(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire46.

Voici une correspondance comme je les aime, qui nous initie à toutes les circonstances et au train journalier d’une société délicate et polie, et qui nous y fait vivre durant des années, en quelques heures de lecture. Jusqu’ici on avait de Mme du Deffand deux recueils épistolaires : l’un, publié en 1809, en deux volumes intitulés Correspondance de Mme du Deffand avec d’Alembert, Montesquieu, le président Hénault…, qui est moins un recueil des lettres mêmes de Mme du Deffand qu’un pêle-mêle de lettres à elle adressées par ses amis ; puis un second recueil en quatre volumes, plus d’une fois réimprimés depuis 1810, qui contient une suite de lettres adressées par elle à Horace Walpole. Aujourd’hui c’est l’ensemble de sa correspondance avec les Choiseul qui nous est donné et dont on doit l’édition à M. le marquis de Sainte-Aulaire, héritier d’un nom qui depuis longtemps est devenu synonyme de politesse et d’urbanité. Une notice préliminaire, à la fois instructive et élégante, met le lecteur au fait de tout ce qu’il doit savoir pour se plaire tout d’abord dans cette bonne compagnie, pour en entendre à demi-mot les allusions et les badinages habituels, pour en connaître les principaux personnages et tous les entours.

À part un petit nombre de lettres inédites de Mme du Deffand à Horace Walpole et de Voltaire à elle, qui s’y rencontrent par hasard et qui sont jetées çà et là, la correspondance se passe régulièrement et se renferme tout entière entre trois personnes, Mme du Deffand, la duchesse de Choiseul et l’abbé Barthélemy. Le duc de Choiseul n’intervient directement que par quelques petits billets très courts ; mais il y est question de lui presque dans chaque lettre.

La correspondance, commencée en mai 1761, pendant les beaux jours du ministère de M. de Choiseul, se continue et dure sans interruption, sans ralentissement, jusqu’au 20 août 1780, un mois avant la mort de Mme du Deffand. Elle devient surtout très vive et très animée depuis la chute de M. de Choiseul et à dater de l’exil de Chanteloup. On peut même dire qu’on ne connaît bien la vie de Chanteloup et cet exil triomphant, qu’on ne s’en peut faire une juste et entière idée qu’après avoir lu ces lettres qui en sont comme un bulletin confidentiel, où l’enthousiasme des intimes et des intéressés ne faiblit pas un seul instant.

La nouveauté de cette correspondance est la duchesse de Choiseul, que l’on connaissait déjà pour son mélange de grâce et de raison d’après les témoignages unanimes des contemporains, mais pas à ce degré où la montrent au naturel cette suite de lettres vives, spirituelles, sensées, sérieuses, raisonneuses même, passionnées dès qu’il s’agit de la gloire et des intérêts de son époux. L’abbé Barthélemy, l’hôte des Choiseul, l’ami qui s’est donné une fois pour toutes et que le charme a irrévocablement touché, y gagne aussi et se dessine dans toutes les nuances de son caractère, le plus poli des savants, aimable et estimable, gai et tempéré, bon garçon, tout à tous, vrai trésor de société, ayant des heures pourtant où il regrette sourdement l’indépendance du cabinet et les libres délices de l’étude. Celle qui y gagnerait le moins serait encore Mme du Deffand ; cependant, tout considéré, elle n’y perd pas, et, selon la remarque de l’ingénieux éditeur, elle s’y montre mieux encore peut-être que dans la correspondance avec Walpole, telle que les plus bienveillants aimaient à la voir, « plus sensible qu’affectueuse, et plus découragée qu’incapable d’aimer les autres ou soi-même ». Elle s’ennuie ; elle se juge, et plus sévèrement qu’on ne le lui demande ; elle se défie des autres et surtout d’elle-même ; elle ne croit pas possible qu’on l’aime véritablement, elle admet tout au plus qu’on la supporte : « Je ne puis que vous être à charge, répète-t-elle sans cesse à Mme de Choiseul, qui voudrait la posséder à Chanteloup ; je ne puis contribuer au plaisir, à l’amusement ; je ne devrai qu’à vos vertus, tranchons le mot, à votre compassion, de me souffrir auprès de vous ! » Elle ne se trompait qu’à demi ; la duchesse de Choiseul, communiquant plus tard ce même recueil de lettres à M. de Beausset (le futur cardinal), disait : « Les lettres de Mme du Deffand ont pour elles le charme du naturel ; les expressions les plus heureuses, et la profondeur du sentiment dans l’ennui. Pauvre femme ! elle m’en fait encore pitié. » Pitié, c’est le sentiment qu’elle inspire. Pauvre femme ! est encore le mot qui revient le plus naturellement sur elle après cette lecture ; mais il faut ajouter aussitôt : jugement droit et net, excellent esprit, langue encore excellente.

