(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.)

I.

La Révolution de 1848 n’étonna point absolument Tocqueville : il n’avait pas une très-haute idée du régime établi en 1830. Voyageant en Amérique, il prévoyait dès 1831 de nouvelles révolutions. En 1836, il lui semblait que le Gouvernement avait gagné et que la station serait assez longue ; il récrivait à un de ses amis d’Angleterre, M. Senior, en des termes qui méritent qu’on s’y arrête :

« Chez nous, pour le moment du moins, disait-il (27 janvier 1836), tout semble rentré dans l’ordre habituel des choses. Excepté l’agriculture qui soutire un peu, tout le reste prospère d’une manière surprenante ; l’idée de la stabilité pénètre pour la première fois depuis cinq ans dans les esprits, et avec elle le goût des entreprises. L’activité presque fébrile, qui nous caractérisa en tout temps, quitte la politique pour se porter vers le bien-être matériel : ou je me trompe fort, ou nous allons voir d’ici à peu d’années d’immenses progrès dans ce sens. Cependant le Gouvernement aurait bien tort de s’exagérer les conséquences de cet état de choses : la nation a été horriblement tourmentée ; elle jouit avec délices du repos qui lui est enfin donné ; mais l’expérience de tous les temps nous fait connaître que ce repos même peut devenir funeste à ceux qui la gouvernent. A mesure que la fatigue des dernières années cessera de se faire sentir, on verra les passions politiques renaître ; et si, pendant le temps où il est fort, le Gouvernement n’a pas redoublé de prudence et ménagé avec grand soin toutes les susceptibilités de la nation, on sera tout surpris de voir quel orage se soulèvera tout à coup contre lui. Mais comprendra-t-il cela ? J’en doute. »

La remarque est fine : elle se retrouve encore plus loin (page 318) sous la plume de Tocqueville. Il avait raison, et je traduirai, si Ton veut bien, la même observation à mon tour et à ma manière. Les Français sont sujets à ces intermittences de fatigue et d’excitation et, pour parler net, à des fièvres périodiques de turbulence. Quand on a épuisé une période, la période algide, on entre dans l’autre, la période brûlante. Quand on ne craint plus, c’est alors que tout redevient à craindre. Les gouvernements n’ont jamais plus à veiller que du moment où, l’impression d’une précédente révolution s’affaiblissant, la moyenne de la nation n’en redoute plus le retour. Les honnêtes gens, en effet, retombent régulièrement, sans s’en apercevoir, dans la même illusion : ils blâment leurs pères ou, qui plus est, ils se blâment eux-mêmes dans le passé ; et, quinze ou vingt ans après, ils ne se doutent pas qu’ils reprennent exactement le même train de conduite sous une autre forme et avec de légères variantes. Quand un certain vent se remet à souffler, il suffit des moindres occasions ou des moindres prétextes pour jeter les plus honnêtes esprits, et les plus bourgeois, dans des irritations déraisonnables et disproportionnées dont profite aussitôt l’esprit de parti. C’est l’histoire du Français.

Tocqueville lui-même qui ne voulait pas de révolution fut amené, vers la fin, à être assez vif contre le système. Sa prudence toutefois le fit toujours balancer. Il se disait non et oui à la fois ; il avait présentes à l’esprit toutes les idées et les raisons pour et contre : ce qui fait la force du penseur, mais qui est souvent l’embarras de l’homme d’État. Ainsi, dans l’affaire d’Orient, en 1840, il croyait qu’on devait appuyer le ministère du 1er mars ; et il l’écrivait à son ami M. de Beaumont (9 août 1840) :

