Le père Augustin Theiner
Histoire du Pontificat de Clément XIV.
Si — comme on l’a dit — les livres ont leur destinée, il en est qui ont leurs desseins. L’Histoire de Clément XIV, cette nouvelle histoire publiée par un prêtre élevé en dignité, consulteur des saintes congrégations de l’Index et du Saint-Office, préfet coadjuteur des archives secrètes du Vatican, traduite au même moment en trois langues différentes pour qu’elle ait son triple retentissement simultané, ce livre, qui fait bruit à Rome et qui fera probablement bruit dans le monde, n’est point, à coup sûr, un de ces livres qui naissent spontanément et sans dessein dans la pensée laborieuse d’un annaliste. D’un autre côté, le simple oratorien, le simple savant, l’humble prêtre n’a pas si soif d’une gloire humaine qu’il faille la lui improviser. Il n’a pas surtout, d’ordinaire, ce qu’il faut pour faire sonner d’ensemble et si dru les trompettes de la Renommée. Quand on voit des choses si nouvelles, on est donc en droit de se demander quel but le P. Theiner a cru ou a voulu atteindre par cette éclatante publication d’une histoire de Clément XIV. Est-ce réellement et sans arrière-pensée un but de fidélité historique et de docte impartialité ?… Mais l’histoire, trop mâle pour s’attendrir jamais, trop juste pour être généreuse, l’histoire, quand elle raconte les bonnes et les mauvaises actions des hommes, doit avoir un autre langage que celui d’une apologie idolâtre ou d’une défense pleine de colère. Or, il faut bien le dire, le livre du révérend P. Theiner n’a jamais que ce double accent. Qu’on ouvre où l’on voudra les pages passionnées et souvent irritées qu’il nous donne pour une histoire, et qui ne sont qu’une plaidoirie, et on doutera malgré soi du but purement et uniquement historique de l’auteur. Malgré soi, on se demandera quel est le dessein d’un tel livre, et si — comme il arrive quelquefois aux auteurs heureux — le dessein qu’il cache doit faire un jour sa destinée.
Grave question, du reste ; car, si le livre réussissait, il y aurait peut-être derrière le succès qu’il provoque un de ces terribles événements destinés à éclater plus tard, et auquel l’auteur et le livre auraient également contribué. Que ceux qui touchent aux événements de l’histoire moderne, de cette histoire qui nous a enfantés dans l’erreur et le trouble, ne se fassent pas de lâche ou de sotte illusion. Qui approuve, en histoire, s’associe. Qui a le cœur d’absoudre un homme coupable ou de vanter un homme funeste, prend sur soi la moitié du mal qu’il a commis et l’applique à froid sur sa conscience. Et croyez-vous que ce soit tout ? Quand on joue à ce jeu dangereux d’une responsabilité affrontée par l’éloge, on a de moins que les coupables et les indignes, — aux yeux de Dieu et des hommes, — les circonstances évanouies, ces circonstances qui n’innocentent jamais, mais qui, parfois, excusent. On a de moins les passions et les défaillances propres à toute action humaine, l’aveuglement et le tremblement de l’action même. On a de moins, enfin, tout ce qui a causé le malheur ou la faute, et si, nonobstant, on les prend à son compte tous les deux par l’approbation qu’on leur donne, c’est, sans doute, pour prouver qu’il peut y avoir plus coupable que le coupable : c’est-à-dire le juge, qui n’ose pas ou ne sait pas juger. Voilà pour la moralité de l’homme ! Mais il est des conséquences plus vastes que la conscience d’un historien. L’histoire, en effet, a toujours des influences d’une incalculable portée. Ses jugements pèsent autant en avant qu’en arrière, et ils se gravent encore mieux dans la tête des hommes qui survivent que sur le marbre des tombeaux. Les tombeaux restent froids sous les inscriptions dont on les couvre, mais la tête des hommes s’échauffe à l’éloge et finit par s’y enivrer. Écrire l’histoire du passé n’est donc pas remuer pieusement des ossements arides, c’est préparer aussi l’avenir ; c’est, en quelque sorte, avec la mort semer la vie. Selon la manière dont on sait l’écrire, on peut — autant du moins qu’il est donné à la faible créature humaine, — empêcher l’histoire qui va naître de recommencer l’histoire de ce qui n’est plus, ou bien c’est l’y faire ressembler. Le P. Theiner, qui est un prêtre, le P. Theiner, qui, par la nature de son esprit autant que par les habitudes de sa vie, doit incliner aux méditations profondes, avant d’écrire son Clément XIV aura-t-il pensé à tout cela ?
