(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. De Mascaron et de Bossuet. »

Chapitre XXXI.
De Mascaron et de Bossuet.

L’éloquence française se distingua surtout par les éloges et les panégyriques funèbres. Ce genre, qui n’est qu’une déclamation méprisable, quand l’objet en est vil, et une déclamation ridicule, quand l’orateur n’est pas éloquent, parut sous Louis XIV avec éclat. Deux orateurs célèbres, Fléchier et Bossuet le fixèrent, comme deux grands poètes avaient fixé l’art bien plus difficile de la tragédie. On peut observer que la tragédie, en se perfectionnant parmi nous, eut à peu près la même marche que l’éloquence. Dans toutes les deux, on commença par le mélange de la force et du mauvais goût. Le génie se monta ensuite à une élévation pleine de grandeur, mais inégale. Enfin les esprits se polissant, mais s’affaiblissant un peu, vinrent, par les progrès des lumières, à ce point où le goût des détails fut plus parfait, mais où l’élégance continue nuisit à la grandeur et surtout à la force. Telle est peut-être la marche nécessaire des esprits dans tous les arts : telle fut celle de l’oraison funèbre. Mascaron fut, dans ce genre, ce que Rotrou fut sur le théâtre. Rotrou annonça Corneille ; et Mascaron, Bossuet.

On peut dire que cet orateur marque dans l’éloquence le passage du siècle de Louis XIII, à celui de Louis XIV. Il a encore de la rudesse et du mauvais goût de l’un ; il a déjà de l’harmonie, de la magnificence de style, et de la richesse de l’autre. Sa manière tient à celle des deux hommes célèbres qui, en le suivant, l’ont effacé. Il semble qu’il s’essaie à la vigueur de Bossuet et aux détails heureux de Fléchier ; mais ni assez poli, ni assez grand, il est également loin et de la sublimité de l’un et de l’élégance l’autre. Au reste, il ne faut pas confondre les derniers discours de cet orateur avec les premiers. À mesure qu’il avance, on voit que son siècle l’entraîne ; et de l’oraison funèbre d’Anne d’Autriche à celle de Turenne, il y a peut-être la même distance, que de Saint Genêt à Venceslas 69, ou de Clitandre à Cinna.

En général, Mascaron était né avec plus de génie que de goût, et plus d’esprit encore que de génie. Quelquefois son âme s’élève ; mais, soit le défaut du temps, soit le sien, quand il veut être grand, il trouve rarement l’expression simple. Sa grandeur est plus dans les mots que dans les idées. Trop souvent il retombe dans la métaphysique de l’esprit, qui paraît une espèce de luxe, mais un luxe faux qui annonce plus de pauvreté que de richesse. Il est alors plus ingénieux que vrai, plus fin que naturel. On lui trouve aussi de ces raisonnements vagues et subtils qui se rencontrent si souvent dans Corneille ; et l’on sait combien ce langage est opposé à celui de la vraie éloquence. Son plus grand mérite est d’avoir eu la connaissance des hommes. Il a, dans ce genre, des choses senties avec esprit et rendues avec finesse. Ainsi, dans l’oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, il dit, en parlant des princes, « Qu’ils s’imaginent avoir un ascendant de raison comme de puissance ; qu’ils mettent leurs opinions au même rang que leurs personnes, et qu’ils sont bien aises, quand on a l’honneur de disputer avec eux, qu’on se souvienne qu’ils commandent à des légions ».

Plus bas il ajoute, « Que les grands ont une certaine inquiétude dans l’esprit, qui leur fait toujours demander une courte réponse à une grande question ».

Il dit, en parlant du désintéressement de Turenne, « Que les Fabrice et les Camille se sont plus occupés des richesses par le soin laborieux de s’en priver, que M. de Turenne par l’indifférence d’en avoir, ou de n’en avoir pas ». Et en parlant de la simplicité de ce grand homme, « Qu’il ne se cachait point, qu’il ne se montrait point, qu’il était aussi éloigné du faste de la modestie, que de celui de l’orgueil ».