« Mais je n’approuve point, ajoutait-il, le langage de la presse officielle ; ces airs de matamores ne signifient rien. Ne saurait-on être fermes, forts et préparés à tout, sans jactance et sans menace ? Il faut faire assurément la guerre dans telle conjoncture, aisée à prévoir ; mais une pareille guerre no doit pas être désirée ni provoquée, car nous ne saurions en commencer une avec plus de chances contre nous. Dans l’état actuel de la civilisation, la nation européenne qui a contre soi toutes les autres, quelle qu’elle soit, doit à la longue succomber ; c’est là ce qu’on ne doit jamais dire à la nation, mais ne jamais oublier. Voilà de sages réflexions qui ne m’empêchent pas, au fond de moi-même, de voir avec une certaine satisfaction toute cette crise. Vous savez quel goût j’ai pour les grands événements, et combien je suis las de notre petit pot-au-feu démocratique et bourgeois. »

Lorsque ensuite, après s’être avancé, on recule, et que la nation se croit, à tort ou à raison, profondément humiliée et déchue du rang qu’elle tenait en Europe ; lorsqu’elle commence à en vouloir au Gouvernement de son choix et au prince qu’elle accuse personnellement de lui avoir créé cette situation indigne d’elle, Tocqueville est des premiers à sentir que le péril de l’avenir est là, non ailleurs, et tout le talent de parole dont fait œuvre le ministère de M. Guizot ne lui impose pas :

« Jamais, écrivait-il le 7 novembre 1840, jamais, depuis 1830, ce danger, suivant moi, n’a été plus grand. Ce ne sont pas les seules passions anarchiques qui renversent les trônes : cela ne s’est jamais vu ; ce sont ces mauvais sentiments s’appuyant sur de bons instincts. Jamais le parti révolutionnaire n’eût renversé la branche aînée, si celle-ci n’eût fini par armer contre elle le parti libéral. Ce même danger reparaît aujourd’hui sous une autre forme. Le radicalisme s’appuie momentanément sur l’orgueil national blessé : cela lui donne une force qu’il n’avait point eue. »

Il se range, dès ce moment, dans l’Opposition, dans une Opposition « non démagogique, mais cependant très-ferme » ; et la raison qu’il en donne, c’est que « l’on n’a quelque chance de maîtriser les mauvaises passions du peuple qu’en partageant celles qui sont bonnes. » Cette chance, il l’aura très-peu pour son compte et n’acquerra jamais aucun ascendant à distance. Son rôle (je crois l’avoir dit déjà) est celui que, dans la haute comédie, appelle le rôle raisonneur, celui des Ariste, des Cléante, un rôle qui honore et ennoblit la pièce, mais qui n’intéresse pas l’action. Au sein d’une Chambre divisée en partis violents, Tocqueville juge admirablement l’ensemble d’une situation ; sortant des questions trop particulières, il généralise ses Vues, remonte aux causes du mal et disserte sur les mœurs publiques ; il considère à bout portant la crise qu’il a sous les yeux, non au point de vue pratique, mais au point de vue historique déjà. C’est surtout en écrivant à ses amis d’Angleterre qu’il développe plus complaisamment ses idées et qu’il s’élève, dans des lettres familières, à la hauteur du livre. Il ne se peut de plus belles pages, en fait de considérations contemporaines, que ce qu’on va lire et qu’il écrivait à M. John Stuart Mill (28 mars 1841) :

