(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »

Chapitre deuxième
Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition

I. Rapport du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’intelligence. Théories de Leibniz et de Herbart. Le sentiment est-il de l’intelligence confuse ? — Théorie de Hartmann. Les plaisirs et les douleurs n’ont-ils par eux-mêmes aucunes différences qualitatives, mais seulement des différences quantitatives ? — II. Rapport du plaisir et de la douleur à l’appétition. La tendance précède-t-elle le sentiment, ou en est-elle la suite ?

I
Rapport du plaisir et de la peine à la représentation

Nous pouvons maintenant déterminer les rapports du plaisir et de la douleur avec l’intelligence et avec la volonté ; question importante, dont la solution sert à marquer la vraie fonction de l’esprit et, par cela même, sa véritable efficacité sur le cours des choses. Si, par exemple, jouir et souffrir n’est encore que penser, et si penser n’est autre chose que représenter, l’esprit n’est plus que ce « miroir de l’univers » imaginé par Leibniz, qui paie l’honneur de tout refléter par l’obligation de ne rien produire lui-même. Nos plaisirs et nos peines ne sont plus que des « représentations obscures », nos émotions sont des « précipitations de pensées ». Si au contraire le plaisir et la douleur ont leur source profonde dans l’activité volontaire, tout pouvoir de modifier le cours des choses par notre activité ne nous sera pas enlevé d’avance.

Les rapports de la sensibilité à l’intelligence ont donné lieu à deux systèmes principaux. Selon Leibniz et Herbart, l’intelligence est le fond même de la sensibilité, les plaisirs et les peines sont des idées ou des rapports entre les idées. Selon Hartmann, l’intelligence est si peu le fond de la sensibilité que les plaisirs et les douleurs, en eux-mêmes, sont doués seulement d’intensité, sans être doués de qualités distinctives ; la qualité est l’apanage exclusif de l’intelligence et des idées.

I

Dans l’antiquité, Pythagore, Platon et Aristote avaient soutenu que les plaisirs de l’ouïe s’expliquent par des harmonies de sons, conséquemment par des rapports numériques dans la simplicité desquels l’âme se complaît, comme en des perfections confusément aperçues ; on a étendu cette explication esthétique à tous les plaisirs, à toutes les peines, et on a voulu les ramener à la perception de rapports harmoniques ou désharmoniques. Wolf alla jusqu’à définir le plaisir la connaissance intuitive d’une perfection quelconque, vraie ou imaginaire, — oubliant que nous jugeons la perfection et l’harmonie d’après ce que nous sentons, au lieu de sentir d’après ce que nous jugeons. Descartes et Leibniz donnaient à la théorie intellectualiste une signification meilleure en faisant du sentiment l’intuition confuse de notre bien propre, non d’une qualité inhérente aux objets : « Tota nostra voluptas, disait Descartes, posita est tantum in perfectionis alicujus nostræ conscientia. » Leibniz, admettant que l’essence de l’âme est de percevoir ou de représenter, faisait du plaisir et de la douleur un amas de perceptions ou représentations qui nous font obscurément connaître l’accroissement ou la diminution de notre vitalité42. Hegel, à son tour, appelle le sentiment une connaissance confuse. D’après toutes ces théories, la représentation intellectuelle serait antérieure à l’émotion sensible, elle ferait partie de ses conditions mêmes, de ses éléments, de ses causes.

Sans nier que quelque perception de la vitalité intense et harmonieuse suive ou même accompagne le sentiment agréable, nous ne saurions admettre que ce soit cette représentation même qui le produise et le constitue. Ce n’est pas la représentation d’un changement d’état utile ou nuisible à la vie qui cause le plaisir ou la douleur ; c’est au contraire le plaisir ou le déplaisir qui, étant par lui-même et indépendamment de notre représentation un changement agréable ou pénible, provoque le discernement et la représentation de ce changement utile ou nuisible. Nous extrayons cette représentation de l’émotion elle-même et de l’impulsion motrice qui la suit, tantôt répulsive, tantôt attractive, dès que nous pouvons réfléchir sur cette émotion et faire attention à ses limites plutôt qu’à son contenu, à ses relations plutôt qu’à son fond, à ses antécédents, à ses conséquents et à son lien avec le mouvement plutôt qu’à sa nature intime et caractéristique.

Pour donner à la théorie intellectualiste une plus grande vraisemblance, on a prétendu que l’opération intellectuelle qui produit le sentiment est inconsciente. Nicolas Grote, par exemple, fait des sentiments « le produit conscient d’une estimation inconsciente de certains rapports ». C’est là se tirer d’affaire par un mode occulte d’intelligence, le « raisonnement inconscient » ; c’est recourir à une hypothèse d’autant plus commode qu’elle dispense de toute vérification et de toute démonstration. Comment d’ailleurs concevoir qu’une connaissance que nous ne connaissons pas soit précisément ce qui nous fait jouir ou souffrir ? Il ne suffit pas d’ajouter à l’estimation l’inconscience pour la changer en une conscience de plaisir ou de douleur.