On trouve, dans cette dernière oraison funèbre, plus de beautés vraies et solides que dans toutes les autres. Le ton en est éloquent ; la marche en est belle, le goût plus épuré. Il s’y rencontre moins de comparaisons tirées et du soleil levant et du soleil couchant, et des torrents et des tempêtes, et des rayons et des éclairs. Il y est moins question d’ombre et de nuages, d’astre fortuné, de fleuve fécond, d’océan qui se déborde, d’aigle, d’aiglon, d’apostrophe au grand prince ou à la grande princesse, ou à l’épée flamboyante du Seigneur, et tous ces lieux communs de déclamation et d’ennui, qu’on a pris si longtemps, et chez tant de peuples, pour de la poésie et de l’éloquence.

Bossuet a encore quelques-uns de ces défauts ; mais qui ne sait par combien de beautés il les rachète ? On dit que c’était le seul homme vraiment éloquent sous le siècle de Louis XIV. Ce jugement paraîtra sans doute extraordinaire ; mais si l’éloquence consiste à s’emparer fortement d’un sujet, à en connaître les ressources, à en mesurer l’étendue, à enchaîner toutes les parties, à faire succéder avec impétuosité les idées aux idées, et les sentiments aux sentiments, à être poussé par une force irrésistible qui vous entraîne, et à communiquer ce mouvement rapide et involontaire aux autres ; si elle consiste à peindre avec des images vives, à agrandir l’âme, à l’étonner, à répandre dans le discours un sentiment qui se mêle à chaque idée, et lui donne la vie ; si elle consiste à créer des expressions profondes et vastes qui enrichissent les langues, à enchanter l’oreille par une harmonie majestueuse, à n’avoir ni un ton, ni une manière fixe, mais à prendre toujours et le ton et la loi du moment, à marcher quelquefois avec une grandeur imposante et calme, puis tout à coup à s’élancer, à s’élever, à descendre, s’élever encore, imitant la nature, qui est irrégulière et grande, et qui embellit quelquefois l’ordre de l’univers par le désordre même ; si tel est le caractère de la sublime éloquence, qui parmi nous a jamais été aussi éloquent que Bossuet ? Voyez, dans l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, comme il annonce avec hauteur qu’il va instruire les rois ; comme il se jette ensuite à travers les divisions et les orages de cette île ; comme il peint le débordement des sectes, le fanatisme des indépendants, au milieu d’eux Cromwell, actif et impénétrable, hypocrite et hardi, dogmatisant et combattant, montrant l’étendard de la liberté et précipitant les peuples dans la servitude ; la reine luttant contre le malheur et la révolte, cherchant partout des vengeurs, traversant neuf fois les mers, battue par les tempêtes, voyant son époux dans les fers, ses amis sur l’échafaud, ses troupes vaincues, elle-même obligée de céder, mais, dans la chute de l’État, restant ferme parmi ses ruines, telle qu’une colonne qui, après avoir longtemps soutenu un temple ruineux, reçoit, sans être courbée, ce grand édifice qui tombe et fond sur elle sans l’abattre.

Cependant, l’orateur, à travers ce grand spectacle qu’il déploie sur la terre, nous montre toujours Dieu présent au haut des cieux, secouant et brisant les trônes, précipitant la révolution, et par sa force, invincible, enchaînant ou domptant tout ce qui lui résiste. Cette idée, répandue dans le discours d’un bout à l’autre, y jette une terreur religieuse qui en augmente encore l’effet, et en rend le pathétique plus sublime et plus sombre.

L’éloge funèbre de Henriette d’Angleterre ne présente ni de si grands intérêts, ni un tableau si vaste : c’est un pathétique plus doux, mais qui n’en est pas moins touchant. Peut-être même que le sort d’une jeune princesse, fille, sœur et belle-sœur de roi, jouissant de tous les avantages de la grandeur et de tous ceux de la beauté, morte en quelques heures, à l’âge de vingt-six ans, par un accident affreux, et avec toutes les marques d’un empoisonnement, devait faire sur les âmes une impression encore plus vive que la chute d’un trône et la révolution d’un État. On sait que les malheurs imprévus nous frappent plus que les malheurs qui se développent par degrés. Il semble que la douleur s’use dans les détails. D’ailleurs les hommes ordinaires n’ont point de trône à perdre ; mais leur intérêt ajoute à leur pitié, quand un exemple frappant les avertit que leur vie n’est rien. On dirait qu’ils apprennent cette vérité pour la première fois, car tout ce qu’on sent fortement est une espèce de découverte pour l’âme.