Nous lui ferons l’honneur de le croire. En choisissant pour nous la raconter la vie de Clément XIV, ce pontificat de quatre années qui ne contient guères qu’une seule chose : la suppression de l’Ordre des jésuites, et en élevant, à propos de ce fait si lamentablement fameux qui contrista tous les cœurs dévoués à la cause du catholicisme, un monument de louange et de respect au pontife de l’abolition, le P. Theiner n’a pas ignoré qu’il prenait, de gaîté de cœur, comme historien et comme juge, sa part volontaire dans cette abolition effrayante, car les derniers mots n’en sont peut-être pas dits. Et que si les gouvernements et les peuples, lesquels veulent tous un peu être des gouvernements, ramenés aux mêmes erreurs que du temps de Clément XIV par des écrivains stupides et perfides, se reprenaient d’une haine qui n’est pas fatiguée contre une société abattue par un pape mais que d’autres papes ont relevée, et voulaient la frapper encore, le P. Theiner, il le sait comme nous, le P. Theiner, avec son histoire, serait de moitié dans le coup… Nous ne sommes pas tellement loin de la révolution française, de la révolution romaine et de toutes les autres révolutions qui ont fait ressembler l’Europe à la terre rompue d’un volcan, pour que la supposition d’un tel fait puisse être traitée de peur chimérique. L’esprit des révolutions a trouvé son maître en France, et la France, c’est le modèle de l’Europe, mais, pour être vaincu et lié, est-ce que cet esprit-là est détruit ? Un homme seul, quelle que soit sa force, ne déracine pas d’un seul coup le mal fait par plusieurs générations. Eh bien, au cas où la question contre les jésuites, qui n’est que la question contre Rome, et la question contre Rome, qui n’est que la question contre les gouvernements, serait encore une fois posée par les éternels ennemis des gouvernements et de Rome, ces derniers, dont nous connaissons la tactique, ne manqueraient point certainement, soit pour prévenir l’Opinion, soit pour persuader
la Faiblesse, soit pour couper court aux hésitations, de s’appuyer sur le livre du P. Theiner. Quoiqu’il procède par nuances plus douces, on l’invoquerait comme Gioberti. Alors, nous qui le jugeons maintenant comme il a jugé Clément XIV, nous aurions le droit de lui dire l’immense :
Vous l’avez voulu !
si comique quand on l’adresse aux dupes, mais si tragique quand on l’adresse aux criminels, et il aurait à choisir, lui, d’être le Georges Dandin de l’histoire ou d’en être, comme dans Machiavel, le frère Timothée démasqué.
Et en vain nous répéterait-il (ce qu’il nous dit si haut dans son histoire) qu’il n’a eu en vue, quand il l’a entreprise, que la justice et la vérité. Est-ce que, pervers ou vertueux, tout ce qui a jamais écrit quatre lignes d’histoire ne s’est pas toujours réclamé de la vérité et de la justice, et la critique a-t-elle le temps ou la puissance d’écouter ces trop naïves ou trop rusées déclarations ? Dans sa haletante existence l’homme est, ce semble▶, encore plus pressé de conclure que de savoir. La loi que la critique, qui veut conclure, selon l’instinct naturel à l’homme, doit appliquer aux historiens, est la même que les historiens appliquent aux hommes historiques, et cette loi, c’est le résultat ! En renvoyant les intentions à Dieu, l’histoire garde les faits pour elle. La loi que la critique appliquera donc au P. Theiner est la même que la postérité appliquera et a déjà appliquée à Clément XIV : c’est le fait même, que l’un a accompli et que l’autre vient d’approuver. En vain le nouvel historien parlera-t-il de calomnies et de la nécessité d’en purifier une grande mémoire. Calomnie ou vérité, est-ce que le fait éternel, implacable, ineffaçable, qui s’exprime avec un seul mot : « Clément XIV a aboli les jésuites » peut être changé ou diminué par personne ? Et quand un fait porte, comme celui-là, une telle charge et suffisance de honte, peut-il même être calomnié ?
