désir. C’est là un fait si général et si frappant que toute une bonne part de nos comédies et de nos romans, et surtout de nos tragédies, repose sur lui. Et sans doute peut-on le ramener à un conflit de devoirs — car nous avons, ou tout au moins nos idées et nos désirs ont des devoirs envers nous.
La société est plus complexe, et d’un ordre plus élevé que l’individu. Par là sa domination sur l’individu peut être considérée comme désirable. Mais si nous entrons dans cette voie, qui aura le courage de la suivre et s’il faut sacrifier l’inférieur, devra-t-on négliger sa famille pour une famille que l’on juge meilleure, et trahir sa patrie au profit d’une autre nation de civilisation supérieure, sera-ce un devoir strict ? Si nous l’admettons, comment saurons-nous jamais discerner en tout cas la vraie supériorité, et pourrons-nous jamais juger de l’importance de l’humanité dans l’univers ? Mais si nous ne l’admettons pas nous n’avons plus de raison théorique de nous sacrifier nous-même, même à un être qui nous dépasse. Bien des raisons, d’autre part, compliquent le problème.
§ 3
En fait l’homme ne veut généralement pas sacrifier tout à fait ses droits et ses désirs, mais il ne veut pas non plus sacrifier les autres. Les autres sont autour de nous, et ils nous influencent, ils sont en nous aussi et ils y agissent. Par là leurs intérêts sont un peu sauvegardés. Notre paresse et notre faiblesse facilitent leur action et nous subissons les suggestions sociales comme des hypnotisés.
Mais si nous voulions préciser les droits de l’individu et ceux de la société, nous ne saurions y parvenir. D’une part la solution du problème varierait logiquement avec chaque individu, et d’autre part, nous ignorons la portée et les conséquences de nos actes, en sorte que nous agissons sans bien savoir ce que nous faisons.
La question qui se pose ici, c’est en somme, convenablement généralisée, la question du luxe. Il semble▶ bien que le « luxe », ce soit essentiellement, non point ce qui coûte cher, mais ce qui est inutile à la société dans les plaisirs que se donne un individu. Il y a un luxe d’art, un luxe de bijoux, un luxe de sentiments même, ou d’intellectualité, c’est un luxe que de se griser de mauvais vin, c’est un luxe aussi de passer son temps en études stériles, ou d’errer dans des musées, de se complaire à des jeux d’amour ou de collectionner des diamants.
Les économistes et les moralistes sont sévères pour le luxe. Du point de vue de la société, ils ne le seront jamais trop. C’est une sorte de vol fait par l’individu, un détournement, à son unique profit, des forces et des ressources sociales.
Mais d’une part il n’est pas aisé de dire où commence le luxe. Si l’on veut y comprendre tout ce qui n’est pas strictement nécessaire à la vie de l’individu (et encore l’existence de certains individus est un luxe véritable) ou mieux tout ce qui ne rend pas à la société le maximum de profit (et tout cela est à quelque degré inutile puisqu’on pourrait trouver mieux), rien n’est plus impossible que de supprimer le luxe. Personne ne pourrait se résoudre à suivre cette route rectiligne et personne ne saurait où la prendre.
Et d’autre part, la répercussion des plaisirs de luxe est indéfinie, impossible à prévoir. C’est un luxe puéril et blâmable que de casser un carreau de vitre, Bastiat l’a joliment montré depuis longtemps mais « ce qu’on ne voit pas » a des ramifications infinies. La rêverie du savant est-elle un luxe inutile ? On ne sait pas. Parfois oui, parfois non. Mais si les occasions où elle ne sert à rien sont la condition de son utilité en d’autres circonstances ? Comte proscrivait comme inutiles certaines recherches astronomiques. C’est porter bien de la rigueur en des matières incertaines. Les faits paraissent lui donner tort.
Y a-t-il même rien d’absolument vain ? Et comment déterminer le degré d’utilité sociale qui doit permettre l’existence à certains sentiments ou à certaines pratiques ? Si la fin normale de l’amour est la génération, faut-il condamner comme une sorte de luxe immoral tout amour qui n’aboutit pas à la création d’une famille ? Un amour infécond ne peut-il pas avoir sa beauté, sa grandeur, son utilité sociale même, comme source de dévouement, de respect et de tendresse ? Pétrarque est-il d’un exemple funeste ? Stuart Mill n’eut pas d’enfants, la douce et sévère histoire d’amour qu’il a vécue fut-elle une aberration ? — Mais d’autre part, si l’on admet l’amour en dehors de la génération, où pourra-t-on s’arrêter ? Et une fois le luxe sexuel permis, qui fixera ses limites ? Comment et pourquoi blâmera-t-on absolument les formes de l’amour ou du plaisir les plus réprouvées actuellement sinon peut-être les moins pratiquées ? Et je ne prétends point qu’elles se vaillent toutes, mais pour en établir la valeur relative, et la hiérarchie, il faudra de singulières nuances et une étrange casuistique avec un sens de la relativité et de la variation des valeurs dont notre morale actuelle se garde jalousement. Notre civilisation s’est acharnée à être à la fois aveugle, hypocrite, étroite et incohérente en ce qui concerne la question sexuelle.
Je n’ai pas à étudier ici cette question spéciale, ni les autres. Il me suffit d’indiquer à peu près dans quel esprit il conviendrait de les étudier, pour leur trouver des solutions approximatives et nouvelles selon les temps, les civilisations, les âges et les individus. Ce qui devrait paraître « sacré » en morale, c’est la souplesse infinie et la riche variété des principes et des préceptes.
§ 4
Mais tout cela reste pour ainsi dire en l’air. Quand nous aurons bien précisé les conditions qui permettent à la société en général ou à telle société de vivre et de prospérer, rien ne sera fait si l’individu n’agit pas dans le sens voulu. Et, en fait, il n’y agit pas toujours.