Mme de Choiseul a été saisie et crayonnée par Horace Walpole en quelques traits qui sont bien d’un peintre compatriote de Spencer et de Shakespeare :

Ma dernière nouvelle passion, et aussi, je pense, la plus forte, écrivait-il pendant un séjour à Paris (janvier 1766), est la duchesse de Choiseul. Son visage est joli, pas très joli ; sa personne est un petit modèle. Gaie, modeste, pleine d’attentions, avec la plus heureuse propriété d’expression, et la plus grande vivacité de raison et de jugement, vous la prendriez pour la reine d’une allégorie. Un amant, si elle était femme à en avoir, pourrait désirer que l’allégorie finisse ; mais nous, nous disons : Que cela ne finisse jamais !

Et encore, dans une des lettres suivantes :

La duchesse de Choiseul n’est pas très jolie, mais elle a de beaux yeux ; c’est un petit modèle en cire, à qui l’on n’a point permis pendant quelque temps de parler, l’en jugeant incapable, et qui a de la timidité et de la modestie : la Cour ne l’a pas guérie de cette modestie ; la timidité est rachetée par le son de voix le plus touchant, et se fait oublier dans le tour élégant et l’exquise propriété de l’expression. Oh ! c’est bien la plus gentille, la plus aimable, la plus honnête petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf de fée ! Si juste dans ses paroles, dans ses pensées ; si attentive, et d’un si bon naturel ! Chacun l’aime, excepté son mari, qui lui préfère sa propre sœur, la duchesse de Grammont, une grande amazone, fière, hautaine, qui aime et qui hait selon ses caprices, et qui est détestée. Mme de Choiseul, passionnément éprise de son mari, a été le martyr de cette union : elle a fini par se soumettre de bonne grâce ; elle a gagné un peu de crédit sur lui et passe pour l’idolâtrer toujours. — Mais j’en doute, ajoute Walpole, elle prend trop de peine pour le faire croire.

Walpole en ceci se trompait. L’attitude de Mme de Choiseul était d’accord avec la vérité : elle resta bien sincèrement, bien tendrement éprise de l’homme dont elle était glorieuse, dont elle disait que ce n’était pas seulement le meilleur des hommes, que « c’était le plus grand que le siècle eût produit », et de qui elle écrivait un jour avec une ingénuité charmante : « Il me semble qu’il commence à n’être plus honteux de moi, et c’est déjà un grand point de ne plus blesser l’amour-propre des gens dont on veut être aimé. » Elle eut fort à s’applaudir de l’exil de Chanteloup et fut seule peut-être à en savourer pleinement les brillantes douceurs ; elle y voyait surtout le moyen de garder plus près d’elle l’objet de son culte, et, sinon de le reconquérir tout entier, du moins de le posséder, de le tenir sous sa main, de ne le plus perdre de vue un seul jour.

Une plaisanterie fondamentale règne dans cette correspondance et y donne le ton. Mme du Deffand avait eu une grand-mère, qui avait épousé en secondes noces un duc de Choiseul : elle avait donc eu une duchesse de Choiseul pour grand-maman. Née trente ou quarante ans avant la nouvelle duchesse de Choiseul, elle s’amuse à intervertir les rôles et les âges, à la confondre avec son homonyme, et à dire au duc et à la duchesse grand-papa et grand-maman, de même qu’eux, en parlant d’elle, la traitent de petite-fille. C’est l’alpha et l’oméga de chaque lettre ; c’est le prétexte à gentillesses et à enfantillages, quand il n’y a rien de mieux : passons là-dessus.

Voulez-vous une duchesse de Choiseul à Versailles, la femme du premier ministre, à sa toilette et dans toutes ses pompes, courtisée, entourée, excédée de soins et d’hommages, sans une minute à elle, et essayant de raconter à bâtons rompus sa matinée, sa journée envahie ? — Mme du Deffand, dans une lettre, lui avait parlé de gens de Versailles qu’elle voyait à Paris ; elle lui promettait de la faire souper avec eux à son prochain voyage ; voici la réponse :

