(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre premier. La sensation, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre premier. La sensation »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre premier. La sensation, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre premier. La sensation »

Chapitre premier
La sensation

I. Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations. — II. Intensité des sensations. Rôle de l’appétit. — III. Qualité des sensations. Peut-on réduire toutes les sensations à une sensation primordiale ? — IV. La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité ? — V. Elément relationnel des sensations. — VI. Rapport nécessaire de la sensation au mouvement.

I
Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations

Chaque être est en rapport avec tous les êtres ; il en subit l’influence, il influe sur eux à son tour. C’est ce que Platon et Leibniz appelaient l’universelle harmonie, grâce à laquelle tout être devient le miroir de l’univers ; c’est ce que Kant appelait l’universelle réciprocité d’action. La philosophie évolutionniste a confirmé cette doctrine. Le cristal, la plante, l’animal, l’homme sont impressionnés par toutes les particules matérielles, par chacune en particulier et par chacun de leurs groupes, proportionnellement à chacune des forces qui y sont emmagasinées ; je subis l’action de la plus lointaine des étoiles, quoique mes yeux ne puissent l’apercevoir, et elle contribue pour sa part à cet ensemble de mouvements qui viennent retentir en moi. A mon tour, j’exerce une action, si faible qu’elle soit, sur cette étoile, sur tous ces mondes qui m’ignorent et que j’ignore. Je fais ma partie dans l’universel concert et, quoique ma voix soit indiscernable dans le tout, je l’entends cependant moi-même, je sens ma propre existence et je sais qu’elle est un nécessaire fragment de l’existence universelle. Mais, puisqu’en fait je subis l’impression de toutes choses, on peut supposer, avec Leibniz et Laplace, que, si je pouvais déployer tout ce qui est en moi à l’état d’enveloppement et de confusion, et si certains effets ne se neutralisaient pas dans la composition des forces, je finirais par retrouver en moi-même l’action de l’univers et le raccourci de son histoire. En d’autres termes, l’organisme humain a théoriquement la possibilité de refléter en soi, de représenter et de percevoir (comme disait Leibniz) tous les phénomènes ou mouvements de la nature, tous ceux du moins qui ne se sont pas neutralisés mutuellement ; mais, en réalité, il ne les aperçoit pas tous, c’est-à-dire qu’il ne les saisit pas à part, parce qu’il n’a pas pour chacun une sensation spéciale et différenciée. Tous les phénomènes luttent, en quelque sorte, pour entrer dans ma conscience et y vivre de la vie sensible ; les impressions et les mouvements du dehors sont en concurrence pour pénétrer dans mon organisme, dans mon cerveau, dans ma sensibilité ; et il en fut toujours ainsi, depuis des siècles, pour tous les êtres vivants en qui se trouvait le germe du sentiment. Mais, dans cette lutte de toutes les impressions pour la victoire, il n’en est qu’un certain nombre qui l’ont emporté, qui se sont ouvert des voies dans la matière organisée et s’y sont créé des centres d’action. Ces voies sont les nerfs, ces centres sont les organes des sens. De là ce problème : — Quelle est, en définitive, la grande force qui a déterminé la formation de tels ou tels sens, organes de condensation et de précision ?

Cette force, selon nous, fut l’intérêt même des êtres. Comme l’a montré Darwin, dans la nature organique il ne peut se développer, en moyenne, que des organes utiles de fait à l’individu et à l’espèce. Reste à savoir en quoi précisément consiste cette utilité qui a déterminé la genèse des organes en général et, en particulier, la genèse des organes des sens. Est-ce une utilité intellectuelle, ou toute sensible ? Les sens, en d’autres termes, ont-ils eu d’abord pour objet la connaissance, ou l’action et la jouissance ? — Evidemment, l’utilité fut d’abord toute vitale et sensible. Les sens ont été organisés, par voie d’adaptation progressive, non pour servir à des connaissances intellectuelles et spéculatives comme celles dont parle Platon, mais pour répondre aux besoins très pratiques de l’appétit et du « vouloir-vivre ». Les yeux ne se sont pas formés pour contempler, mais pour avertir d’un danger et pour faciliter la prise d’une proie ; on ne peut même pas dire qu’ils se soient formés pour voir, mais plutôt pour pressentir la peine ou la jouissance, et pour agir. Tous les organes des sens sont des moyens de faire accomplir les mouvements de fuite ou de poursuite, qui eux-mêmes ont pour but dernier la fuite de la douleur et la poursuite du plaisir, c’est-à-dire l’appétition.

Spencer a proposé, au sujet de la « genèse des nerfs et des sensations », une belle hypothèse, qui est une application des lois d’où naissent l’habitude et les actions réflexes. Ces lois se ramènent, en définitive, à celles de la direction du mouvement selon la ligne de la moindre résistance. Si l’on suppose une masse de substance vivante, de protoplasma ayant une irritabilité ou sensibilité confuse, sur laquelle tombe une excitation venue du dehors, il se produira dans cette masse un mouvement, et ce mouvement se propagera selon la ligne de la plus faible résistance entre les molécules les plus délicates, les plus facilement modifiables, les plus vibrantes. Quand ce mouvement aura parcouru une ligne une première fois, il y aura plus de facilité selon cette ligne pour une seconde transmission du mouvement. Une voie de communication s’établira donc entre certains points par le mécanisme qui produit l’habitude. Le long de ces lignes finira par se distribuer la partie la plus excitable du protoplasma, et un nerf prendra ainsi naissance. Supposez un être sensible qui soit homogène ou à peu près, mais diversement modifié par les changements divers du milieu, tel qu’un changement provenu d’un foyer de chaleur L’être sensible s’échauffera seulement du côté tourné vers ce foyer. Ce ôté deviendra, aussi longtemps que durera la modification, un organe de sensation plus intense et plus distincte. Mais ce ne sera encore, selon l’expression de Delbœuf, qu’un organe adventice et momentané. Si le milieu reprend son état primitif, l’organe tendra à y revenir, lui aussi ; il restera pourtant une trace, si faible soit-elle, de l’action qu’il avait subie dans l’intime arrangement de ses molécules. Soumis une seconde fois à la même action, il reprendra plus aisément son rôle d’organe momentané. En effet, le changement extérieur, quand il a affecté cette partie de l’être sensible, y a rencontré et surmonté certaines résistances ; par là, les forces qui unissaient entre elles les molécules de cette partie ont été, sinon annulées, tout au moins affaiblies ; et si ce même changement se reproduit souvent sur le même endroit, cet endroit finira par acquérir une aptitude spéciale et par se mettre plus aisément à l’unisson avec l’extérieur. C’est ainsi que le contact souvent répété d’un aimant finit par aimanter un barreau d’acier, parce que les molécules de l’acier, souvent dérangées, finissent par rester dans la position qu’on leur fait prendre ; ainsi l’organe passager devra se transformer en organe permanent. Il peut naître, dans un animal, divers organes selon les diverses espèces de mouvements physiques. Par exemple, du côté tourné vers la lumière, il pourra se former un organe spécialement sensible aux ondes lumineuses. Spencer a essayé, en étendant et compliquant son explication, d’expliquer en partie la formation de l’œil rudimentaire chez les animaux inférieurs, de l’œil plus complexe chez les animaux supérieurs. Si l’on admet, avec certains physiologistes et psychologues, que le triage des sensations n’a pas lieu dans les nerfs, mais dans l’organe périphérique, comme l’œil, l’ouïe, ou encore dans les centres nerveux, la même théorie pourra toujours s’appliquer à l’organe et expliquer la formation du palais, de l’odorat, de l’œil, de l’ouïe, des divers centres nerveux, etc.5. Tout se réduit toujours à des manières différentes de vibrer, et l’organisme tout entier pourrait être comparé à une lyre vivante dont les cordes, d’abord à l’unisson, finiraient par se tendre de diverses manières et par rendre des sons divers sous la diversité des ondes vibratoires qui viennent les ébranler du dehors. Ainsi se formerait dans la lyre une proportion et une harmonie représentatives des proportions et des harmonies du dehors. D’une manière plus ou moins analogue naît en nous la perception des qualités, qui répondent aux manières différentes dont les objets agissent et dont nous réagissons.

Toutefois, ce n’est pas le mécanisme seul qui peut rendre raison ni des qualités mêmes des objets, ni des sensations par lesquelles elles s’expriment dans la conscience. De plus, outre les hasards des circonstances extérieures, il est un élément qui a joué le rôle capital dans le développement des organes des sens et des sensations : c’est l’appétit. Spencer a bien vu l’action du dehors sur l’être vivant ; il n’a pas montré la réaction de ce dernier et sa part active dans l’évolution.

Considérée en elle-même ou dans son effet le plus immédiat et le plus primitif, la sensation est une modification de cette activité appétitive qui constitue la vie, et toute sensation complexe résulte d’une série d’actions et de réactions entre l’appétit intérieur et le milieu extérieur. L’évolution des sensations, leur passage de l’homogénéité à l’hétérogénéité, est déterminé par le besoin, par le désir de vivre. La loi primitive de l’appétit et du vouloir, c’est de déployer le plus d’énergie avec la moindre peine, par cela même d’obtenir le maximum de jouissance avec le minimum de souffrance. En vertu de cette loi, c’est le rapport des sensations aux émotions agréables ou pénibles, d’une part, et, d’autre part, aux mouvements correspondants, — mouvement en avant ou mouvement de recul, — qui a déterminé, parmi toutes les sensations possibles, le triage des plus avantageuses à l’individu : celles-ci, par une série de différenciations et d’intégrations, sont parvenues à un degré d’intensité, de durée et de qualité capable de les rendre distinctes dans la conscience. Par suite, le degré de perfectionnement atteint par chaque organe des sens correspond exactement au besoin fonctionnel, c’est-à-dire à l’utilité et à la force qu’en retirait l’individu dans la lutte pour la vie, à l’augmentation de bien-être qui en dérivait pour lui et pour son espèce. C’est là un résultat des lois biologiques et de l’élimination forcée des individus mal adaptés à leur milieu.