La forme la plus achevée de la doctrine qui explique les sentiments par des phénomènes intellectuels est celle de Herbart. Selon lui, si le sentiment n’est pas lui-même une représentation, il résulte du moins d’une action réciproque des représentations. Quand, par exemple, je songe à un ami que j’ai perdu, l’image de la personne aimée se trouve subir l’action de deux séries de représentations en sens contraire, les unes tendant à la favoriser, comme le souvenir de ses qualités et de ses bienfaits, les autres à la refouler, comme le souvenir de sa mort ; il en résulte un rapport de tension et de lutte, qui est la peine. Toute peine est la tension forte d’une représentation plus contrariée que favorisée ; tout plaisir est la tension douce d’une représentation plus favorisée que contrariée. Comme on le voit, Herbart fait reposer le plaisir et la douleur non sur le contenu des idées, mais sur leur relation mutuelle et leur forme ; or, comment admettre que nous soyons ainsi indifférents au contenu, par exemple à l’idée même de notre ami, et affectés par le seul rapport mutuel de nos représentations opposées ? Sans doute les représentations peuvent s’obscurcir ou s’éclairer mutuellement, elles peuvent s’affaiblir ou se fortifier, elles peuvent s’accorder entre elles ou se contredire : il en résultera d’abord des états particuliers de l’intelligence même, tels que l’indécision, le doute, la croyance ; et ces états pourront être accompagnés de certaines affections, comme l’inquiétude, le contentement, etc. ; mais ce n’est pas le rapport même des représentations entre elles qui constitue les états affectifs, à moins que sous les représentations on ne place des tendances et des appétitions, c’est-à-dire en somme des phénomènes d’activité, de volonté, de désir. En ce cas, ce sera l’accord ou le conflit des tendances qui produira les émotions agréables ou désagréables ; ce ne sera plus l’accord ou le conflit des représentations intellectuelles. Si la mort d’un ami m’afflige, ce n’est pas parce qu’il y a conflit entre l’idée de ses bienfaits, qui tend à faire subsister son image dans la conscience, et l’idée de sa mort, qui tend à la refouler ; c’est parce qu’il y a conflit de mes inclinations, désirs, habitudes et affections avec la réalité brutale qui les prive de leur objet. L’orage des idées n’est que la manifestation superficielle d’un orage plus profond, comme les éclairs visibles révèlent, dans les nuages, une lutte de forces invisibles.

En outre, la théorie de Herbart est impuissante à expliquer les plaisirs et les peines les plus élémentaires qui se retrouvent au fond des autres et qui, en se compliquant, produisent les sentiments supérieurs. Ces plaisirs et ces peines élémentaires sont les jouissances et souffrances sensorielles. Or, comment expliquer une colique ou un mal de dents par un rapport de représentations ?

Nous ne saurions donc accorder que la représentation ou « rapport à un objet » soit, selon l’expression de Brentano (qui suit ici Herbart), « la fonction unique et seule élémentaire de l’esprit » dont la sensibilité ne serait qu’un dérivé43. En général, l’estimation, le jugement, la représentation et la perception ne sauraient jamais être primitifs ; la représentation n’existe que par un objet donné et un sujet donné qui est spectateur ou appréciateur, soit moi, soit autrui, soit ma conscience, soit une autre. Quand on dit avec Leibniz que, dans la projection géométrique, une ellipse représente un cercle, on suppose, sinon dans l’ellipse, du moins au dehors, un spectateur pour qui il y a représentation, expression. Supprimez le spectateur, il y aura bien connexion objective des choses l’une avec l’autre, mais point de représentation, sinon virtuelle, point d’expression du multiple dans le simple, point de perception, sinon pour une conscience possible. Une perception non consciente n’est perception que pour une autre conscience qui la perçoit ; sinon, elle n’est plus perception et représentation que par métaphore. Ainsi, en nous-mêmes, la représentation objective est dérivée ; dans l’état total dont nous avons conscience, nous extrayons certaines qualités pour nous les représenter, mais le plaisir et la douleur sont des états irréductibles aux fonctions purement intellectuelles. Ce sont des états ou plutôt des modes d’action et de réaction du sujet même, qui indiquent comment nous sommes et non comment les choses sont.