Faites-moi grâce, ma chère enfant, des gens de Versailles ; il y a, comme vous dites fort bien, cinq mois que j’y suis ; j’y croirais être encore… Plus vous aurez de monde, plus je serai distraite du plaisir de vous voir ; on me distrait à présent du plaisir de vous écrire, et l’on me désespère. Je viens de m’arracher de mon lit pour achever une frisure commencée d’hier ; quatre pesantes mains accablent ma pauvre tête. Ce n’est pas le pire pour elle ; j’entends résonner à mes oreilles le fer, les papillottes ; il est trop chaud… Quel ajustement madame mettra-t-elle donc aujourd’hui ?… Cela va avec telle robe… Angélique, faites donc le tocquet ; Marianne, apprêtez le panier (vous entendez bien que c’est la suprême Tintin qui ordonne ainsi). Elle a beaucoup de peine à nettoyer ma montre avec un vieux gant ; elle me fait voir que le fond en est toujours noir. Ce n’est pas tout : un militaire pérore de l’expulsion des jésuites ; deux médecins parlent, je crois, de guerre, ou se la font peut-être ; un archevêque me montre une décoration d’architecture ; l’un veut attirer mes regards, l’autre occuper mon esprit, tous obtenir mon attention : vous seule intéressez mon cœur. On me crie de l’autre chambre : Madame, voilà les trois quarts ; le roi va passer pour la messe. — Allons ! vite ! vite ! mon bonnet, ma coiffe, mon manchon, mon éventail, mon livre ! ne scandalisons personne. Ma chaise, mes porteurs ; partons ! — J’arrive de la messe ; une femme de mes amies entre presque aussitôt que moi ; elle est en habit ; mon très petit cabinet est rempli de la vastitude de son panier. Elle veut que je continue : « Je n’en ferai rien, madame ; je ne serai pas assez mon ennemie pour me priver du plaisir de vous voir et de vous entendre… » Enfin elle est partie ; reprenons ma lettre ; mais on vient me dire que le courrier de Paris va partir : « Il demande si madame n’a rien à lui ordonner. » — « Et si fait, vraiment ! J’écris à ma chère enfant ; qu’il attende. » Une jeune Irlandaise vient me solliciter pour une grâce que je ne lui ferai pas obtenir ; un fabricant de Tours vient me remercier d’un bien que je ne lui ai pas procuré. Celui-ci rient me présenter son frère que je ne verrai pas ; il n’y a pas jusqu’à Mlle Fel47 qui arrive chez moi.

J’entends le tambour ; les chaises de mon antichambre sont culbutées ; ce sont les officiers suisses qui se précipitent dans la cour.

Le maître d’hôtel vient demander si je veux qu’on serve ? Il m’avertit que le salon est plein de monde, que monsieur est rentré, qu’il a demandé à dîner. — Allons donc, il faut finir. Voilà le tableau exact de tout ce que j’ai éprouvé hier et aujourd’hui en vous écrivant, et presque tout cela à la fois ; jugez si je suis lasse du monde et si vous devez vous donner tant de peine pour m’en procurer ; jugez aussi si je vous aime pour pouvoir m’occuper de vous, et comme votre pauvre grand-maman est impatientée, tiraillée, harcelée ! Plaignez-la, aimez-la, et vous la consolerez de tout .

Mais ceci n’est que la grande dame en représentation : je l’aime mieux les jours de tranquillité et d’active raison. Il faut entendre cette jolie petite personne, cette jolie chose, avec sa mignonne figure de cire, s’animer, parler des choses publiques, de la littérature, des auteurs, de Rousseau, de Voltaire, de l’impératrice Catherine, les remettre à leur place, causer, disserter (car elle disserte quand elle se sent à l’aise, là est peut-être un léger défaut) ; il faut l’entendre en ces moments se révolter, s’indigner, jeter feu et flamme : elle n’a plus d’hésitation alors ni de timidité ; elle dit tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle a sur le cœur ; c’est la réflexion qui déborde comme une passion contenue. Elle émerveille Mme du Deffand, le grand Abbé, et nous-mêmes elle nous étonne. Elle a des maximes, des principes qui contrastent avec sa date, avec sa jeunesse, avec son air enfant :

Défions-nous surtout de ceux qui s’élèvent avec tant d’acharnement contre ce qu’ils nomment les préjugés reçus dans la société. S’ils ont examiné les sociétés, ils verront que les lois n’ont pu prévoir et statuer que sur des choses positives ; elles peuvent être l’effroi des criminels et le frein des crimes, mais les préjugés sont le seul frein des mœurs. Et les gouvernements sont également fondés sur les mœurs et sur les lois ; détruisez les uns ou les autres, et vous renverserez l’édifice…

L’emploi de l’esprit aux dépens de l’ordre public est une des plus grandes scélératesses, parce que de sa nature elle est ou la plus impunissable ou la plus impunie ; et de toutes la plus dangereuse, parce que le mal qu’elle produit s’étend et se promulgue par la peine même infligée au coupable, et des siècles après lui. Cette espèce de crime est une semence, c’est la mauvaise ivraie de l’Évangile.