Prenons des exemples. Pourquoi avons-nous une sensation exquise de la température ? C’est que le triage et le développement de cette sensation, dans l’ensemble confus des impressions venues du dehors, s’est trouvé nécessaire à notre existence et à la satisfaction de l’appétit vital ; si cette sensation manquait, nous pourrions, sans nous en douter, être tués par le froid ou par la chaleur. Les êtres chez qui elle ne s’est pas assez développée en intensité et en qualité ont été fatalement victimes des accidents de la température ; les autres ont survécu et, transmettant à leur génération des organes thermométriques de plus en plus délicats, achevé le triage des sensations de température ; ils ont donné à ces sensations une existence de plus en plus distincte dans la conscience, un relief et une saillie dans la sensibilité. Ces sensations enveloppent, encore aujourd’hui, des formes d’émotion agréable ou pénible ; seulement, la vivacité du plaisir et de la douleur s’y étant émoussée peu à peu, elles ont acquis un caractère plus voisin de l’indifférence, une physionomie moins affective et plus représentative. La fusion en un tout d’une multitude de plaisirs ou de peines à l’état naissant a fini par paraître étrangère au plaisir et à la peine, mais ne vous laissez pas prendre à cette apparence : toute sensation de chaleur ou de fraîcheur est du plaisir ou de la peine qui commence, c’est de l’émotion qui s’apprête et sollicite la volonté, c’est un ébranlement qui se prépare à passer de l’état moléculaire à l’état massif.

Si nous avons un sens pour la chaleur, un autre encore plus délicat et plus utile pour la lumière, grâce auquel le toucher à distance remplace le toucher immédiat, nous n’avons, en revanche, aucun sens pour l’électricité. — « Tandis que nous percevons l’augmentation ou la diminution de chaleur ou de lumière, a dit le naturaliste allemand Nægeli, nous ne savons pas si l’air dans lequel nous respirons contient ou non de l’électricité libre, si cette électricité est positive ou négative. » Toutefois, dans les journées d’orage, nous avons une vague sensation de lourdeur et de tension, qui n’a rien de bien spécifique. Touchez un fil de télégraphe, vous ne sentirez pas si ses particules sont à l’état de repos ou de mouvement électrique. Les darwinistes ne sont pas embarrassés pour fournir l’explication de ce fait. Il n’y avait point de nécessité vitale à ce que le sens de l’électricité se développât d’une façon spéciale chez les animaux supérieurs et chez l’homme : n’est-il pas tout à fait indifférent pour la conservation de notre espèce que, chaque année, quelques individus soient ou non frappés de la foudre ? Les animaux insensibles aux variations délicates de l’électricité ont donc pu survivre et perpétuer leur race : le germe des sensations électriques a dû ainsi s’atrophier faute d’usage, et l’homme est devenu, en quelque sorte, aveugle à l’électricité comme la taupe à la lumière. Supposez, au contraire, que le danger de la foudre menaçât journellement tous les individus : la sensation de l’électricité, — que les animaux inférieurs possèdent en germe au même degré que la sensation de la lumière ou de la chaleur, et qui doit exister distinctement chez la torpille ou le gymnote, — se serait développée davantage ; nous sentirions autour de nous les moindres changements de l’état électrique, les plus faibles courants positifs ou négatifs ; nous pourrions saisir au passage les secrets du fil télégraphique, prendre sur le fait les dépêches qui le traversent sans avoir besoin, comme dans la guerre avec l’Allemagne, de les détourner vers quelque appareil récepteur. On l’a justement remarqué, le manque d’un organe distinctement sensible à l’électricité chez l’homme aurait pu être cause que nous n’eussions jamais rien connu de l’électricité même. Supposez l’atmosphère du globe terrestre sans éclairs ni tonnerre, ce qui n’a rien d’impossible ; les fortes décharges de la foudre n’auraient pas éveillé notre attention. Si, de plus, n’avaient pas été faites quelques observations fortuites, comme celle de la force attractive ou répulsive développée par le frottement de la résine, nous n’aurions eu aucun pressentiment de l’électricité, « de cette force qui, dit Nægeli, joue un si grand rôle dans la nature inorganique et organique, qui provoque les affinités chimiques, qui, dans tous les mouvements moléculaires des êtres organisés, a probablement une action plus décisive qu’aucune autre force, de laquelle enfin nous attendons les plus importants éclaircissements pour expliquer les faits physiologiques et chimiques encore à l’état d’énigmes. »

Nos sens n’ont donc eu nullement pour « but » de nous procurer la connaissance des phénomènes naturels, ni de nous éclairer sur ce que Platon appelait leur « essence » intime. S’ils finissent par revêtir une telle fonction, ce n’est que secondairement et ultérieurement, à l’époque où la connaissance théorique elle-même acquiert une valeur pratique dans la lutte universelle pour l’existence, où elle assure la supériorité à certaines races et, avec une force supérieure, développe une jouissance supérieure.

Il en résulte que nos sensations actuelles ne représentent pas distinctement tous les phénomènes de la nature : nous n’avons pas de réactifs spéciaux pour tous les agents naturels. Nous n’avons de sens particuliers que pour les influences extérieures qui peuvent être favorables ou défavorables à notre existence, et seulement dans la proportion des nécessités ou des appétits do notre espèce. Aussi n’est-il aucun de nos sens qui n’ait été surpassé de beaucoup par l’organe correspondant de quelque autre espèce animale, pour laquelle une plus grande finesse de perception était une condition d’existence : nous n’avons ni l’œil de l’aigle ni l’odorat du chien. Peut-être certaines espèces ont-elles un sens de l’orientation qui nous manque et que nous aurions eu si, comme une sorte d’aiguille aimantée, nous eussions été dans la nécessité de nous tourner vers le nord. Nos yeux sont sensibles aux couleurs du spectre, mais ils ne saisissent pas l’ultraviolet, qui joue pourtant un grand rôle dans la végétation. Dans l’univers il peut exister des animaux ayant des sensations toutes différentes des nôtres : ils ont sans doute, avec la même volonté de vivre, des formes de perception et de raisonnement analogues aux nôtres, mais la matière de leurs sensations, leur liste de sensations peut être toute différente. Cette notion est familière depuis Micromégas. Entre le plus haut son sensible, qui n’a pas quarante mille vibrations par seconde, et le plus bas rayon de lumière perceptible, ayant à peu près quatre quatrillions d’ondulations par seconde, il existe un nombre énorme de mouvements rythmiques dont aucun n’a obtenu sa contrepartie subjective dans l’organisme humain. Les sensations correspondantes n’eussent pas été d’un grand usage comme signes ou comme guides de la volonté pour les habitants de notre planète, ce qui fait qu’elles ne se sont pas développées par sélection ; mais qui sait si, comme on l’a supposé, elles ne sont pas les plus utiles de tous les guides dans quelque autre monde et si elles n’y remplissent pas entièrement la conscience de ses habitants6 ?

On voit l’importance de la sélection naturelle dans le développement de la sensibilité. La nature est comme un vase immense auquel viennent puiser tous les êtres et où chacun finit par distinguer et trier ce qui doit alimenter sa propre existence, satisfaire son « vouloir-vivre » ; peu à peu, les diverses espèces arrivent à discerner ce qui leur est conforme ou contraire par des sensations souvent aussi fines que celles du dégustateur qui, dans une liqueur complexe, discerne l’arôme subtil de tel ou tel élément. Si nous étions sensibles à toutes choses d’une sensibilité distincte, notre être serait d’une impressionnabilité trop grande pour pouvoir conserver son capital d’énergie : nous serions usés, brûlés, consumés en un instant ; il a donc été inévitable, d’un côté, que notre sensibilité s’émoussât et, de l’autre, qu’elle s’aiguisât : de là des ombres et des lumières dans le tableau de la conscience ; de là des lacunes, des trous, des vides apparents entre nos diverses sensations distinctes, comme il y a un vide apparent entre les étoiles brillant dans la nuit.

Au dehors de nous, le monde est une immense mêlée de mouvements en tous sens, un fourmillement confus, un continum infini, — comme disent William James et James Ward, — où chaque mouvement procède de tous les autres par degrés insensibles. Au contraire, dans le monde des sensations externes règne une discontinuité au moins apparente : entre le son, par exemple, et l’odeur, quels sont les intermédiaires ? Nous ne les sentons pas, ou nous ne les sentons que comme une masse confuse de sensations organiques et internes, sur lesquelles viennent se détacher ici le groupe tranché des odeurs, là le groupe tranché des sons. Même dans le domaine d’un seul sens, il y a des discontinuités ou tout au moins des différences tellement accentuées, qu’elles sont comme des hiatus. Fermez les yeux, tout un monde de formes et de couleurs s’anéantit en un instant. Passez d’une couleur à l’autre, des sensations se succèdent entre lesquelles, sur certains points, les transitions échappent. Mieux encore, regardez l’arc-en-ciel ou le spectre solaire, et passez des rayons violets aux rayons ultra-violets : les premiers étaient visibles, les seconds ne le sont plus. Est-il certain qu’il y ait dans les mouvements de la lumière une différence aussi capitale objectivement que cette opposition subjective entre la lumière et les ténèbres ? C’est chose peu probable. De même, entre le son aigu que vous entendez encore, et le son suraigu qui cesse de vous être perceptible, y a-t-il, comme Lange se le demande, un abîme aussi abrupt qu’entre ne pas entendre et entendre ? On a donc bien le droit de dire que nos sens sont des organes de sélection.