Le souvenir est nécessaire pour l’intelligence proprement dite, qui implique comparaison, mais il n’est pas nécessaire pour l’émotion agréable ou désagréable. Je n’ai pas besoin de rien me rappeler ni retenir pour sentir immédiatement une brûlure ou un coup. Nous ne saurions admettre avec M. Richet « qu’une douleur si rapide qu’on n’en conserve pas le souvenir, ne soit rien ». — « Ce qui fait la cruauté de la douleur, dit-il, c’est moins la douleur elle-même, si intense qu’elle soit, que le retentissement pénible qu’elle laisse après elle. » — Ce prétendu retentissement est, pour les douleurs physiques, la prolongation effective du trouble nerveux et par conséquent de la douleur même : c’est mieux qu’un souvenir, c’est une réalité. Une douleur continuellement oubliée et continuellement reproduite, comme une série de violentes étincelles électriques, n’en serait pas moins un horrible supplice. Sans doute la mémoire, en ajoutant l’attente de l’avenir et le souvenir du passé à l’horreur du présent, ajoute la douleur morale à la douleur physique ; mais celle-ci est entière sans celle-là44. A force de vouloir tout ramener à la relativité, on oublie les termes réels de toute relation, on intellectualise toute chose ou, ce qui revient au même, on ramène tout au mécanique en même temps qu’au logique. Des changements, des mouvements, des relations mécaniques ou intellectuelles ne suffiront jamais à expliquer le réel et le concret de la douleur, l’aiguillon poignant de la souffrance.

II

Selon les partisans de Schopenhauer, notamment de Hartmann, le plaisir et la douleur empruntent à l’intelligence les qualités qu’ils semblent avoir, mais, en eux-mêmes, ils ne sont que des degrés divers d’intensité dans la volonté inconsciente et n’ont aucune qualité propre. Seuls, les états intellectuels qui les accompagnent, sensations, perceptions, jugements, raisonnements, leur communiquent une couleur distinctive et établissent entre eux des différences discernables. Par exemple, le plaisir de la faim assouvie diffère-t-il, comme plaisir, de celui d’entendre une sonate ? le plaisir d’une bonne odeur et celui d’un bon mot diffèrent-ils autrement que par des qualités intellectuelles qui ne sont plus le plaisir même et qui n’en peuvent résulter ? Non, répond de Hartmann, reprenant une théorie exposée autrefois par Wundt45 ; le plaisir et la douleur, en eux-mêmes, peuvent bien présenter divers degrés de force, mais aucune différence de qualité. A intensité égale, la douleur peut être continue ou intermittente, brûler, glacer, oppresser ; l’ensemble du phénomène est d’ordinaire désigné du nom de douleur, mais il importe de ne pas confondre les deux éléments qui le composent, perception et douleur proprement dite. La perception peut être indifférente, le plaisir et la douleur s’y ajoutent. Ce qui la confirme encore, selon de Hartmann, c’est que l’on peut comparer divers plaisirs ou peines ; on se demande si l’on supportera plus facilement le mal de dents pendant une journée que la douleur de se faire arracher la dent. On choisira entre les plaisirs divers que l’on peut se procurer avec la même somme d’argent. Les différences qualitatives du plaisir et de la douleur tiennent donc aux perceptions qui s’y mêlent. Aussi, « à parler rigoureusement, la douleur ne se rattache à aucun lieu, et la localisation ne concerne que la perception. » Ajoutons qu’à la perception se mêlent des souvenirs, des idées, des images qui, pour leur part, contribuent à diversifier les émotions. « Il suit de là que la douleur n’a pas seulement dans tous les cas la même qualité, mais qu’elle est toujours au même moment absolument une. » On peut en dire autant du plaisir. Et il n’en est pas seulement ainsi, selon de Hartmann, des plaisirs et des douleurs qui se rapportent au corps ; ceux de l’esprit offrent le même caractère. « Que mon ami A ou que mon ami B meure, cela peut changer le degré, mais non la nature de ma douleur. »