Ce n’est nullement illogique de sa part. L’individu dans la société est toujours une sorte de prisonnier. Il cherche à s’évader, à retrouver sa patrie, à la refaire au besoin. Cela même n’est pas purement égoïste. Chacun de nous représente une société à laquelle il s’adapterait mieux qu’à la société réelle. Son caractère, ses désirs, ses idées seraient certainement plus ou moins heurtés et froissés partout, mais ils pourraient l’être moins qu’ils ne le sont. C’est cette société idéale que chacun, sans s’en douter souvent, cherche à réaliser, par ses actes, par son exemple, par ses discours. Et chacun y arrive plus ou moins, et quelques-uns transforment sensiblement à leur image le milieu qui les entoure. Mais l’action individuelle est toujours limitée. Elle ne peut se prolonger un peu loin dans le temps et dans l’espace qu’en se défigurant, en s’altérant au contact de tous les êtres différents qu’elle traverse.
On peut affirmer que si l’homme a des devoirs envers la société qui le tient prisonnier, il est obligé aussi envers lui-même, et surtout peut-être envers la société idéale qu’il représente. Celle-ci peut-être d’ailleurs inférieure ou supérieure à la société réelle.
§ 5
Plaçons-nous maintenant au point de vue de l’individu tel que nous l’avons vu. Il peut croire à la bonté de l’univers puisqu’il vit et que sa race a déjà longtemps duré. Il peut croire à son hostilité puisqu’il est sûr de souffrir et de mourir. Il est sollicité par des forces discordantes qui sont au plus profond de son être. Il est une même chair, une même âme avec les autres hommes. Toute sa race, toute l’humanité se reflète en lui, et il se reflète dans les autres. Il est porté à s’abandonner à ces influences complexes qui le sollicitent de partout et qui sont la société concentrée et résumée dans son âme.
Mais en même temps, il est lui-même. Tout en lui appartient à la société excepté son individualité même, synthèse unique, forme irréductible où se moulent tous ses sentiments et toutes ses idées, qui fait qu’ils sont ses idées et ses sentiments et n’appartiennent à nul autre qu’à lui. En reflétant la société, il la transforme et chaque individu, miroir à facettes multiples, à courbures spéciales, la transforme à sa façon. Les autres, en dehors de lui, il ne les connaît qu’à travers lui-même, à travers ses perceptions et ses idées. Ils sont devant lui comme de vagues fantômes devant un être en chair et en os. Lui seul existe réellement pour lui. Et il est ainsi porté à n’agir que pour lui.
Il sera donc fatalement incohérent et divers dans sa conduite. Même sans le vouloir il agira pour les autres, selon les suggestions qui lui sont imposées. Même sans le savoir il agira pour lui-même, car il ne peut agir que selon sa propre nature. Et comme les intérêts des autres diffèrent toujours du sien, il ne pourra ni par la théorie ni dans la pratique aboutir à résoudre parfaitement le problème de la vie.
Quelle attitude convient à un pareil être incohérent et logique, puissant et faible, tiraillé entre des forces si opposées ? Sans doute il doit souhaiter et tâcher de réaliser le plus grand accord possible de ces forces. Et c’est un côté de la question que j’ai souvent abordé ailleurs.
Mais, quoi qu’il fasse, l’antagonisme reste irréductible. Et dans la société humaine, à laquelle s’applique notre morale, il apparaît très fort et très fréquent. Dès lors, n’y a-t-il pas une attitude générale qui se propose à l’homme et qui résume l’ensemble de ses rapports avec, le monde social et le monde cosmique, avec lui-même, les contradictions et les harmonies qu’il trouve partout, en lui comme en dehors de lui ? Il ◀semble▶ bien qu’une attitude lui convient, en effet, et que c’est une attitude d’ironie.
Cela ne veut pas dire que l’ironie soit le fondement exclusif d’une morale, et qu’il y ait une « morale de l’ironie » au sens où il y a eu une « morale de la sympathie » ou une « morale du devoir ». Cela veut dire simplement que l’ironie ◀semble▶ une attitude générale de l’homme, qui, convenablement prise, répond assez bien à la nature générale du monde et des sociétés. Il est trop évident que l’attitude ironique ne constitue pas, par elle-même, une morale.
II
§ 1
L’ironie est une forme du mensonge. C’est un mensonge avec lequel on ne cherche pas toujours à tromper, encore que l’on y arrive souvent. Elle suppose, comme tout mensonge, une contradiction entre l’expression et une partie au moins de la pensée. En général son auteur connaît cette contradiction, même il s’y complaît, il en apprécie la saveur et la portée, et il s’en sert pour quelque fin esthétique ou pratique.
Il y a bien des espèces d’ironie. Qu’elles ne soient pas toutes recommandables, cela va de soi. Il y a une ironie épaisse, lourde et basse, il y a une ironie ailée et subtile. Il y a une ironie méchante et une ironie dédaigneuse ou bienveillante. Il y a une ironie naïve et une ironie désabusée, il y a l’ironie du misanthrope et celle du philanthrope, celle de l’assassin qui raille sa victime et celle qui peut-être inspira Jean Huss sur son bûcher. Et, si inégales qu’elles soient, ces différentes ironies trouvent sans doute une raison d’être, sinon une justification dans la nature de l’être qui les emploie et dans les circonstances de sa vie. Chacun se défend comme il peut.
L’attitude ironique morale dérive naturellement de la vue des mensonges et des contradictions du monde, des sociétés, des individus. Elle est notre réaction synthétique. Elle suppose que nous pouvons apprécier le contraste des réalités et des apparences, de la nature des choses et des conventions sous lesquelles nous les voilons aux autres et à nous-mêmes. Elle permet à notre esprit d’adapter son action à la situation présente et de préparer l’action future, différente et même opposée que nous devons déjà prévoir et qu’il ne faut pas rendre impossible. Elle permet à nos sentiments et à nos idées de s’organiser sans raideur et de conserver leur plasticité. Elle est la réponse naturelle de l’homme, réponse contradictoire et unifiée à la fois, aux contradictions du monde, de la vie et de l’esprit, elle le laisse à la fois s’adapter à la réalité la plus large et tâcher d’adapter la réalité à lui, dans la mesure où cela est possible.
§ 2
Notre ironie signifiera que nous ne nous illusionnons pas sur la valeur des actes et des sentiments humains. Ceux dont on est le plus fier ne valent que par leur ajustement à un côté et parfois à un côté passager ou insignifiant de la réalité. Les sentiments, les actes opposés s’adapteraient à un côté différent. Et sans doute ils ne viendraient pas toujours à propos. Mais sans eux, sans leur possibilité ou sans leur sourde influence, les premiers resteraient incomplets.