L’optique de Helmholtz renferme une étude approfondie des sensations visuelles dont le commun des hommes ne s’aperçoit jamais, ne prend jamais une conscience distincte : taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changements marginaux de couleur, images doubles, astigmatisme, mouvements d’accommodation et convergence des yeux, rivalité des deux rétines, etc., etc. Nous ne savons même pas sur lequel de nos yeux tombe une image : on peut être aveugle d’un œil depuis des années et ne pas le savoir. C’est que, dans nos sensations, nous ne faisons attention qu’aux éléments ou ingrédients qui sont pour nous des signes d’objets utiles ou nuisibles, conséquemment des signes de plaisir ou de douleur possible. C’est donc bien l’intérêt, l’appétit, qui opère la sélection dans les sensations mêmes, qui met en relief les unes et laisse les autres dans l’ombre. Comme l’a remarqué William James, les sensations dont l’attention se détourne, d’abord chez l’individu, puis chez la race même, vont s’affaiblissant et s’oblitérant. Chez ceux qui sont atteints de strabisme, l’oeil non exercé et dont on fait abstraction finit par s’affaiblir et perd souvent la vision. De même, nous sommes restés sans vision et sans yeux pour tous les éléments de la réalité qui ne nous intéressaient pas, qui ne se rapportaient pas à du sentiment possible, à du plaisir ou à de la douleur, à la satisfaction de l’appétit par des mouvements appropriés. En faisant le triage de ce qui, dans la lutte pour la vie, peut protéger l’être, chaque organe des sens prend pour son domaine une certaine forme de mouvements et ignore les autres formes aussi complètement que si elles n’existaient pas. L’œil est sourd pour le son, l’oreille est aveugle pour la lumière. La conscience, d’abord uniforme, confuse et diffuse, devient ainsi un monde de contrastes ; chaque sens a sa langue propre, qu’il entend et que les autres sens n’entendent pas. Spencer dit qu’il y a une langue mère dans laquelle toutes les autres peuvent être traduites : la langue de la résistance ; selon nous, il y a une langue plus universelle, plus primitive, celle de l’appétition. Les sciences de la nature transcrivent tous les phénomènes en termes de mouvement ; mais les mouvements eux-mêmes ne sont encore qu’une langue dérivée, une algèbre propre à exprimer des rapports : le fond même de la vie, l’original de l’existence échappe à toutes ces translations mécaniques et ne se saisit qu’en termes de l’ordre mental.

Les plus récents psychologues s’accordent à rejeter l’hypothèse de Kant qui imagine, à l’origine de la vie psychique, un ensemble de sensations détachées, sans aucun lien non seulement logique, mais même psychologique, et attendant là que le sujet pensant veuille bien faire leur synthèse. Kant raisonne un peu à la manière de Condillac, qui introduisait tout d’un coup dans sa statue une odeur de rose, de sorte que la conscience de cette statue eût été, à ce premier moment, tout entière odeur de rose, puis, si on veut, à un second moment, odeur de lis ou d’œillet, puis son de cloche, puis vision d’éclair, etc. En juxtaposant ces sensations détachées, on aurait la conscience primitive imaginée par Kant. Mais nous ne commençons pas ainsi par une « poussière de sensations » qui s’envolent ; il y a plutôt à l’origine un bloc non taillé, non différencié. C’est par l’idée du continu qu’il faut, avec Leibniz, débuter. Leibniz supposait plus vraisemblablement, à l’origine » une conscience confuse enveloppant une infinité d’impressions venues du monde extérieur, et où peu à peu se sont produites des différences, c’est-à-dire des perceptions plus relevées, ayant elles-mêmes pour éléments de petites perceptions non distinguées à part. A priori, on ne comprend guère comment une sensation absolument nouvelle de tout point, telle que l’odeur de rose, pourrait s’introduire tout d’un coup dans une conscience auparavant vide, qui n’eût pas déjà enveloppé en soi de quoi faire la combinaison subtile et complexe appelée parfum, et parfum de rose. En outre, en supposant une conscience tout d’un coup remplie par l’odeur de rose, comment pourra-t-on y introduire de nouveau, ex abrupto, l’odeur du lis ou le son de la cloche ? Le premier champ de conscience pourra-t-il ainsi se transformer en un autre champ de conscience hétérogène ? Par quelle magie auront lieu ces soudaines créations de sensations dont chacune apparaît comme un monde tiré du néant ? Si, de ces considérations a priori, nous passons aux données de la biologie, nous voyons qu’une sensation nouvelle implique une différenciation d’organes préexistants et qu’il ne peut se produire tout d’un coup un nouvel organe sensitif. Il a fallu traverser des degrés sans nombre pour transformer peu à peu la sourde cœnesthésie du début en une sensibilité à la chaleur, puis à la lumière, au son, etc. C’est au sein d’une masse de protoplasma d’abord presque homogène que se sont produites les différenciations progressives. Aujourd’hui nous croyons aux entrées ex abrupto de sensations nouvelles, parce que nous naissons avec des organes tout formés, avec un cerveau garni de cinq fenêtres sur le dehors, dont on n’a plus qu’à ouvrir les volets. L’enfant naît avec des oreilles ; un son se produit, et il entend. Il naît avec des narines ; on en approche une rose, et le voilà en effet devenu tout d’un coup odeur de rose. « Tout d’un coup », est-ce bien sûr, même en ce cas. On peut se demander si l’homme né aveugle, mais né avec des yeux, n’a, dans le tout continu de la conscience, absolument rien qui réponde à ses yeux, aucune sensation faible et imperceptible de la lumière qui l’enveloppe. On peut se demander si le sourd est bien absolument sourd et s’il n’y a aucun élément sonore dans l’ensemble de ses sensations confuses ; s’il ne suffirait pas d’amplifier certaines de ces sensations, de les combiner d’une certaine manière, pour les enfler en un son. A coup sûr, les organes des sens sont des condensateurs, des espèces d’appareils grossissants. Il y a là un problème d’une difficulté inextricable. Ce qui est certain et ce qu’il faut accorder, ce sont les lois posées par James Ward : 1° A la première apparition de la vie psychique, toute nouvelle sensation, ou ce qu’on appelle représentation élémentaire, est en réalité une modification partielle de quelque état général de conscience préexistant, état général qui, grâce à cette différenciation, devient, en tant que tout, plus complexe qu’auparavant ; c’est le passage de l’homogène à l’hétérogène, comme dit Spencer ; 2° cette complexité et cette différenciation de parties ne devient jamais une pluralité de représentations discontinues, ayant une individualité distincte, comme celle qu’on attribue, par hypothèse, aux atomes ou particules élémentaires du monde physique7.

II
Intensité des sensations. Rôle de l’appétit.

Nous ne pouvons saisir sur le fait aucune sensation pure, et cela parce qu’il n’en existe pas, la sensation supposant une appétition qui réagit sur le milieu. Nous nommons donc sensation tout état complexe dans lequel domine l’élément de réceptivité, quoiqu’il y ait toujours en même temps émotion et motion.

Les sensations, telles qu’elles se sont développées par une différenciation et intégration successives, ont intensité, qualité, durée, rapport plus ou moins vague à l’étendue, ou extensivité. Et ces caractères, outre le mouvement qu’elles supposent, les rapprochent de ce que l’on nomme forces.

Toute sensation donne la conscience d’une intensité plus ou moins grande. Une saveur âcre ou violemment acide, comme celle du vitriol, excite en nous, par la réaction qu’elle produit, le sentiment confus d’un conflit de forces et de mouvements ; une saveur douce, celui d’un concours de forces. L’odorat révèle une action plus délicate, mais ayant toujours une certaine intensité ; les yeux sentent aussi l’intensité de la lumière. Ainsi, la sensation produite par la lumière de la lune est un certain nombre de fois plus faible que la sensation de la lumière solaire. C’est par les différents degrés de nos sensations de lumière que l’on a classé les étoiles dans le ciel. On peut dire, d’une manière générale, que toute sensation est la conscience, au moins indirecte, d’un commerce entre l’extérieur et l’intérieur, qui est tantôt un antagonisme, tantôt un concours ; et c’est là ce qui donne à la sensation sa quantité intensive. La sensation ne serait donc pas intense ou faible si nous n’avions préalablement la conscience obscure d’une certaine intensité d’appétition et d’activité. Entièrement passifs, nous ne pourrions pas sentir une modification forte ou faible, car à quoi rapporterions-nous, mesurerions-nous cette intensité ? Un coup, par exemple, est une forme de résistance et de conflit ; or, la résistance ne peut se sentir seule, puisqu’elle implique deux termes et un rapport. La résistance est une motion arrêtée, une action qui n’aboutit pas, une appétition qui ne peut produire son effet accoutumé. Il y a bien une sensation particulière qui s’attache au mouvement arrêté, sensation afférente et centripète qui revient, comme un contre-coup, m’avertir d’un changement dans le cours des choses ; mais je n’aurais pas la sensation de mouvement arrêté, si je n’avais pas eu d’abord celle de motion commencée, puis de mouvement en train de s’accomplir ; cette sensation même, je ne l’aurais pas si je n’avais en moi une conscience quelconque d’agir et de vouloir, une conscience d’appétition8. C’est dans cette conscience que je puise l’idée d’intensité, lorsque se produit un conflit entre mon vouloir et un obstacle. Je transfère ensuite spontanément à l’obstacle même la somme d’intensité dont ma conscience voit son intensité diminuée. En un mot, la quantité du pâtir ne se révèle et surtout ne se mesure que par la quantité de l’agir. Le changement dont j’ai conscience me paraît plus ou moins intense selon le degré de modification interne, et ce degré est celui de la différence que j’aperçois entre l’état antérieur et l’état présent. La force effective attribuée à l’objet est celle dont le sujet se voit tout d’un coup privé.