Selon nous, il y a sous tous les plaisirs, même les plus différents, une sorte de plaisir fondamental et vital qui est le plaisir même de vivre, conséquemment d’agir, de sentir et d’avoir conscience ; mais, de ce qu’il y a ainsi un élément commun qui nous permet de comparer les divers plaisirs en les rapportant tous au plaisir radical de l’action, il n’en résulte nullement qu’il n’existe aucune différence de qualité entre les différents plaisirs comme plaisirs. On pourrait appliquer aux couleurs le raisonnement de Hartmann : nous comparons ensemble diverses couleurs, donc il n’y a au fond qu’une couleur plus ou moins intense à laquelle s’ajoutent des modifications étrangères à la couleur même. C’est par une abstraction artificielle qu’on sépare des émotions une qualité tout intellectuelle qui serait indifférente, pour ne leur laisser qu’un degré intensité qui seul serait agréable ou pénible. La conséquence nécessaire à laquelle on aboutit, et qui est contredite par l’expérience intime, c’est qu’il n’existe plus qu’un seul et même plaisir, plus ou moins intense, combiné avec des perceptions qui sont toutes aussi indifférentes en elles-mêmes les unes que les autres. Qu’on m’arrache une dent, ou que mon ami meure, « cela peut changer le degré, mais non la nature de ma douleur ». Parler ainsi, c’est se réfuter soi-même, car c’est à peine si nous pouvons trouver entre les deux douleurs une commune mesure. On ne peut pas composer des plaisirs et des peines avec des éléments indifférents, les perceptions, et un autre élément qui est aussi indifférent par lui-même, l’intensité ; car l’intensité ne cesse d’être indifférente que quand on en considère le contenu : autre est une douleur intense, autre est une peine intense, et il est des choses intenses qui peuvent être indifférentes en elles-mêmes. À notre avis, la qualité n’est pas l’objet exclusif d’une intelligence insensible, elle n’a pas cette indifférence essentielle que de Hartmann lui attribue. D’abord, il y au moins une différence de qualité indéniable qui appartient bien en propre à la sensibilité même, à savoir la différence du plaisir et de la peine : ce n’est pas avec des considérations de pure quantité, de pure intensité, qu’on expliquera le contraste de la jouissance et de la souffrance ; à intensité égale, la jouissance et la souffrance offrent le plus frappant contraste de qualité qu’on puisse concevoir. Maintenant, pourquoi ne pas admettre dans le plaisir même des différences de qualité qui ne soient pas indifférentes ? S’il était indifférent au point de vue de la sensibilité de perdre une dent ou de perdre un ami, comment comprendre que ces deux événements pussent produire dans la douleur une si grande différence, même d’intensité ? Nous n’avons pas d’un côté une froide intelligence qui contemplerait indifféremment les qualités des choses, et une sensibilité qui n’apprécierait que les intensités ; ces deux personnages ne pourraient jamais s’entendre.

Loin d’être indifférentes par essence, les qualités nous paraissent ne l’être que par accident. Dans les sens les plus nécessaires à la vie et les plus primitifs, comme ceux du goût, de l’odorat, du toucher, de la température, il n’y a rien d’indifférent, tout est agréable ou pénible. Le point d’indifférence, nous l’avons vu, n’est qu’un moment idéal de transition, une limite commune entre le plaisir et la douleur, limite où il est impossible de se tenir, comme il est impossible à un cône réel de réaliser son équilibre idéal sur la pointe ; en un mot, l’indifférence est une neutralisation approximative de qualités en elles-mêmes agréables ou pénibles ; elle est un état dérivé et une composition d’états non indifférents. Les sens supérieurs, qui paraissent n’avoir aujourd’hui presque rien d’affectif, sont un développement ultérieur et un raffinement des autres ; à y regarder de près, on trouverait dans tout son et dans toute couleur une combinaison de plaisirs et de peines à l’état naissant. Chez les enfants et les sauvages, les sons et les couleurs ont un caractère d’émotion beaucoup plus tranché que chez l’homme adulte et civilisé : les sauvages sont irrités, comme les animaux, par la vue d’un rouge éclatant ; le son énergique d’un instrument comme la trompette les excite à un haut degré ; d’autres sensations visuelles ou auditives produisent un effet déprimant ; toutes semblent provoquer des sentiments de plaisir ou de déplaisir, par rapport auxquels nous, au contraire, nous sommes « blasés ». Et cependant, pour nous-mêmes, les couleurs et les sons ont toujours, si nous y regardons de près, une nuance tantôt sérieuse, tantôt gaie : c’est ce qui les rend propres à devenir des moyens d’émotion esthétique. Seulement, nos sens raffinés ne font plus qu’effleurer avec délicatesse : ils glissent sans appuyer sur les plaisirs ou sur les déplaisirs, et leur langage est celui des demi-teintes.

