XXXIII
le duc de bordeaux. — chateaubriand. — disette de grands noms dans le clergé français. — opinion de joseph de maistre. — l’abbé de cazalès. — m. patin. — les tragiques grecs. — saint-marc girardin. — sa sécheresse d’esprit. — opposé a m. de rémusat.
La disette de nouvelles est toujours grande, quoique le bruit augmente un peu et que les arrivants de la campagne s’informent activement de ce qui s’est passé et de ce qui ne se passe pas. Le voyage du duc de Bordeaux en Angleterre défraye la conversation d’un certain monde, qui d’ailleurs se restreint et diminue de plus en plus M. Berryer est allé saluer son roi. M. de Chateaubriand malgré son peu de jambes, va aller voir aussi son roi à Londres. Il est le seul qui puisse lui dire un peu nettement la vérité sur l’état du pays et sur les chances à jamais perdues. Que ce jeune prince se tienne tranquille et vive avec dignité dans un coin : son rôle est tout tracé. On le dit convenable, sensé, assez raisonnable ; il ne l’est même que trop pour nous Français, et on remarque avec ironie qu’il n’a encore fait parler de lui par aucune aventure de jeunesse ; pour un petit-fils de Henri IV et pour le fils du duc de Berry, il est le plus irréprochable des bons sujets. Il a envoyé ici un de ses anciens écuyers, M. de Locmaria, pour prendre la direction de la Quotidienne et chercher à remonter ce journal qui était le plus étroit et le plus bête, quoique loyal et honnête. Le duc de Bordeaux paraîtrait désirer que ses serviteurs féaux ne se tinssent plus si en dehors de toutes les affaires : « car, disait-il à l’un d’eux, si je suis un jour en position de rentrer, je ne pourrai alors m’appuyer sur vous qui aurez été absents des affaires pendant vingt ans plus ou moins. » Mais laissons ces songes, ces propos de petite cour exilée qui prend le train des Stuarts à s’y méprendre ; il n’y a plus que le grand nom de Chateaubriand qui jette un reste de grandiose sur ce débris. — Une poignée de vaniteux et même d’intrigants s’y rattachent encore, et vivent aux dépens de l’exilé. Un vieux vaudevilliste royaliste, qui n’a pas le sol, va à Londres tout exprès pour lire au prince je ne sais quelle pièce de poésie à son éloge et en tirer une gratification comme dans le bon temps.
— Herwegh, le poëte de la haine, est, dit-on, ici.
— La question religieuse, la seule sur le tapis, grossit toujours. Vous aurez lu les lettres du cardinal de Bonald et de l’évêque de Châlons29. Le clergé continue de se donner tous les torts par la forme. Mais le pouvoir est si peureux que ce bruit peut-être réussira, au moins pour quelque concession.
Que ce vieux nom de Bonald ne vous abuse pas. Une chose est essentielle aujourd’hui au clergé de France, c’est l’absence de noms. Il ne se recrute guère que dans le peuple et chez les paysans (pagani) : signe très-singulier, mais qu’on ne saurait méconnaître. Il est très-rare que dans des familles aisées, bourgeoises, moyennes, même religieuses, aucun fils se destine au sacerdoce, ce n’est plus une carrière. Il est de plus en plus rare que cela arrive dans des familles nobles, dans celles où se recrutait autrefois le haut clergé. Les hautes dignités elles-mêmes du clergé ne paraîtraient plus aujourd’hui aux enfants de ces familles nobles, d’ordinaire encore très-religieuses, une considération sociale suffisante et une compensation pour ce qu’ils perdraient. Qu'en résulte-t-il ? c’est qu’il n’y a guère que les gens de. campagne, fermiers ou petits propriétaires-laboureurs, qui poussent quelqu’un de leurs fils au petit séminaire, où il est élevé le plus souvent gratis ; ils considèrent cette prêtrise comme un avancement social relativement à leur obscure condition. Mais ces enfants, même en étudiant avec soin ce qu’on leur apprend, ignorent une quantité de choses de la société et de la vie, et du monde moderne, qu’on apprend d’ordinaire par l’air, dans