Oui ! telle est pour nous la question, — et elle est plus haute à notre sens que tout ce qui, jusqu’à ce moment, s’est dit ou s’est écrit sur elle : — l’abolition de l’Ordre des jésuites est-elle un fait honorable ou dommageable à la gloire de Clément XIV ? Voilà toute la question d’histoire dans sa simplicité et dans sa rigueur. Après cela, que Clément XIV ait souffert ou non de cette abolition qu’il a signée ; qu’il y ait répugné longtemps ou bien qu’il y ait promptement consenti ; qu’il l’ait promise aux cabinets qui la demandaient avant ou après son élection ; qu’il ait pleuré en la signant, qu’il soit tombé par terre après l’avoir signée, ou qu’il soit resté calme et fort comme un homme qui vient de soulager sa conscience en accomplissant un devoir ; qu’il en soit mort fou ou repentant ou qu’il ait gardé la pleine possession de son intelligence et se soit éteint dans cette impénitence finale des pouvoirs qui, comme Œdipe, se sont crevé les yeux, et que d’autres Œdipes aux yeux crevés prennent, comme le P. Theiner, pour la sérénité de l’innocence : tous ces mille détails personnels sont indifférents à la conclusion suprême de l’histoire et à ce qui lui reste de définitivement acquis. Elle n’est point une biographie. Elle n’est point une éplucheuse de conscience. Dans le grand débat qui vient d’éclater à propos de Clément XIV et dont le P. Theiner a donné le signal, dans ces pugilats, cruels jeux funèbres sur le tombeau d’un pontife qu’il eût mieux valu couvrir de silence, l’Histoire ne se préoccupe que d’une seule chose : Clément XIV a-t-il aboli les jésuites, et quelles ont été pour l’honneur de la papauté et pour la paix du monde les conséquences de cette abolition ?
Eh bien, nous ne craignons pas de le dire et l’ignorance seule pourrait nous demander de le prouver, l’abolition de l’ordre des jésuites est la plus grande faute que le pouvoir pontifical ait pu commettre ! mais nous allons plus loin, et nous ajoutons : la plus grande faute qu’un pouvoir quelconque ait jamais commise. Napoléon licenciant sa garde sur un ultimatum des rois de l’Europe qu’elle incommodait quelquefois, ne donnerait pas une idée exacte de la faute de Clément XIV licenciant ceux-là que Frédéric de Prusse appelait les grenadiers de la papauté. Et de fait, la garde de Napoléon avait été créée par lui ; elle ne datait que de son Empire ; et quand elle avait une fois donné son sang héroïquement et jusqu’à la dernière goutte, elle n’avait plus rien à donner. Mais les jésuites, cette garde pontificale immortelle, ne devaient point leur existence à une pensée de Clément XIV ; ils n’étaient pas les hommes d’un homme ou d’un règne, et ils comptaient, quand on les supprima, plus de siècles de services et d’actions d’éclat que les plus vieux soldats de Napoléon n’avaient de chevrons. Leur sang, ils le donnaient aussi, dans des martyres qui furent leurs batailles ; mais avec leur sang ils versaient des torrents d’intelligence et de vertus. Organisés contre la révolte du protestantisme par un de ces grands hommes qui avait la sainteté du génie et le génie de la sainteté, ils étaient et n’avaient cessé d’être les défenseurs les plus intrépides du Saint-Siège, et, s’ils n’avaient pas été humbles, s’ils n’avaient rien su de la stupidité ou de l’ingratitude humaine, ces soldats de l’Église auraient pu croire en partager l’éternité. Leurs missions par tout l’univers, leurs conquêtes, leurs miracles, leur enseignement, leurs travaux de savants et d’apôtres, et, on peut le dire de cet ordre si profondément unitaire et qui donna au monde un modèle de gouvernement que l’ancienne Rome n’avait pas égalé, leur génie collectif, retrempé sans cesse aux sources de l’obéissance, auraient dû les préserver, à ce qu’il ◀semblait▶, des coups d’un pouvoir qu’ils n’avaient jamais pensé qu’à défendre. Il n’en fut rien pourtant. Dans cette longue chaîne de souverains pontifes qui avaient porté et gardé au fond de leur cœur le sentiment de la force de l’Église romaine, il put se rencontrer un pape qui les sacrifia. Faute si grande, qu’il n’importe guères à présent de savoir au juste si le pontife agit par haine ou bien sans haine ; car une pareille faute, au bout d’un certain temps, fait toujours équation à un crime, et le temps à attendre où le crime qui ne s’était pas nettement dressé dans la conscience de Clément XIV a surgi, tout à coup, évident dans la conscience des hommes, ce temps à attendre n’a pas été long !