« Tout ce qui s’est passé dans notre politique extérieure depuis six mois m’a donné, je vous le confesse, mon cher Mill, beaucoup de trouble d’esprit et d’embarras. Les dangers étaient grands de tous les côtés. Les circonstances récentes ont fait apparaître dans notre Parlement, en matière d’affaires étrangères, deux partis extrêmes, également dangereux : l’un qui rêve de conquêtes et aime la guerre, soit pour elle-même, soit pour les révolutions qu’elle peut faire naître ; l’autre qui a pour la paix un amour que je ne craindrai pas d’appeler déshonnête, car il a pour unique principe non l’intérêt public, mais le goût du bien-être matériel et la mollesse du cœur. Ce parti-là sacrifierait tout à la paix. Le gros de la nation est entre ces deux extrêmes ; mais il a peu de représentants éminents dans le Parlement. Placés entre ces deux partis exclusifs, la position des hommes comme moi a été très-difficile et très-perplexe. Je ne pouvais approuver le langage révolutionnaire et propagandiste de la plupart des partisans de la guerre ; mais abonder dans le sens de ceux qui demandaient à grands cris et à tout prix la paix, était plus périlleux encore. Ce n’est pas à vous, mon cher Mill, que j’ai besoin de dire que la plus grande maladie qui menace un peuple organisé comme le nôtre, c’est l’anéantissement graduel des mœurs, l’abaissement de l’esprit, la médiocrité des goûts : c’est de ce côté que sont les grands dangers de l’avenir. Ce n’est pas à une nation démocratiquement constituée comme la nôtre, et chez laquelle les vices naturels de la race ont une malheureuse coïncidence avec les vices naturels de l’état social, ce n’est pas à cette nation qu’on peut laisser prendre aisément l’habitude de sacrifier ce qu’elle croit sa grandeur à son repos, les grandes affaires aux petites ; ce n’est pas à une pareille nation qu’il est sain de laisser croire que sa place dans le monde est plus petite, qu’elle est déchue du rang où l’avaient mise ses pères, mais qu’il faut s’en consoler en faisant des chemins de fer et en faisant prospérer au sein de la paix, à quelque condition que cette paix soit obtenue, le bien-être de chaque particulier. Il faut que ceux qui marchent à la tête d’une pareille nation y gardent toujours une attitude fière, s’ils ne veulent laisser tomber très-bas le niveau des mœurs nationales. La nation s’était crue humiliée ; elle l’était en effet, sinon par les actes, au moins par le langage de nos ministres. Son Gouvernement le lui avait dit : il avait fait en son nom des menaces ; et dès que ces menaces imprudentes et folles avaient amené le danger, ce même Gouvernement, ce même prince, qui s’étaient montrés si susceptibles et si fiers, déclaraient qu’il fallait reculer. A ce signal, une grande partie de la classe moyenne donnait l’exemple de la faiblesse ; elle demandait à grands cris qu’on pliât, qu’on évitât la guerre à tout prix : le sauve qui p. ut était général, parce que l’exemple était parti de la tête. Croyez-vous que de pareilles circonstances puissent se renouveler sans user un peuple ? Est-ce là l’hygiène qui nous convient ? et n’était-il pas nécessaire que des voix fermes et indépendantes s’élevassent pour protester au nom de la masse de la nation contre cette faiblesse ; que des hommes qu’aucun lien de parti n’enchaîne encore, qui bien évidemment n’ont ni tendances napoléoniennes ni goûts révolutionnaires, que de pareils hommes vinssent tenir un langage qui relevât et soutînt le cœur de la nation et cherchassent à la retenir dans cette pente énervante89 qui l’entraîne chaque jour davantage vers les jouissances matérielles et les petits plaisirs. Si nous cessions d’avoir l’orgueil de nous-mêmes, mon cher Mill, nous aurions fait une perte irréparable. »

On sent parfaitement les diverses idées qui se combattent en lui : il n’est pas d’humeur militaire, et il n’est pas non plus absolument de doctrine industrielle et économiste : il voudrait assister à de grandes choses, et il doute que la nation en soit capable : faut-il conseiller la grandeur à qui n’est pas de force à la soutenir ? Tocqueville, dans la perplexité, se rejetait, même quand il abordait la tribune (ce qu’il ne faisait qu’assez rarement), à dénoncer le relâchement et la corruption, à sermonner la nation et ses représentants sur les mœurs politiques. « Vous sentez qu’avec un pareil texte, on est menacé d’un fiasco », écrit-il à Ampère (janvier 1842). Mais alors, s’il prévoit un tel résultat, pourquoi choisir ce thème ? Le premier devoir d’un orateur est de mordre sur son auditoire, de l’intéresser, sinon de le passionner. Les discours remarquables qu’il prononce de temps en temps à la Chambre laissent toujours un doute dans l’esprit : que veut-il en définitive ? à quoi conclut-il ? Il se plaint de la platitude générale « qui augmente sensiblement », et il craindrait d’appeler au secours et de déchaîner la tempête. Il voit juste toutefois dans ses réflexions contradictoires, mais un certain aiguillon manque toujours, un à-propos immédiat. Ainsi, à la date du 25 août 1847, il écrit à l’un de ses amis d’Angleterre, qui projette un prochain voyage :