Originairement, l’intelligence n’a pas d’autre objet que les différents plaisirs ou déplaisirs : c’est la première chose qui l’intéresse et l’éveille ; en se développant, elle est obligée de faire attention aux ressemblances ou aux différences, à l’ordre des phénomènes, et elle finit par y faire une attention telle qu’elle cesse de se rappeler le plaisir et la peine ; absorbée dans la relation, elle oublie les termes de la relation même, qui deviennent peu à peu pour elle de simples moyens secondaires, des signes, des symboles de plus en plus dépouillés de leur caractère affectif et émouvant. Ainsi s’est produite à la longue l’antithèse souvent remarquée de la sensation et de la perception. Une sensation violente enlève la perception et le discernement ; si nous buvons une tasse de café bouillant, nous ne discernons nettement ni le goût du café ni la place où la brûlure a lieu ; la douleur seule remplit la conscience, et non ses relations. Au contraire, une perception très claire, comme celle d’une figure de géométrie, renferme des émotions tellement faibles qu’elles sont insaisissables. Quand, par l’effet de l’association et de l’hérédité, le travail de comparaison et de classification qu’enveloppe la perception est devenu inhérent au mécanisme des organes, alors les plaisirs élémentaires disparaissent entièrement du champ de l’observation : il n’en reste que les lignes et silhouettes, comme dans un dessin délicat. Néanmoins ils demeurent à l’état naissant, toujours près de reparaître et aussitôt disparaissant, comme une légère ondulation qui agite la surface des eaux calmes.

Grâce à une longue évolution des organismes, on voit aujourd’hui se produire les résultats suivants : 1° l’élément affectif du plaisir ou de la douleur s’ajoute aux impressions sensibles ou s’en retranche sans modifier, en apparence, l’état représentatif et perceptif. Par exemple, une sensation produite par une couleur peut, à un certain moment, être agréable ; puis, sans changer de nature, mais en se prolongeant, elle peut devenir indifférente ou même désagréable. Il en est de même des saveurs ou des sons. 2° Cette addition ou soustraction du plaisir et de la douleur peut même être acquise par artifice ou habitude : c’est ainsi que l’habitude peut faire trouver agréables des choses qui nous déplaisaient auparavant, par exemple le tabac.

Au point de vue physiologique, l’opposition actuelle des émotions et des représentations s’explique par ce fait que les représentations sont attachées à des organes déterminés, tandis que le plaisir et la douleur sont généralement produits par une stimulation et un surcroît de vie qui tend à se répandre dans l’organisme entier : c’est un phénomène qui correspond à la diffusion des courants nerveux en un sens favorable ou contraire à nos organes. Le plaisir et la douleur ne sont pas des impressions brutes venues du dehors ; ils sont notre réponse intérieure aux impressions qui se trouvent en harmonie ou en conflit avec notre organisme.

Aussi le temps nécessaire pour sentir purement et simplement un objet, par exemple le tranchant et le froid de l’acier pénétrant dans les chairs, est-il aujourd’hui moins long que le temps nécessaire pour éprouver la douleur de la blessure. C’est seulement au moment où l’acier du bistouri sort de la chair qu’on a le sentiment d’une cruelle déchirure. « Un coup violent au pied détermine d’abord une sensation de contact et, quelques dixièmes de seconde après, la douleur. » Ainsi la douleur, dit M. Richet, est en retard sur la sensation simple. C’est, selon nous, qu’il faut un certain temps pour que la stimulation nerveuse se répande dans le cerveau et manifeste son harmonie ou son conflit avec l’équilibre vital. Il n’en résulte pas qu’à l’origine le plaisir et la douleur n’aient pas été antérieurs à tout le système télégraphique, fort compliqué, qui produit aujourd’hui ces sensations rapides ; le caractère affectif de ces sensations ne se révèle qu’ensuite, par leur retentissement général et leurs conséquences finales. D’ailleurs, ce n’est pas la douleur du froid de l’acier ou de sa forme tranchante que nous sentons ; c’est la douleur de la blessure ou plutôt des ébranlements produits par la blessure de proche en proche. M. Richet ne compare donc pas les objets sous les mêmes rapports. Chez les animaux les plus primitifs, rien n’indique qu’il y eût des organes de sensation fonctionnant ainsi en avance sur le plaisir et la douleur. Ces organes se sont formés peu à peu parce qu’il est utile à l’animal d’être averti avant d’être blessé : il en est résulté un avantage sur les animaux doués de systèmes d’avertissement moins rapides.

En résumé, voici quel est, selon nous, le vrai rapport du plaisir et de la peine avec l’intelligence. En premier lieu, nous l’avons vu, le sentiment n’est pas la représentation même, ni un rapport de représentations, il n’a pas non plus pour cause unique la représentation ; mais, selon nous, la représentation à quelque degré, ou plutôt, comme disent les Allemands et les Anglais, la présentation accompagne toujours le plaisir ou la peine et, sans en être la condition unique, elle est cependant une de ses conditions. Point de plaisir, si matériel, si grossier et simple qu’il soit, qui ne renferme une forme rudimentaire d’activité intellectuelle, par cela même qu’il est un fait de conscience et que la conscience ne s’y sent pas isolée, mais en contact avec quelque autre chose qui lui résiste ou lui cède. Si donc la perception ne précède pas le sentiment, il n’en est pas moins vrai qu’elle le suit immédiatement ou plutôt l’accompagne. C’est ce qui donne à tout sentiment une valeur intellectuelle et proprement esthétique ; c’est ce qui fait de tout plaisir sensible le rudiment d’un plaisir esthétique : il y a un germe de beauté partout ou il y a unité dans la multiplicité, accord dans la discordance, harmonie dans des éléments antagoniques. C’est aussi en ce sens qu’on peut dire que tout sentiment de plaisir ou de peine enveloppe des idées ; ces idées lui donnent une forme et une direction ; à son tour il leur donne une force de réalisation.