On ne peut douter que Bossuet, en composant cet éloge funèbre, ne fût profondément affecté, tant il y parle avec éloquence et de la misère et de la faiblesse de l’homme. Comme il s’indigne de prononcer encore les mots de grandeur et de gloire ! Il peint la terre sous l’image d’un débris vaste et universel ; il fait voir l’homme cherchant toujours à s’élever, et la puissance divine poussant l’orgueil de l’homme jusqu’au néant, et pour égaler à jamais les conditions, ne faisant de nous tous qu’une même cendre. Cependant Bossuet, à travers ces idées générales, revient toujours à la princesse, et tous ses retours sont des cris de douleur. On n’a point encore oublié, au bout de cent ans, l’impression terrible qu’il fit, lorsqu’après un morceau plus calme, il s’écria tout à coup : « Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! où retentit comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte. » Et quelques moments après, ayant parlé de la grandeur d’âme de cette princesse, tout à coup il s’arrête ; et montrant la tombe où elle était renfermée : « La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ; la voilà telle que la mort nous l’a faite ! encore ce reste tel quel va-t-il disparaître. Nous l’allons voir dépouillée, même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la poussière avec les grands de la terre, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés ! tant la mort est prompte à remplir ces places ! » Puis tout à coup il craint d’en avoir trop dit. Il remarque que la mort ne nous laisse pas même de quoi occuper une place, et que l’espace n’est occupé que par les tombeaux. Il suit les débris de l’homme jusque dans sa tombe. Là, il fait voir une nouvelle destruction au-delà de la destruction. L’homme, dans cet état, devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue. « Tant il est vrai, s’écrie l’orateur, que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes. » Il est difficile, je crois, d’avoir une éloquence et plus forte et plus abandonnée, et qui, avec je ne sais quelle familiarité noble, mêle autant de grandeur.

L’éloge funèbre de la princesse Palatine, quoique bien moins intéressant, nous offre aussi quelques grands traits, mais d’un autre genre. Tel est un morceau sur la cour ; sur ce mélange éternel qu’on y voit des plaisirs et des affaires ; sur ces jalousies sourdes au-dedans, et cette brillante dissipation au-dehors ; sur les apparences de gaieté, qui cachent une ambition si ardente, des soins si profonds, et un sérieux, dit l’orateur, aussi triste qu’il est vain. On peut encore citer le tableau des guerres civiles de la minorité, et surtout un morceau sublime sur les conquêtes de Charles-Gustave, roi de Suède. On dirait que l’orateur suit la marche du conquérant qu’il peint, et se précipite avec lui sur les royaumes. Mais si jamais il parut avoir l’enthousiasme et l’ivresse de son sujet, et s’il le communiqua aux autres, c’est dans l’éloge funèbre du prince de Condé. L’orateur s’élance avec le héros ; il en a l’impétuosité comme la grandeur. Il ne raconte pas ; on dirait qu’il imagine et conçoit lui-même les plans. Il est sur le champ de bataille ; il voit tout, il mesure tout. Il a l’air de commander aux événements ; il les appelle, il les prédit ; il lie ensemble et peint à la fois le passé, le présent, l’avenir : tant les objets se succèdent avec rapidité ! tant ils s’entassent et se pressent dans son imagination ! Mais la partie la plus éloquente de cet éloge, c’est la fin. Les six dernières pages sont un mélange continuel de pathétique et de sublime. Il invite tous ceux qui sont présents, princes, peuple, guerriers, et surtout les amis de ce prince, à environner son monument, et à venir pleurer sur la cendre d’un grand homme. « Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros ; des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus, des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et de fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant, et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs que celui à qui on les rend. Pleurez donc sur ces faibles restes de la vie humaine ; pleurez sur cette triste immortalité que nous donnons aux héros ! »

Enfin il ajoute ces mots si connus, et éternellement cités.