« Vous, trouverez la France tranquille et assez prospère mais cependant inquiète. Les esprits y éprouvent depuis quelque temps un malaise singulier ; et, au milieu d’un calme plus grand que celui dont nous avons joui depuis longtemps, l’idée de l’instabilité de l’état de choses actuel se présente à beaucoup d’esprits. Quant à moi, quoique je voie ces symptômes avec quelque crainte, je ne m’en exagère pas la portée ; je crois notre société solidement assise, par la raison, surtout, qu’on ne saurait, le voulût-on, la placer sur une autre base. Cependant cet aspect de l’état des esprits doit faire sérieusement réfléchir. Le système d’administration pratiqué depuis dix-sept ans a tellement perverti la classe moyenne, en faisant un constant appel aux cupidités individuelles de ses membres, que cette classe devient peu à peu, pour le reste de la nation, une petite aristocratie corrompue et vulgaire, par laquelle il paraît honteux de se laisser conduire. Si ce sentiment-là s’accroissait dans la masse, il pourrait amener plus tard de grands malheurs. Mais<\ comment empêcher le Gouvernement de corrompre, lorsque le régime électif lui donne naturellement tant de besoin de le faire, et la centralisation tant de moyens ? Le fait est que nous tentons une expérience dont nous n’avons pas encore vu le dernier résultat ; nous essayons de faire marcher ensemble deux choses qui n’ont jamais, à ma connaissance, été unies : une assemblée élective et un pouvoir exécutif très-centralisé. C’est là le plus grand problème du temps ; il est posé, mais non résolu. »

Il a l’art d’élever les questions, mais aussi de les éloigner en les généralisant. On n’en est pas plus avancé pour la conduite après qu’auparavant. Il ne parvint pas dans la presse plus qu’à la tribune à trouver une base, une représentation un peu large et distincte aux opinions particulières qu’il apportait dans l’Opposition. Le journal le Commerce qu’il essaya de patronner un moment, en 1844, n’a laissé aucune trace ni aucun souvenir. En 1847, aux approches de la révolution, Tocqueville avait conçu des craintes sérieuses en voyant la hardiesse et l’espèce de concert des différents systèmes socialistes ; nous l’apprenons par un fragment intitulé : De la classe moyenne et du peuple, qui devait servir de manifeste au petit groupe d’opposants dont il était le chef. Il est fâcheux que ce manifeste dont nous n’avons qu’une ébauche et qui posait la question nouvelle dans ses vrais termes n’ait point paru. Il en est passé quelque chose dans un discours qu’il prononça à la Chambre te 27 janvier 1848. Mais alors comment expliquer que dans une lettre à M. Odilon Barrot, écrite en octobre 1853, Tocqueville paraisse étonné que ces mêmes systèmes aient osé se produire ?

« Quand je songe, écrivait-il à son ancien collègue, aux épreuves qu’une poignée d’aventuriers politiques ont fait subir à ce malheureux pays ; lorsque je pense qu’au sein de cette société riche et industrieuse on est parvenu à mettre, avec quelque apparence de probabilité, en doute l’existence même du droit de propriété ; quand je me rappelle ces choses, et que je me figure, comme cela est la vérité, l’espèce humaine composée en majorité d’âmes faibles, honnêtes et communes, je suis tenté d’excuser cette prodigieuse énervation morale dont nous sommes témoins, et de réserver toute mon irritation et tout mon mépris pour les intrigants et les fous qui ont jeté dans de telles extrémités notre pauvre pays. »

C’était peut-être, il est vrai, pour consoler le chef de l’ancienne Opposition de gauche et le promoteur des fameux banquets qu’il écrivait de la sorte : quoi qu’il en soit, le philosophe est ici en défaut, et il paraît trop vite oublier ce qu’il a reconnu ailleurs, que ce ne sont pas les partis extrêmes qui ont renversé Louis-Philippe, mais que c’est la classe moyenne le jour où elle fit cause commune avec eux.

