Sully Prudhomme (1839-1907)
[Bibliographie]
Stances et poèmes (1865). — Les Épreuves, les Écuries d’Augias, croquis italiens (1866-1868). — Le Premier Livre de Lucrèce, traduction avec une préface (1866). — Les Solitudes (1869). — Impressions de la guerre, les Destins, la Révolte des fleurs (1873). — La France (1874). — Les Vaines Tendresses (1875). — La Justice (1878). — Le Prisme (1886). — Le Bonheur (1888). — L’Expression dans les beaux-arts (1890). — Réflexions sur l’art des vers (1892). — Les Solitudes (1894). — Œuvres de prose (1898). — Sonnet à Alfred de Vigny (1898). — Testament poétique (1901)
OPINIONS.
Théophile Gautier
Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de : Stances et poèmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise… Dès les premières pages du livre, on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer et qui est comme la note caractéristique du poète : Le Vase brisé… C’est bien là, en effet, la poésie de M. Sully Prudhomme : un vase de cristal bien taillé et transparent où baigne une fleur et d’où l’eau s’échappe comme une larme.
Jules Lemaître
Une réflexion nous vient : était-ce bien la peine de tant reprocher à Musset sa tristesse et son inertie ? Y a-t-il donc tant de joie dans l’œuvre de Sully Prudhomme ? Qu’a-t-il fait, cet apôtre de l’action, que ronger son cœur et écrire d’admirables vers ? Il est vrai que ce travail en vaut un autre. Et puis, s’il n’est pas arrivé à une vue des choses beaucoup plus consolante que l’auteur de Rolla , au moins est-ce par des voies très différentes ; sa mélancolie est d’une autre nature, moins vague et moins lâche, plus consciente de ces choses, plus digne d’un homme… M. Sully Prudhomme me semble▶ avoir apporté à l’expression de l’amour le même renouvellement qu’à celle des autres sentiments poétiques… Son imagination est d’ailleurs des plus belles, et sous ses formes brèves, des plus puissantes qu’on ait vues. S’il est vrai qu’une des facultés qui font les grands poètes c’est de saisir entre le monde moral et le monde matériel beaucoup plus de rapports et de plus inattendus que ne fait le commun des hommes, M. Sully Prudhomme est au premier rang. Près de la moitié des sonnets des Épreuves (on peut compter) sont des images, des métaphores sobrement développées et toutes surprenantes de justesse et de grâce ou de grandeur. Ses autres recueils offrent le même genre de richesse. J’ose dire que, parmi nos poètes, il est, avec Victor Hugo, dans un goût très différent, le plus grand trouveur de symboles.
Charles Morice
M. Sully Prudhomme n’est pas un poète. Des trois actes qui décomposent l’action esthétique (Pensée, Idée, Expression), il n’accomplit que le premier. Même il l’accomplit très insuffisamment, ses abstractions se maintenant toujours dans les vieilles généralisations. Quant au « poète » sentimental, qui est l’autre face de ce « poète » philosophe, je pense qu’il a déjà rejoint dans l’ingrate mémoire des hommes les faiseurs de romances du premier Empire, et Reboul et Dupaty ; ses tendresses sucrées, sirupeuses, sont vaines en effet, et cet amant eut sans doute toujours la tête chenue. On dit qu’il y a encore en M. Sully Prudhomme un poète lyrique chargé de dire des vers officiels devant les statues nouvelles : Baour-Lormian l’attend au seuil du Paradis.
Anatole France
M. Gaston Paris disait, dans
un banquet, à M. Sully
Prudhomme, son ami : « Vous avez mérité la sympathie et la
reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse : vous les
avez aidés à aimer. »
M. Sully Prudhomme a accompli cette mission délicate avec un bonheur mérité. Il avait, pour y réussir, non seulement les dons mystérieux du poète, mais encore une absolue sincérité, une inflexible douceur, une pitié sans faiblesse, et cette candeur, cette simplicité sur lesquelles son scepticisme philosophique s’élève comme sur deux ailes dans les hautes régions où jadis la foi ravissait les mystiques. On chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du cœur et de l’esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un meilleur ami. Son athéisme est si pieux, qu’il a ◀semblé chrétien à certaines personnes croyantes. Son désespoir est si vertueux, qu’il ressemble à l’espérance pour ceux qui font de l’espérance une vertu. C’est une heureuse illusion que celle des âmes simples qui croient que ce poète est religieux ; n’a-t-il pas gardé de la religion la seule chose essentielle : l’amour et le respect de l’homme ?
Lucien Muhlfeld
Après un « bref coup d’œil en arrière » et un exposé de chic des origines de la poésie, M. Sully Prudhomme conclut que le vers, d’après la contribution capitale qu’il doit au génie de V. Hugo, a reçu tout son complément, a épuisé tout le progrès que sa nature comportait. « S’il en était ainsi, c’est qu’il n’en faut plus faire », que vous concluriez ; M. Prudhomme opine qu’il sied refaire indéfiniment les mêmes. On s’en doutait. Ce n’est pas un reproche, au moins. Car qui contraint de lire les vers de M. Sully Prudhomme ? Et de quel droit en aurais-je privé un charmant jeune homme de Lausanne qui vient de me confier qu’il a « appris à sentir » dans les vers de cet aède ?