Je veux dire par là que les manières d’être et les actions que nous considérons comme des défauts, des vices ou des crimes ne sont guère que des qualités, des vertus employées mal à propos, ou le résultat de ces tendances, ou encore des vertus possibles.
Chacun de nous, même chacun de nos actes, chacune de nos pensées représente un monde auquel il serait adapté, une société dans laquelle il serait bon. Nos vertus pourraient être des vices. La générosité, louable chez un riche, devient un défaut grave chez un pauvre chargé de famille. L’audace qui est une qualité chez le fort est un vice ridicule chez le faible. De même il pourrait exister telle forme sociale où la paresse fût une qualité, où un esprit actif dérangerait les choses plus qu’il n’en améliorerait l’ordre, telle autre, où la brutalité fût une défense nécessaire, telle autre encore où la fausseté serait la seule adaptation possible aux mensonges de la société. Toutes ces sociétés ne seraient pas d’égale valeur et l’on pourrait en trouver les raisons, si c’en était le lieu, et essayer par là une classification des qualités morales ; mais elles peuvent toutes exister et subsister.
Dans notre société, les défauts, les vices, spécialisés dans quelques fonctions, confinés chez quelques individus, astreints à se développer dans les occasions indiquées, ou même inconscients et non avoués sont nécessaires, et, en un sens, bienfaisants. Et nous retrouvons ici, par un autre côté, le problème de la vertu, examiné plus haut sous un angle différent.
C’est là une vérité fort méconnue et proscrite comme immorale, quoique tout le monde la connaisse et l’applique. Peut-être y-a-t-il quelque intérêt à la regarder en face, au moins de temps en temps. L’illusion, il est vrai, a son utilité, et je ne la méconnais point, mais il faut quelquefois la prendre pour ce qu’elle est.
Le sens de la dignité rehausse la vie, mais le cynisme et la bassesse sont des moyens de parvenir. Parmi les plus fiers et les plus dignes, qui n’a jamais eu la moindre faiblesse ? Il suffit pour tout concilier que cette faiblesse passe inaperçue, qu’on se la cache à soi-même, qu’on en fortifie, au contraire, son orgueil. Et on l’appellera respect des convenances ou des situations, habileté ou prudence. La générosité fait parfois un bon usage de la richesse acquise, mais ce n’est pas elle qui l’a formée. Sans l’avidité égoïste ou étroitement familiale, elle n’existerait pas. Ce que l’on appelle hypocrisie n’est souvent qu’une prudence ou une réserve que l’on juge, peut-être à tort, hors de propos. Mais entre le cynisme et la franchise courageuse, c’est surtout l’opinion de leur juge qui établit la différence.
Il faut aller plus loin et généraliser. La morale convenue ne tient guère compte que de l’harmonie des intérêts et recommande comme vertu, en se trompant d’ailleurs, ce qui lui paraît s’y conformer. Il faut tenir compte de l’opposition et de la lutte, ouvertes ou cachées, qui ne sont pas moins nécessaires à notre vie, ou bien prêcher le renoncement absolu. On vante la bonté. Avec raison sans doute, puisque l’humanité n’aura jamais trop de bonté intelligente. Mais comment vivrions-nous de bonté ? Et qui ne voit que la cruauté, ou tout au moins une large indifférence est la condition de toute vie ?
Je ne veux pas insister ici sur ce qu’un certain mépris de la souffrance humaine facilite l’exercice de quelques professions très diverses et assez répandues. La cruauté, naïve ou réfléchie, est une chose bien autrement générale. Nous ne vivons que de la mort d’autrui, des gens, des bêtes et des plantes. Et dans la société tout ce que nous possédons, en général, nous l’enlevons à quelque autre et nous l’en privons. Le contraire est vrai aussi, et de tout ce que nous avons, les autres profitent plus ou moins, mais il faut voir les deux faces de la réalité, et c’est la condition de l’ironie. Pour que je vive, d’autres doivent mourir ; pour que je réussisse, d’autres doivent échouer. Si j’obtiens une place, une décoration, on la refuse à vingt
autres. Tout marchand qui fait une affaire frustre un de ses confrères et réciproquement. Le possesseur d’une fortune empêche ses héritiers d’en jouir. Tout objet dont je me sers représente les peines, les privations d’autrui ; l’argent dont je l’ai acquis représente les miennes propres ou celles de quelque autre encore, et tant que je le possède, je prive les autres d’une utilité que tous ne possèdent sans doute pas. Aucune de nos joies n’est innocente. Un poète a comparé l’homme à « l’enfant candide et sanglant d’une ogresse »
. Et cela est juste. Et aussi l’on s’est efforcé de nous faire rester enfants, d’épaissir notre candeur, de nous empêcher de voir le sang et les larmes qui ruissellent de tous côtés. L’ogresse nous berce doucement, et nous endort, quitte à nous réveiller sous le couteau quand notre jour est venu.
Croirait-on vraiment qu’il suffit de ne plus penser à notre cruauté pour la supprimer ? Cela est bien engageant. Mais quel vice ou quel crime ne trouverait ainsi son excuse ? Tant que nous profitons de la douleur et de la mort des autres, c’est-à-dire tant que nous vivons, il nous faut accepter, si nous voulons être sincères, la responsabilité de cette douleur et de cette mort.
La vie sociale a les mêmes exigences que la vie individuelle. L’être innocent, celui qui ne nuit jamais, ne saurait vivre. Mais que deviendrait une humanité qui ne se déciderait pas gaîment, ou tout au moins ne se résignerait pas à exproprier ou à exploiter les autres habitants de sa planète, à refouler et à supprimer les espèces trop ennemies ? Où que nous regardions, la même parole pèse sur nous.
