(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV,
par M. A. Chéruel82

Il est arrivé à M. Chéruel le contraire de ce qui arrive aux autres éditeurs : plus il a vécu avec son auteur, moins il l’a aimé ; en le suivant de trop près, il lui a retiré, sinon de son admiration, du moins de son estime. Chargé il y a quelques années par M. Hachette de donner l’édition des Mémoires de Saint-Simon d’après le manuscrit, il en est sorti avec une quantité de remarques critiques et de notes rectificatives qu’il nous présente aujourd’hui réunies et coordonnées en un respectable volume. Ce volume est des mieux faits, des plus essentiels, et formera désormais un indispensable appendice des Mémoires de Saint-Simon. M. Chéruel a établi une biographie du duc, la plus exacte et la plus complète qu’on ait jusqu’ici ; il a ensuite examiné la valeur du témoin et la confiance qu’il mérite à titre d’historien. Saint-Simon en ressort fort infirmé et diminué à ce premier chef. Dans une suite de chapitres particuliers, M. Chéruel s’attache à démontrer la partialité, l’inexactitude des assertions et des jugements de Saint-Simon en ce qui est de Louis XIV lui-même, de Mazarin, de Louvois, de Lamoignon, Harlay, Vendôme, Villars, Noailles, etc. Il remonte à la source de ses partialités passionnées et cherche à en découvrir les causes. Il discute, contrôle, chemine pas à pas, oppose témoignage à témoignage ; il construit autour de l’œuvre dont il fait le siège une suite d’excellents et solides chapitres comme autant de forts avancés qui la brident et qui l’entament ; il ne cesse, dans tout ce travail, de faire acte de bon et judicieux esprit, qui ne se laisse éblouir à aucun instant et qui ne s’écarte jamais des méthodes sévères. Et pourtant, dirai-je, — et pourtant, — lorsqu’on a donné raison à M. Chéruel sur presque tous les points, lorsqu’on a reconnu la justesse de la plupart de ses observations, pourtant rien n’est changé au mérite de Saint-Simon ; il reste ce qu’il est, Saint-Simon après comme devant, le plus prodigieux des peintres de portraits et le roi de toute galerie historique.

Ce n’est pas la première fois que Saint-Simon reçoit un vigoureux assaut. Nos amis de l’école de Versailles ont commencé : MM. Eudore Soulié, Dussieux, Lavallée, soit au nom et dans l’intérêt de Dangeau, soit par goût et admiration pour Mme de Maintenon, l’ont pris rudement à partie et lui ont refusé tout ce qu’on peut lui enlever de considération et de crédit. On est même allé jusqu’à contester cette entière probité et délicatesse qu’aucun des contemporains n’avait soupçonnée, et, s’autorisant d’un passage des Mémoires du duc de Luynes, on a dit que « l’incapacité complète de Saint-Simon en matière d’affaires ne l’empêcha pas, à un moment donné, de faire perdre cinquante pour cent à ses créanciers, en substituant habilement 40,000 livres de rente à sa petite-fille, la comtesse de Valentinois ». M. Chéruel ne suit pas les adversaires de Saint-Simon jusqu’à cette extrémité ; il rétablit le sens du mot substituer, qui est chez M. de Luynes. Saint-Simon, qui n’entendait rien, en effet, aux affaires d’argent et qui avait perdu dans sa femme un utile économe, mourut réellement insolvable et ses créanciers perdirent moitié, « parce qu’il y avait pour 40,000 livres de rente de terre substituées qui passèrent à Mme de Valentinois sans être tenues des dettes ». Mais cette substitution n’était pas du fait de Saint-Simon ni le moins du monde, de sa part, un acte de subtilité et un dol. « Ce n’est pas Saint-Simon, selon la remarque de M. Chéruel, qui a habilement substitué sa petite-fille à ses créanciers, c’est la loi qui régissait alors les terres féodales. Les biens substitués étaient inaliénables. » M. Chéruel maintient donc au noble écrivain sa réputation méritée d’intégrité et d’honneur : c’est bien le moins. Il ne l’accuse que de n’être pas véridique.