Dans les expériences pour mesurer l’intensité des sensations, on mesure en réalité les aperceptions de sensations, c’est-à-dire l’attention aux sensations, c’est-à-dire encore la tension plus ou moins intense de l’organisme conscient, qui réagit sous le coup venu du dehors. Tout cela se fait si vite et avec une habitude si invétérée que nous croyons sentir immédiatement l’intensité de l’objet, quand en réalité nous la mesurons à une mesure intérieure, comme quand nous croyons immédiatement voir une sphère.

L’intensité, caractère essentiel de la force considérée au point de vue philosophique, est donc primitivement un caractère de l’activité appétitive, de la volonté (au sens le plus général de ce mot), et secondairement un caractère de la passion, de la sensation. Encore une fois, nous ne saisissons jamais une sensation détachée de toute réaction, comme inerte et morte, fantôme flottant dans le vide ; l’état le plus passif du sentir est toujours accompagné d’une réaction faible sans laquelle il ne serait ni distinct ni senti. Il y a là d’ailleurs un rapport réciproque : car, si les sensations de tension et de résistance se produisent en proportion de nos sentiments d’effort et d’appétition, inversement nous ne sommes avertis de ces sentiments d’appétition que dans leur rapport avec la résistance appréhendée par le sens. Nous trouvons donc là deux facteurs constitutifs et en opposition mutuelle.

III
Qualité des sensations

La réaction de l’organisme conscient sur le contenu qualitatif des impressions sensibles offre elle-même un caractère qualitatif. On a parfois essayé de réduire tous les états qualitatifs de la conscience au plaisir et à la peine, plus ou moins mêlés en proportions diverses jusqu’à produire parfois une apparente indifférence. Nous admettons volontiers que le plaisir et la peine constituent le caractère dominant des sensations originaires, qui étaient surtout organiques et, en quelque sorte, physiologiques, tandis que celles des cinq sens sont plutôt physiques. Mais le plaisir et la peine, comme tels, n’épuisent pas le contenu de la conscience ; il y a en effet quelque caractère, quelque qualité, par laquelle une sensation agréable ou pénible se distingue d’une autre. Entre la sensation du bleu et la sensation d’une piqûre d’épingle il est difficile de n’admettre qu’une différence de plaisir et de douleur ; le bleu, comme tel, a sa qualité propre, qui, quoique inséparable peut-être de certains plaisirs, quoique contenant encore comme éléments essentiels des jouissances subtilement combinées, renferme aussi cependant un quale, une caractéristique. Bien plus, les plaisirs mêmes se confondraient entre eux et avec les peines, s’il n’y avait pas dans chacun, outre l’élément quantitatif, un élément qualitatif 9.

Existe-t-il un élément primordial auquel se ramènent toutes les qualités de nos sensations ? Y a-t-il une unité qui, multipliée et combinée de mille manières, produit la variété des sensations, de même que, mutatis mutandis, l’azote combiné avec l’oxygène en proportions diverses produit le protoxyde d’azote, le bioxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypoazotique et l’acide azotique ? La plupart des psychologues, avec Spencer, Bain, Wundt et Taine, cherchent dans le toucher le type des sensations fondamentales. Les sensations du toucher, à leur tour, comprennent des sensations de contact et de température. Les sensations de température, d’après certaines expériences, semblent se ramener dans leurs éléments primitifs à des sensations de contact. De fait, plus on s’approche d’une sensation vraiment élémentaire, plus la différence entre la sensation de température et celle d’un excitant mécanique semble s’évanouir. Par exemple, on distingue à peine la piqûre d’une fine aiguille et l’attouchement d’une étincelle de feu. Posez sur la peau un corps mauvais conducteur, comme un papier percé d’un trou de 2 à 5 millimètres de diamètre ; à travers ce trou touchez la peau, tantôt avec un excitant mécanique, comme une pointe de bois, un pinceau ou un flocon de laine, tantôt avec un excitant calorifique, comme le rayonnement d’un morceau de métal échauffé : les deux sensations, ainsi limitées à ce minimum d’éléments nerveux, sont si semblables, que souvent on prend une sensation de contact pour une sensation de température, et réciproquement10. La sensation mécanique semble donc plus fondamentale que celle de chaleur. La sensation mécanique, à son tour, a son type dans ce que Spencer appelle le choc nerveux, c’est-à-dire le coup, le tressaillement produit par l’action mécanique d’un objet. Un choc ou un coup fort peut se décomposer en un ensemble de petits coups faibles qui seraient, selon Spencer, l’élément primordial de la sensation. De même que, dans le monde extérieur, tout le mécanisme des choses paraît se réduire aux lois du choc, de même, dans le monde intérieur, toutes les sensations qui correspondent aux objets se réduisent, pour Spencer et Taine, à la sensation du choc, tantôt extrêmement faible, tantôt plus forte, combinée de mille manières et retentissant de toutes les façons dans le cerveau, dans la conscience. Un bruit sans durée appréciable, une décharge électrique traversant notre corps, une vive lumière éblouissant nos yeux, tout cela offre analogie avec un choc ou un coup, et nous exprimons le phénomène par les mêmes mots : « Je suis frappé. » Enfin le choc, à son tour, se ramène à la conscience de la résistance. La résistance, ce conflit des mouvements ou des forces, serait donc, selon l’école anglaise, le fait qui se retrouve au fond de toutes les sensations. La physiologie nous apprend que la décharge nerveuse est probablement un mouvement ondulatoire, une série de pulsations. Quand nous écoutons un son grave, nous entendons les renflements et diminutions successifs du son, qui produisent une série de pulsations. Un phénomène analogue a lieu dans tous les sens et dans tous les nerfs : c’est une série de pulsations et, par conséquent, de chocs semblables à ceux d’une onde qui bat le rocher du rivage.

Par cette analyse, l’école anglaise et Taine se flattent d’avoir réduit à l’unité tout ce qui, dans les sensations, constitue leurs qualités en apparence différentes. A vrai dire, Spencer et Taine ont montré qu’il y a dans toutes les sensations un élément quantitatif et un élément dynamique, mais ils n’ont nullement montré que les sensations soient une même qualité diversement développée. En effet, nous avons déjà dit que la résistance n’est nullement une sensation pure et passive : elle est l’appréciation d’une diminution d’intensité dans notre énergie propre et une projection d’énergie analogue au-delà do nous-mêmes. En prouvant qu’il y a de la résistance sous toutes les sensations, Spencer et Taine ont donc simplement prouvé que la sensation, dans le processus mental, présuppose un élément quelconque d’appétition, d’action, de vouloir, de tendance, d’énergie, quel que soit le nom qu’on lui donne. Ce n’est pas l’unité qualitative de composition mentale, mais l’unité quantitative et dynamique qui ressort de l’analyse précédente. Cette analyse revient à dire qu’il n’y a pas de sensation, de changement mental qui n’ait pour condition un mouvement cérébral ; et comme, dans tout mouvement, il y a conflit de forces ou, si l’on veut, de mouvements antérieurs, conflit qui se traduit en sentiment d’effort, il en résulte que toute sensation renferme à sa base la conscience d’un changement imposé, d’une contrainte, dont le choc n’est qu’un exemple particulier et considérablement amplifié.

Maintenant, que faut-il penser d’une unité de composition mentale qui serait vraiment qualitative ? Il y a dans la résistance et dans le choc, outre l’élément intensif et quantitatif, qui est prédominant, une certaine sensation passive toute spécifique, de nature afférente, comme par exemple celle de la traction des muscles soutenant un poids résistant ; mais peut-on, avec cet élément, avec des sensations musculaires ou même prémusculaires, fabriquer les autres sensations ?