Voilà bien un des plus beaux et des plus tristes sujets d’ironie. Quel contraste entre nos aspirations à l’amour universel, au règne des fins, à la bonté dominant le monde, et cette lutte sanglante ou sourde, où se ruent sans relâche les êtres vivants ! Quel contraste entre la douceur naïve d’un enfant, et les meurtres, les peines, les ruines, les fatigues, les maladies, les souffrances de toute nature qui ont rendu possible sa venue en ce monde après tant de générations ; que représentent sa vie même, sa nourriture, ses vêtements, les objets de ses premiers désirs et de ses goûts enfantins ! Dans chaque produit de notre civilisation s’est concrétée une infinité de peines et de souffrances. Et quelle ironie latente dans les pensées du philosophe qui ayant, sinon découvert, du moins mis en lumière mieux que personne avant lui, la lutte pour la vie et son mécanisme, se réjouit doucement en son cœur, et féliciterait volontiers le Dieu bon et sage d’avoir si ingénieusement assuré le développement des êtres !
C’est cette ironie que je voudrais faire jaillir des âmes où elle sommeille enveloppée et confuse, où se trouvent du moins son germe et ses convictions. Tous les sentiments et toutes les croyances de l’homme s’y prêteraient : le contraste entre son orgueil et sa bassesse, ses convictions et ses espérances, ses aspirations et sa nature, son importance affectée et sa petitesse d’être inconnu, blotti dans un coin infime et obscur du temps et de l’espace, son respect des conventions qui soutiennent sa vie et en préparent la ruine, et ses transgressions continuelles des ordres qu’il en reçoit. Et je ne veux pas dire que tous ces mensonges soient mauvais, que toutes ces illusions doivent se dissiper. Tout cela est nécessaire à l’homme. Il a l’esprit étroit et débile, il lui faut des béquilles. Elles l’aident à marcher, mais elles perpétuent sa faiblesse, s’il les regarde comme des institutions divines et ne sait pas se résigner à en changer. Il ne faut pas qu’il les jette brusquement, mais qu’il apprenne, sinon à s’en passer, du moins à en accepter d’autres, plus légères, qu’il en change à mesure qu’il grandit. Et c’est bien ce qu’il fait mais il le fait mal. Il se borne trop à en changer le vernis et la couleur, et se flatte trop aisément d’être arrivé à la béquille idéale, à la béquille éternelle en méprisant les béquilles à la vieille mode qui ont jadis soutenu ses ancêtres. Sans doute, l’homme et l’être quel qu’il soit restera toujours boiteux. Il convient de se résigner à ce qu’il ait toujours besoin de béquilles. Et peut-être aussi est-il bon qu’il prenne parfois ses béquilles pour un signe de force et de gloire. Peut-être est-il bon pour la vie sociale, que chez bien des gens la claire vision de l’incohérence du monde, et l’ironie qui doit y correspondre ne se produisent jamais. Il faut partout une division du travail et une différenciation des fonctions. Et c’est un nouveau sujet d’ironie pour les autres.
§ 3
L’ironie est une bonne condition d’équilibre et de sagesse. Je sais bien que la sagesse et l’équilibre, comme la perfection dont ils sont une image appropriée à notre état sont peu estimés. Ce qu’il est à la mode de nous recommander, depuis quelque temps, c’est plutôt l’élan, et c’est la volonté. On ignore ou l’on feint d’ignorer que la volonté mal dirigée est un danger plus qu’une ressource. Et pourtant si l’homme pèche de quelque côté, il ◀semble▶ bien que ce soit moins par défaut d’impulsion que par manque de clairvoyance. Un agité peut troubler la vie de bien des sages, c’est peut-être une raison, non point de recommander l’agitation aux sages, mais de les engager à prendre des mesures contre les agités. Notre ironie développe la maîtrise de soi. Par le jeu des tendances et des idées adversaires qu’elle suppose, elle est opposée à l’emballement et à l’irréflexion. Sans doute il est facile d’être ironique sans clairvoyance et sans réflexion vraie. Les formes inférieures de l’ironie foisonnent, j’y reviendrai. Mais ce ne sont pas celles que je recommande.
L’ironie comporte une certaine supériorité de l’âme par rapport à ses idées, à ses passions, à ses préoccupations du moment. Cela est bon. Un sentiment, une idée n’ont de valeur que par leurs rapports avec un immense ensemble d’autres sentiments, d’autres idées et d’autres actes, ils doivent se coordonner et se subordonner. L’ironie qui résulte d’une conception générale de la vie est très favorable au contrôle permanent, qui doit non pas être toujours actif, mais être toujours possible. Elle empêche cette sorte, d’idolâtrie, qui n’est que trop commune, pour l’idée du moment et la passion actuellement en jeu.
§ 4
L’ironie ne produit nécessairement ni l’indifférence, ni la mollesse. Elle n’est point un procédé pour nous empêcher de sentir, d’aimer, de croire et d’agir, mais plutôt pour éprouver nos impressions, nos pensées et nos volontés. Elle peut les affaiblir, elle peut les fortifier. Prendre le sentiment de ce qu’il y a d’éphémère, de relatif, de contingent en eux, c’est parfois en assurer ou en prolonger la vie. Le provisoire est très durable. D’ailleurs, si le contrôle doit avoir ses limites et se restreindre à certains moments l’ironie trouve en elle-même le frein qui la retient. Il convient d’être ironique même vis-à-vis de l’ironie.
Si son influence inhibitrice s’exerce sur nos idées et nos sentiments, elle s’exerce aussi sur leurs réducteurs. Si nous ne nous illusionnons pas sur ceux-là, nous ne devrons pas surfaire ceux-ci. Le rôle de l’ironie est de régulariser la lutte des idées et des croyances, et non point de la stériliser. Il est ordinaire de qualifier l’ironie d’inféconde et de l’opposer à l’activité. Et certes l’ironie n’est point à elle seule une activité suffisante, elle ne peut s’exercer qu’à l’occasion des autres activités, mais elle est une bonne condition pour que celles-ci donnent leur maximum d’effet utile. Et s’il y a une sorte d’ironie à l’usage des impuissants, il en est une autre pour les forts. En fait les hommes en qui s’est éveillée l’ironie ne m’apparaissent pas moins capables d’une grande œuvre que les plus lourdement convaincus. La politique contemporaine en France m’en fournirait, je crois des exemples, et j’en trouverais parmi les hommes d’État les plus en vue et non les moins actifs de ces dix dernières années. On a vu aussi de fins ironistes, délicats écrivains, se jeter naguère dans la bataille des partis. Bismarck, qui ne fut point un rêveur inactif, savait manier une grosse et forte ironie. Napoléon, s’il a bien dit : « Après ma mort, le monde fera : ouf ! » ne laissa pas d’être, à ses heures, un ironiste clairvoyant. Le monde entier aurait peut-être gagné à ce qu’il le fût plus souvent. Et enfin, s’il y a, comme je pense, quelque ironie dans le mot qu’on prête à Jean Huss sur son bûcher, l’ironie n’empêcherait donc pas une conviction plus forte que les flammes et la mort.