l’atmosphère générale et par les relations de tous les jours : ils arrivent au sacerdoce, bons prêtres peut-être quant à la piété et à la connaissance théologique et liturgique spéciale, mais ignorants d’ailleurs, grossiers de manières et incapables d’agir dans une sphère un peu élevée. Là est la grande plaie du clergé français. M. de Maistre écrivait il y a bien longtemps : « Qu'on me donne la feuille des ordinations en France, et je pourrai prédire de grands événements. » Il voulait dire par là que, s’il avait vu, vers 1817, de grands noms, les enfants d’illustres familles entrer en foule dans le clergé pour réparer les brèches qu’avait faites l’impiété voltairienne de leurs pères, il aurait bien auguré de l’avenir de la religion en France. Eh bien, rien de ce pronostic ne s’est réalisé. On a cité particulièrement deux ou trois noms en tout. Depuis dix ans cet état de choses n’a point changé. Le beau monde, la haute société ont beau se vanter de remplir les églises, les confessionnaux, tant qu’ils ne rempliront pas les cadres de la milice sacerdotale, ils n’ont rien fait, et ils n’y paraissent pas disposés. Aussi la montre est-elle plus belle que le fonds. A toutes les causes qu’il y a dans le régime actuel pour être mal élevé, le clergé en ajoute donc une toute spéciale à son usage, et c’est ce qui explique en partie l’incroyable grossièreté de plume des feuilles ecclésiastiques en France.
Comme exception au grand fait que je signalais tout à l’heure, on cite M. l’abbé de Cazalès, fils de l’illustre Constituant ; après des études approfondies qu’il est allé suivre à Rome, il a été ordonné prêtre depuis quelque temps. Il avait été le fondateur de l’ancien Correspondant sous la Restauration, feuille grave, modérée et très-éclairée. De tels membres sont malheureusement trop rares dans le clergé français.
Ainsi on peut expliquer qu’il n’ait rien eu encore à opposer de comparable, comme talent et science, aux chefs principaux de l’Université, aux Guizot, Cousin, Villemain. Vous parliez la dernière fois d’un professeur de l’Université très-distingué, M. Patin, qui vient de compléter son ouvrage sur les Tragiques grecs : l’ouvrage a peut-être plus de valeur encore que celle que vous indiquiez. Sans doute, si on examinait la source et l’origine des diverses opinions qui y sont heureusement rassemblées, on n’y trouverait pas beaucoup d’invention proprement dite, mais en critique ce point est moins essentiel. Le fait est que M. Patin a recueilli, avec goût et jugement, tout ce qu’on sait et tout ce qu’on peut désirer pour le moment sur ces trois maîtres immortels, Eschyle, Sophocle, Euripide. Son livre est des plus complets ; il représente le fruit de vingt années de lecture et d’enseignement. On peut dire de M. Patin, esprit de tout temps très-délicat, qu’il est arrivé à force d’études, de suite et de soin, à une grande distinction critique. C'est comme une terre peu grasse naturellement et peu féconde, une terre fine, un peu maigre, que la culture et des engrais successifs ont amendée et comme formée, et qui sur sa couche délicate, à l’abri des vents et moyennant des murailles bien exposées, porte d’aimables fleurs et des fruits assez savoureux. Son plus grand défaut, vous l’avez dit, est de ne pas distinguer net et d’un coup d’œil inexorable l’endroit où finit le délicat élégant et où commence l’élégant commun : il accorde un peu trop à celui-ci ; mais, en somme, il est au premier rang dans la seconde ligne critique qui vient après Villemain. C'est un homme instruit sans un grain de pédantisme, un esprit vif et un écrivain de la meilleure littérature.
— La Revue de Paris de dimanche dernier a publié un chapitre de l’ouvrage de M. Saint-Marc Girardin, autre universitaire très-spirituel, des plus distingués et des plus influents. Il est député, professeur à la Faculté des Lettres et membre du Conseil de l’Université.