Nous voulons bien admettre qu’il y a des sensations musculaires ou prémusculaires dans toutes les autres sensations, sous toutes les autres sensations ; qu’il y a même sous toutes les sensations l’élément sensoriel répondant au choc, au conflit, à l’opposition de forces. Allons plus loin : il y a sous toutes les sensations des éléments de motion : en sentant, on se sent mu et mouvant, c’est-à-dire passivement changé et activement changeant dans la durée avec un rapport vague à l’espace ; mais cet élément sensoriel, même en ce qu’il a de qualitatif, ne peut pas suffire à expliquer toutes les qualités des sensations. Avoir la sensation de couleur rouge, c’est avoir une sensation délicate de chocs nerveux rapides + quelque autre chose ; c’est aussi avoir des sensations musculaires ou prémusculaires quelque autre chose. Ce quelque chose, c’est précisément ce qui fait que la sensation du rouge est ce qu’elle est dans la conscience, et qu’elle n’est pas une sensation de son ou de température. Vous pouvez réduire à l’unité de composition les conditions extérieures de la sensation, c’est-à-dire les mouvements, abstraction faite de ce qui se passe à l’intérieur des particules mouvantes, et encore n’obtenez-vous ainsi qu’une unité de lois, c’est-à-dire de rapports de temps, d’espace, de durée, d’intensité et de quantité ; mais vous ne pouvez pas obtenir, dans la conscience, une unité véritable de composition qualitative ; car vous seriez alors obligé de montrer que les différences de qualités n’existent pas dans la conscience même, qu’en sentant du rouge, nous sommes affectés de la même manière qu’en sentant la faim ou la soif, le chaud ou le froid. Et on ne peut plus ici opposer les apparences à une réalité sous-jacente, puisque les états de conscience, comme tels, sont ce qu’ils paraissent et ont les qualités qu’ils semblent avoir ; vous ne pouvez donc ramener les différences apparentes à une unité réelle, puisque ce serait ramener les différences d’apparence à l’unité d’apparence 11. Dès lors, les sensations, comme sensations, restent en dehors des réductions mécaniques à l’unité ; celles ci portent sur certaines conditions communes à toutes, sur certains concomitants communs et même sur certains éléments communs ; mais elles ne peuvent pas porter sur ce que les sensations ont de propre, puisqu’alors, nous venons de le voir, pour expliquer les différences qualitatives, on serait obligé de les supprimer et de dire qu’il n’y a aucune différence pour la conscience entre sentir une brûlure ou sentir une odeur. Expliquer les différences mêmes des qualités sensorielles en les ramenant à l’identité serait contradictoire ; on ne peut que montrer, ci côté des différences, des identités. C’est ce qu’ont fait Spencer et Taine, et ils ont accompli par là une œuvre utile, mais ils se sont fait illusion sur la portée de leur travail et sur sa véritable signification : en se croyant dans le domaine de la qualité et de la sensation, ils étaient dans celui de la quantité, du mouvement, de la force et de l’appétit, de la volonté ; ils mettaient en évidence, sous toutes les sensations, un mode commun d’action et de réaction, qui n’est pas la sensation même et n’en explique pas la qualité spécifique. En croyant travailler pour le mécanisme pur et pour le sensualisme passif, ils ont travaillé réellement pour le dynamisme de l’appétition.

L’atomisme sensitif, auquel aboutit la théorie de. Spencer, est aussi symbolique que l’atomisme matériel. On considère les sensations comme des unités élémentaires qui sont les éléments de l’esprit ; on méconnaît le continuum sensitif et appétitif dont les sensations ne sont qu’une différenciation et une intégration successives. Après quoi, les spiritualistes introduisent, pour rétablir le lien rompu entre les sensations pures et aveugles, un intellect pur et vide. On aboutit de la sorte à des mythes psychologiques.

IV
La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité

Si le sentiment spécifique de la qualité, sous sa forme la plus immédiate, ne saurait être mis en doute (tout l’édifice de nos sensations, de nos jugements et de notre expérience s’écroulerait avec lui), en est-il de même du sentiment de la simplicité, du sentiment de l’unité, auquel les spiritualistes attribuent une valeur absolue ? Selon eux, « il est impossible de supposer qu’une sensation qui paraît simple et où la conscience ne saisit aucune multiplicité soit en réalité composée, parce qu’ici on ne peut plus distinguer la réalité de l’apparence, la simplicité aperçue de la simplicité réelle12 ». — Nous ne saurions admettre cette théorie. On peut bien dire que ce qui apparaît différent est nécessairement différent d’apparence, parce qu’alors il s’agit toujours de qualité ; mais, quand il est question de simplicité et d’unité, on introduit une considération de quantité et de nombre ; or, rien ne prouve que notre conscience aperçoive les sensations comme elles sont au point de vue du nombre et de la quantité, et non pas seulement comme elles apparaissent à ce même point de vue. Analyser, décomposer, juger la quantité et le nombre, c’est là une opération ultérieure, réfléchie, sujette à caution, qu’on ne saurait confondre avec une conscience immédiate : on n’a pas conscience de la simplicité d’une chose, on ne sent pas la simplicité, on la juge, on l’infère. Quand nous disons qu’une sensation nous paraît une et simple, cette prétendue affirmation est au fond une négation : nous voulons dire que nous ne voyons pas les éléments de cette sensation, s’ils existent, que nous ne les pensons pas à part, que nous ne les discernons pas ; il n’en résulte nullement qu’ils n’existent point et que ce qui est indécomposé dans la sensation soit absolument indécomposable. Non seulement l’objet peut être composé, mais la sensation même peut être complexe, quoique l’aperception, la réflexion sur la sensation n’arrive pas à distinguer les composants. Oui, il est contradictoire de dire qu’il n’y ait aucune différence entre des sensations senties comme différentes, fussent-elles des rêves, mais il n’est nullement contradictoire de dire que des sensations où la conscience ne saisit pas une certaine quantité d’éléments multiples, peuvent fort bien cependant être complexes en elles-mêmes ; la conscience est juge des qualités et de leur différence, mais elle n’est pas un instrument apte à mesurer infailliblement des quantités, à analyser des composés, à saisir des éléments absolument simples. Son impuissance n’est pas la mesure de la puissance des choses.

A vrai dire, puisqu’on invoque la conscience, où existe un état de conscience simple pour la conscience même ? Où le saisir ? Où prendre sur le fait ce minimum de la conscience, cet atome mental ? Il est aussi insaisissable que l’atome physique. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de tracer artificiellement des divisions idéales dans la série complexe et continue de nos sensations, de nos perceptions, de nos plaisirs et douleurs, de nos appétitions. Mais, en premier lieu, sous le rapport du temps, nous ne saurions saisir en nous l’instantané : chaque état, même le plus indivisible, comme la vision d’une étincelle électrique, a en réalité une durée, un commencement, un milieu, une fin ; il a un avant et un après. C’est pour cela même qu’il peut devenir partie intégrante du souvenir : il y a déjà de la mémoire dans l’éclair de sensation le plus instantané : ce qui n’aurait aucun retentissement, aucune persistance, si petite qu’elle soit, aucune durée, ne laisserait aucune trace, ne naîtrait que pour mourir en un même instant. Voilà pour la prétendue simplicité dans le temps. Cherchez maintenant, en second lieu, la simplicité dans l’étendue ; essayez de réduire votre vision, par exemple, à un point indivisible avec suppression de la vision indirecte ; pouvez-vous y parvenir ? Il vous suffit d’ouvrir les yeux pour embrasser une infinité de points lumineux ; l’état de conscience enveloppé dans la sensation de la lumière est un océan aux ondes innombrables. La sensation de lumière relativement simple serait produite par un point lumineux excitant un seul cône ou bâtonnet, et une seule fibre du nerf optique : essayez de prendre sur le fait cette sensation. En outre, chaque sensation visuelle est accompagnée de sensations musculaires, venant des petits muscles qui donnent le mouvement à l’œil, et ces sensations jouent un rôle important dans l’appréciation des distances. Une foule d’éléments vibrent donc à la fois dans la plus simple excitation lumineuse, et les éléments de la sensation, ici, sont présents à la conscience sous la forme de l’effet total, quoique non séparés les uns des autres. Dans le domaine du sens qui paraît le plus primitif, le toucher, la complexité subsiste, et la simplicité n’est qu’une limite idéale, impossible à atteindre. Plongez votre corps dans l’eau d’une rivière, et vous aurez à la fois des milliards de sensations de contact, de froid, etc., qui vous arriveront de tous les points de la périphérie. Il n’est pas de pointe d’aiguille si subtile qu’elle puisse, en vous piquant, nous donner une sensation Vraiment indivisible et simple ; cette sensation a toujours un degré divisible ; sans quoi vous ne sauriez la comparer à une autre. Vous ne pouvez d’ailleurs, dans cette comparai son, saisir que des augmentations relativement considérables, des masses. Si vous examinez bien votre conscience, vous reconnaîtrez donc que dans toute sensation il y a une grandeur plus ou moins vaguement sentie, un certain volume, comme disent les Anglais : il n’y a pas de points indivisibles dans la conscience, et même quand vous ne pouvez discerner, décomposer tous les éléments, vous sentez leur présence, vous sentez que chaque sensation est légion, comme vous sentez qu’un grain de sable pressé par vos doigts, si minime qu’il soit, est pourtant un petit globe, un petit monde, Pascal disait une immensité.

C’est précisément ce qui fait qu’à notre avis il y a de l’étendue en germe dans tous nos états de conscience, comme il y a de la durée. Chaque état de conscience est pour nous comme un centre de sphère d’où partent en tous sens des rayons plus ou moins saisissables. Un son même n’est pas saisi en dehors de l’espace, dans le monde des esprits, dans le paradis : il est senti corporellement, comme quelque chose qui est plus ou moins voisin ou éloigné, qui a une direction, difficile peut-être à distinguer, mais pourtant réelle. Tout état de conscience est plus ou moins localisable ; chacun a une grandeur intensive qui est implicitement ou explicitement extensive, car l’extensif n’est que de l’intensif répété et représenté dans un certain ordre simultané.

Nous pouvons conclure de ce qui précède que les états de conscience, principalement les sensations, sont des composés, sous le rapport du nombre, du temps, de l’intensité, et même de l’extensivité, dont l’étendue n’est que la forme nette, bien ordonnée, combinée avec les sensations musculaires, visuelles et tactiles.