§ 5
Naturellement l’ironie vaut ce que vaut l’esprit qui la pratique. Elle est un procédé général excellent, mais qui peut être mal employé, un procédé de défense qui protège parfois des choses fâcheuses. Il y a l’ironie des impuissants. Elle se recommande à ceux qui n’en peuvent avoir d’autre. Ils raillent ce qu’ils ne peuvent comprendre, ce qu’ils ne peuvent sentir et ce qu’ils ne peuvent faire. Ils repoussent, par elle, toutes les idées, tous les sentiments supérieurs qui les assaillent et qu’ils ne peuvent recevoir. Ils cherchent, eux aussi, à vivre d’une manière supportable, mais nous n’avons pas à les admirer.
Il y a l’ironie des envieux ; c’est un peu la même. Seulement il se trouve des gens qui ne sont point impuissants mais qui ne supportent guère que les autres ne le soient pas. Ils ont besoin de dénigrer ce qu’ils n’ont pu avoir, surtout s’ils l’ont désiré. C’est ainsi qu’ils peuvent faire apprécier et apprécier eux-mêmes ce qui leur reste.
Ce sentiment est très répandu, presque universel. L’homme qui se complaît le plus béatement dans ses idées et ses satisfactions prend aisément l’attitude ironique quand il juge le bonheur des autres. Son ironie perce parfois le voile des paroles de politesse et des compliments sincèrement affectueux. Même cachée, on peut discerner une vague prescience, une vision claire ou confuse de la fragilité du bonheur d’autrui, de son imperfection, de sa qualité toujours mêlée ou douteuse. Ces remarques ne vont pas sans une secrète joie et un orgueil inavoué.
Toujours quelque mensonge tache les félicitations qu’attire une chance heureuse. Le bonheur de l’homme est toujours pour les autres, même s’ils en profitent, un vol et une menace. Aussi leur joie de ce bonheur n’est jamais pure ou bien elle est très superficielle et passagère. Quand le « nous » se réjouit, le « moi » proteste. Le mensonge est à peu près inévitable. L’ironie de l’envieux commence quand il se rend compte de ce mensonge, quand il l’accepte, en fait une sorte de revanche ou simplement le constate avec une mélancolie qui n’est pas sans douceur. Quiconque a vu des gens se congratuler a eu l’occasion de remarquer une nuance de tristesse sympathique parfois, mais aussi du dédain, et de la malveillance vive, dans des compliments relativement sincères. Naturellement tout cela s’affirme surtout à l’égard des parents, des amis, de ceux avec qui l’on entretient des relations intimes. Le bonheur, le succès d’un indifférent est moins offensant et passera inaperçu. Celui d’un ennemi peut rendre furieux. Mais parfois l’ironie reparaît ici avec l’idée des petites compensations inattendues qu’on aura peut-être, ou l’espoir que sa chute en sera plus rude.
L’ironie des envieux est extrêmement répandue. Sous des formes latentes et sourdes sinon évidentes et déclarées elle est peut-être une défense vitale nécessaire. Elle peut devenir vraiment morale quand la conscience de la discordance fondamentale et le petit plaisir qui provient de la réaction du moi se joignent au plaisir de la sympathie et au maximum de bienveillance compatible avec la circonstance et l’état social donné.
§ 6
L’ironie n’amène pas forcément la malveillance. Elle n’est pas forcément dédaigneuse et hautaine. La sympathie, la bonté l’accompagnent parfois. J’ai pu remarquer qu’elle abritait aussi la faiblesse. Ceci est vrai pour des ironies sans rapports visibles très étroits avec l’attitude morale que conseillent les traits caractéristiques du monde et des sociétés. Une certaine ironie glisse plus de délicatesse dans les louanges, met une réserve discrète aux expansions affectueuses. Elle ne paraît pas avoir d’autre portée. Et pourtant si on l’analyse, on y peut trouver encore une conscience obscure de cette opposition et de cette hostilité qui en sont le fondement solide et lui donnent un sens philosophique. L’ironie bienveillante souligne l’accord en présentant un désaccord factice et léger. Mais elle ne fait point disparaître le désaccord réel. Elle le cache sous cette double enveloppe du désaccord superficiel qu’elle proclame et de l’accord réel qu’elle suggère volontairement. Mais précisément parce qu’elle le cache, elle en reconnaît l’existence et peut la faire découvrir. Par là elle reprend toute son importance, elle se complique et s’amplifie. Pour peu que celui qui l’exerce la comprenne ou agisse comme s’il la comprenait, elle redevient une attitude vraiment philosophique et aussi vraiment morale.
§ 7
L’ironie n’est pas seulement une défense contre les autres. Elle peut être aussi une défense de soi-même contre soi-même et des autres contre soi. Si nous comprenons ce qu’il y a d’incohérent, d’essentiellement mauvais, de ridicule dans le monde, reconnaissons aussi nos incohérences et nos petitesses, et si nous ne pouvons les comprendre, méfions-nous en par provision. Ce qui nous enchante et nous paraît supérieur est encore insuffisant et médiocre. C’est ce que n’ont pas toujours su voir des esprits élevés qui ont failli quelquefois. Renan lui-même qui comprit si bien l’ironie de tant de choses avait sa foi, lui aussi, et ses « certitudes ». Il en a même rempli un chapitre de ses Dialogues. Son zèle pour la science est amplifié par quelque crédulité. Lui qui a compris l’ironie de la vertu ne s’est pas suffisamment avisé de l’ironie du savoir. C’est peut-être qu’il était plus « vertueux » que « savant », et aussi qu’il avait plus et mieux philosophé sur le problème religieux que sur les questions de la connaissance.