« Pour moi, s’il m’est permis, après tous les autres, de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince ! le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire ; … agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue ; vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte. Heureux si, averti par ces cheveux blancs, du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d’une voix qui tombe, et d’une ardeur qui s’éteint. »

Dans cette péroraison touchante, on aime à voir l’orateur paraître, et se mêler lui-même sur la scène. L’idée imposante d’un vieillard qui célèbre un grand homme, ces cheveux blancs, cette voix affaiblie, ce retour sur le passé, ce coup d’œil ferme et triste sur l’avenir, les idées de vertus et de talents, après les idées de grandeur et de gloire ; enfin la mort de l’orateur jetée par lui-même dans le lointain, et comme aperçue par les spectateurs, tout cela forme dans l’âme un sentiment profond qui a quelque chose de doux, d’élevé, de mélancolique et de tendre. Il n’y a pas jusqu’à l’harmonie de ce morceau qui n’ajoute au sentiment, et n’invite l’âme à se recueillir, et à se reposer sur sa douleur.

Après avoir admiré les beautés générales, et surtout le grand caractère qui se trouve dans ces éloges funèbres, on est fâché d’avoir des défauts à y relever. Mais, malgré ces taches, Bossuet n’en est pas moins sublime. C’est ici qu’il faut se rappeler le mot de Henri IV à un ambassadeur : « Est-ce que votre maître n’est pas assez grand pour avoir des faiblesses ? Il est vrai qu’il ne faut point abuser de ce droit. » On a dit, il y a longtemps, que Bossuet était inégal ; mais on n’a point dit assez combien il est long et froid, et vide d’idées dans quelques parties de ses discours. Personne ne saisit plus fortement ce que son sujet lui présente, mais quand son sujet l’abandonne, personne n’y supplée moins que lui. Ce sont alors des paraphrases et des lieux communs de la morale la plus commune : on croit voir un grand homme qui fait le catéchisme à des enfants ; à la vérité il se relève, mais il faut attendre. Ce genre d’éloquence ressemble au mouvement d’un vaisseau dans la tempête, qui tour à tour monte, retombe et disparaît, jusqu’à ce qu’une autre vague vienne le reprendre, et le repousse encore plus haut qu’il n’était. Ce défaut, comme on voit, tient à de grandes beautés ; car l’esprit humain est borné par ses perfections mêmes. On souhaiterait cependant qu’un si grand orateur fût quelquefois plus soutenu, ou du moins lorsqu’il descend, qu’il remplaçât son élévation par des beautés d’un autre genre. Il y a, comme on sait, une sorte de philosophie mâle et forte, qui applique à des vérités politiques ou morales toute la vigueur de la raison ; et c’était celle qu’avait souvent Corneille. Il y en a une autre qui est à la fois profonde et sensible, et qui instruit en même temps qu’elle attendrit et qu’elle élève ; et c’était celle de Fénelon. Il faut convenir que Bossuet, dans ses éloges, a trop peu de l’une et de l’autre. En général il a bien plus de mouvements que d’idées ; et l’on dirait presque de lui, comme un reproche, qu’il ne sait être qu’éloquent et sublime.

Malgré ces imperfections, il a été dans le siècle de Louis XIV, et reste encore aujourd’hui à la tête de nos orateurs. Il est dans la classe des hommes éloquents, ce qu’est Homère et Milton dans celle des poètes. Une seule beauté de ces grands écrivains fait pardonner vingt défauts. Jamais, surtout, orateur sacré n’a parlé de Dieu avec tant de dignité et de hauteur. Bossuet semble déployer aux hommes l’intérieur de la divinité, et la secrète profondeur de ses plans. La divinité est dans ses discours comme dans l’univers, remuant tout, agitant tout ; cependant l’orateur suit de l’œil cet ordre caché. Dans son éloquence sublime, il se place entre Dieu et l’homme ; il s’adresse à eux tour à tour ; souvent il offre le contraste de la fragilité humaine, et de l’immutabilité de Dieu, qui voit s’écouler les générations et les siècles comme un jour ; souvent il nous réveille par le rapprochement de la gloire et de l’infortune, de l’excès des grandeurs et de l’excès de la misère ; il traîne l’orgueil humain sur les bords des tombeaux ; mais après l’avoir humilié par ce spectacle, il le relève tout à coup par le contraste de l’homme mortel, et de l’homme entre les bras de la divinité.