Dans ces termes même, je trouve qu’il va trop loin. Saint-Simon aime à dire la vérité ; il croit la dire, il la cherche et se donne toutes les peines du monde pour la trouver ; mais ses informations peuvent l’abuser, sa passion l’emporte, son feu de coloriste s’en mêle : de là des excès de pinceau et des erreurs matérielles comme en contiennent nécessairement tous les Mémoires qui ne sont pas faits sur pièces et qui s’écrivent d’après des impressions ou sur des on dit. M. Chéruel semble admettre qu’en plusieurs circonstances Saint-Simon, pour mieux arranger le tableau, a sciemment altéré la vérité, — par exemple, dans le récit qu’il a fait de certaine scène célèbre au Parlement, dans laquelle il a joué un rôle : on lui oppose des récits contradictoires de témoins oculaires ou des procès-verbaux d’une teneur différente. C’est trop oublier, je pense, la différence des points de vue dans ces sortes de scènes, et combien la perspective est chose relative : chacun se fait centre, chacun voit de son foyer particulier, sous son angle, à lui, et avec son œil. La même scène, vue et racontée par un homme vif, bouillant, excessif, impétueux, tel que Saint-Simon, peut ne pas ressembler à celle qu’on lit racontée par Matthieu Marais ou par Buvat. Si, dans cette circonstance, Saint-Simon eut des ridicules aux yeux des autres ; si, quand il prit la parole pour protester au nom des ducs, on n’entendit qu’une petite voix dont quelques-uns dans l’assistance se moquèrent ; s’il y eut du plaisant pour quelques spectateurs dans l’incident, il est certain que, plein de son objet et de sa passion, il ne s’en apercevait pas lui-même : mais, en revanche, si vous lui passez ce travers, ce tic nobiliaire (pour l’appeler par son nom), que ne distinguait-il pas sur tous ces bancs autour de lui, dans les plis de ces fronts et de ces visages, dans cette multitude de masques où la nature lui avait accordé de lire ! C’est ainsi qu’il donnait à tout ce qu’il voyait et qu’il dépeignait ensuite cette chose unique, incomparable, la vie, physionomie, la flamme. Laissons les procès-verbaux pour ce qu’ils sont, prenons la peinture pour ce qu’elle est.

Elle a sa manière de composer, de grouper, non seulement de saisir et de faire saillir les détails, mais d’embrasser et de gouverner les ensembles : Saint-Simon en possède toutes les parties. M. Chéruel, préoccupé lui-même de son point de vue d’historien et de narrateur scrupuleux, a des aveux sur Saint-Simon qui nous font sourire. Il lui refuse la vue politique étendue, l’intelligence des choses de guerre, l’intelligence des matières de finance : il a parfaitement raison. Saint-Simon n’était fait, à aucun degré, pour être ni ministre, ni général, ni homme de finance et de budget ; il est, pour un homme d’esprit, singulièrement court, j’allais dire inepte, sur tous ces divers objets qui font les branches principales du gouvernement des États ; il n’est pas, même dans l’ordre philosophique, un esprit supérieur ; il reste soumis et astreint aux croyances les plus étroites de son temps ; s’il lui arrive de varier en religion, c’est pour passer par les préventions des sectes et des opinions particulières, plus porté dans le principe qu’il ne l’a dit pour les Jésuites et leurs adhérents, puis tournant plus tard et avec une sorte d’âpreté au Jansénisme et à l’anti-Constitutionnalisme. Qu’est-ce donc que cet homme qui a tant de lacunes en lui, tant de côtés résistants et fermés ? Il est, je le répéterai à satiété, un moraliste et un peintre ; mais il est l’un et l’autre à un degré qui constitue le prodige, la merveille, et qui révèle le génie.

M. Chéruel, qui du reste ne prétend nullement lui contester ce double talent, ne me paraît pourtant point assigner à celui qui le possède le rang et le cran d’honneur qui lui est dû. Il semble considérer Saint-Simon à la Cour comme un observateur « dont l’horizon est borné », qui s’attache aux détails et ne voit au-delà qu’avec confusion ; qui fait preuve, en résumé, « d’attention curieuse, de finesse, de sagacité, de pénétration profonde », mais toujours « dans le cercle borné et restreint qu’il s’est tracé » ; — notez que ce cercle est tout simplement la nature humaine ; — et lorsqu’il a bien pris contre lui toutes ses précautions et ses conclusions, qu’il l’a montré sans étendue, sans élévation d’esprit, sans sûreté jusque dans sa profondeur et sa sagacité, qu’il l’a convaincu d’être (comme tout homme, hélas ! et tout historien, fût-ce même le plus régulier et le plus froid) « sujet à erreur », il ajoute :

« Ces réserves faites, on ne peut méconnaître dans Saint-Simon une étude personnelle et persévérante des principaux personnages de la Cour de Louis XIV, et un talent merveilleux pour les peindre. »

On ne peut méconnaître… mais véritablement quelle grâce on nous fait là ! grand merci du compliment ! Oui, j’en conviens, on ne peut méconnaître que, malgré ses taches et ses nuages, le soleil luit… On ne saurait méconnaître que, malgré quantité de tragédies détestables et ennuyeuses, Corneille ne soit sublime quelquefois… On ne saurait méconnaître que, malgré des fadeurs, des concessions au goût du jour, Racine ne soit souverainement pathétique et touchant…, que Molière… Je m’arrête. En un mot, ce n’est pas rendre justice à un homme de génie que de faire ainsi en lui l’accessoire du principal, et, après lui avoir soigneusement compté tout ce que les faiblesses humaines lui ont apporté d’imperfections et de défauts, d’accorder qu’il lui reste quelque chose de bien.