Et c’est l’histoire qui l’atteste encore. Après l’avoir lue, personne, excepté le père Theiner, ce singulier écrivain en l’honneur et au profit de la papauté, qui parle pour elle précisément comme ses ennemis, ne pourrait douter du mal immense produit par la condescendance de Clément XIV aux cabinets qui lui demandèrent l’abolition des jésuites. Quelques années seulement à partir de cette abolition, on en put juger ! Dès ce moment, la philosophie victorieuse se sentit l’obligée d’un pape qui ôtait d’en face d’elle un de ses plus redoutables adversaires, et elle l’en paya par toutes les ironiques flatteries du mépris. Circonvenue par des gouvernements lâchement et doctement impies, lesquels n’osaient ni ne voulaient s’opposer à l’impiété audacieuse de leurs peuples, la papauté, en supprimant l’Ordre de Jésus, avait non seulement coupé son bras droit victorieux, mais elle avait par cette mutilation, qui, sans la grande parole du Sauveur, eût été peut-être un suicide, donné courage et foi en eux-mêmes aux ennemis de l’autorité divine, et prêté les deux flancs du monde aux révolutions. Ainsi, ce n’était pas assez de voir le destin des couronnes tombé dans les mains de ministres comme Choiseul, Pombal, Tanucci, d’Aranda, il fallait que la tiare elle-même s’humiliât sous ces mains perverses, et que l’idée de la papauté ayant obéi à de tels hommes la dégradât aux yeux des peuples ! Conséquences inévitables que vint clore enfin la Révolution française. Ici nous ne voulons point exagérer. Nous ne disons point que l’abolition des jésuites créa les causes de la Révolution française, mais nous disons qu’elle les précipita, et qu’elle y ajouta ce que la philosophie triomphant de la foi et de l’enseignement catholique devait nécessairement y mettre. Aux causes politiques de cette révolution, fille de tant de fautes séculaires, la philosophie, qui s’était développée depuis Luther, avait ajouté les causes morales, et, l’on ne saurait trop le répéter, c’est à l’influence
épouvantable de ces causes morales, qui donnèrent à la Révolution ce caractère appelé satanique par un grand écrivain, que les jésuites auraient pu s’opposer avec le plus d’ascendant. Il y a plus, et, selon nous, l’histoire ne l’a pas assez signalé : s’il y avait des esprits capables de comprendre les causes politiques de la Révolution française, s’il y avait des hommes qui, par l’étendue de leurs lumières, la flexibilité pratique de leur génie et leur sentiment de la réalité politique, ressemblassent peu aux chefs aveugles et sourds d’une société mourant de corruption et de métaphysique, c’étaient assurément les hommes de la société de Jésus. Eux seuls peut-être, ces grands ouvriers de Dieu, pouvaient, de leurs bras tout-puissants et dans lesquels il coulait une vertu divine, endiguer l’immense fleuve révolté ; car eux seuls résumaient tout le génie politique de l’époque de leur abolition. Que l’on interroge leur passé, partout et toujours n’avaient-ils pas donné les preuves de ce génie, qui a marqué leur société d’un signe spécial entre toutes les sociétés religieuses ? Partout et toujours, dans leurs rapports avec les gouvernements les plus divers comme dans leur lutte avec le Jansénisme, ne les avait-on pas trouvés du côté de la liberté humaine telle que Dieu veut qu’elle soit réglée, et de la civilisation du monde ? Ces hommes inouïs et calomniés par l’esprit de parti ou par l’ignorance, ces hommes attachés immuablement à ce qui doit rester immuable dans les principes et les institutions, et qui ont en mourant dit d’eux-mêmes, par la bouche de leur général, à qui on proposait la vie :
Sint ut sunt, aut non sint
, avaient pourtant à un suprême degré ce qui distingue si éminemment l’aristocratie anglaise, — la plus politique des aristocraties, — l’entente de l’heure qui sonne, cet instinct du moment qui gagne les batailles et qui sauve aussi les nations.