L'ouvrage de M. Saint-Marc Girardin est aussi le résultat de son cours à la Faculté des Lettres depuis dix ans. Il y professe la Poésie française, et à ce propos toute chose. C'est un des hommes qui ont le plus agi sur la jeunesse durant cet intervalle. Homme d’esprit avant tout, M. Saint-Marc Girardin ne semble▶ pas avoir eu beaucoup de jeunesse, ni avoir ressenti bien vivement aucune des passions qui agitent d’ordinaire cet âge et qui ont particulièrement secoué le nôtre.
De très-bonne heure il s’est posé comme un conseiller railleur, familier, de sang froid, vif et même hardi d’expression et de franc parler, et frondant les goûts et les ferveurs alors en vogue dans les jeunes générations. Si d’autres, au même moment, soufflaient chaud à tort et à travers, on peut dire de lui qu’il a soufflé froid sur la jeunesse. Il aurait trop réussi, si l’on venait à considérer ces jeunes égoïstes de vingt ans qui, sans aucune ferveur, sans même aucun des défauts de leur âge, ne songent qu’à se pousser dans le monde et à y faire leur chemin.
La morale que M. Saint-Marc Girardin a prêchée dans ses cours avec beaucoup de suite et de piquant, c’est la petite morale, comme il l’appelait, celle de tout le monde, celle de la société et du grand chemin, celle de la religion sans doute, mais celle aussi de l’intérêt bien entendu ; il sait la dose juste dans laquelle on peut combiner la générosité et l’utilité sans compromettre celle-ci ; il a constamment raillé, et souvent avec bien de la justesse, les enthousiasmes pompeux, les désintéressements à faux, toute l’exagération lyrique d’alentour. Ses raisons pouvaient ◀sembler d’abord un peu subtiles, un peu pointues et un peu minces ; mais, l’expérience lui venant, il a grossi son fonds, et s’est élevé au moraliste. Ses idées sont fertiles ; il abonde du moins en aperçus. Littérairement, il a réagi depuis dix ans avec une grande vivacité et persistance contre le lyrisme et surtout contre le drame moderne. Hugo a trouvé en lui un adversaire peu commode et d’autant moins agréable que M. Saint-Marc Girardin l’est davantage à ses auditeurs. Cette petite guerre se passait jusqu’ici en paroles, en leçons orales : en les résumant en 1843 et en composant un livre avec son enseignement, M. Saint-Marc Girardin a bien pris son moment et s’assure d’un succès tout préparé. Il a beau jeu pour venir démontrer aussi clair que le jour que le drame de Hugo ne vaut pas celui de Sophocle, et que le Père Goriot n’égale pas non plus en beauté Mérope ou Niobé. Il est vrai que ces résultats si évidents sont amenés par les déductions les plus ingénieuses et les plus imprévues du monde : c’est une des formes de l’esprit de l’écrivain. Sa plume est aussi des plus vives : on ne lui reprochera pas la lenteur ni le traînant des phrases. Il les fait courtes, redoublées, lestes même. Il se plaît et excelle à un certain badinage de ton. Je ne sais quel rimeur plaisant a dit :
M. Nisard au style rengorgé,M. Saint-Marc au style dégagé.
Mais c’en est assez pour annoncer un des livres qui promettent d’être des plus spirituels et des plus actuels, comme on dit (Cours de littérature dramatique). Voilà comment l’Université se défend avec présence d’esprit et avantage.
Si vous citez de Saint-Marc quelque chose de l’article très-piquant qu’il a fait il y a trois semaines environ, dans les Débats, sur l’ouvrage de M. de Rémusat (Essais de philosophie), article qui a l’air flatteur et qui est bien malicieux, ne dites rien qui ne soit bien pour M. de Rémusat, si généreux sous son scepticisme, si probe, si désintéressé, et (entre nous) si supérieur vraiment à l’autre.