Le génie humain n’a pas un si grand nombre de chefs-d’œuvre ; savez-vous que la scène des appartements de Versailles après la mort de Monseigneur est une œuvre unique, incomparable, qui n’a sa pareille en aucune littérature, un tableau comme il n’y en a pas un autre à citer dans les musées de l’histoire ? Je viens de relire cette scène, cette série de scènes avec leurs nombreuses péripéties et leurs changements à vue, dans leur ampleur, leur profondeur, leur sérieux, leur comique aussi et leur grotesque. Cet homme-là a l’horizon borné, dites-vous ; c’est un observateur de détail. Peste ! quel détail ! Nommez-nous-en des ensembles en peinture, des fresques immenses et grandioses, si ceci n’en est pas. Vous parlez de Tacite, qui a admirablement condensé, travaillé, pétri, cuit et recuit à la lampe, doré d’un ton sombre ses peintures chaudes et amères : ne vous repentez pas, Français, d’avoir eu chez vous, en pleine Cour de Versailles et à même de la curée humaine, ce petit duc à l’œil perçant, cruel, inassouvi, toujours courant, furetant, présent à tout, faisant partout son butin et son ravage, un Tacite au naturel et à bride abattue. Grâce à lui, nous n’avons rien à envier à l’autre. Et qui plus est, par une veine de comique qu’il y a intrépidement jetée, c’est ici vraiment un Tacite à la Shakspeare.

Ah ! les commérages de Saint-Simon ! me dit un homme de bon sens et d’un noble esprit, mais intéressé par son nom83 à ce que Saint-Simon ne soit qu’un médisant sans conséquence. Oui, les commérages de Saint-Simon, mais comme qui dirait les barbouillages de Rembrandt ou de Rubens.

La même querelle qu’on fait à Saint-Simon, d’autres, et M. Bazin en particulier, l’ont déjà faite au cardinal de Retz et à ses Mémoires si personnels, où lui, le coadjuteur, tient tant qu’il peut le premier rang. Saint-Simon mérite de se tirer de toutes ces critiques mieux encore que Retz, qui s’en tire pourtant ; il s’est donné plus de peine pour être vrai, il est moins à la merci de son imagination ou, lorsqu’il s’y abandonne, on le voit ; il est plus naïf. Et cependant rien qu’avec sa galerie de la Fronde, et les dix-sept portraits qui la composent, et n’eût-il que ces pages à opposer à ses détracteurs, Retz écrase à jamais tous les Bazin du monde par la largeur et l’éclat de la vérité morale, par la ressemblance expressive des caractères et des figures ; il rejoint les Vénitiens.

Le talent, le talent ! on en parle trop à son aise. Est-ce donc chose si commune et dont il faille faire si bon marché ? Pour de petits talents, passe ; mais quand le talent s’élève, quand il est cette puissance supérieure et magique qui sait voir et qui sait rendre, qui devine, qui ressuscite, qui crée de nouveau tout un passé évanoui, qui agrandit du même coup les horizons de la mémoire historique et ceux de la science morale, il mérite aussi quelque respect. Je sais comme vous qu’il ne faut pourtant pas que, sous prétexte de peindre, il se croie en droit d’imaginer, qu’il aille créer tout de bon et au pied de la lettre, et qu’il nous présente un roman au lieu de la réalité. Nous y reviendrons tout à l’heure.

J’ai l’air d’être en querelle avec M. Chéruel et je n’y suis pas ; ou la querelle (si elle existe entre nous) est légère, elle n’est que dans la proportion et la mesure des appréciations, dans le plus ou le moins. Il a parfaitement distingué chez Saint-Simon ce qu’il y faut distinguer, la différence des moments et des époques : lorsque Saint-Simon parle des événements et des hommes d’avant sa naissance, d’avant son entrée dans le monde, il est nécessairement moins bien informé ; il est sujet aux traditions et préventions qui lui ont été transmises : il a pu et dû se tromper plus fréquemment. Il faut couler sur cette première partie. C’est véritablement de ce qu’il a vu et observé par lui-même et de ses propres yeux qu’on doit lui demander un compte plus sévère. M. Chéruel est trop juste pour ne pas le sentir : aussi dans tous les premiers chapitres sur Anne d’Autriche, Mazarin, Chavigny, Fouquet, etc., il a pris simplement prétexte des inexactitudes de Saint-Simon pour traiter lui-même, à son tour, de quelques points importants du grand règne sur lesquels il avait fait de longue main des études originales et approfondies.

Là où il prend plus directement Saint-Simon en faute et où il lui conteste avec rudesse sa qualité d’historien, c’est dans les récits et jugements sur Louis XIV, sur Mme de Maintenon, sur le duc de Vendôme, sur les maréchaux de Villars et de Noailles, sur le premier président de Harlay, etc. Je n’opposerai que quelques remarques à tout ce que l’exact critique a dit là-dessus de fondé et en partie d’incontestable.