Un véritable citoyen servira sa patrie de son mieux par son esprit et par ses talents, mais n’ira pas écrire sur le pacte social pour nous faire suspecter la légitimité des gouvernements et nous accabler du poids des chaînes que nous n’avions pas encore senties. Je me suis toujours méfiée de ce Rousseau, avec ses systèmes singuliers, son accoutrement extraordinaire et sa chaire d’éloquence portée sur les toits des maisons ; il m’a toujours paru un charlatan de vertu.

Mme du Deffand s’était choquée d’un passage, dans une feuille de Fréron, où il était parlé insolemment d’Horace Walpole, à l’occasion de sa lettre de mystification à Jean-Jacques. Elle s’en plaignit au grand-papa, c’est-à-dire au premier ministre, pour qu’on châtiât Fréron : de quoi Horace Walpole, dès qu’il le sut, se montra très contrarié : « Nous aimons tant la liberté de l’imprimerie, disait-il, que j’aimerais mieux en être maltraité que de la supprimer. » Fréron n’avait fait, d’ailleurs, que rapporter un ouvrage traduit de l’anglais, et il n’y avait de reproche à lui faire que d’avoir reproduit cette traduction : « Dans l’exacte justice, disait M. de Choiseul, c’est le censeur qui a tort et non pas Fréron ; ils seront cependant corrigés l’un et l’autre. » Mme de Choiseul avait été mise en mouvement pour cette affaire, mais elle sent vite qu’il faut se mêler le moins possible de toutes ces tracasseries où assez d’autres se complaisent :

Ne nous fourrons pas, ma chère enfant, dans les querelles littéraires ; si nous nous en sommes mêlées, c’était pour en tirer notre ami, et non pour y entrer : elles ne sont bonnes qu’à déprécier les talents, mettre au jour les ridicules. Mais, entre nous soit dit, il doit nous être assez agréable de voir les tyrans de nos opinions se détruire par les mêmes arguments qu’ils ont employés pour subjuguer nos esprits. C’est le plus sûr moyen de nous soustraire à leur domination en profitant de leurs lumières.

Mme du Deffand, au reste, était tout à fait de cet avis ; depuis surtout que Mlle de Lespinasse avait fait défection et s’était retirée d’auprès d’elle, emmenant à sa suite quelques-uns des coryphées de l’école encyclopédiste, elle était très opposée à tout ce qui ressemblait à des intérêts de parti philosophique ou littéraire : et comme Voltaire, dont c’était le malin plaisir, essayait de provoquer Walpole, de l’amener, par pique et par agacerie, à une discussion en règle sur le mérite de Racine et de Shakespeare, comme de plus il paraissait d’humeur à chicaner les deux dames au sujet de La Bletterie qu’elles protégeaient et qu’il n’aimait pas, Mme de Choiseul écrivait encore à sa vieille amie :

Je crois que nous ferons bien de le laisser tranquille ; car, pour moi, je ne veux pas entrer dans une dispute littéraire : je ne me sens pas en état de tenir tête à Voltaire. Puis, l’animadversion des gens de lettres me paraît la plus dangereuse des pestes. J’aime les lettres, j’honore ceux qui les professent, mais je ne veux de société avec eux que dans leurs livres, et je ne les trouve bons à voir qu’en portrait. J’entends d’ici la petite-fille qui dit : La grand-maman a raison, il semble qu’elle ait mon expérience ! Avouez, ma chère enfant, qu’il n’y a que notre très cher et bon abbé qui se soit garanti de leur venin : c’est qu’il n’a sa supériorité que pour lui, son bel esprit que pour nous, et son bon esprit pour tout le monde. Aussi les craint-il presque autant que nous !

Ainsi Mme de Choiseul et Mme du Deffand confondaient leurs sentiments de prudence et de bienséance à cet égard, ne faisant d’exception, entre les gens de Lettres, que pour leur sage et doux Anacharsis.

La plus jeune des deux était pleine de bons conseils pratiques, et elle les donnait sans fadeur, elle les relevait par une vivacité de tour et d’expression qui justifie bien pour nous l’éloge d’Horace Walpole :