Après février 1848, Tocqueville attristé, mais non découragé, accepta franchement l’état de choses nouveau et essaya d’en tirer le meilleur parti possible : il était pour la république modérée. Nul ne fut assurément plus sincère ni plus dégagé d’arrière-pensée parmi les républicains que j’appellerai improvisés et provisoires. Cependant il ne faisait guère cas des sentiments et des mobiles qui animaient les masses, et il écrivait le 1er mai 1848 à l’un de ses honnêtes amis de Versailles, M. Bouchitté, qui n’était pas exempt, il est vrai, de quelque prud’homie :

« Vous avez raison de dire que vous craignez les intérêts matérialistes de la révolution qui vient de s’opérer. La Révolution de 1789 est sortie du cerveau et du cœur de la nation ; mais celle-ci a pris en partie naissance dans son estomac, et le goût des jouissances matérielles y a joué un rôle immense. »

Ici nous arrêtons l’homme excellent, délicat, généreux, et nous lui disons : Il n’y a rien de plus respectable que l’estomac, et il n’y a pas de cri qui parle plus haut que celui de la misère. Ce n’est pas tant encore pour jouir que pour vivre et subsister que s’agite la majorité de l’espèce, et c’est là le problème présent qui, pour être moins noble en apparence et moins digne de figurer sur les bannières, n’en est pas moins capital et sacré. Nous avons eu l’occasion dans ces temps derniers d’étudier un homme, une organisation éminente aussi à sa manière, un pur prolétaire, lui (Proudhon), et qui n’avait pas eu dans son enfance de précepteur à domicile, puis plus tard l’éducation des voyages, puis une vie publique tout ouverte et toute tracée ; qui n’habitait pas parmi des laboureurs, mais parmi des ouvriers ; qui n’avait pas, à ses heures d’angoisses, les vieux murs d’un château pour refuge, mais un atelier obéré, hypothéqué : combien aussitôt le point de vue change ! comme tout diffère ! et les hommes les plus intelligents, les cœurs les plus nobles ne parviendront-ils donc jamais à rompre les cloisons qui les séparent, à respecter les causes également légitimes et sincères dont ils ont en eux le principe et le sentiment !

A M. de Montalembert, après la lecture de son livre, des Intérêts catholiques au XIXe siècle (1852), Tocqueville écrivait également :

« Je n’ai jamais été plus convaincu qu’aujourd’hui qu’il n’y a que la liberté (j’entends la modérée et la régulière) et la religion, qui, par un effort combiné, puissent soulever les hommes au-dessus du bourbier où l’égalité démocratique les plonge naturellement dès que l’un de ces deux appuis leur manque. »

Il n’épousait la démocratie que sous toutes réserves. C’était pour lui un mariage de raison et de nécessité, nullement d’inclination. Et quant à la religion, se rendait-il bien compte, au moment où il l’invoquait pour auxiliaire des conditions de l’alliance catholique et des conséquences qu’elle recélait ? De ce côté aussi, il était homme à n’y pouvoir aller que d’un pied.