Un germe de beauté n’existe pas seulement, comme on l’admet d’ordinaire, dans les plaisirs de la vue et de l’ouïe ; il se retrouve jusque dans le toucher et le contact, dans la saveur, dans l’odeur. Les plaisirs mêmes de la vie organique produisent un sentiment de vitalité profonde qui, contrairement au préjugé, est déjà esthétique : aussi les sensations organiques sont-elles, pour l’artiste, un élément essentiel de la vraie et vivante beauté ; tout ce qui ne retentit pas jusqu’à cette profondeur n’est encore qu’un art de surface46. Si donc il ne faut pas composer les plaisirs avec des raisonnements sur le rapport des choses à notre intérêt vital ou sur leurs rapports mutuels de symétrie, d’uniformité, de variété, il n’en faut pas moins reconnaître qu’il y a dans toute jouissance sensitive une lueur de discernement intellectuel et de comparaison spontanée, si bien que l’agréable est l’aube du beau. C’est là, croyons-nous, la vérité qu’on peut retirer des systèmes qui ont voulu réduire le sentiment à l’intelligence jugeant les rapports des objets entre eux ou leurs rapports à nous-mêmes. Le tort de ces systèmes est de représenter le plaisir et la douleur comme un jugement, et comme un jugement de rapports plus ou moins extérieurs ou objectifs : ce sont des relations internes et subjectives que saisit la conscience dans le plaisir ou dans la peine, et elle ne les saisit pas par un jugement, encore moins par un raisonnement, mais par ce sentiment immédiat qui est le germe de tout jugement.

Concluons que le plaisir et la douleur ont leurs qualités irréductibles et caractéristiques ; ils ne sont pas seulement des phénomènes d’intensité, ni de pures relations entre d’autres faits de conscience auxquels seuls appartiendraient la réalité et l’efficacité.

II
Rapport du plaisir et de la peine à l’appétition

On dispute encore de nos jours, comme au temps des épicuriens et des stoïciens, pour savoir si le plaisir résulte de l’inclination active, ou l’inclination active du plaisir, s’il existe en nous des tendances innées antérieures au sentiment et causes du sentiment même, ou si c’est au contraire le sentiment qui est la cause première des tendances.

Nous avons vu que le plaisir et la douleur sont liés, dans le système nerveux, à un dégagement de la force ; mais ce dégagement même présuppose une force accumulée, une force de tension antécédente : c’est cette force de tension que l’on désigne psychologiquement par le mot de tendance et, en ce sens, la tendance précède le sentiment.

Si, au lieu de considérer dans l’organe le mouvement et la fonction, d’où résultent plaisir et douleur, nous considérons la matière même et la substance, nous dirons que l’organisation de la substance nerveuse, son intégration, précède nécessairement sa désintégration, sa réduction à des composés plus simples. Or, nous avons vu que le plaisir et la douleur distincts sont liés à la désintégration de la substance nerveuse ; ils présupposent donc une intégration et organisation antérieure qui, par cela même qu’elle existe, impose d’avance au mouvement certaines formes déterminées, et à la sensibilité des formes corrélatives. Aussi est-il clair que nous naissons avec des inclinations qui tiennent à la structure de nos organes et à la direction des mouvements vitaux. Un être doué d’un estomac, d’un palais, d’un système nerveux, de différents sens, a une constitution qui lui impose certaines tendances organiques. Ce mot de tendance, ici, est l’expression anticipée des directions que le mouvement prendra nécessairement par la constitution même des organes. La douleur, chez les êtres ayant une sensibilité, accompagnera nécessairement les tendances organiques non satisfaites, le plaisir, les tendances satisfaites. Même chez les animaux rudimentaires et primitifs, le mouvement a existé dès l’abord avec une certaine direction, car il n’y a point de vie sans mouvement et sans une composition de mouvements, par conséquent sans une direction et une sorte de tension. Nous trouvons donc, chez tous les animaux, une organisation et un fonctionnement plus ou moins élémentaires comme corrélatifs physiques des tendances ou impulsions, et ces impulsions mêmes comme antécédents des plaisirs et des déplaisirs particuliers. Chez le végétal, il semble que les impulsions ou tendances organiques existent sans l’accompagnement de la sensibilité, ce qui prouverait ipso facto que les tendances, au moins végétatives, précèdent les sentiments ; mais on peut toujours se demander si un rudiment de sensibilité confuse n’accompagne pas, jusque chez la plante, ou du moins dans ses cellules élémentaires, le cours facile ou difficile de la vie. Le mot de sensibilité est sans doute ici excessif, mais, comme dit Leibniz, il faut quelquefois parler abusivement pour parler fortement. En nous, l’irréfragable preuve de l’antériorité des tendances sur les sentiments particuliers, c’est qu’elles sont le produit de l’hérédité et de la sélection naturelle. Nous naissons disposés pour tels ou tels sentiments, et pour tels mouvements consécutifs : les circonstances ne font qu’amener à l’acte nos virtualités, comme la rencontre d’un acide révèle les affinités de la base.