Maintenant, les sensations sont-elles aussi des composés sous le rapport de la qualité, par exemple la sensation du blanc, qui semble résulter du mélange des couleurs fondamentales ? « Puisque la conscience ne saisit ici qu’une seule sensation, dit-on, comment peut-on affirmer que cette sensation est un composé13 ? » — Nous nions que la conscience même, dans la sensation du blanc, n’aperçoive qu’une sensation ; elle a au contraire, si elle réfléchit assez sur soi-même, la sensation d’une pluralité. 1° Elle sent une pluralité de degrés dans une sensation vive de lumière blanche ; elle apprécie que cette sensation est une somme de sensations semblables ; 2° elle saisit aussi une pluralité d’éléments qualitatifs, les uns communs à toutes les sensations de lumière, les autres propres ; nous reconnaissons très bien dans le blanc, non pas la sensation du bleu et du rouge, mais la sensation de lumière, qui se retrouve dans les autres couleurs ; cette sensation de lumière nous apparaît seulement ici comme spécifiée, compliquée, particularisée. C’est cette spécification que nous ne pouvons pas expliquer ; mais, qu’elle soit simple pour être inexpliquée, c’est ce qu’on ne peut admettre. L’impossibilité de l’explication peut venir au contraire d’une trop grande complication. Ainsi il y a certains parfums qui nous paraissent composés de trop d’éléments pour que nous puissions en faire l’analyse et la description ; nous disons alors qu’ils constituent un arôme indéfinissable. De même pour l’arome de certaines liqueurs. Si les partisans de la chimie mentale n’ont point le droit d’admettre une entière identité de composition entre l’excitation physiologique et la sensation psychologique, les adversaires de la chimie mentale, eux, n’ont pas le droit d’admettre qu’à des conditions complexes d’excitation réponde une sensation simple, sous prétexte que cette sensation est particulière et spécifique, car il n’y a rien de plus original et de plus spécifique qu’un composé très complexe.

Nous admettons donc, pour notre part, la possibilité d’une fusion, d’une combinaison, d’une synthèse entre des états de conscience, sinon entre des étais d’inconscience mentale, — entre des sensations « senties », sinon entre des sensations « non senties » ; et l’observation vérifie la réalité de ces sortes de synthèses. Par l’habitude, et surtout par l’hérédité, des sensations d’abord simples finissent par faire un tout tellement bien lié et continu que l’analyse n’en distingue plus les éléments. Si nous avions un microscope capable de produire le grossissement des sensations, nous verrions les sensations en apparence simples, surtout celle des cinq sens, qui sont des organes si complexes, se résoudre en plusieurs éléments, les uns de qualité semblable, les autres de qualité dissemblable, d’intensité uniforme ou variable, se présentant simultanément ou en succession, soit régulière, soit irrégulière. Il y a dès à présent des analyses qu’on a pu faire. Nos sensations du goût les plus spécifiques sont précisément celles qui sont compliquées de sensations du toucher et de sensations d’odorat : le piquant du poivre ou l’âpreté du vin sec sont des sensations factuelles, et leurs goûts aromatiques sont en réalité des odeurs14. Un fort coryza, en empêchant l’accès des surfaces olfactives, supprime les saveurs aromatiques. La différence entre la douceur au toucher d’une surface polie et la rudesse d’une surface non polie, quoique produisant des sensations irréductibles pour l’« introspection », est due à ce que, dans un cas, les diverses terminaisons nerveuses, simultanément excitées, le sont aussi également, dans l’autre inégalement : les pointes compriment plus les nerfs et les creux les compriment moins. Chacun connaît les expériences d’acoustique qui démontrent la complexité de nos sensations de timbre, d’acuité, etc. Une-autre preuve de la complexité des sensations spécifiques, c’est la variation de qualité qui accompagne les variations d’intensité, d’extensité et de durée. 1° A l’exception du rouge spectral, par exemple, toutes les couleurs donnent place, tôt ou tard, à un simple gris sans couleur, lorsque l’intensité de la lumière diminue ; et toutes, d’autre part, deviennent indistinctement blanches après une certaine augmentation intensité 15. 2° Une durée plus longue est aussi, en beaucoup de cas, nécessaire pour produire une sensation de telle couleur que pour produire une sensation simple de lumière ou de brillant ; le spectre solaire vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit16. La sensation de couleur est donc, selon nous, une sensation de lumière spécifiée, c’est-à-dire compliquée. 3° De très petits objets, comme des taches colorées sur un fond blanc, quoique vus encore distinctement, apparaissent comme sans couleur au-dessous d’une certaine dimension ; et la relation entre l’intensité et l’extension est telle que, dans de certaines limites, plus les taches sont brillantes, plus elles peuvent être petites sans perdre leur couleur ; ou, plus elles sont grandes, plus elles peuvent être faiblement éclairées sans perdre leur couleur17. Il y a donc ici substitution d’une somme d’effets à une autre ; d’où nous concluons que la sensation est elle-même une sommation, non d’impressions inconscientes (comme le soutient Taine), mais d’impressions conscientes, dont chacune est trop faible, à elle seule, pour se détacher sur le panorama intérieur. En définitive, il y a des sensations différenciées qui, si elles sont réunies et encore mal intégrées, mal fondues, se laissent analyser par la conscience, comme certains éléments se laissent discerner par le dégustateur dans un arôme qui, pour tout autre, paraîtrait indécomposable. Augmentez la fusion, l’unification, en même temps que la complication, vous arriverez à une sensation parfaitement tranchée et d’apparence simple, qui éclatera en quelque sorte, aussi indéfinissable que nette et distincte, au sein de notre conscience. Les effets seront devenus à la fois trop complexes et trop organisés, par conséquent trop spontanés d’apparence, pour que la réflexion puisse en faire la dissection psychologique18.

Par cela même, nous nous séparons à la fois et des spiritualistes qui veulent tout expliquer (ou plutôt ne rien expliquer) par des états simples de la conscience, et des matérialistes qui veulent tout expliquer par des éléments simples de quantité, ou par une qualité prétendue simple indéfiniment ajoutée à elle-même, comme serait la résistance, ou enfin par un phénomène prétendu simple, comme le choc. La simplicité est une limite idéale, la complexité et même l’infinité est le réel : l’imagination seule s’efforce de la réduire en points et en atomes, comme aussi en monades.

V
Élément relationnel des sensations

Par cela même que les sensations sont plus ou moins complexes, qu’elles enveloppent une somme d’actions et de réactions en des rapports déterminés, elles renferment nécessairement un élément relationnel ; de plus, elles sont toujours saisies dans de certaines relations avec d’autres sensations. Une sensation, en effet, ne peut pas à elle seule occuper tout le champ de la conscience : 1° elle est toujours une modification partielle d’un état général de conscience ; et, 2° quand une sensation nouvelle se produit, la conscience n’y est point tout entière passée et absorbée ; il reste sous la sensation nouvelle, quelque chose de l’état antérieur. Il y a donc toujours relation de différence au sein de la conscience, tant que la vie dure et, avec la vie, le changement interne corrélatif du mouvement externe. C’est là ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on a appelé la loi de relativité des sensations.

Toutefois, il faut ici se garder des exagérations où tombent certains psychologues qui veulent réduire la qualité même à la relation. Sentir, est-ce n’avoir conscience que d’une relation ? Par exemple, le sentiment du mal de tête est-il uniquement et exclusivement le sentiment d’une relation, d’un changement, d’un mouvement, sans que les termes soient sentis ou même sans qu’il existe des termes véritables ?

En fait et objectivement, toute douleur, toute pensée, tout état de conscience suppose un mouvement. Quelque uniforme que semble un état de conscience fixe, il est encore une série d’états changeants, un rythme de mouvements, les uns favorables, les autres défavorables à la vie, les uns d’assimilation, les autres de désassimilation ; il suppose une infinité de petits chocs dans les molécules cérébrales. Oui, le mouvement est partout, et rien ne devient sans le mouvement. Mais, au point de vue subjectif, le mouvement et le changement ne sont appréciables qu’entre des termes qui sont des états de conscience plus ou moins momentanés. Objectivement même, il ne peut y avoir mouvement et changement sans rien de plus. La réalité ne peut se résoudre tout entière en relations sans termes, en nombres comme ceux de Pythagore, et en nombres mouvants. Le devenir est le devenir de quelque chose qui, dans ce devenir même, se sent subsister tout en changeant sans cesse, se sent être et vivre tout en se mouvant d’une relation à une autre relation dans l’universel commerce des êtres, dans l’universel échange de la vie.

Mais subjectivement, n’y a-t-il conscience que du changement ou mouvement, de la relation entre deux états différents, et les deux états eux-mêmes, ou au moins le premier, sont-ils, comme tels, hors de la conscience ?

Cette théorie roule sur la confusion de la conscience distincte et différenciée avec la conscience indistincte et uniforme19. Un état toujours le même, comme une souffrance continuelle ou un bien-être continu, n’est pas nécessairement inconscient pour cette seule raison qu’il n’est pas remarqué, discerné par la réflexion, opposé à autre chose. Sentir n’est pas nécessairement penser, juger, prononcer sur le même et l’autre, classer, systématiser ; appréhender n’est pas comprendre. Il est clair que ce qui n’est pas distinct ne peut être distingué. Si un enfant naît et reste dans une chambre qui a gardé une forte odeur de musc, cette odeur constante, non séparée du reste, ne pourra pas être séparée par sa conscience. Est-ce à dire que la sensation correspondante ne fera pas partie de la conscience ? Nullement ; ou bien les nerfs olfactifs continueront de transmettre l’odeur et la sensation sera elle-même continue ; ou bien il y aura usure des nerfs, accommodation finale au milieu, état final d’équilibre, et alors la sensation disparaîtra parce que les nerfs ne vibreront plus. L’adaptation physique des nerfs ou l’adaptation mentale de l’attention peuvent ainsi ramener l’équilibre, l’indifférence dans l’organisme et dans la conscience, supprimer l’effet primitif d’une influence extérieure. Mais, tant que l’effet subsiste, sa constance ne l’empêche pas d’exister, et de même la constance de la sensation, tant qu’elle subsiste, ne l’empêche pas d’être sentie avec tout le reste ; elle l’empêche seulement d’être triée à part.