L’échec du général Cavaignac au 10 décembre 1848 l’avait affligé sans l’étonner (disposition qui lui était devenue comme habituelle) ; cet échec, qui ne s’adressait, selon lui, qu’aux républicains de la veille, et qui prouvait seulement la répulsion du pays pour la république, n’avait à ses yeux qu’une signification négative. Membre de la première Assemblée, ministre du prince-président pendant cinq mois (2 juin — 31 octobre 1849), Tocqueville ne prit que peu de part aux discussions de la seconde Assemblée à laquelle il appartenait aussi : sa santé altérée par l’intensité des émotions et par la fatigue des affaires l’obligea à chercher un climat plus doux, le ciel de Sorrente. C’est là, dans cette vallée qu’ont chantée les poètes, au milieu de la société d’amis de son choix, qu’il se recueillit de nouveau, fit son examen de conscience et se dit sans doute qu’il avait assez et trop dépensé de sa vie à des efforts infructueux, à des collaborations politiques sans résultat et sans issue : il résolut de redevenir une dernière fois ce que la nature l’avait surtout prédestiné à être, un observateur historique et un écrivain.

II.

La lettre écrite de Sorrente, dans laquelle il expose à son meilleur et son plus ancien ami, au confident de ses jeunes années, M. Louis de Kergorlay, sa disposition intérieure, son hésitation entre plusieurs projets et le plan final auquel il s’arrête, est, pour moi, des plus essentielles : elle dispenserait, au besoin, de tout autre document sur Tocqueville ; elle est le portrait le plus parfait, le miroir fidèle de son esprit :

« … Au milieu de toutes ces belles choses, lui dit-il (15 décembre 1850), je ne tarderais cependant pas à m’ennuyer si je ne parvenais à me créer une forte occupation d’esprit. J’ai apporté ici des livres. J’ai l’intention de continuer ce que j’avais déjà commencé à Tocqueville cet été, avec beaucoup d’entrain et de plaisir, qui était un récit de ce que j’avais vu dans la révolution de 1848 et depuis, choses et hommes. Je n’ai pu encore me remettre dans le courant d’idées et de souvenirs qui peuvent me donner du goût pour ce travail ; et, en attendant que l’inspiration revienne, je me suis borné à rêvasser à ce qui pourrait être pour moi le sujet d’un nouveau livre, car je n’ai pas besoin de te dire que les Souvenirs de 1848 ne peuvent point paraître devant le public. Les libres jugements que j’v porte et sur mes contemporains et sur moi-même rendraient cette publication impraticable, quand même il serait dans mon goût de produire ma personne sur un théâtre littéraire quelconque, ce qui assurément n’est, pas. »

Ainsi il y a de lui un livre commencé sur la Révolution de 1848 ; les Œuvres dites complètes aujourd’hui ne le sont que provisoirement : il restera encore beaucoup à y ajouter, et pour la Correspondance et pour les fragments d’histoire. Nous allons maintenant passer par toutes les phases, pour ainsi dire, de la délibération de Tocqueville ; car nul esprit ne se faisait autant d’objections au préalable et ne pourpense en lui-même davantage avant d’entreprendre : tous les mais, les si et les car, qui peuvent entrer dans une tête réfléchie, il les agitait auparavant et les pesait avec soin dans sa balance :