Une loi importante et fondamentale a produit les relations particulières qui existent aujourd’hui entre la sensibilité et l’activité motrice. Cette loi, c’est que la propagation du plaisir et de la peine jusqu’aux centres sensori-moteurs ne s’est établie, ou n’a subsisté par sélection naturelle, que quand elle produisait une réaction utile des muscles volontaires, qui partent du cerveau et sont dirigés par le moi. Réciproquement, un muscle volontaire n’est utile que pour obéir aux impulsions du plaisir ou de la peine. Un être entièrement automatique, dont toute l’existence consisterait, par exemple, en contractions et expansions rythmiques, régulières, n’aurait besoin que des sentiments généraux d’aise ou de malaise ; le reste se ferait par les simples lois de la propagation du choc. Les plaisirs et douleurs différenciés et centralisés ne l’aideraient pas à conserver son individualité ni la vie de son espèce. De la même manière, quand quelque partie d’un animal, comme le cœur d’un vertébré, a des fonctions consistant en de tels mouvements rythmiques, la transmission de sensations agréables ou pénibles au cerveau cesse d’être utile et finit par disparaître faute d’exercice. « L’affaire du cœur, dit avec raison Grant Allen, est simplement de battre, et il est enfermé dans le corps, à l’abri de tout dommage. Tant qu’il bat, il fait bien son œuvre ; mais, quand il commence à être malade ou désintégré, l’animal ne peut, par aucun mouvement volontaire, rien faire pour le réparer. » Le cœur et les portions automatiques du corps, considérées en général, requièrent donc un système presque exclusivement moteur ; les muscles et les organes des sens, au contraire, ont encore besoin d’un système sensitif plus ou moins centralisé, de manière à produire le plaisir et la peine. Bref, le sentir est intimement associé au côté volontaire ou, comme on dit, animal de notre organisation, par opposition au côté automatique et végétatif. Nous avons deux systèmes nerveux : le système cérébro-spinal ou volontaire, et le sympathique ou automatique : le premier, en son ensemble, aboutit à une sensibilité distincte et centralisée ; le second est insensible, ou du moins n’a qu’une sensibilité diffuse. Bien plus, les nerfs cérébro-spinaux et sensibles sont distribués aux principaux organes du corps exactement en proportion de la valeur des avertissements que le plaisir et la peine peuvent, dans chaque cas, donner au cerveau. Par exemple, les organes de la reproduction et la langue sont le siège de plaisirs vifs, qui sont nécessaires pour la préservation de la race et pour celle de l’individu. Les yeux, organes délicats et très exposés, sont soumis aux nerfs volontaires ; les oreilles, moins exposées, sont moins soumises aux nerfs volontaires et ne se font sentir à nous que dans la maladie ; l’estomac et les intestins sont, pour le cerveau, relativement insensibles, sauf en cas de grave perturbation. Seulement, l’implication mutuelle des deux grandes sortes de nerfs produit des anomalies, et elle sert aussi à les expliquer. « Les peines des organes internes, dit Grant Allen, sont dues non aune provision spéciale de nerfs ayant pour but spécial la production de la peine ou du plaisir, mais à la sensibilité générale que présentent toutes les libres cérébro-spinales sous les actions destructives et désintégratives. »