Une ironie assez basse marque certains esprits. C’est une sorte d’affectation de supériorité, volontiers impertinente. C’est l’ironie de ceux qui ne veulent pas prendre la peine d’entrer dans les opinions et les sentiments d’autrui ou qui ne peuvent y parvenir, mais qui les dédaignent ostensiblement, en ayant l’air d’en avoir reconnu de toute éternité le peu de valeur. Cette attitude, très dogmatique, est glorieuse et facile. Elle s’aggrave parfois d’une sorte de bienveillance.
Cette ironie n’est pas toujours très sincère. Elle peut être une simulation inconsciente, la défense d’un esprit timide, vaniteux et susceptible, parfois trop impressionnable qui se raidit et s’isole dans des attitudes hautaines7. Sous toutes ses formes elle a pour caractéristique de ne se retourner jamais contre son auteur, ni contre elle-même, elle reste insuffisante.
§ 8
L’ironie n’empêche même pas l’enthousiasme. L’esclave en rappelant au triomphateur qu’il était un homme n’empêchait point le triomphe. Il en indiquait la portée, et sans doute savait-il parfois se taire. L’ironie peut simplement diriger d’une main légère l’enthousiasme, lui rappeler sa condition humaine et s’effacer discrètement, sans trop s’éloigner, quand le moment en est venu. Il est très bon que nous soyons enthousiastes. Et les vraies occasions n’en sont pas si fréquentes qu’il soit prudent de les laisser échapper. Mais si l’ironie nous avertit qu’il en est aussi de mauvaises, c’est un service qu’elle nous rendra.
Sans doute toutes nos admirations témoignent de notre naïveté. Mais nos dénigrements, nos critiques aussi. Et l’ironie, ici encore, peut permettre à nos goûts et à nos idées de se déployer avec plus d’harmonie. Nous sommes toujours un peu suggestionnés pour ou contre ce que nous apprécions. Il n’est pas mauvais que nous nous en apercevions quelquefois et que nous n’ayons point trop la prétention d’ériger en dogme éternel et immortel, nos opinions et nos goûts qui sont toujours affaire de temps, de lieu, de circonstances et qui relèvent même de notre fantaisie. Nous pouvons admirer vivement, admirer trop, ce qui est nécessaire, sans être dupes de cette admiration. L’esprit de l’homme résout aisément bien d’autres contradictions, et de bien plus profondes.
Naturellement cette ironie a aussi sa caricature, l’ironie des blasés, des aveugles ou des jaloux. Elle rejoint à leur niveau les autres formes basses d’ironies déjà signalées et se confond partiellement avec elles. Il est des gens qui se plaisent à parler sur un ton d’ironie injurieuse ou condescendante de tout ce qu’admirent les autres. Ils diffèrent des dogmatiques dont je parlais tout à l’heure en ce qu’ils parlent parfois d’eux-mêmes sur le même ton. Ils s’élèvent ainsi au-dessus des autres et au-dessus d’eux-mêmes. Encore n’aiment-ils pas que, dans cette dernière opération on les suive de trop près. Leur ironie — quand elle n’est pas encore une simulation de timide impressionnable, qui s’adapte mal au caractère, craque et se fend çà et là — reste roide et guindée.
§ 9
L’ironie qui naît devant la contradiction n’est point obligée de la trop dédaigner. Un peu d’ironie rabaisse ; beaucoup d’ironie relève parfois.
Peut-être surtout l’ironie rend-elle les choses plus aimables. Ce qu’elle y découvre d’imparfait et de contradictoire peut les rapprocher de nous. Nous sentons mieux comment les plus hautes idoles sont faites de notre vie, de notre sang, de nos larmes et de nos soucis, quand nous retrouvons en elles nos contradictions et nos troubles.
Mais nous prenons peut-être même une estime plus nette et plus sérieuse des réalités élevées en les mesurant mieux, et précisément en les rapprochant des choses inférieures. Le génie n’est point diminué par toutes les analogies qu’on pourra lui découvrir avec la folie, ni la grandeur morale parce qu’il n’est pas toujours facile de la distinguer de son contraire. Ce sont plutôt les différences absolues entre les choses qui empêchent de les évaluer. Nous sentons mieux la grandeur de l’Himalaya en le comparant au Mont-Blanc ou au moins à quelque colline qu’en le comparant à une orange. Les échelons qui mènent d’une chose à l’autre marquent aussi la différence qui les sépare. Et l’ironie ne nous fait voir que plus clairement par le rapprochement même, de combien certaines grandeurs en dominent d’autres. Que toutes nos impressions et tous nos jugements ne soient pas en cela d’une logique très haute, je n’y contredirai pas. Ils conviennent à la faiblesse de l’homme.
Mais elle nous apprend aussi à aimer ou à estimer dans les valeurs inférieures ou négatives ce que nous admirons dans les plus hautes. Si nous entrevoyons que les qualités qui ont désigné un homme à l’admiration universelle, auraient pu, en d’autres circonstances, le pousser à l’échafaud, et réciproquement, peut-être aurons-nous une compréhension plus saine, sinon un plus vif amour des forces que nous méprisons.
Et si l’ironie peut s’élever assez haut, elle nous fera comprendre même la valeur des plus petites choses. Si elle ne va pas jusqu’à nous suggérer qu’un âne
Pour Dieu qui nous voit tous est autant qu’un ânier,
cependant elle nous laissera entendre que l’âne, l’ânier, et même les princes et les rois, et les savants, et les artistes, et les philosophes, quelles que soient les différences qui les séparent les uns des autres, sont peu de chose dans le monde et qu’il conviendrait mieux à leur nature de ne pas s’accabler entre eux de leur haine et de leurs dédains. Et de même, s’il est plus noble d’écrire une symphonie que de jouer au bridge, nous comprendrons fort bien que le bridge ne soit pas à dédaigner pour celui qui n’a pas de symphonie à écrire, ou qui, en ayant composé une, désire varier ses plaisirs. Et l’ironie peut ainsi nous rendre les offices les plus opposés.
§ 10
Il ne serait pas utile, sans doute, de préciser davantage les qualités que comporte l’exercice de l’ironie. Ce qui précède suffit à indiquer la voie. Je voudrais maintenant résumer et synthétiser ce qui précède, dégager le système général de morale qui peut se rattacher à l’ironie.