Je ne crois pas, somme toute, que Louis XIV tout le premier ait à se plaindre de Saint-Simon : les portraits qu’il fait de lui en vingt endroits sont tous nobles, dignes, et surtout vivants, intéressants. On peut trouver qu’il conteste à Louis XIV quelques qualités que ce roi eut peut-être plus qu’il ne l’a dit : ce serait matière à examen et à discussion ; mais il est impossible, en lisant Saint-Simon, de ne pas être frappé d’une chose, c’est qu’il a infiniment plus donné au grand roi qu’il ne lui a ôté devant la postérité : il le fait vivre, marcher, parler, agir sous nos yeux en cent façons et toujours en roi, avec majesté, grandeur, avec séduction même. Il est vrai qu’il a répété quelques mots terribles d’égoïsme, et qu’il a fait entendre, à certains moments, le silence des courtisans, un silence à entendre marcher une fourmi. Ce sont de ces traits qu’on ne rencontre nulle autre part que chez lui : est-ce que vous ne lui en sauriez pas gré ? Après tout, la pire des choses pour un siècle et pour un roi si admirés étant d’être et de devenir ennuyeux à la longue aux yeux de la postérité, Saint-Simon a paré à cet inconvénient-là par sa baguette d’Asmodée. Il a rendu au monarque et au siècle cet immense service, il les a rajeunis et rafraîchis ; c’est être ingrat que de le méconnaître. Il faut se rappeler où l’on en était sur Louis XIV à la veille de la publication de Saint-Simon, et où l’on en a été le lendemain. Le siècle de Louis XIV et le roi tout le premier, je le maintiens, sont heureux d’avoir eu en définitive leur Saint-Simon. Ce qu’il y a de vraiment vivant dans leur immortalité en demeure plus assuré.

Saint-Simon est tellement peintre jusqu’au bout des ongles qu’une fois il s’est montré tout émerveillé d’un mot échappé à Louis XIV près de sa fin, et qui lui fut redit par Maréchal, le chirurgien du roi. Il s’agissait du duc d’Orléans tant calomnié, et qui faisait tout pour l’être. « Savez-vous ce que c’est que mon neveu ? dit Louis XIV à Maréchal : c’est un fanfaron de crimes. » — « À ce récit de Maréchal, ajoute Saint-Simon, je fus dans le dernier étonnement d’un si grand coup de pinceau. » Ce coup de pinceau, Louis XIV l’avait trouvé à force de bon sens et de justesse. Saint-Simon, ce jour-là, est dans l’admiration de rencontrer le roi qui chasse sur ses terres et qui, pour une fois qu’il se le permet, y chasse en maître.

Mme de Maintenon, a été fort maltraitée par Saint-Simon, et j’ai toujours été moi-même des premiers à la défendre contre ces excès de parole. Il faut bien s’entendre toutefois : on aura beau faire, Mme de Maintenon est peu intéressante, peu sympathique (comme on dit aujourd’hui), par son caractère, par sa conduite, par son art, par sa prudence même, et par la fortune où elle a su atteindre. On peut avoir un grand goût pour son esprit, pour sa raison, sans aller au-delà. Je crois que c’est le vrai point. Elle a aujourd’hui de trop bons avocats d’office pour que je m’en mêle. Saint-Simon, certainement, n’était pas juste pour elle, et il la connut peu.

La défense de Mme de Maintenon mène naturellement M. Chéruel à la justification des Noailles, et surtout du second maréchal de ce nom, contre les imputations malignes de son ennemi mortel, acharné, implacable. J’ai moi-même ici, tout récemment84, discuté trop à fond ce chapitre pour y revenir ; je me suis efforcé de montrer en quel sens et dans quelle juste mesure il convient de réduire Saint-Simon. Avouez toutefois qu’on profite grandement de lui pour connaître les personnages, même lorsqu’on ne les accepte pas tout entiers de sa main tels qu’il les fait : il vous procure de belles avances pour les peindre, même lorsqu’on ne le suit pas jusqu’au bout. Vous avez déjà, grâce à lui, une belle base pour le contrecarrer et le contredire. Supprimez la moitié du portrait de ce maréchal de Noailles : l’autre moitié du portrait subsiste telle que ce seul pinceau l’a pu faire. M. Chéruel ne me semble pas assez reconnaître cette utilité pittoresque et morale de Saint-Simon. — Il croit avoir prouvé, par deux billets qu’il produit, que Saint-Simon en a imposé dans ses Mémoires sur le caractère de ses relations avec le duc de Noailles pendant la durée de leur brouille sous la Régence. Je ne vois pas que ces deux lettres ne soient de celles qu’un homme brouillé avec le duc de Noailles, mais continuant des relations ! obligées et de politique, a pu raisonnablement écrire. Il a pu y avoir, tel jour et à telle heure, un peu de détente dans cette roideur de relations, mais sans changement de disposition au fond et, comme on dit, rancune tenante.