« Il y a longtemps déjà, continuait-il, que je suis occupé, je pourrais dire troublé, par l’idée de tenter de nouveau un grand ouvrage. Il me semble que ma vraie valeur est surtout dans ces travaux de l’esprit ; que je vaux mieux dans la pensée que dans l’action ; et que, s’il reste jamais quelque chose de moi dans ce monde, ce sera bien plus la trace de ce que j’ai écrit que le souvenir de ce que j’aurai fait. Les dix dernières années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports, m’ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre l’habitude qu’avait prise mon intelligence de regarder les affaires des hommes par masses. Je me crois donc plus en état que je ne l’étais, quand j’ai écrit la Démocratie, de bien traiter un grand sujet de littérature politique. Mais quel sujet prendre ? Plus de la moitié des chances de succès sont là, non-seulement parce qu’il faut trouver un sujet qui intéresse le public, mais surtout parce qu’il en faut découvrir un qui m’anime moi-même et fasse sortir de moi tout ce que je puis donner. Je suis l’homme du monde le moins propre à remonter avec quelque avantage contre le courant de mon esprit et de mon goût ; et je tombe bien au-dessous du médiocre, du moment où je ne trouve pas un plaisir passionné à ce que je fais. J’ai, donc souvent cherché depuis quelques années (toutes les fois du moins qu’un peu de tranquillité me permettait de regarder autour de moi et de voir autre chose et plus loin que la petite mêlée dans laquelle j’étais engagé), j’ai cherché, dis-je, quel sujet je pourrais prendre ; et jamais je n’ai rien aperçu qui me plût complètement ou plutôt qui me saisît. Cependant, voilà la jeunesse passée, et le temps qui marche ou, pour mieux dire, qui court sur la pente de l’âge mûr : les bornes de la vie se découvrent plus clairement et de plus près, et le champ de l’action se resserre. Toutes ces réflexions, je pourrais dire toutes ces agitations d’esprit, m’ont naturellement porté, dans la solitude où j’habite, à rechercher plus sérieusement et plus profondément l’idée-mère d’un livre, et j’ai senti le goût de te communiquer ce qui m’est venu dans l’imagination et de te demander ton avis. Je ne puis songer qu’à un sujet contemporain. Il n’y a, au fond, que les choses de notre temps qui intéressent le public et qui m’intéressent moi-même. La grandeur et la singularité du spectacle que présente le monde de nos jours absorbe trop l’attention pour qu’on puisse attacher beaucoup de prix à ces curiosités historiques qui suffisent aux sociétés oisives et érudites. Mais quel sujet contemporain choisir ?… »

Et il va énumérer les sujets qui ont successivement passé devant ses yeux. — Un sujet contemporain direct ? C’est trop simple, à son gré, trop épars et trop diffus. — Ou bien revenir un peu en arrière, à la période de l’Empire, reprendre et refaire en sous-œuvre le livre de M. Thiers ? C’est un peu présomptueux, c’est un contre-pied un peu choquant. — Il en vient ainsi par degrés, et d’élimination en élimination, à définir son mode de composition préféré, la manière combinée et construite qui est la sienne, et qui serait peut-être à rapprocher, pour le moment, de celle d’Edgar Quinet, à mettre en contraste et en parallèle avec ce procédé également réfléchi, diversement lumineux. Dans cette lettre caractéristique, nous faisons avec Tocqueville tout un voyage autour de ma chambre, une reconnaissance complète de son esprit :

« Ce qui aurait le plus d’originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés modernes et la prévision de leur avenir probable. Mais quand je viens à chercher le nœud d’un pareil sujet, le point où toutes les idées qu’il fait naître se rencontrent et se lient, je ne le trouve pas. Je vois des parties d’un tel ouvrage, je n’aperçois pas d’ensemble ; j’ai bien les fils, mais la trame me manque pour faire la toile : il me faut trouver quelque part, pour mes idées, la base solide et continue des faits. Je ne puis rencontrer cela qu’en écrivant l’histoire, en m’attachant à une époque dont le récit me serve d’occasion pour peindre les hommes et les choses de notre siècle, et me permettre de faire de toutes ces peintures détachées un tableau. Il n’y a que le long drame de la Révolution française qui puisse fournir cette époque. J’ai depuis longtemps la pensée, que je t’ai exprimée, je crois, de choisir dans cette grande étendue de temps qui va de 1789 jusqu’à nos jours, et que je continue à appeler la Révolution française, les dix ans de l’Empire, la naissance, le développement, la décadence et la chute de cette prodigieuse entreprise. Plus j’y réfléchis, et plus je crois que l’époque à peindre serait bien choisie : en elle-même, elle est non-seulement grande, mais singulière, unique même. ; et cependant, jusqu’à présent, du moins à mon avis, elle a été reproduite avec de fausses ou de vulgaires couleurs. Elle jette, de plus, une vive lumière sur l’époque qui l’a précédée et sur celle qui la suit ; c’est certainement un des actes de la Révolution française qui fait le mieux juger toute la pièce, et permet le plus de dire sur l’ensemble de celle-ci tout ce qu’on peut avoir à en dire. Mon doute porte bien moins sur le choix du sujet que sur la façon de le traiter. Ma première pensée avait été de refaire à ma manière le livre de M. Thiers ; d’écrire l’action même de l’Empire, en évitant seulement de m’étendre sur la partie militaire que M. Thiers a reproduite, au contraire, avec tant de complaisance et de talent. Mais en y réfléchissant, il me vient de grandes hésitations à traiter le sujet de cette manière : ainsi envisagé, l’ouvrage serait une entreprise de très-longue haleine ; de plus, le mérite principal de l’historien est de savoir bien faire le tissu des faits, et j’ignore si cet art est à ma portée : ce à quoi j’ai le mieux réussi jusqu’à présent, c’est à juger les faits plutôt qu’à les raconter ; et, dans une histoire proprement dite, cette faculté que je me connais n’aurait à s’exercer que de loin en loin et d’une façon secondaire, à moins de sortir du genre et d’alourdir le récit. Enfin, il y a une certaine affectation à reprendre le chemin que vient de suivre M. Thiers ; le public vous sait rarement gré de ces tentatives ; et, quand deux écrivains prennent le même sujet, il est naturellement porté à croire que le dernier n’a plus rien à lui apprendre. Voilà mes doutes ; je te les expose pour avoir ton avis… »