(Chanteloup, 17 mai 1767.) Vous me parlez de votre tristesse avec la plus grande gaieté, et de votre ennui de la façon du monde la plus amusante. Vous faites donc aussi du courage, ma chère enfant ? C’est ce qu’on a de mieux à faire quand on n’en a pas. Entre en faire et en avoir, il y a loin ; mais c’est pourtant à force d’en faire qu’on en acquiert. Oh ! combien j’en ai fait dans ma vie ! Faire du courage n’est point, je le sais bien, une expression française ; mais je veux parler ma langue avant celle de ma nation, et nous devons souvent à l’irrégularité de nos pensées celle des expressions, pour les rendre telles qu’elles sont. De tout ceci, je conclus que vous êtes malade et ennuyée, et cela me fâche ; vous êtes triste et ennuyée parce que vous êtes malade, et vous êtes malade parce que vous êtes triste et ennuyée. Soupez peu, ouvrez vos fenêtres, promenez-vous en carrosse, et appréciez les choses et les gens. Avec cela, vous aimerez peu, mais vous haïrez peu aussi ; vous n’aurez pas de grandes jouissances, mais vous n’aurez pas non plus de grands mécomptes, et vous ne serez plus triste et ennuyée, et malade. Écrivez-moi toujours dans vos moments de tristesse ; ce sera une dissipation. Ne craignez pas de me faire partager votre ennui ; je ne partagerai que vos sentiments, et j’en aurai toujours un infiniment tendre pour vous.

Je ne sais si je me trompe, mais cette lettre me paraît d’un ton tout moderne, plus moderne que celui de Mme du Deffand. Le tour en est essentiellement neuf et distingué. Une telle lettre pourrait être écrite de 1800 à 1820, par une Mme de Beaumont, par une duchesse de Duras, par une de ces femmes de cœur et de pensée qui ne sont déjà plus du xviiie  siècle.

La disgrâce arrive ; M. de Choiseul est exilé à Chanteloup : on sait avec quel honneur ! En voyant ces témoignages de l’estime et de la faveur publique, le cœur de la duchesse se remplit d’un sentiment d’orgueil, de satisfaction, d’ivresse conjugale ; elle déborde, elle est comblée et fière ; elle proclame cet exil heureux, et, du moins pour son compte, elle n’en voudrait rien rabattre ; l’exercice même du pouvoir lui paraîtrait moins enviable et moins doux. Et comme on lui exprimait des craintes que ces manifestations trop marquées n’irritassent les ennemis, et ne provoquassent peut-être de nouvelles rigueurs :

Que voulez-vous donc que l’on nous fasse encore ? écrit-elle ; le roi ne frappe pas à deux fois… La terreur a gagné nos amis au point qu’il y en a qui craignent que l’intérêt public même n’aigrisse contre nous. Je crois bien qu’il aigrira ! mais en même temps, si on voulait nous faire plus de mal, ce serait lui qui retiendrait ; on n’oserait pas : il y aurait révolte générale. Qu’on le laisse donc aller cet intérêt, il est trop flatteur pour nous en priver. Qu’on le perpétue, s’il est possible ! Il assure la gloire de mon mari ; il le récompense de douze ans de travaux et d’ennuis ; il le paye de tous ses services ; nous pouvions l’acheter encore à plus haut prix, et nous ne l’aurions pas cru trop payer par le bonheur immense, et d’un genre nouveau, dont il fait jouir. M. de Choiseul le sent bien, et pour moi, il faut vous l’avouer, j’en ai la tête tournée…

Ainsi la voyons-nous s’exalter héroïquement pour son seigneur et maître ; tous ses intérêts sont les siens ; elle les embrasse sans calcul, sans réserve ; elle s’exagère sa gloire ; elle la voit pure et sans tache : si on hésite, si on n’accorde pas tout, si on a l’air de transiger avec les puissances ennemies, elle se courrouce dans son âme généreuse, elle est comme un lion. — Elle est femme surtout et avant tout, redevenue honnêtement coquette, tendre, empressée, se montrant éprise, comme au premier jour, de l’homme qui jusque-là ne l’avait pas gâtée, et à qui plus que jamais elle se consacre :

(Chanteloup, janvier 1771.) Vous voulez que je vous parle de tout ce que je sens, de tout ce que je fais, de tout ce que j’éprouve ! je n’ai plus d’étouffements ; le voyage les a absolument guéris. Je ne me suis point enrhumée. Nos chambres commencent à s’échauffer, grâce au papier qui calfeutre toutes les fenêtres et aux peaux de mouton qui entourent toutes les portes. Nos cheminées commencent aussi à fumer un peu moins… Nous faisons assez bonne chère, nous passons des nuits fort tranquilles, et toute la matinée à nous parer de perles et de diamants comme des princesses de roman. Je n’ai jamais été si bien coiffée ni si occupée de ma parure que depuis que je suis ici. Je veux redevenir jeune, et si je peux, jolie ! Je tâcherai au moins de faire accroire au grand-papa que je suis l’une et l’autre, et comme il aura peu d’objets de comparaison, je l’attraperai plus facilement.