Qui mieux que lui a parlé de la vie, de la mort, de l’éternité, du temps ? Ces idées, par elles-mêmes, inspirent à l’imagination une espèce de terreur qui n’est pas loin du sublime. Elles ont quelque chose d’indéfini ou de vaste, où l’imagination se perd ; elles réveillent dans l’esprit une multitude innombrable d’idées ; elles portent l’âme à un recueillement austère qui lui fait mépriser les objets de ses passions, comme indignes d’elle, et semble la détacher de l’univers. Bossuet s’arrête tantôt sur ces idées, tantôt à travers une foule de sentiments qui l’entraînent, il ne fait que prononcer de temps en temps ces mots, et ces mots alors font frissonner, comme les cris interrompus que le voyageur entend quelquefois, pendant la nuit, dans le silence des forêts, et qui l’avertissent d’un danger qu’il ne connaît pas.

Bossuet n’a presque jamais de route certaine, ou plutôt il la cache. Il va, il vient, il retourne sur lui-même ; il a le désordre d’une imagination forte et d’un sentiment profond ; quelquefois il laisse échapper une idée sublime, et qui, séparée, en a plus d’éclat ; quelquefois il réunit plusieurs grandes idées, qu’il jette avec la profusion de la magnificence et l’abandon de la richesse. Mais ce qui le distingue le plus, c’est l’ardeur de ses mouvements ; c’est son âme qui se mêle à tout. Il semble que du sommet d’un lieu élevé, il découvre de grands événements qui passent sous ses yeux, et qu’il les raconte à des hommes qui sont en bas. Il s’élance, il s’écrie, il s’interrompt ; c’est une scène dramatique qui se passe entre lui et les personnes qu’il voit, et dont il partage ou les dangers ou les malheurs. Quelquefois même le dialogue passionné de l’orateur s’étend jusqu’aux êtres inanimés qu’il interroge comme complices ou témoins des événements qui le frappent.

Comme le style n’est que la représentation des mouvements de l’âme, son élocution est rapide et forte : il crée ses expressions comme ses idées ; il force impérieusement la langue à le suivre, et, au lieu de se plier à elle, il la domine et l’entraîne ; elle devient l’esclave de son génie, mais c’est pour acquérir de la grandeur. Lui seul a le secret de sa langue ; elle a je ne sais quoi d’antique et de fier, et d’une nature inculte, mais hardie. Quelquefois il attire même les choses communes à la hauteur de son âme, et les élève par la vigueur de l’expression : plus souvent il joint une expression familière à une idée grande ; et alors il étonne davantage, parce qu’il semble même au-dessus de la hauteur des pensées. Son style est une suite de tableaux ; on pourrait peindre ses idées, si la peinture était aussi féconde que son langage. Toutes ses images sont des sensations vives ou terribles ; il les emprunte des objets les plus grands de la nature, et presque toujours d’objets en mouvement.

Il faut que les hommes ordinaires veillent sur eux ; il faut que dans l’impuissance d’être grands, ils soient du moins toujours nobles : ils se voient sans cesse en présence des spectateurs, ils n’osent se fier à la nature, et craignent le repos. Bossuet a la familiarité des grands hommes, qui ne redoutent pas d’être vus de près : il est sûr de ses forces, et saura les retrouver au besoin. Il ne s’aperçoit ni qu’il s’élève, ni qu’il s’abaisse ; et dans sa négligence, jointe à sa grandeur, il semble se jouer même de l’admiration qu’il inspire.

Tel est cet orateur célèbre, qui par ses beautés et ses défauts, a le plus grand caractère du génie, et avec lequel tous les orateurs anciens et modernes n’ont rien de commun.