Ce qui ressort, sans doute, avant tout, c’est la formation d’un esprit nouveau qui n’est ni l’esprit individuel, ni l’esprit social, ni le « moi » égoïste, ni « les autres », qui est en dehors d’eux, qui ne résulte pas de leur mélange indistinct et confus, mais qui s’organise en dehors et au-dessus d’eux, qui les juge et les apprécie, les unit et les dirige.
L’ironie même le suscite et le développe, mais elle le suppose, et tout au moins il naît avec elle, se dégageant des luttes et des contradictions de la vie. Un être nouveau germe ainsi et grandit encore empêtré, retenu, mal dégrossi, qui comprend la complexité et l’incohérence du moi primitif, moi égoïste et moi social à la fois. Il sort de ces « moi », il participe de leur nature, et pourtant il s’oppose à eux et doit les dominer. Il augmente d’abord la complexité primitive et l’incohérence même par cela seul qu’il les comprend. Mais, selon l’universelle loi des institutions sociales et des formations psychologiques, né d’une discordance qu’il aggrave d’abord, il tend à y remédier, et par là, il tend indirectement à se supprimer lui-même.
Il se forme, comme tout ce qui se forme, en se détachant de ce qui l’a précédé, en s’opposant à ce dont il procède tout en s’y associant étroitement. Il est uni au « moi » et au « nous », il sort d’eux et pourtant il s’oppose à eux, et les combat au besoin. Et par là il peut acquérir quelque impartialité, et aussi plus de clairvoyance.
Il saura que la part à faire au moi et au nous varie selon les individus, les temps et les circonstances. Il saura qu’il n’y a en morale rien d’absolu, et, en adoptant cette formule banale il lui donnera un sens nouveau et plus vivant. Il comprendra que, dès qu’on s’élève un peu au-dessus des fins prochaines du métier, de la vie de tel individu, ou tout au plus de tel peuple, l’approbation ou la désapprobation ne signifient guère autre chose que la sympathie ou l’antipathie du juge, et qu’il en est souvent ainsi même dans les autres cas. Il se rappellera que tout sentiment, tout acte n’est bon ou mauvais que dans des circonstances précises et que sa valeur dépend de ces circonstances ; que le meurtre, par exemple, est quelquefois moralement supérieur à la pitié. Il saura que si, ni les hommes, ni les groupes sociaux ne sont égaux entre eux, et s’il est important d’en établir la hiérarchie, cette hiérarchie est souvent difficile ou impossible à préciser. De plus notre vie, nos actes, notre imagination même sont enfermés dans un cercle si étroit, il y a autour de ce cercle tant de possibilités ou de réalités inconnues que les jugements portés par nous restent toujours incertains et petits ; s’ils sont trop arrêtés ou trop âpres, ils se teintent de ridicule. Nous ne pouvons rien dire sur le bien et le mal, dès que nous sortons des formules abstraites, en dehors de notre expérience si courte, et, dans les limites même de cette expérience, nous ne disons bien souvent que des sottises.
C’est pourquoi l’esprit sera conduit par l’ironie à quelque tolérance. Il combattra quand il le jugera bon, mais ce qu’il combattra, ce qui lui ◀semblera inférieur, il en comprendra la raison d’être et la réalisation possible. Il jouera la partie en admettant que l’adversaire peut la gagner et que cela ne bouleversera sans doute pas l’ordre du monde. Il jouera de son mieux et s’efforcera vers le triomphe, mais se gardera peut-être aussi des joies outrecuidantes et des désillusions amères.
Il se méfiera naturellement de tous les préceptes particuliers de la morale, des « vertus », des « points d’honneur », de toutes les morales spéciales et professionnelles. Il sait que tous ces biens ne sont que des moyens, qu’ils ne valent que par des fins plus hautes, la vie sociale d’un peuple ou de l’humanité, qu’ils représentent et que, bien souvent, ils représentent mal. Ils sont comme les préfets d’un gouvernement lointain, qui cherchent à se rendre indépendants, à substituer à la sienne leur propre volonté.
Cependant le tiers esprit saura leur utilité, et que quelques abus sont nécessaires. L’homme n’est à peu près jamais capable de poursuivre, ni de reconnaître clairement les fins très hautes et très éloignées. Il ne sait pas s’adresser aux puissances suprêmes. Entre Dieu et lui, il multiplie les intercesseurs, les saints spéciaux, et les vierges locales. Un paysan s’adresse au maire de son village plus volontiers qu’au ministre. Ainsi l’homme s’attache, au petit bonheur, à quelque idéal restreint et borné, à quelque honneur particulier. Il est bon qu’un esprit se forme pour comprendre cette manœuvre, la diriger et la contrarier au besoin.
Le tiers esprit prendra conscience de son isolement et de sa communion avec les autres êtres. Il est le frère de tout ce qui est, bien mieux, il est à quelque degré tout ce qui existe et tout ce qui existe est en lui. Il sait aussi que d’autre part tout ce qui existe lui est étranger, et, par là, hostile, qu’il est, en tant qu’être particulier, unique et absolument seul en ce monde. Il saura que ces deux faits d’identité et de diversité, d’amour et de haine, sont la substance même de l’être, la raison de l’existence et que sans leur diversité, le monde serait anéanti. Et ce qu’on doit appeler le bien est une marche vers l’union plus étroite, vers l’identification complète ; ce qu’on doit appeler le mal, une marche vers l’incohérence et la division. Mais la réalisation parfaite du bien est incertaine et peut-être impossible. Nous n’avons pas idée des moyens d’y arriver, et dans cette marche au néant, nous sommes à peu près comme un homme qui, voulant aller à pied en Chine, posséderait pour toute ressource un plan grossier de sa petite commune.
Il saura que le problème moral est insoluble. Actuellement la diversité existe, et le devoir n’obligerait réellement que si cette diversité n’existait pas, et alors il serait inutile. Il est illogique ou vain. Il indique seulement une pression de l’ensemble sur les éléments. Il tâche de les amener à une sorte de suicide. Tant qu’ils vivent, il est illogique et assez inutile de prêcher le « socialisme », « l’unanimité » (je prends ces mots en leur sens le plus fort), comme il le serait de prêcher « l’individualisme ». Les états opposés vers lesquels tendent ces doctrines sont également incompatibles avec l’existence et nous en sommes trop loin. Il serait vain aussi de chercher des règles générales pour les concilier et faire à chacun sa part. Leurs rapports sont affaire de temps, de milieux, d’individus. Il est des peuples qui à un certain moment s’accommodent de plus ou moins de socialisme ou de plus ou moins d’individualisme. Et il est bien difficile de dire ce qui convient même à un peuple donné à un moment donné de son histoire. Le devoir est très souvent impossible à indiquer avec quelque précision.