Mme de Grammont pourtant était présente, et partageait habituellement le même exil. Ici, dès le premier jour, cédant à un mouvement généreux, les rivalités ont désarmé, et, sans tout à fait abjurer le fond, on se concerte à l’envi pour adoucir l’exil de l’heureux mortel que la veille encore on se disputait. Le traité de paix que Mme de Choiseul signe avec sa belle-sœur dans une première entrevue en présence de son mari, les conditions qu’elle pose, les limites qu’elle établit nettement et qu’elle trace autour d’elle, chez elle, en épouse dévouée autant qu’en maîtresse de maison accomplie, tout cela est d’une personne bien ferme, bien délicate, parfaitement douce et sans humeur, mais qui veut qu’on la compte, capable de plus d’un sacrifice, excepté de ceux qui atteindraient la dignité. Ces conventions, il faut le dire, furent très bien observées des deux parts ; le tact et le bon goût, l’extrême usage, sauvèrent les difficultés dans les premiers temps, et Mme de Grammont, à la longue, finit même par gagner quelque chose non seulement dans l’estime, mais dans l’affection de celle qu’elle avait trop longtemps froissée. Si l’on était encore sensible à ces subtilités d’un ancien monde, je dirais qu’on assiste véritablement au triomphe du procédé.

On tirerait de ces lettres de quoi décrire dans le plus grand détail un idéal d’exil ministériel au xviiie  siècle ; Chanteloup, vu par les yeux de Mme de Choiseul ou par ceux du grand abbé, est un Éden. Mais les agréables incidents qui viennent en égayer et en diversifier le tableau disparaissent pour nous devant une réflexion plus sérieuse. Que d’illusion dans cette ivresse, dans cette longue ovation d’une disgrâce où la mode jouait et s’essayait à la popularité, dans cet espoir, secrètement nourri et toujours présent, d’un futur rappel et d’une rentrée triomphante aux affaires ! Quelle illusion dans cette gloire qu’on prétend éterniser, dans ce bâtiment de quarante mille écus élevé à l’une des extrémités de la pièce d’eau, vraie pagode où se lisaient gravés sur le marbre tous les noms des visiteurs en ces quatre années, avec cette inscription de la façon de l’abbé Barthélemy : « Étienne-François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages d’amitié, de bonté, d’attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées à se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance. » Que cet obélisque ministériel, inauguré dix ans avant la Révolution française, à quelques pas du volcan qui va engloutir la monarchie, est petit, vu de loin, et qu’il manque son effet dans la perspective ! — à moins qu’on n’y voie simplement une chapelle domestique, consacrée par une femme aimante et enthousiaste à son culte pour son mari48 !

L’abbé Barthélemy gagnera, ai-je dit, à la publication de ces lettres nouvelles dont un bon nombre sont de lui. Non pas qu’on ne puisse trouver aujourd’hui ses descriptions bien souvent longues et tirées, ses grandes chroniques de Chanteloup fades et traînantes, ses plaisanteries froides et compassées : il faudrait une magie de plume qu’il n’a pas pour nous faire repasser avec plaisir sur la monotonie de ces journées heureuses. Disons-nous, pour être justes, que ce n’est pas pour nous qu’il écrivait, c’était pour les personnes de sa coterie qui trouvaient tout cela fort bon, fort doux et très amusant. Mais, pour peu qu’on entre dans l’esprit de cette correspondance, on ne tarde pas, avec les deux femmes distinguées dont il entretient et resserre l’union, à apprécier à sa valeur cet ami essentiel, ce caractère uni et sûr, complaisant sans bassesse, agréable et serviable sans flatterie. Un sentiment vrai, conçu de bonne heure et qu’il nourrira pendant trente ans, l’enchaînait aux pieds de sa noble amie, Mme de Choiseul : je ne sais si, comme Walpole, il l’avait prise d’abord pour la reine d’une allégorie ; mais il était certainement très patient ; il ne paraît pas avoir jamais désiré que le nuage doré se dissipât ni que l’allégorie s’évanouît. Un jour pourtant que Mme du Deffand, dans sa curiosité de femme ennuyée, l’avait interrogé à un peu plus près sur ses sentiments, sur la manière dont il était avec Mme de Grammont et dont il se gouvernait entre elle et Mme de Choiseul, outrepassant un peu dans sa réponse le sens et la portée de la question, il ajoutait, après quelque éclaircissement :