Ferdinand Brunetière
M. Sully Prudhomme, ce rêveur adorable dont les vers ont le charme d’un regard et d’une voix, — un regard où passent des larmes, une voix où flotte un soupir.
Ferdinand Brunetière
Sully Prudhomme a éclairé
d’une lumière nouvelle, dont le charme est fait de ce qu’elle a d’incertain et de
rapide, « notre cœur faible et sombre »
. Ses confessions nous ont
révélé des parties de nous-mêmes inconnues à nous-mêmes. Et, dans des vers un peu
abstraits, mais par cela même presque immatériels, — qui ont naturellement
d’autant plus d’âme qu’ils ont moins de corps, — il a réussi à traduire ce que
vous me permettrez d’appeler l’aurore ou le crépuscule des sentiments, leurs
commencements d’être et leurs agonies doucement finissantes.
Paul Verlaine
De quelques années plus jeune que lui, je n’avais guère produit que de l’inédit et je restai timide devant l’auteur déjà connu des lettrés de ces Stances et poèmes qui, avec Philoméla, de Catulle Mendès, et les Vignes folles, de ce regretté Glatigny, constituèrent les fiers débuts de la Renaissance poétique d’alors et d’aujourd’hui. J’admirais beaucoup ces vers un peu maigres, mais d’une correction des plus plaisantes en cette période de jeunes poètes lâchés, lamartiniens sans génie, hugolâtres sans talents, mussetistes, qui n’avaient du maître que l’envers de sa paresse divine. De plus, un vrai souci du rythme et de la rime éclatait partout dans le compact volume qui avait mis immédiatement hors de page l’auteur et ses livres suivants. Je me souviens très nettement de l’effet des plus puissants produits sur moi par la pièce sur un arbre traversant en chariot le faubourg Saint-Antoine :
On redevient sauvage à l’odeur des forêts !
et par celle où la Crucifixion était dessinée comme d’un trait sec, on croirait dur sinon cruel.
C’est dans ce recueil que se trouve le fameux Vase brisé, qui a dû faire le malheur de Sully Prudhomme, tant cette très jolie bluette fut, dès le principe, exaltée par un public imbécile, au détriment de tant de beautés infiniment plus remarquables.
Peu de temps après, Lemerre imprima les Épreuves, du même poète. C’était un recueil très curieux de sonnets surtout philosophiques. Le formiste s’y fonçait et quelque couleur animait la dialectique, d’ailleurs captivante, qui donnait le ton au petit volume. J’en ai retenu, entre mille autres, ce vers sur :
Paisible, il polissait des verres de lunettes,
et ceux-ci :
Étoile du berger, c’est toi qui, la première,M’as fait examiner mes prières du soir.
Plusieurs autres recueils où le souffle s’élargissait en même temps que la couleur toujours un peu grise (de parti pris peut-être) s’enflammait ou du moins s’allumait, succédèrent à ces beaux essais. Ces productions sont trop connues évidemment des lecteurs de ces biographies sommaires pour les énumérer ou en citer quelque chose.
Laissez-moi toutefois rappeler à votre mémoire enchantée cette superbe pièce intitulée : Les Écuries d’Augias. La force du style ne le cède ici qu’au pittoresque des détails. Laissez-moi m’en sortir qu’un vers,
La moisissure rose aux écailles d’argent.
Remy de Gourmont
Poètes lauréats. — Tout comme le Royaume-Uni, la République française a ses poètes lauréats, des espèces de poètes lauréats. Elle a Prudhomme, elle a Silvestre, elle a Aicard, elle a Coppée. Au centenaire de l’Institut, Jean Aicard mugissait et Prudhomme coassait. Celui-ci est vraiment effrayant ; c’est bien le poète officiel, le poète qui manque aux comices de Madame Bovary ; il est inférieur à tout ; les sous-préfectures recèlent des bardes moins désuets ; il est honteux ; il est augiesque.
Paul Monceaux
Les poèmes de M. Sully Prudhomme, si différents d’aspect et d’esprit, marquent simplement les diverses étapes de sa pensée philosophique. Cette philosophie amère, faite de science exacte, d’aspirations brisées, de résignation, de foi douloureuse à la vertu du sacrifice, s’est comme transposée dans son imagination de poète. Il en est résulté une œuvre originale, complexe, très solide, mais très mélancolique. Évidemment, toutes ces doctrines n’ont rien de réconfortant ; elles proclament trop nettement la vanité de nos efforts ; elles sèment la douleur jusque sur le chemin de l’héroïsme et de l’idéal. C’est pour cela que le poète est pensif et qu’il est triste.
Joachim Gasquet
M. Sully Prudhomme, avec ses poèmes, la Justice, le Bonheur, a voulu, et cet effort mérite tous les éloges, faire entrer dans les solides cadres de ses dogmes moraux et de ses conceptions sociales, la matière frémissante d’une riche sensibilité que tout ébranle, que tout froisse et meurtrit. Il y a en lui quelque chose de la sobre puissance de Lucrèce. Parfois, d’austères élans l’emportent. Après la guerre, il put s’écrier :
Ô peuple futur, qui tressaillesAux flancs des femmes d’aujourd’hui,Ton printemps sort des funérailles,Souviens-toi que tu sors de lui.
Voilà une de ces strophes qui pétrissent réellement la substance de la race. La voix des enfants, plus tard, a un accent qui vient de là. Je ne me fais pas une autre conception des chants dorés.