(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »
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(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »

Chapitre III.
De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage

Dans l’état ordinaire des choses, l’esprit sommeille les trois quarts du temps. Comme dans ces pays d’Orient où une armée de serviteurs assiège le maître, l’un ôtant son manteau, l’autre ayant soin des bottes, un troisième allumant la pipe, et où celui qui présente la pipe ne cirerait pas les bottes pour tous les trésors du monde, nous sommes habitués, par une abstraction maladroite, à isoler nos facultés et à les prendre pour autant de serviteurs qui font chacun leur besogne sans se prêter jamais appui. Quand travaille l’intelligence, la sensibilité se repose, et l’esprit s’endort dès que le cœur s’éveille. L’âme n’est jamais tout entière active, et il semble que la vie s’y ramasse toujours en un seul point. Nous avons fixé les moments et les œuvres où il faut appeler l’intelligence ; le reste du temps, dans nos autres occupations, nous n’en usons point ; il nous semble naturel de ne rien lui demander : c’est comme un outil que l’on serre après le travail pour lequel il a été fait. On ne porte point sa fourchette aux champs, ni sa bêche à table ; mais l’esprit a-t-il cette adaptation rigoureuse et exclusive ? N’est-ce pas l’outil universel, l’outil à tout faire, bon pour tous les travaux, pour tous les jeux, qu’il ne faut pas quitter dans le repos même et l’inactivité ? On dirait vraiment que nous ne nous en doutons pas.

Aussi voyez les effets : cet esprit léthargique ne s’éveille pas quand vous l’appelez. L’outil est rouillé quand on en a besoin ; il n’est plus de service, et l’on s’en passe.

On a des impressions confuses, qu’on ne sait ni ne peut débrouiller. De là les jugements sommaires, les mots vagues, dont on remplit ses discours et ses écrits. Il y a, dans la langue française, dans celle que parlent les trois quarts des gens, tout un vocabulaire qui sert à ne pas penser ; ce sont ces mots mal définis, qui s’adaptent à tout, qui n’empruntent leur sens que de l’objet auquel on les applique, et qui signifient plus ou moins selon l’esprit de l’auditeur ou du lecteur. Ce sont comme de vagues indications qu’on donne au prochain de la direction qu’il doit prendre pour atteindre notre pensée : s’il a plus d’esprit que nous, il ira plus loin, et il verra dans nos paroles tout ce que nous n’y avons pas mis. Vous vous rappelez le marquis de la Critique de l’École des femmes.

Le Marquis. — Il est vrai, je la trouve détestable, morbleu ! détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable,

Dorante. — Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.

Le M. — Quoi ? Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?

D. — Oui, je prétends la soutenir.

Le M. — Parbleu ! Je la garantis détestable

D. — La caution n’est pas bourgeoise. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?

Le M. — Pourquoi elle est détestable ?

D. — Oui.

Le M. — Elle est détestable parce qu’elle est détestable.

D. — Après cela il n’y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.

Le M. — Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l’écouter. Mais enfin je sais bien que je n’ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui j’étais, a été de mon avis.

Que de gens ressemblent au marquis de Molière ! Ils ont trois ou quatre mots précieux qui résument toutes leurs émotions esthétiques, et qui peuvent encore traduire toutes leurs impressions sur tout le monde physique et moral. Voici quelques-uns de ces mots magiques : cela n’est pas mal ; c’est bien ; c’est joli ; c’est drôle. Joli sert de préférence aux jugements artistiques et littéraires. Il s’applique à Corneille et à Michel-Ange, comme à Lecoq et Grévin. Drôle a fait une fortune singulière : toute grandeur qu’on ne comprend pas, c’est drôle ; toute beauté qu’on ne sent pas, ce n’est pas drôle.

Souvent cependant on ne se contente pas de ces mots trop simples. On les trouve faibles, et on veut faire croire qu’on sent fortement. On veut paraître transporté, on singe l’enthousiasme ou l’horreur, cela dispense de donner les raisons de son goût. De là ces expressions si fort à la mode, qui sont aussi des dispenses de penser : étonnant, merveilleux, délicieux, superbe, inouï, prodigieux, adorable, divin ; c’est un bijou ; c’est une merveille ; c’est une passion ; j’en raffole, et, par contre, exécrable, affreux, horrible, atroce, dégoûtant, assommant, abominable ; c’est une horreur ; je ne peux pas le sentir. Grâce à ce merveilleux vocabulaire, une dizaine de mots suffisent à tout. En réalité ces mots sont des étiquettes sur des fioles vides. On n’a pas d’idées : on fait semblant d’en exprimer. Jamais on n’a mieux donné tort au mot hardi de Condillac, que le langage est un merveilleux instrument d’analyse.