Voilà tout ce que je puis vous dire sur ce sujet. Je suis très touché de la curiosité que vous m’avez témoignée à cet égard ; elle ne vient que de l’intérêt que vous avez pour moi, et cet intérêt sera satisfait de ma réponse ; car si vous mettiez à part les préventions favorables que vous m’accordez, vous verriez que je suis fort heureux d’être si bien traité. Au fond, je ne suis pas aimable ; aussi n’étais-je pas fait pour vivre dans le monde : des circonstances que je n’ai pas cherchées m’ont arraché de mon cabinet, où j’avais vécu longtemps, connu d’un petit nombre d’amis, infiniment heureux parce que j’avais la passion du travail, et que des succès assez flatteurs, dans mon genre, m’en promettaient de plus grands encore. Le hasard m’a fait connaître le grand-papa et la grand-maman : le sentiment que je leur ai voué m’a dévoyé de ma carrière. Vous savez à quel point je suis pénétré de leurs bontés ; mais vous ne savez pas qu’en leur sacrifiant mon temps, mon obscurité, mon repos, et surtout la réputation que je pouvais avoir dans mon métier, je leur ai fait les plus grands sacrifices dont j’étais capable ; ils me reviennent quelquefois dans l’esprit, et alors je souffre cruellement. Mais comme, d’un autre côté, la cause en est belle, j’écarte comme je puis ces idées, et je me laisse entraîner par ma destinée. Je vous prie de brûler ma lettre. J’ai été conduit à vous ouvrir mon cœur par les marques d’amitié et de bonté dont toutes vos lettres sont remplies. Ne cherchez pas à me consoler : assurément je ne suis pas à plaindre. Je connais si bien le prix de ce que je possède, que je donnerais ma vie pour ne pas le perdre. Au nom de Dieu, ne laissez rien transpirer de tout ceci, ni dans vos lettres ni dans vos conversations avec la grand-maman : elle s’affligerait si elle pouvait soupçonner que je regrette encore quelque chose. Ne vous affligez pas vous-même pour moi ; car ces regrets ne sont pas de longue durée, et je sens tous les jours qu’ils deviennent moins vifs. Il n’en est pas de même des sentiments qui m’attachent à vous.

Si l’abbé Barthélemy reçut beaucoup de ses nobles amis, il leur apporta donc aussi beaucoup du sien en retour ; il leur sacrifiait plus qu’il ne laissait voir ; il en avait conscience, en même temps qu’il en gardait pour lui le secret : tout cela l’honore.

Mme du Deffand, au milieu des impatiences ou des sourires que font naître ses plaintes continuelles, a, en général, un mérite : elle est vraie. Elle se montre à nous telle qu’elle est, sans chercher à s’embellir ; elle se rend justice, ou même elle se fait tort plutôt que de se flatter. Toujours en doute et en défiance d’être aimée, elle a le désir de l’être. Dans un âge si avancé, elle a conservé ardente, comme au premier jour, la soif de bonheur, et elle ne sait aucun moyen de se désaltérer. Quand on la considère dans ses relations avec Horace Walpole et avec les Choiseul, on la voit par son meilleur côté, du côté où elle se cramponne pour essayer d’aimer. Il y a des moments où elle se flatte du moins qu’on l’aime, et où elle s’écrie : « Je jouis d’un bonheur que j’ai toujours désiré et que j’ai été prête à croire une pure chimère ; je suis aimée ! je le suis de vous et de mon Horace… » Mais ces moments sont rares et passent vite ; ils font place à de longs intervalles de sécheresse et de stérilité : alors elle veut savoir ce qu’on pense d’elle au fond, si on l’aime vraiment, et de quelle manière : « Vous savez que vous m’aimez, dit-elle à Mme de Choiseul, mais vous ne le sentez pas. » Elle semble persuadée de cette terrible et cruelle maxime que j’ai vu professer à d’autres qu’elle, et dont le christianisme seul fournirait le correctif ou le remède, que « connaître à fond, et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est chose impossible ». Elle voudrait s’en assurer par rapport à elle. On a beau dire et faire pour la rassurer, pour la calmer ; Mme de Choiseul a beau lui insinuer ses excellents préceptes de sagesse pratique : « En fait de bonheur, il ne faut pas chercher le pourquoi ni regarder au comment ; le meilleur et le plus sûr est de le prendre comme il vient. Ce n’est que du mal dont il faut rechercher les causes et les moyens, pour arracher l’épine qui nous blesse. » Rien n’y fait. On l’invite à venir à Chanteloup ; on l’assure du plaisir qu’elle y fera, du bonheur qu’on aura à la posséder : elle n’ose y croire, elle manque de foi dans l’amitié comme dans le reste. L’abbé alors la prêche ; il y a une très jolie lettre de lui, écrite de Chanteloup, à la date du 2 février 1771 ; elle commence brusquement en ces termes :

L’autre jour, un de nos frères cordeliers d’Amboise prêchait sur les vertus théologales, et voici l’extrait de son sermon :

« Sans la foi, l’espérance et la charité, point de salut dans ce monde ni dans l’autre. Commençons par celui-ci que nous connaissons mieux, parce qu’il est plus voisin de nous. Tout le monde connaît la force de l’espérance et de l’amour ; mais que peuvent ces vertus sans la foi, sans la confiance qui en doit être la base ?