Si, au lieu de placer l’action sous le sentiment, on place au contraire le sentiment sous l’action, on aboutit alors, avec Horwicz et Stumpf, à des sentiments détachés, à des sortes d’atomes de sentiments qui n’ont aucune raison d’être : ici un rudiment de plaisir, là un rudiment de peine, sans qu’on sache pourquoi, sans que la modification agréable ou pénible soit la modification, la passion d’une activité antécédente. Dès lors, c’est un je ne sais quoi d’inerte, d’indifférent, de mort, qui reçoit toute faite du dehors la jouissance ou la souffrance sans y être pour rien lui-même par son action. Tout est actif excepté lui, et comme on en peut dire sans doute autant de chaque être en particulier, il se trouve, en définitive, que tout être est passif pour son compte et actif pour le compte d’autrui. L’hypothèse de la primauté du sentiment par rapport à l’action n’explique donc pas le sentiment même. De plus, elle n’explique pas l’action, puisqu’elle la fait dériver tout entière d’une passivité préalable ; la causalité, l’efficacité, la force du sentiment ne se comprennent pas, et on ne sait avec quoi l’être pourra réagir, tendre à une chose ou s’écarter de l’autre. Dans l’hypothèse contraire, il reste assurément un mystère sur l’action primordiale, identique à la vie ou à l’être et source primitive du mouvement. Pourtant, on comprend à la rigueur que l’être agisse pour agir, si un sentiment agréable est la conséquence de toute action, et un sentiment plus agréable la conséquence d’un surplus d’action efficace. L’activité primordiale est alors l’expansion première de l’être et de la vie, et il faut bien poser d’abord l’être avec cette expansion active : « Au commencement, dit Faust, était l’action. » Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de placer dans tous les êtres, même dans les forces les plus aveugles de la nature, une certaine activité, alors même que nous nous les figurons insensibles. Cette insensibilité, à notre avis, ne peut être absolue, mais l’excès même du préjugé vulgaire, qui imagine une activité absolument dépourvue de tout sentiment et de toute perception, témoigne en laveur de la priorité de l’agir, sinon de son indépendance et de son état d’isolement. L’expérience nous abandonne, il est vrai, quand nous voulons descendre trop bas dans la série des êtres ; nous ne pouvons donc raisonner que par induction psychologique et métaphysique. Or, à ce double point de vue, la douleur est inintelligible si on ne suppose pas un obstacle à la vie, à l’être, à l’activité, au mouvement, par conséquent une résistance. Il semble donc probable que la résistance à l’énergie est la condition et le rudiment de la peine ; d’autre part, le déploiement d’énergie sans résistance est le rudiment du plaisir. Pour résoudre entièrement la question, il faudrait avoir pénétré l’énigme de la communication du mouvement, l’énigme de la force motrice et de la résistance, en un mot de l’être et de l’action mutuelle des êtres. Là se cache la vraie et radicale origine de l’activité, du plaisir ou de la douleur, enfin de la pensée.

La conséquence de ce qui précède, c’est que l’activité fondamentale, la « volonté » primitive, d’où naissent les peines et les plaisirs, est une activité mêlée de passivité, où l’élément agréable lié à l’action efficace est continuellement contrarié et contrebalancé par un élément pénible, à savoir le sentiment d’usure et de manque, qui accompagne la passivité et la résistance subie. Voilà pourquoi nous agissons, et aussi pourquoi notre action tend toujours à du changement intérieur et à quelque mouvement extérieur.

Il y a un côté vrai dans la théorie pessimiste : c’est que la peine a, en général, une plus grande force que le plaisir pour mouvoir l’activité, pour lui faire changer de direction au lieu de la laisser à l’état rectiligne, pour lui donner même une direction déterminée au lieu de la laisser à l’état flottant. Dans le plaisir, la volonté s’abandonne, va toujours devant elle, s’épand dans le présent sans se concentrer vers un but à venir. Dans la peine, la volonté fait immédiatement effort et, pour cela, se concentre, en se proposant plus ou moins consciemment la cessation de la douleur. Les premiers appétits physiques et instinctifs, comme la faim et la soif, sont, à l’origine, des mouvements déterminés par quelque sensation pénible, par un malaise. C’est ultérieurement, quand l’appétit se satisfait, qu’il est déterminé par le plaisir à continuer la même action. Nous commençons par peiner, dans tous les sens du mot, avant de tendre vers un plaisir déterminé ; le besoin nous pousse par derrière, avant que le désir nous attire en avant. On peut donc dire que la peine est une force et l’appeler même vis a tergo ; le plaisir est aussi une force, mais attractive. Ajoutons que la peine et le plaisir apparaissent sous des formes de plus en plus nettes chez les animaux, à mesure que leur organisation même se perfectionne. Si, en tant qu’états de conscience, ils n’étaient que des épiphénomènes et des aspects-surajoutés, on ne comprendrait pas leur développement, qui en fait de véritables fonctions de protection et de progrès, et qui suppose que, par leur nature mentale, non pas seulement physique, ils sont des facteurs réels de révolution.