En abolissant les jésuites, et surtout à la date de leur abolition, on ne frappait donc pas la religion et le Saint-Siège précisément là où la philosophie guidait la main pour plus mortellement blesser, mais on frappait la société même et on abolissait sa dernière espérance. Du reste, religion, papauté, société, ces trois choses peuvent-elles se séparer dans le monde moderne sans qu’aussitôt tout ne croule et ne s’éparpille, comme nous l’avons vu, dans une inénarrable confusion ?
Tel fut, ou, pour mieux dire, tel est le crime de Clément XIV. Car sa condescendance à des gouvernements insensés qui lui imposèrent leur folie, cette soumission que nous avons payée si cher et qui, bassesse ou faiblesse, peu importe ! a eu toute la portée d’un crime, peut-on dire aujourd’hui avec assurance que tout le prix en est soldé et que rien n’en subsiste plus ? N’y a-t-il plus là qu’un souvenir qui pèse sur une tombe, la nuée seule d’un souvenir sinistre, allégé par le temps, et que le souffle du P. Theiner n’emportera pas, quand il soufflerait comme Borée ? Qu’on le sache bien ! et si on ne le sait pas, qu’on l’apprenne ! Placés plus haut pour voir plus loin que les autres hommes, les Pouvoirs humains ne sont pas justifiés par la bêtise de leurs actes. Si le génie est une de leurs vertus, — ainsi que l’a dit un grand poète, — l’imprévoyance est un de leurs vices. Seulement, examinons encore ! N’y aurait-il vraiment, dans le fait que nous reprochons à Clément XIV, ni lâcheté, ni aveuglement ? Y aurait-il même de la sagesse ? comme le prétend le P. Theiner. Cette voix d’un prêtre qui intervient avec miséricorde dans les justices et les châtiments de l’histoire, nous touche et nous trouble. Nous avons tant de pente à croire un prêtre, à admettre que nous nous trompons quand il affirme le contraire de notre pensée, qu’il faut nous y reprendre à deux fois lorsqu’il s’agit de repousser les preuves qu’il nous donne dans son histoire à l’appui de son opinion.