Si les « relations mutuelles des sensations » étaient tout pour l’être sentant, comme quelques psychologues le croient, l’intensité propre et la qualité propre de ces sensations deviendraient indifférentes, pourvu que les relations demeurassent les mêmes. Or, c’est ce qui n’a pas lieu. Considérons successivement les relations d’intensité et les relations de qualité. L’existence d’un minimum sensibile et d’un maximum sensibile, comme termes extrêmes du sentir, est, dans le domaine de l’intensité, la réfutation péremptoire des relativistes excessifs. En effet, pourquoi la sensation de relation, comme telle, aurait-elle des extrêmes déterminés, sinon parce qu’il y a sous ces relations un contenu dont l’intensité propre, pour pouvoir être saisie en elle-même, ne doit être ni trop forte ni trop faible ? Les relations purement numériques devraient être aussi bien appréciables par-delà le maximum sensible qu’en deçà, puisque les relations demeurent toujours identiques, quels que soient les termes. Si nous ne saisissions que les relations ou différences d’intensité, par exemple la différence de 2 à 3, non des intensités en elles-mêmes, le rapport de 2 à 3 devrait être saisi partout où il existe. Or, quand il existe entre des intensités trop grandes ou trop faibles, il n’est pas perceptible. Donc ce n’est pas seulement le rapport que nous sentons, mais les intensités mêmes des actions exercées sur nous. Nous sentons immédiatement une puissance exercée sur la nôtre, sans avoir besoin de la comparer ni de l’évaluer. Ce qui induit ici en erreur, c’est que, dans nos langues, le terme d’intensité éveille nécessairement une idée de relation, de mesure : une chose est dite intense par rapport à une autre ; mais, dans la réalité, l’énergie d’une action exercée sur notre organisme produit dans la conscience un effet particulier d’intensité qui n’a besoin ni d’être nommé ni d’être mesuré pour être senti, et qui, au contraire, ne peut être mesuré par comparaison avec un autre qu’après avoir été senti directement en lui-même.

James Ward remarque que l’employé qui pèse des lettres avec la main arrive à juger directement le poids de chacune en particulier, sans avoir besoin de dire que la première est la moitié ou le tiers de la seconde, et sans se rapporter à une commune mesure. On peut lui répondre, il est vrai, qu’en ce cas, il y a toujours comparaison, non d’une première lettre avec une seconde, mais de chaque lettre avec des souvenirs de poids qui, dans la mémoire, forment comme une échelle dynamométrique inscrite à l’avance. L’employé lit les degrés de pesanteur dans son imagination. La vérité, selon nous, c’est que l’intensité se sent en elle-même sans comparaison, par exemple, l’intensité d’un poids soulevé, mais que pour être jugée, évaluée, la comparaison est nécessaire avec un étalon extérieur ou intérieur.

Dans le domaine de la qualité, il est encore moins nécessaire de comparer pour sentir, et, s’il y a objectivement transition d’une sensation à l’autre, il n’en résulte pas que ce soit la transition seule, la différence qui constitue subjectivement la sensation. Plongez la main dans de l’eau à 40 degrés : si votre main était auparavant dans de l’eau à 10 degrés, vous aurez une sensation de chaleur ; si elle était dans de l’eau à 70 degrés, vous aurez une sensation de fraîcheur. Oui, mais s’ensuit-il que les sensations de chaleur et de fraîcheur soient de simples relations parce qu’elles impliquent certaines relations organiques ? Loin de le prouver, l’expérience en question prouve le contraire. En effet, il y a dans la sensation de chaud une qualité sui generis, indépendante des relations nécessaires à son apparition, puisque des différences identiques de degrés thermométriques peuvent répondre à des sensations de qualité contraire. Il y a donc là des combinaisons de mouvements organiques qui ont comme résultat final une sensation de qualité déterminée, et les relations mathématiques n’expriment que les conditions de production.

Si l’état organique précédent influe sur le suivant, c’est par la combinaison des mouvements qui en résulte, mais il ne s’ensuit pas que nous sentions seulement des rapports. Un disque rouge trop éloigné n’est pas vu ; il n’en résulte pas que je voie la proximité, non le disque même, ni la couleur rouge en elle-même.

On a invoqué l’expérience de Meyer sur le contraste des couleurs : ce qui paraît vert sur un fond rouge paraîtra orange sur un fond bleu ; s’ensuit-il que nous saisissions seulement des différences de couleurs, non des couleurs ? Nullement. De deux choses l’une ; ou nous jugeons simplement que la chose est verte quand elle est sur le fond rouge (c’est la théorie de Helmholtz), et, dans ce cas, il y a simplement appréciation, dénomination, classification ; il n’y a pas une sensation constituée par une simple différence ; ou nous sentons réellement l’impression du vert (c’est la théorie de Hering, que nous croyons vraie), parce qu’il y a une composition cérébrale de mouvements aboutissant aux ondulations cérébrales du vert, et alors c’est bien la qualité même de la couleur qui est appréhendée, non son rapport avec une autre couleur.

Ce qui donne lieu, dans ce problème, à beaucoup de méprises, c’est l’erreur communément répandue, qui consiste à croire que toute différence est toujours un objet non de sensation ou représentation, mais de jugement. Or, nous verrons plus loin qu’il y a des différences qui sont elles-mêmes des sensations distinctes et spécifiques, des différences qu’on sent, qu’on ne juge pas. James Ward a établi ici une classification ingénieuse. On peut considérer : 1° des différences d’intensité, la qualité restant la même ; 2° des différences de qualité dans le domaine d’un même sens, formant une sorte de continuum. La différence entre deux intensités de la même qualité ou entre deux qualités du même sens est elle-même une représentation distincte. Ainsi la différence entre le la du diapason et son octave ne se juge pas seulement, mais se sent. La différence entre un poids de deux kilogrammes et un poids de trente kilogrammes est également sensitive, comme quand on regarde une ligne de deux mètres à côté d’une ligne d’un décimètre. Il y a là une impression particulière qui tient à ce que les deux sensations sont deux portions du continuum d’un même sens. Au contraire, quand il s’agit, 3° de différences entre deux sensations de différentes classes, comme la vue et l’ouïe, la différence des impressions ne constitue pas elle-même une représentation distincte et particulière de différence. Je vois un éclair, j’entends un son ; entre les deux sensations je ne puis pas établir un lien, comme entre deux éclairs d’intensité différente, ou deux sons d’intensité différente : il n’y a pas là, dans la sensibilité même, de mesure immanente, parce qu’il y a discontinuité entre les deux sensations. Dès lors, leur différence ne constitue plus elle-même quelque chose de représentable, un état de conscience sui generis.

Tout en admettant les distinctions de James Ward, nous irons plus loin que lui, et nous admettrons un élément sensitif, mais moins caractérisé, jusque dans les différences entre les différentes classes de sensations. Même quand nous passons de l’éclair au son, il y a sentiment de différence sous forme de choc intérieur, de surprise, de coup inattendu ; l’absence de continuité empêche seulement la différence d’offrir une quantité immédiatement appréciable, comme cela a lieu quand on passe d’une lettre de cinq grammes à une lettre de trente grammes. Dans ce dernier cas, nous parcourons des degrés dans un même continuum ; dans l’autre cas, nous faisons un saut d’un domaine dans l’autre, sans mesure possible. Mais il y a toujours un élément sensitif, avec cette différence que, dans un cas, la continuité des sensations nous fait sentir grosso modo la quantité déterminée de la différence même ; dans l’autre cas, la discontinuité des sensations nous fait sentir simplement une transition brusque de quantité indéterminée.

En tout cas, loin de dire que les représentations de qualités et d’intensités se ramènent à des représentations de différences, il faut dire, au contraire, que les représentations de différences se ramènent elles-mêmes à des représentations spécifiques sous le rapport de la qualité et de l’intensité, à des représentations directes et immédiates, dont les jugements de différence ne seront que l’expression ultérieure dérivée, abstraite20. Cette loi, selon nous, explique le malentendu entre les relativistes et les non-relativistes.

A cette théorie des relativistes se rattache celle qui résout les sensations en raisonnements.

Quand j’ai conscience que ce que je vois est rouge, je le distingue par là du jaune, du vert, du bleu, etc. Je distingue de même une sensation de lumière d’une sensation de son ou de toucher. Comment puis-je faire cette différence ? se demande Wundt. — Evidemment, répond-il, grâce aux marques déterminées que l’objet possède pour ma sensation. Ces marques s’accordent en partie, différent en partie. Ainsi le rouge, le jaune, le vert, etc., s’accordent encore par certaines marques, et, par d’autres marques, diffèrent du son, de l’odeur, etc. L’acte de pensée primitif est celui qui fixe la marque particulière de la sensation. Et cet acte vraiment primitif a une propriété qui lui est absolument propre : il n’y a rien qui puisse l’exprimer ; ni les mots, ni la pensée ne peuvent le saisir ; nous ne savons rien de lui, sinon qu’il existe. Nous ne pouvons déterminer les marques du rouge ou du bleu ni par la réflexion la plus profonde, ni par la recherche minutieuse des conditions dans lesquelles la sensation se produit. A la vérité, nous savons que des ondulations éthérées d’une certaine longueur, en tombant sur l’œil, produisent la sensation du rouge ; mais ces ondulations ne sont pas les marques à l’aide desquelles nous distinguons le rouge des autres couleurs, puisque cette distinction, nous l’avions faite bien longtemps avant de savoir que la lumière résulte des ondulations de l’éther. De ces réflexions, Wundt croit pouvoir conclure que les actes primitifs de la conscience sont des raisonnements. « Nous n’admettons pas d’abord, dit-il, des idées d’où sortent des jugements, puis des raisonnements ; mais la pensée pour nous commence par des raisonnements, qui conduisent aux jugements, qui eux-mêmes forment des idées. » La seule forme d’activité mentale, ajoute Wundt, qui ait le pouvoir de lier, d’unifier, c’est le raisonnement ; il est l’origine de toute synthèse, conséquemment de toute pensée ; c’est le raisonnement qui établit l’unité de composition de la pensée : la sensation est donc un composé d’états inconscients réunis par une synthèse inconsciente.