M. Chéruel me paraît aussi trop insister sur la bravoure du maréchal ; elle était loin d’être proverbiale en son temps : c’est un point sur lequel Saint-Simon n’invente rien et se fait l’écho des bruits de ville et de Cour. Ces bruits avaient-ils tort ou raison ? Je ne sais. Mais enfin la défense n’est pas aussi victorieuse que le suppose l’avocat.

On ne se dit point assez, lorsqu’on triomphe de prendre Saint-Simon en faute sur des points secondaires : « Où en serions-nous donc sur bien des personnages, si nous n’avions Saint-Simon pour les percer à jour et pour mettre le holà ! » Nous en serions le plus souvent à répéter des éloges officiels et convenus, à compulser des jugements timides et neutres, ou

même à accepter, avec les années, de ces réhabilitations complètes qui tendent toujours à se faire tôt ou tard par la découverte de certains papiers. Il n’y a rien de menteur comme le papier, ni qui prête mieux à des interprétations posthumes décevantes. Chacun n’écrit que ce qui le sert.

Villars est un de ceux qui auraient le plus à se plaindre de Saint-Simon. Celui-ci n’a guère vu que ses défauts, ses vices, sa jactance, ses gasconnades, son intrépidité de bonne opinion, ses pilleries à l’armée, ses mœurs de soudard jusque dans l’extrême vieillesse. Il ne dirait même pas, en parlant de lui, comme Voltaire : L’heureux Villars, fanfaron plein de cœur ! Il lui retire tant qu’il peut le cœur, n’allant pas toutefois jusqu’à lui dénier une valeur brillante. Je ne puis (et par de bonnes raisons, ayant plaidé aussi la même cause), je ne puis que donner les mains et consentir à tout ce que dit à ce sujet M. Chéruel : Saint-Simon, qui n’était à aucun degré militaire, n’a pas su reconnaître ce qui a fait, bien avant Denain, le mérite et la distinction de Villars, ce qu’il avait de hardi dans les conceptions, et aussi d’habile et de prudent au besoin dans les manœuvres. Saint-Simon paraît ignorer qu’à la guerre les talents de chef sont plus rares qu’on ne pense, et qu’à celui qui possède une supériorité, il faut, comme disait Napoléon, passer bien des choses. Ce qui était vrai d’un Masséna, l’enfant chéri de la Victoire, d’un Vandamme85 et de bien d’autres, peut s’appliquer également à Villars, « cet enfant de la Fortune », ainsi que le baptise Saint-Simon. Mais, même après avoir signalé le côté injuste et tout ce qui manque au portrait de Villars comme général, on est forcé de convenir que l’homme, le glorieux, l’audacieux, est rendu au vif dans les pages de Saint-Simon et qu’on a sous les yeux le personnage en chair et en os. Le profond moraliste se retrouve dans un dernier trait : « Le nom qu’un infatigable bonheur lui a acquis pour des temps à venir m’a souvent, dit-il, dégoûté de l’histoire, et j’ai trouvé une infinité de gens dans cette réflexion. » Combien de guerriers, de héros d’un jour, se survivant à l’état de paix et n’ayant gardé à la fin que l’ostentation et le fracas de leurs vices, ont produit ce même effet sur des esprits honnêtes et sages, qui ont pu se dire comme Saint-Simon : « C’est à dégoûter de l’histoire ! »

Quant à Vendôme que M. Chéruel explique et défend avec autant de soin que d’intelligence, Saint-Simon eut envers lui le même genre de torts qu’avec Villars. Étant peu militaire et peu propre à discerner le côté supérieur de ce petit-fils d’Henri IV, son coup d’œil d’homme de guerre, sa décision, sa vigueur, une fois l’action engagée, il s’est attaché à le peindre sous ses pires côtés les plus apparents, dans toute la laideur ou la splendeur de ses débordements et de son cynisme : il y est magnifique d’images, d’expressions, mais c’est incomplet. M. Chéruel est dans le vrai de la critique lorsqu’il oppose aux récits de Saint-Simon, vagues et confus dès qu’il s’agit de batailles, les relations d’un général d’artillerie, M. de Saint-Hilaire, un des bons historiens militaires de son temps, et, en ce genre, avec Monglat et Feuquières, l’un des estimables précurseurs de l’illustre Jomini. Saint-Simon aurait bien eu besoin d’avoir parmi ses amis un bon général de cet esprit et de ce mérite, pour le renseigner ou le redresser sur les faits de guerre.