§ 11
Le tiers esprit écoutera les discours de l’âme sociale et de l’âme individuelle. Il tâchera de les comprendre, de les dépasser et de s’en servir. L’âme sociale lui montrera que l’homme n’existe et ne vaut que par la société, qu’il en est un produit et un élément, qu’il n’a qu’en elle sa raison d’être et qu’elle seule fait son prix. Et l’âme individuelle répondra en invoquant l’hostilité forcée de tous contre chacun, l’isolement réel de chaque moi. Elle dira que la société n’est que ce que l’ont faite les esprits exceptionnels qui ont tracé les voies où la foule s’est engagée. Elle prétendra que le véritable intérêt de la société, ce qui peut le mieux la faire grandir, c’est de laisser l’individu acquérir son maximum de personnalité.
Elle ajoutera que chacun de nous ne représente pas seulement lui-même, mais une société entière faite à son image, à l’existence virtuelle, mais qu’il tend à réaliser. Et ce sont souvent les représentants des formes sociales les plus hautes, les plus élevées, les plus lointaines peut-être, mais non peut-être les moins fortes, ni les moins viables, qui sont particulièrement frustrés, méconnus et persécutés. Pour eux il faut maintenir une très sérieuse quantité d’individualisme. L’idéal qu’ils incarnent ne fût-il qu’un rêve irréalisable — ce dont il est impossible de juger — sa valeur esthétique s’élève parfois au-dessus de la société réelle qui le nie, qui l’étouffe et qu’il embellit.
Le tiers esprit écoutera tout cela et il saura qu’il ne peut y avoir de règles générales absolues pour régler le conflit. Il prendra son parti dans les cas qui se présenteront, en tâchant de comprendre ses propres désirs et ses aptitudes, ceux aussi de son temps et de son milieu. La morale vraie est un art difficile et délicat, plein de nuances et semé de pièges. Il ne s’illusionnera pas trop. Il saura que, quoi qu’il fasse, et même s’il ne fait rien, il blessera des intérêts et froissera des sentiments, il souffrira et fera souffrir. Et il trouvera encore d’inépuisables sources d’ironie attristée et bienveillante, dans ce chaos d’accords et d’oppositions, d’aspirations et de croyances, dans le contraste des intentions, des conventions, des prétentions et des effets obtenus, de ses propres désirs même et des conclusions logiques et pratiques auxquelles il se trouve amené.
Sans doute il aura ses préférences aussi et se fera son idéal. Et, tel que je le conçois, ses préférences iront à une forme sociale, à un système moral qui donneraient à l’individu le maximum de développement individuel compatible avec une harmonie de l’ensemble aussi pure que possible, mais pas très serrée. Les individus sont aujourd’hui trop en contact. Cela multiplie les hostilités et sans doute aussi les accords superficiels, mais par-dessus tout peut-être les froissements. Ses désirs tendraient à susciter une humanité pacifique, moins industrielle qu’artiste, où les éléments seraient un peu plus libres, seraient moins pressés les uns contre les autres, au physique et au moral, où s’ébaucheraient librement des groupes plus unis qui s’agrandiraient peut-être, en brisant les vieilles formes d’associations, et se fédéreraient à leur tour. Mais cet idéal-là est trop loin de nous et trop opposé aux désirs actuellement visibles de l’humanité pour qu’il y ait intérêt à le développer. Et le tiers esprit ne s’illusionnerait point trop à son sujet.
§ 12
Il comprendrait que ses propres idées doivent être aussi l’objet de son ironie. Il l’exercerait aussi sur son ironie elle-même. Il éviterait d’en faire un absolu, même de vouloir trop l’universaliser. Il sait que la morale demande la différenciation des fonctions, et que chacun de nous n’a ni à faire le même travail que les autres, ni à travailler de la même manière qu’eux. Il est des gens faits pour agir sans penser, pour croire sans douter, pour jouir naïvement, pour ne pas comprendre et pour rester sans inquiétude. Ceux-là ont aussi leur rôle social dans notre humanité.
L’ironie tend, comme toutes les manières de penser, de sentir et d’agir, à devenir automatique, à se figer, et en même temps à se prendre pour la fin suprême. Le tiers esprit se gardera de cet écueil. Une ironie figée n’est plus bonne qu’à exercer l’ironie d’autrui.
Il saura enfin que son ironie est une forme passagère de la vie. Comme toutes les manières générales de penser, comme toutes les institutions, comme toutes les fonctions sociales, elle dérive d’une imperfection, d’un manque d’équilibre, elle en est le signe, et elle n’a d’autre raison d’être que de la corriger pour disparaître ensuite avec elle. La morale de l’ironie est évidemment celle d’un être qui est mal adapté à la vie, et c’est le cas de l’homme partagé entre son âme égoïste et son âme sociale, entre le « moi » et « les autres ». L’animal qui n’a que des relations sociales très restreintes, ou qui au contraire est bien adapté à ces relations, peut se passer d’ironie. Ni le perdreau, ni la fourmi ne doivent être ironiques. C’est qu’ils se contredisent moins que l’homme et qu’ils sont moins contredits par la vie. L’homme qui est l’être le plus élevé que nous connaissons est aussi le plus déséquilibré peut-être, puisqu’il est entre la vie sociale pour laquelle il n’était pas fait et qui le blesse encore comme une chaussure mal faite et trop neuve, et la vie individuelle qui lui est devenue impossible. L’ironie — en dehors de la portée plus générale qu’elle prend en s’appliquant au monde même et à toute existence, puisque toute existence implique quelque contradiction — l’ironie est le résultat de cette discordance. Elle tend à la réduire en promettant une harmonie un peu meilleure, par là, elle tend à se supprimer elle-même, selon la loi d’évanescence, et ce sera là, si on le veut bien, une ironie de plus.