(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. de Falloux » pp. 311-316
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Académie française — Réception de M. de Falloux » pp. 311-316

Réception de M. de Falloux

Si, par hasard, des esprits oisifs et mécontents étaient venus à cette séance académique, où la plus belle société s’était donné rendez-vous, avec l’intention de chercher et d’applaudir quelques-uns de ces traits plus politiques que littéraires, sur lesquels on a trop compté en d’autres temps, ils auraient été désappointés. Tout s’est passé dans les convenances académiques exactes, et c’est à peine si, en un petit nombre de passages, la parole de l’honorable récipiendaire donne lieu à des remarques qui sont encore plus des questions qu’on peut lui adresser que des critiques.

Il s’agissait de louer M. le comte Molé, que remplaçait M. de Falloux, et M. de Falloux, qu’une telle succession honore, surtout si l’on songe qu’elle a été presque une désignation, ou du moins un désir du mourant, a compris que c’était l’éloge de cet homme d’État illustre et de cet homme d’esprit aimable qui devait remplir tout son discours. Il s’en est acquitté avec une bonne grâce et une dextérité de parole qui ne lui a pas fait défaut en d’autres circonstances plus graves et dans de vraies luttes, où il avait en face des adversaires : ici il n’avait en présence que des amis ou des curieux. Mais c’est là aussi une épreuve qui a sa délicatesse.

M. le comte Molé est de ces hommes dont l’éloge n’embarrasse personne, et l’on n’a qu’à choisir dans une vie si utilement et si noblement remplie. Enfant, il assista aux horreurs de l’anarchie ; il vit son père immolé ; il le sauva une fois par son intercession active et retarda l’heure fatale sans la pouvoir conjurer. Il connut ensuite pour lui et pour les siens la détresse et la misère ; il racontait, de ces années laborieuses, de précis et de touchants détails qu’on aurait pu rappeler sans inconvénientac, parce que de telles épreuves eurent une profonde influence sur son esprit et sur sa manière de juger les événements et sans doute les gouvernements. En se rattachant à des principes, il n’en sépara jamais le sens pratique et l’appréciation des faits. M. Molé était un nom ancien, qui avait senti de bonne heure la nécessité d’être un homme nouveau. « Vous avez fait comme nous, monsieur, lui disait M. Dupin en le recevant à l’Académie, vous avez commencé. »

Ce qu’on aurait pu dire aussi, c’était l’impression vive et incomparable qu’après des années de labeur, de dégoût et de souffrance, il avait tout d’un coup ressentie à la vue des premiers actes et des premiers soleils du Consulat. Il s’animait quand il parlait de cette renaissance si merveilleuse et si entière de la société sous un astre et un génie réparateur. Il avait vingt ans. Il eut le courage bien rare de ralentir alors son propre essor, et de vouloir mûrir et fortifier une éducation qui n’était complète qu’au moral et à laquelle bien des secours avaient manqué. Le Consul, qui savait tout, n’ignorait pas qu’il y avait en France un rejeton des Molé, et il l’aurait rattaché à son régime dès ce temps-là ; il le lui fit dire. M. Molé demanda un répit et s’imposa un retard : il avait besoin de deux années encore, de deux ou trois années de voyage et d’études, pour n’entrer dans la lice que tout armé et tout à fait digne de la grande carrière.

Il fallait que Napoléon eût apprécié bien favorablement une qualité qui, en effet, était la principale de M. Molé homme politique, une extrême justesse de jugement, une balance parfaite et d’une singulière délicatesse, qui rendait raison à l’instant de tout ce qu’on y jetait ; il l’avait nommé grand juge, c’est-à-dire ministre de la justice, à trente-trois ans et sans que M. Molé fût même avocat ; et cette place si éminente n’était qu’un acheminement peut-être (et lui-même l’avait fait pressentir à M. Molé) à une position plus élevée et plus intime encore, si le sage et judicieux Cambacérès venait à se dégoûter, ce qu’il semblait annoncer quelquefois, d’une partie des graves fonctions qui pesaient sur lui. Au reste, ce début si brillant de la vie politique du comte Molé n’aura pas et ne peut avoir d’autre historien que lui-même ; il a laissé des Mémoires dont les commencements au moins, pour tout ce qui est de cette époque, doivent être achevés, et il aura su joindre, en écrivant ce qu’il racontait si bien, la perfection de son bon goût à la netteté de ses souvenirs.

M. de Falloux a pris plaisir à louer (en l’exagérant un peu) la part active de collaboration que M. Molé eut dans la politique loyale et généreuse, mais trop tôt déjouée, du duc de Richelieu pendant les premières années de la Restauration. Il a cru devoir à ses propres antécédents de regretter qu’en juillet 1830 on n’ait pas plus tenu compte à la branche aînée de la maison de Bourbon des concessions et des sacrifices qu’elle se décida à faire aux derniers moments et à la dernière extrémité. Sans entrer dans cette déploration tardive et sur laquelle il est permis à un membre de l’Académie française en 1857 de n’avoir point d’avis formel, on ne peut s’empêcher de remarquer que la personne qui eût été le plus à même de répondre aux regrets exprimés par M. de Falloux, et peut-être de les réfuter en les respectant, eût été M. le comte Molé, qui fut des premiers à accepter le régime issu des barricades de juillet, à le servir et à travailler à le constituer et à l’autoriser devant l’Europe, en qualité de ministre. M. Molé, encore une fois, était un homme pratique, et il l’a prouvé à toutes les heures décisives de sa carrière.