Je ne fais que suivre M. Chéruel, en m’arrêtant un moment sur Saint-Hilaire, auteur de Mémoires qu’il aime à citer, Mémoires trop peu connus et dont il nous signale, à la Bibliothèque du Louvre, un manuscrit plus exact et plus complet que l’imprimé. Ce Saint-Hilaire, lieutenant général lui-même, était le fils du général d’artillerie Saint-Hilaire, qui eut l’honneur d’être frappé du même coup de canon qui tua M. de Turenne. On sait l’histoire, mais on ne la peut savoir de personne plus fidèlement que de celui qui y était présent et sur le terrain même. On en était aux dispositions de la bataille. On jugea sur un point la présence de M. de Turenne nécessaire, à cause d’une colonne ennemie qui s’avançait. Deux petites pièces de canon de l’ennemi tiraient sans cesse. M. de Turenne, à cheval, au petit galop, gagnait le long d’un fond, afin d’être à couvert de ces deux petites pièces ; en chemin il aperçut Saint-Hilaire sur la hauteur et alla à lui. Il lui demanda ce que c’était que cette colonne pour laquelle on le faisait venir. Saint-Hilaire la lui montrait du geste, lorsqu’un boulet lui emporta le bras gauche, enleva le haut du col au cheval d’un de ses fils (il en avait deux près de lui en ce moment), et du même coup alla frapper M. de Turenne au côté gauche. Le général fit encore une vingtaine de pas sur son cheval et tomba mort. L’aîné des jeunes Saint-Hilaire était là, dans le groupe ; on a son récit :

« Un spectacle aussi tragique, dit-il, me pénétra d’une douleur si vive, que j’éprouve encore aujourd’hui qu’il est plus facile de la ressentir que de la bien exprimer. Je ne savais auquel courir, du général ou de mon père ; la nature en décida : je me jetai dans les bras de mon père et je lui cherchais un reste de vie, que je craignais ne plus lui trouver, lorsqu’il m’adressa ces paroles que toute la France trouva si belles, qu’elle compara le cœur qui les avait dictées à ceux des anciens et véritables Romains ; et je crois que la mémoire s’en conservera longtemps.

« “Ah ! mon fils, s’écria-t-il, ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, c’est la mort de ce grand homme ; vous allez, selon toute apparence, perdre un père ; mais votre patrie, ni vous, ne retrouverez jamais un pareil général.” — En achevant ces mots, les larmes lui tombaient des yeux. — “Que vas-tu devenir, pauvre armée ?” ajouta-t-il ; puis en se remettant tout d’un coup, il reprit : “Allez, mon fils, laissez-moi, je deviendrai ce qu’il plaira à Dieu ; remontez à cheval ; je vous le commande, le temps presse ; allez faire votre devoir ; et je ne désire plus de vie qu’autant qu’il m’en faudra pour apprendre que vous vous en serez bien acquitté.”

« Quelque instance que je fisse pour demeurer auprès de lui jusqu’à ce qu’il fût venu un chirurgien et qu’on l’eût emporté, il ne le voulut jamais permettre ; il fallut obéir et le laisser entre les bras de mon jeune frère. Je courus aux batteries faire tirer, afin de venger la perte de l’État et la mienne. »

De telles pages, toutes sincères et d’original, sont de ces bonnes fortunes qu’on ne saurait négliger en passant et dont on aime à faire partager l’impression à ses lecteurs.

Le noble père survécut à sa blessure. « Saint-Hilaire n’est pas mort, écrivait Mme de Sévigné, dont le récit est dans toutes les mémoires, il vivra avec son bras gauche (lisez le bras droit), et jouira de la beauté et de la fermeté de son âme. »

Son fils, le même historien dont M. Chéruel aime à s’appuyer, va nous servir à apprécier sur un point le talent de Saint-Simon et l’accent par lequel il tranche sur les récits ordinaires. Il s’agit du maréchal de La Feuillade et de son énorme flagornerie, lorsque ayant acheté l’hôtel de Senneterre, il le fit abattre, y établit la place dite des Victoires et y dédia solennellement la statue pédestre de Louis XIV avec les quatre principales puissances de l’Europe enchaînées sous la figure d’esclaves. Pour assurer l’entretien du monument, le redorage de la statue, etc., il fit une donation à son fils unique avec substitution, absolument comme on fonderait une chapelle et un service religieux à perpétuité. Saint-Hilaire a raconté fort en détail la cérémonie de la dédicace, qui se fit le 28 mars 1686 :

« Je ne crois pas, dit-il, qu’il se soit jamais rien fait de pareil chez les anciens Romains, même dans le temps de la plus grande adulation. Les princes et princesses de la maison royale et les principaux seigneurs furent invités de s’y trouver ; on les plaça dans des balcons faits exprès sur la façade de l’hôtel de La Feuillade vis-à-vis de la statue. Les autres côtés de la place étaient couverts d’échafauds remplis de gens de toutes conditions, que la nouveauté du spectacle avait attirés. La marche fut ouverte par le régiment des gardes, le maréchal à la tête, ensuite les officiers et les archers de la maréchaussée, puis le duc de Gèvres, gouverneur de Paris, précédé des archers de ville et suivi du prévôt des marchands et de tout le Corps de ville. Tout ce cortège arrivant à la place, on découvrit la statue, et il défila trois fois autour d’icelle, le maréchal et le duc de Gèvres la saluant de l’épée, les officiers des gardes de la pique, la maréchaussée aussi de l’épée, et le Corps de ville avec de profondes inclinations. Cependant on entendait un grand bruit de trompettes, timbales, hautbois et tambours, et un concert d’instruments de musique, puis trois décharges de mousqueterie et de boîtes, et de grands cris de Vive le Roi ! Le maréchal jeta quelques pièces d’argent au peuple. Au sortir, les princes et princesses allèrent à une grande collation qui leur avait été préparée à l’Hôtel de ville ; elle fut suivie d’un grand bal et d’un beau feu d’artifice qui finit toute cette fête, qui n’aura, je crois, de longtemps sa pareille. »