Malheureusement, le fait subsiste, et les conséquences que nous en avons tirées, le P. Theiner ne saurait les nier. Ce qu’il veut, ce qu’il essaie à toutes les pages de son livre, c’est de justifier Clément XIV d’une abolition devenue nécessaire, soit à cause du besoin des temps, soit à cause des abus qui s’étaient produits, disait-on (et qui disait cela ?), au sein de l’illustre Compagnie. Le P. Theiner n’appuie qu’avec prudence sur ces abus. C’est charité, sans doute. Mais il est plus libre et plus hardi quand il accuse les amis de ceux qu’il n’ose pas… accuser. À l’entendre, les amis des jésuites qui cherchèrent, hélas ! en vain à les sauver, appesantirent sur eux la main du pape en exaspérant les gouvernements par leurs intrigues. Seulement, lorsqu’on songe que le P. Theiner compte au nombre de ces intrigants ces pieuses filles des monastères d’Espagne, ces intrigantes du pied de la croix, auxquelles il reproche leurs prières, leurs ardeurs de zèle et de charité, et jusqu’à leurs prophéties sur les malheurs dont l’Église était menacée, on reste convaincu que la main qui signa le bref d’abolition était libre de toute amitié maladroite, et ne s’appesantit que sous celle des gouvernements qui la tinrent et qui la serrèrent. Et quant à ce besoin des temps dont nous parle le P. Theiner, outre que c’est là un nom modéré et honnête pour toutes les lâchetés politiques, c’est précisément la question, et elle nous ◀semble suffisamment résolue par les événements déplorables dont l’abolition fut suivie. Chose étrange ! si ce fut le besoin des temps, tel que le comprenait sa sagesse, qui décida le souverain pontife, l’Europe avait donc le besoin du triomphe de la philosophie, de la diminution de l’autorité catholique, du relâchement dans les mœurs et dans les doctrines, de la révolte sous toutes les formes ?… Elle avait donc besoin de tout ce que, plus tard, elle devait maudire ? Et c’est un prêtre catholique qui vient nous affirmer, au mépris de l’histoire, que ces besoins étaient irrésistibles et qu’ils devaient être satisfaits ! Voilà pourtant à quoi se réduisent les justifications du P. Theiner. En vérité, il faut avouer que s’il n’a pas eu un autre dessein que de relever Clément XIV dans le respect de la catholicité qui l’accuse, il n’aura pas assez réussi pour que, du haut de ses deux immenses volumes, piédestal épais d’une gloire manquée, il fasse répéter à l’histoire le mot d’ordre qu’il vient lui donner !
Mais si ce n’était pas là le seul dessein du P. Theiner ? Si, comme on l’a ici donné à entendre, il se cachait plus de haine que d’amour au fond de son livre ; si la polémique qu’il a soulevée passait à travers Clément XIV pour atteindre l’Ordre de Jésus lui-même, et pour le toucher de cette main modérée dont parle Junius dans ses lettres et qui tue d’autant mieux qu’elle tue avec modération ?… Certes ! ce n’est pas nous qui appuierons une supposition si terrible… mais ce qu’il est impossible de taire quand on parle du livre du P. Theiner, c’est le scandale qu’il a ému et qu’il a cherché. En attaquant directement, et avec une violence qui n’a rien de sacerdotal, un écrivain qui avait publié comme lui l’histoire de Clément XIV, et de plus que lui l’histoire de l’Ordre de Jésus, le nouvel historien de Clément XIV a provoqué de la part de Crétineau-Joly deux réponses auxquelles, nous le croyons du reste, le P. Theiner ne répliquera plus. Ce n’est point à nous de donner des leçons à un prêtre ; nous ne parlerons donc pas ici de l’outrageant langage dont le P. Theiner s’est servi quand il a cherché à repousser les assertions de Crétineau-Joly. Seulement, plus libre avec un simple chrétien comme nous, nous dirons franchement à Crétineau-Joly qu’il devait se rappeler un peu plus qu’il avait affaire à un prêtre, et que, de laïque à religieux, dans une question qui intéresse la papauté et l’histoire, il n’y a point de Beaumarchais. Crétineau-Joly, qui cite à l’appui de ses assertions contre Clément XIV des dépêches du cardinal de Bernis dont le P. Theiner ne saurait guères infirmer l’autorité, n’avait qu’à déplier ces dépêches, fortiter et suaviter, et cette seule réponse de foi aurait mieux valu que les plus spirituelles invectives.
L’empire du monde appartient aux doux
, disent les saints livres. L’empire de la vérité aussi.
Nous le répétons en finissant : ces débats, du reste, entre deux historiens dont l’un condamne et l’autre absout, dont l’un exalte et l’autre abaisse, nous ne voulons point les rouvrir et nous y mêler. Nos raisons, nous les avons exposées. Quand il s’agit des hommes historiques, il faut laisser la biographie aux curieux, mais ne s’en rapporter qu’aux grands et indéniables faits de l’histoire. Selon nous, en dehors de toutes les discussions, la mémoire de Clément XIV est assez flétrie par l’abolition qu’il consentit ou qu’il voulut, puisqu’il la signa, pour que Crétineau-Joly n’ait besoin de rien ajouter à cette flétrissure, et pour que le P. Theiner ne puisse l’effacer.