Mes chers frères, les exemples vous persuaderont mieux que les raisons. Si une petite fille, éloignée de ses parents, leur écrivait : “J’ai l’espérance de vous aller voir ; cette espérance fait mon bonheur, parce que je vous aime autant qu’on peut aimer, mais je crains de ne pas vous paraître aimable”, on lui dirait : “Pourquoi doutez-vous qu’on vous aime, puisque vous ne voulez pas qu’on doute que vous aimez ? Ignorez-vous que la charité, suivant saint Paul, couvre la multitude des péchés ? Ignorez-vous que saint Augustin a dit : Aimez, et tout vous sera pardonné ? Ignorez-vous qu’on déplaît en effet, lorsqu’on craint toujours de déplaire ?” La défiance empoisonne ou détruit le sentiment ; elle n’est pas l’ouvrage de la nature. Voyez les enfants ; voyez avec quelle franchise ils aiment. S’ils ont des défauts, on les fouette ; mais aux premières caresses qu’on leur fait, ils viennent se jeter entre vos bras. Savez-vous pourquoi, mes chers frères ? C’est qu’ils ne calculent pas. C’est la raison qui a inventé le calcul, et, par conséquent, les soupçons, les craintes, les fausses interprétations. L’instinct ne connaît ni principes, ni conséquences, ni écarts ; c’est par l’instinct qu’on aime et qu’on est aimé véritablement. Fiez-vous à lui, mes très chers frères ; il vous guidera mieux, quand il s’agira de sentiment, que les grands raisonnements des philosophes, que la trompeuse expérience du monde, et que les sophismes dangereux de votre raison. »

Ce bon frère continua, et je m’en allai parce qu’il commençait à m’ennuyer, et que mon instinct ne peut supporter l’ennui ; cependant j’ai entrevu dans son discours quelques vérités applicables à la petite fille

Ainsi traitait-on cette vieille enfant malade et qui avait tant abusé et mésusé dans sa jeunesse de la faculté d’aimer, qu’elle n’en avait plus la force ni la foi dans ses derniers jours : c’était du moins quelque chose, et mieux que rien, d’en avoir gardé, à ce point, l’inquiétude et le tourment.

Elle disait d’elle encore, se comparant à Mme de Sévigné et s’humiliant dans la comparaison (cette fois c’est à Horace Walpole qu’elle s’adressait) :

Vous trouvez, dites-vous, mes lettres fort courtes. Vous n’aimez pas que je vous parle de moi ; je vous ennuie, quand je vous communique mes pensées, mes réflexions ; vous avez raison ; elles sont toujours fort tristes. Vous entretenir de tel et telle, quelle part y pouvez-vous prendre ? Malheureusement je ne ressemble en rien à Mme de Sévigné, je ne suis point affectée des choses qui ne me font rien ; tout l’intéressait, tout réchauffait son imagination : la mienne est à la glace. Je suis quelquefois animée, mais c’est pour un moment : ce moment passé, tout ce qui m’avait animée est effacé au point d’en perdre le souvenir.

Ce n’est pas nous qui prendrons plaisir à ajouter notre commentaire au sien et à l’écraser du voisinage de Mme de Sévigné : oui, Mme de Sévigné avait proprement reçu d’une fée en naissant l’imagination, ce don magique, cette corne d’or et d’abondance ; mais, de plus, elle avait su ménager sa vie et sa sensibilité.

Curieuse sans intérêt, avide de nouveau sans espoir de mieux, dégoûtée sans cesser d’être agitée, Mme du Deffand écrivait un jour à Mme de Choiseul : « Que dites-vous du nouveau ministre (M. de Saint-Germain) ? Je me souviens à son occasion que j’entendais dire souvent à feu Mme de Staal : « Je suis charmée de faire de nouvelles connaissances ; j’espère toujours qu’elles vaudront mieux que les anciennes : je suis du moins certaine qu’elles ne pourront être pires. » — À quoi Mme de Choiseul répondait, comme si on lui eût présenté du poison : « Votre citation de Mme de Staal me fait horreur. Je suis bien éloignée de penser comme elle : il me semble que je ne suis mécontente d’aucune de mes connaissances, et je suis enchantée de mes amis. »

Je finis sur ce mot affectueux, sorti d’une âme saine. Mme de Choiseul a bien les honneurs de cette correspondance ; son nom doit s’ajouter désormais à la liste des femmes qui ont bien pensé et bien écrit. C’est une conquête de plus que la littérature vient de faire sur l’ancienne société49.