C’est au sortir de cette cérémonie qu’un des ancêtres de Mirabeau qui servait dans le régiment des gardes, passant sur le Pont-Neuf à la tête de ses hommes, fit arrêter devant la statue d’Henri IV et saluant le premier de la pique, il s’écria : « Mes amis, saluons celui-ci, il en vaut bien un autre ! »

Voilà de bons récits, clairs, circonstanciés, fidèles. Veut-on maintenant non un récit (il n’en a pas fait), mais une page de Saint-Simon à ce propos, un de ces portraits comme il lui en échappe à tout coup, avec son feu, sa concentration, sa scrutation des cœurs, son assemblage heurté des plus rares et des plus curieuses circonstances apprises de toutes parts, ramassées on ne sait d’où, mais qui se pressent et se confondent comme des éclairs entrecroisés ? C’est dans ses Notes sur Dangeau. Il vient de poser la généalogie des La Feuillade et de nommer divers membres de la famille :

« Celui-ci, dit-il du maréchal, se poussa à la guerre, et fut fort aidé à la Cour par son frère, l’archevêque d’Embrun, qui y était en considération, et qui lui céda ses droits d’aînesse. De l’esprit, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie gouvernée toutefois par l’ambition, et la probité et son contraire fort à la main, avec une flatterie et une bassesse insignes pour le roi, firent sa fortune et le rendirent un personnage à la Cour, craint des ministres et surtout aux couteaux continuels avec M. de Louvois. Il se distingua toujours par son assiduité et sa magnificence. Il a renouvelé les anciennes apothéoses, fort au-delà de ce que la religion chrétienne pouvait souffrir ; mais il n’attendit pas que le roi fût mort pour faire la sienne, dont il n’aurait pas recueilli le fruit. Il poussa la servitude jusqu’à monter une fois derrière le carrosse du roi, pour le suivre où il avait été refusé d’aller, et cela lui réussit à merveille. Une autre fois, s’étant aperçu à l’armée que le roi le voyait frappant un palefrenier avec sa livrée, il lui cria de ne pas prendre garde à deux de ses valets qui se battaient. Il poussa la flatterie de sa place et de sa statue, outre la bassesse de sa substitution, jusqu’à traiter avec les Petits-Pères pour lui creuser sa sépulture sous le piédestal avec un corridor qui y conduirait de leurs caves ; mais, si cela ne se put exécuter, au moins il en eut le gré auprès du roi, qui est tout ce qu’il en voulait. Peu de gens furent la dupe d’une reconnaissance si grossièrement marquée au coin de l’intérêt, à l’égard d’un roi vivant qui se nourrissait volontiers des prologues d’opéras et des peintures de sa galerie de Versailles. Avec tant de faveur et tant de soin de l’augmenter, il était devenu si à charge au roi qu’il ne le put dissimuler à sa mort. Son ardeur, sa vivacité, sont audace, tout ce qu’il avait fait pour le roi lui faisait usurper des libertés et des demandes qui pesaient au roi étrangement, et ce fut en cette occasion que ce prince ne put se tenir de dire plusieurs fois, et une entre autres à table, parlant à Madame, par un hasard qui y donna lieu, qu’il n’avait jamais été si à son aise que lorsqu’il s’était vu délivré de Louvois, de Seignelay et de La Feuillade. Les courtisans souhaitèrent chacun qu’il se trouvât aussi importuné d’eux, puisque ces trois hommes avaient fait avec lui tout ce qu’ils avaient voulu toute leur vie. »

Je ne sais si c’est là de la vérité historique, mais c’est assurément de la grande et éternelle vérité morale.