Cependant, si l’on se réduisait à de si sèches notations, on aurait vite fait de dire et d’écrire, et l’on croit de son honneur d’empêcher les autres de parler pendant un temps notable, de noircir ses quatre pages de papier. Alors on fait appel à sa mémoire ; on répète ce qu’on a entendu dire à ses maîtres, lu dans les manuels, plus tard ce qu’on a entendu dire dans le monde, lu dans la revue ou le journal. On ramasse chaque jour ses idées du lendemain ; dès l’enfance on s’est habitué à ne rendre au public que ce qu’on lui a pris. On se passe ainsi de main en main des lieux communs, qu’on ne modifie ni dans leur forme, ni dans leur contenu, comme la monnaie qu’on reçoit et qu’on donne sans en altérer le titre ni l’empreinte. Doudan a spirituellement raillé dans une de ses lettres ce commerce de banalités qui se fait dans le monde :

Nous avons fait, M. d’Haussonville et moi, le complot d’accueillir Mlle de Pomaret par une suite de lieux communs débités d’un air tranquille et consciencieux, à l’effet de voir si elle s’apercevrait que nous avions baissé d’intelligence. Nous lui avons dit que l’imagination était la folle du logis ; que les maximes de La Rochefoucauld étaient désolantes ; que Montesquieu avait fait de l’esprit sur les lois ; que Delille n’avait vu la nature que dans les décorations de l’Opéra ; que la Henriade n’était pas un poème épique, qu’il n’y avait en France qu’un poème, le Télémaque. Mais elle s’en est supérieurement tirée, et nous a répondu franchement que les prédicateurs devaient prêcher la morale et point le dogme ; que l’esclavage avilissait l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que Louis XIV devait plus aux grands génies de son temps que Racine et Pascal ne devaient à Louis XIV, et que, d’ailleurs, Bonaparte était fils de la liberté, et qu’il avait tué sa mère.

Voilà ce qui fait le fond de nos conversations et de nos lettres, et nous prenons dès le collège l’habitude d’appliquer ainsi sur tous les sujets qu’on nous propose des pensées reçues, des phrases faites, où nous n’avons aucun intérêt de cœur ni d’esprit. Si grande est notre paresse, inaccoutumés que nous sommes à chercher des idées ou des mots, que souvent nous aurions quelque inclination à penser d’une manière : nous parlons d’une autre, non par modestie, non par timidité, mais parce qu’il est plus commode de répéter une phrase apprise que de créer pour une pensée personnelle une forme originale.

Peut-être est-ce là le secret de l’influence immense qu’exercent les journaux et les critiques. Ce n’est ni l’ascendant de l’esprit, ni la force du raisonnement qui séduisent le public : mais ils fournissent, toute préparée pour l’usage, la formule qui juge le dernier événement politique, la dernière œuvre littéraire. Eût-on quelque velléité de sentir autrement, fût-on convaincu même que la vérité des faits y oblige, la phrase est là, si tentante, si facile à prendre ; il est si commode de la ramasser ; on a si peu le loisir, si peu l’habitude de sentir sa propre pensée et d’en chercher l’exacte formule, qu’on se laisse aller ; et l’on dit blanc quand on eût pensé noir si l’on n’avait pas lu son journal. Le pis est qu’on ne s’en aperçoit pas et que l’on croit bien véritablement exprimer son sentiment personnel ; on s’y affermit, on en conçoit la vérité en le voyant partagé par tant d’autres, qui lisent aussi le journal.

Si la mémoire ne fournit pas assez, si l’on veut étoffer les lieux communs qu’on a ramassés, on pratique l’art de délayer : on apprend à répéter en dix lignes ce qu’on a dit en deux, sans y ajouter l’ombre d’une idée ; et quelquefois on y acquiert une malheureuse facilité. Que de narrations, que de discours et de dissertations d’écoliers où coule le développement, gris et mou, où les mots suivent les mots, ternes et flasques, avec une désespérante insignifiance ! Cela donne l’impression d’un dimanche pluvieux en Angleterre. Cette facilité-là est pire que la stérilité : car il faut désapprendre ce style et retourner à l’ignorance primitive avant de faire aucun réel progrès.

Plus tard cette facilité s’accompagne volontiers du goût pour les puérilités et les niaiseries, et l’on remplit les pages qu’on envoie à ses amis de riens insipides, de menus faits et de plates réflexions où le cœur ni l’esprit n’ont aucune part. Si l’on sent encore le vide des propos et que l’on aspire à l’esprit, on arrive vite aux méchancetés, à la médisance. Mme de Sévigné trouvait le prochain plaisant à Vitré, et le daubait volontiers, là et ailleurs. Il ne faut pas croire qu’on lui ressemble, parce qu’on déchire ses amis et connaissances ; sentez comme elle Molière et La Fontaine : on vous donnera ensuite le droit de relever les ridicules. Mais que de fois, par indigence d’esprit, ne s’applique-t-on pas à chercher les défauts du prochain, à lui en donner libéralement qu’il n’a pas, à travestir méchamment ses actes et ses paroles ! Au fond, on n’est pas méchant, ni même sot, on n’est que pauvre d’idées ; et, comme il faut parler, on médit. La vie des autres est une matière inépuisable, et l’on croit obtenir un brevet d’esprit en déchirant les réputations à belles dents. Mais comme on laisserait le prochain en repos si l’on pouvait tirer ses pensées du dedans et de son propre fonds ! que l’on serait moins méchant si l’on savait user de son esprit !