— Mais, répondrons-nous, en admettant de pareils états, comment comprendre que la fusion de termes inconscients en un raisonnement inconscient fasse de la conscience ? Une pareille explication, qui vient se confondre avec celle de Hartmann, n’est-elle pas encore plus inintelligible que le fait même à expliquer ? Ce fait, c’est qu’il y a des sensations dont nous ignorons les conditions et les causes, dont nous ne pouvons même discerner les éléments, mais qui cependant sont immédiatement saisies par la conscience. Ces éléments, que nous ne pouvons séparer et rendre discontinus comme des molécules mentales, ne sont pas pour cela en dehors de la conscience21. Quant au lien qui les réunit, rien ne prouve que ce soit un lien logique ; tout porte à croire, au contraire, que c’est un lien sensitif et moteur, ce que les physiologistes nomment un lien sensorimoteur. La théorie de Wundt est une sorte de platonisme rationaliste et abstrait. On peut bien admettre que le raisonnement est la forme naturelle de la synthèse logique, mais non de toute synthèse en général. Si on veut former la sensation même avec des raisonnements, on poursuit une chimère, comme Platon qui avait fini par faire de la sensation un « mélange d’idées » ; on recule la difficulté sans la résoudre, car ce n’est pas le raisonnement même qui fournira les termes entre lesquels il établit un lien, soit logique, soit mécanique. Ne faut-il pas toujours en venir à quelque chose qui soit senti d’une manière immédiate, à quelque « marque » qui se laisse apercevoir en elle-même et par elle-même ? De ce que je ne puis exprimer ni traduire ma sensation du rouge dans la langue du raisonnement, comment inférer, avec Wundt, qu’elle soit la conclusion d’un raisonnement, sauf à se tirer ensuite d’affaire en disant que ce raisonnement est inconscient ? Tout au contraire, il faut dire que la sensation n’est pas raisonnée, ni d’une manière consciente, ni encore moins d’une manière inconsciente, mais qu’elle est sentie par un sentiment immédiat.

Wundt accorde gratuitement au raisonnement le privilège exclusif « de lier, d’unifier » ; il y a un lien plus fort et plus intime dans la conscience : c’est le sentir et le vouloir. Les rapports qui constituent le raisonnement ne peuvent unir que s’ils sont saisis, et ils ne peuvent être saisis que dans un sentiment spécial où ils sont à la fois réalisés et aperçus : le rapport de ressemblance suppose, nous le verrons plus tard22, un sentiment de ressemblance ; le rapport de différence suppose un sentiment de différence : il y a toujours une certaine affection de la conscience particulière et concrète dont les rapports abstraits sont des extraits. Le sentiment seul unit d’une façon concrète. Sous le mouvement se trouve non la logique de l’entendement, mais l’impulsion de la sensibilité et de la volonté : chercher le plaisir, fuir la douleur, vouloir, et pour cela mouvoir, telle est la seule logique de la vie, dont le mouvement est le signe extérieur et dont le raisonnement des logiciens n’est que la formule inanimée. Aussi Wundt lui-même, dans les dernières éditions de son livre, est-il arrivé à faire de la volonté le fond de l’existence mentale.

Riehl s’est inspiré de Wundt, mais, au lieu d’un rapport entre des phénomènes inconscients, il fait consister la sensation dans un rapport entre une stimulation inconsciente et une stimulation consciente. Selon lui, pour que la sensation puisse se produire, il doit y avoir une stimulation précédente dont nous ne sommes pas sensitivement avertis, mais par laquelle et en relation avec laquelle la stimulation nouvelle est appréhendée. « Ce dont nous sommes conscients dans la sensation est la différence, la relation de deux stimulations, qui, seulement par leur coopération, amènent le produit : sensation. Toute sensation est un processus par lequel nous sommes avertis d’une différence définie entre deux stimulations. La stimulation dont nous ne sommes pas avertis est à celle dont nous sommes avertis comme celle-ci est à la représentation aperçue ; et le processus mental de l’aperception étant un jugement, la forme de l’acte de sensation peut aussi s’appeler un jugement. » C’est sur cette propriété que Riehl veut fonder « la conscience immédiate de quelque chose qui n’est pas appréhendé par le sens » ; et ce quelque chose qui n’est pas nous-mêmes constitue pour nous « le réel existant ». Il y a donc dans toute sensation une position du réel, une reconnaissance d’existence. La sensation ne peut être regardée comme absolue et se suffisant à elle-même ; grâce à son mode d’origine, elle est significative d’une propriété inhérente à quelque chose d’existant.

— Mais, demanderons-nous, si la stimulation qui précède la stimulation actuelle est inconsciente, comment puis-je saisir la différence, alors qu’un des termes m’échappe ? N’est-il pas plus naturel de dire que je saisis la différence d’état produite par la stimulation nouvelle (comme une étincelle électrique) dans mon état précédent, dont j’avais une conscience spontanée et générale ? En outre, comment faire, avec Riehl, de la stimulation inconsciente la propriété d’une chose existante et autre que nous-même ? C’est changer un pur vide, vacuum, en une réalité. C’est changer indûment le rapport entre sensation et absence de sensation en rapport de sujet à objet.

Quoi qu’il en soit du passage à l’objectif, la sensation ne peut être formée d’éléments inconscients, même combinés avec des éléments conscients, ni consister dans de simples rapports. Les relations entre les éléments sensitifs de la conscience sont des conditions de la sensation générale, mais ils n’en sont pas plus les constituants que les rapports numériques, conditions d’un accord, ne constituent l’accord même.

VI
Rapport nécessaire de la sensation au mouvement

La sensation étant un changement reçu du dehors, il est clair qu’elle a toujours pour antécédent nécessaire un mouvement. Ce mouvement, une fois produit, ne peut disparaître. Ce n’est pas lui qui se change en sensation ; cette transformation inexplicable serait contraire à ce qu’on appelle la loi de transformation des mouvements et qu’on ajustement proposé d’appeler leur loi de non-transformation. En effet, le mouvement ne se transforme pas en autre chose, mais un mode de mouvement se transforme en un autre : le mouvement moléculaire, par exemple, devient soit mouvement de translation, soit mouvement de désagrégation, et la somme des trois sortes de mouvements est constante. Dès lors, on ne peut admettre qu’une certaine quantité de mouvement antérieur à la sensation du son ut, par exemple, disparaisse pour faire place à cette sensation23. Le mouvement persiste pendant la sensation, et même, en examinant avec soin notre conscience, nous avons vu que nous pouvons saisir, dans un son grave, une série de pulsations, de va-et-vient, qui est la représentation interne de ce mouvement.

Enfin, le mouvement persiste après la sensation proprement dite. Il se répand d’abord par diffusion, et c’est, nous le verrons plus loin, le moment qui correspond à l’émotion. Puis il provoque des réactions motrices, qui, si elles sont faibles, demeurent moléculaires, et qui, si elles sont fortes (soit par l’énergie de la sensation même, soit par l’énergie de la diffusion émotionnelle), provoquent des mouvements visibles d’expression. Enfin, si les réactions motrices sont plus énergiques encore et plus émotionnelles, elles intéressent alors assez la volonté générale de l’être organisé pour provoquer des mouvements musculaires déterminés, avec le but, conscient ou inconscient, d’écarter ou de rapprocher l’organisme de l’objet senti. Tout processus sensoriel est donc bien en même temps, à des degrés divers, émotionnel et moteur.

Dès lors, à tous les points de vue, nous pouvons conclure que la sensation est la révélation d’une force qui agit en conflit ou en concours avec les forces extérieures. La sensation n’est pas un reflet passif de la réalité ; elle est la réalité même en travail et sentant son propre travail. Tout ne se passerait pas de la même manière dans le monde s’il n’y avait aucune sensation et seulement des mouvements non sentis. Au cas où ces mouvements eussent été suffisants pour produire les mêmes effets qui aujourd’hui se produisent, pour préserver les êtres organisés contre les influences destructives du dehors, pour leur assurer l’avantage dans le combat de l’existence, les sensations, étant inutiles, ne se seraient point produites, et les phénomènes mécaniques n’auraient pas éprouvé le besoin de s’ajouter cet étrange « épiphénomène ». Il faut donc admettre que la sensation est un facteur efficace dans la lutte pour la vie, une des forces en action, au sens le plus général des forces, considérées comme causes de changement et de mouvement. Bien loin que le mouvement suffise à tout expliquer sans la sensation, qui ne serait ainsi qu’une lumière surajoutée, le plus probable, d’après les indications tirées de la psychologie, c’est que l’élément sensationnel existe déjà jusque dans les mouvements qui semblent les plus insensibles ; que la sensation distincte, au lieu de se produire à côté et à part du mouvement, dans je ne sais quel monde de purs reflets, est la simple accumulation et amplification de ce qui existait déjà dans le processus réel et intime des choses : le mouvement n’en est que la forme extérieure, la traduction pour les sens de la vue et du toucher. Dans cette hypothèse, le mouvement serait une transposition des éléments sensationnels et appétitifs en langage visuel et tactile ; il serait un extrait des sensations mêmes et appétitions, et une expression spatiale de leurs rapports24.