Le président de Harlay est une des figures que M. Chéruel a le plus soignées et qu’il s’est attaché le plus curieusement à laver des imputations et incriminations de Saint-Simon. Il a rassemblé quantité de témoignages du temps qui sont tous à la louange de ce premier président, et notamment des passages de Mme de Sévigné où il est appelé une belle âme. J’avoue que je n’ai rien ici à opposer à M. Chéruel qu’une considération générale. Saint-Simon est outré ou incomplet, je l’accorde, mais non pas faux dans ses peintures. Il outrepasse le plus souvent, il force, mais rarement il se trompe tout à fait de piste. Je serais bien étonné que, l’ayant connu, il se fût trompé si fort et du tout au tout sur Harlay. Ce serait un cas presque unique. Je conçois Saint-Simon exagérant, prenant et présentant pour un scélérat ou un coquin fini quelqu’un qui n’est coquin qu’à demi ; mais prendre pour un fourbe un parfait homme de bien et une belle âme, cela me paraît difficile à lui ; il a le flair de la vertu et du vice. — Eh ! bon Dieu ! je sais ce que valent bien souvent tant d’éloges que chacun répète et enregistre. Faut-il aller chercher si loin des exemples ? Il m’en revient plus d’un à l’esprit en ce moment. J’appellerais cela l’homme aux deux réputations. Ce qu’on en sait et ce qu’on en cause n’est pas du tout ce qu’on en écrit. Il y a tel homme en renom de nos jours qui, au besoin, servirait à nous expliquer ce problème de M. de Harlay, à nous en rendre compte ; le personnage en soi est rare, il n’est pas introuvable : que de fois n’ai-je pas vu louer ses talents incontestés ? — Oui ! — Mais aussi son honnêteté reconnue ? — Oh ! — Sa franchise ? — Non ! — La noblesse et la générosité de ses sentiments ? — Non, mille fois non ! Que si quelqu’un venait à le dépeindre comme une âme maligne, un cœur des plus ladres, un esprit des plus malfaisants, et que le portrait se retrouvât dans cinquante ans, de quel côté pourtant serait la vérité ? Il faut peut-être avoir soi-même vécu avec les hommes pour ne pas donner tort à Saint-Simon. Avoir passé sa vie dans les études innocentes du cabinet n’est pas la meilleure préparation pour le bien comprendre.

Il reste à Saint-Simon une dernière épreuve à traverser, une dernière confrontation à subir, et cette fois avec lui-même : c’est lorsqu’on publiera ses lettres. Elles existent ; elles étaient recueillies à la suite de ses Mémoires. Lorsqu’en vertu d’un don obtenu du roi Charles X par le marquis, depuis duc de Saint-Simon, les Mémoires furent, pour ainsi dire, arrachés volume par volume du Dépôt des Affaires étrangères où ils étaient jalousement conservés, les lettres et pièces attenant aux Mémoires, mais qui n’étaient point formellement comprises dans le don royal, furent retenues. Espérons que communication au moins en pourra être faite un jour aux travailleurs dans l’intérêt de l’histoire. M. Chéruel, à l’aide du peu qu’il a eu, a fort bien indiqué de quelle utilité seraient les lettres pour contrôler les Mémoires.

Je voudrais trouver le moyen de tout concilier ; je voudrais remercier encore une fois M. Chéruel de l’utile ouvrage à charge, dans lequel il vient de faire preuve d’un savoir si exact, si précis, et d’un esprit un peu austère ; et je ne puis cependant me résigner à finir sans un dernier hommage et un dernier salut à Saint-Simon.

Saint-Simon, à mes yeux, est un bienfaiteur pour tout homme qui vit par la curiosité de la pensée et qui habite dans les souvenirs ; il a reculé le passé de la mémoire ; il a presque doublé le temps où nous avons vécu. Par lui nous atteignons et nous avons réellement assisté aux spectacles de la Cour de Louis XIV ; nous connaissons les personnes, nous les avons vues, nous nous les rappelons. Il a véritablement arraché des milliers d’êtres à l’oubli et à la nuit des temps ; à la place d’une sèche nomenclature, il a fait éclore et fourmiller tout un monde. Il y a en Saint-Simon plus pour nous qu’un La Bruyère : il éclaire La Bruyère et nous aide à le mieux comprendre ; il met des noms et des personnages là où l’autre avait mis des types. La Bruyère, grand peintre, est abstrait à côté de Saint-Simon : j’ajouterai qu’il l’est moins depuis que celui-ci a parlé. Saint-Simon a cette vertu de faire mieux ressortir des peintures vraies, mais qu’on remarquait moins avant qu’il fût là pour y jeter de ses réverbérations et de ses reflets. Fénelon a tracé du duc de Bourgogne un portrait à la La Bruyère (Mélanthe), mais qui pouvait sembler une sorte de type arrangé : Saint-Simon est si puissant de flamme qu’il communique à ce portrait une réalité qu’il n’avait pas auparavant. On n’osait le croire aussi vrai qu’il était : on ose maintenant. Le simple crayon approché du foyer est devenu une peinture. Saint-Simon nous a initiés, nous a transportés d’emblée au cœur de bien des mystères ; il a éclairé le fond et les murailles de la caverne. Pour tout ami de la science morale et des études où se complaît la réflexion, j’appelle cela d’inappréciables bienfaits.

Quand j’ai entendu toutes les critiques qu’on peut faire sur Saint-Simon, je me surprends, malgré tout, à former un dernier vœu : Que ne sommes-nous affligés d’un Saint-Simon pour chaque période de notre histoire !