Son second ministère, le ministère dit du 15 avril, se dessine à présent et restera dans l’histoire comme le moment le plus serein et le plus calme des dix-huit années ; et lorsqu’on vient à se rappeler à combien d’attaques, à combien de violences cet honorable ministère fut en butte de divers côtés, combien on l’accusait tout haut d’être un ministère d’abaissement, on rougit aujourd’hui, on devrait rougir, et sentir une bonne fois ce que valent ces coalitions où les meilleures intentions se faussent, où les meilleurs esprits s’aveuglent. Mais je ne suis pas chargé de tirer les moralités.

Après le 24 février, M. Molé qui n’avait contribué en rien à la chute du dernier régime, se fit remarquer par son bon sens net et son merveilleux courage d’esprit. Je me rappelle avoir eu l’occasion de rencontrer alors, et dans la première semaine qui suivit, deux hommes d’État, très inégaux par l’âge, mais qui avaient pris grande part l’un et l’autre à ce qui n’était plus, et jetés tous deux de côté par la tempête ; je fus frappé de voir que si l’un, le plus jeune, était sombre, estimant tout perdu, la société s’écroulant dans l’anarchie et le monde penchant à sa ruine, l’autre (c’était M. Molé), au contraire, était resté serein, avec je ne sais quoi de clair et de net qui, sans lui faire voir en beau les choses, dégageait pourtant sa perspective. Il disait que la France s’en tirerait ; il l’avait vue, dans son enfance et dans sa jeunesse, sortir victorieuse et plus belle de bien d’autres périls et d’un plus affreux naufrage. M. Molé entra alors, avec tant de bons citoyens, dans cette politique que je ne croirai pas diminuer en l’appelant une politique de sauvetage ; il rendit des services, donna de bons conseils au jour le jour, et couronna dignement sa carrière publique.

Ici, je ne suivrai pas M. de Falloux dans ce qui peut sembler trop conjectural ou trop vague. J’écarterai le nom respecté de M. le comte Molé, et je dirai à notre honorable confrère que les services que lui-même a rendus à cette époque difficile, le rôle qu'il y a joué, peuvent lui faire quelque illusion dans l’impression qui lui en est restée. Tournez et retournez vos souvenirs comme il vous plaira, c’était un naufrage, et le plus humiliant des naufrages ; la France entière était sur un radeau ; elle avait besoin, après trois années d’expédients et de misères, de se retrouver voguant à pleines voiles sous le plus noble pavillon. L’acclamation universelle par laquelle la France a salué son président en 1852 et l’a sacré empereur a été, entre autres choses, un acte de haut bon sens. Que venez-vous insinuer de la plénitude du principe monarchique, comme si on ne l’avait pas, comme si ce principe pour la France moderne était séparable de la satisfaction donnée aux meilleurs vœux de la démocratie ? La plénitude du principe monarchique, entendue selon la libre et nationale interprétation, elle est là où il y a passé glorieux et gloire nouvelle, là où apparaissent deux restaurateurs de la société à cinquante ans de distance, deux conducteurs de peuple remettant la France sur un grand pied et, sans trop se ressembler, la couronnant également d’honneur.

Mais c’est assez, et peu s’en faut que je ne combatte contre un nuage ; car cette fin du discours de M. de  Falloux, si on la presse, se dérobe de plus en plus. Je regretterai toujours, tout en respectant profondément les convictions personnelles de chacun de mes confrères, et en sachant très bien que l’Académie est et doit être un terrain neutre, que, dans ces cérémonies publiques, l’orateur, en restant lui-même, ne parvienne pas à se dégager assez des engagements de société (plus encore que de parti), pour avoir un mot de justice, je ne veux pas dire de reconnaissance, pour le pouvoir tutélaire qui sait d’ailleurs très bien s’en passer. Je ne parle qu’au nom du bon goût, tel que je le sens, et en vue de la parfaite bienséance.

Au discours élégant et gracieusement débité de M. de Falloux, M. Brifaut (qui, à cause de la faiblesse de sa voix, avait choisi M. Patin pour lecteur) a répondu par un compliment fort agréable, comme on en faisait dans l’ancienne Académie, comme on s’en permet trop peu dans la nouvelle, pas trop long, pas du tout théorique, où la fleur est sans épine, où l’anecdote pique sans arrière-pensée, et où les douceurs toutes bienveillantes ne laissent en rien apercevoir ce que M. Joubert appelle le fiel de la colombe.