Mais quel acheminement laborieux, ne trouvez-vous pas ? que de tourments et de scrupules ! Est-il donc vrai que le génie procède ainsi, et n’est-ce qu’à ce prix que s’enfantent les chefs-d’œuvre ? Remarquez-vous comme la joie est naturellement absente dans cette conception ; comme aucune Muse, — même de ces Muses sévères qu’invoquait Montesquieu, — ne vient assister et sourire à la naissance de la pensée ? Nous ne sommes d’ailleurs pas au bout de cette sorte de confession intellectuelle, la plus curieuse et la plus détaillée que je connaisse :

« A cette première manière d’envisager le sujet, poursuis l’auteur, en a succédé dans mon esprit une autre que voici : il ne s’agirait plus d’un long ouvrage, mais d’un livre assez court, un volume peut-être ; je ne ferais plus, à proprement parler, l’histoire de l’Empire, mais un ensemble de réflexions et de jugements sur cette histoire ; j’indiquerais les faits sans doute et j’en suivrais le fil, mais ma principale affaire ne serait pas de les raconter ; j’aurais, surtout, à faire comprendre les principaux, à faire voir les causes diverses qui en sont sorties ; comment l’Empire est venu, comment il a pu s’établir au milieu de la société créée par la Révolution ; quels ont été les moyens dont il s’est servi ; quelle était la nature vraie de l’homme qui l’a fondé ; ce qui a fait son succès, ce qui a fait ses revers ; l’influence passagère et l’influence durable qu’il a exercée sur les destinées du monde, et en particulier sur celles de la France. Il me semble qu’il se trouve là la matière d’un très-grand livre ; mais les difficultés sont immenses. L’une de celles qui me troublent le plus l’esprit vient du mélange d’histoire proprement dite avec la philosophie historique ; je n’aperçois pas encore comment mêler ces deux choses (et il faut pourtant qu’elles le soient, car on pourrait dire que la première est la toile, et la seconde la couleur, et qu’il est nécessaire d’avoir à la fois les deux pour faire le tableau) ; je crains que l’une ne nuise à l’autre, et que je ne manque de l’art infini qui serait nécessaire pour bien choisir les faits qui doivent, pour ainsi dire, soutenir les idées ; en raconter assez pour que le lecteur soit conduit naturellement d’une réflexion à une autre par l’intérêt du récit, et n’en pas trop dire, afin que le caractère de l’ouvrage demeure visible. Le modèle inimitable de ce genre est dans le livre de Montesquieu sur la Grandeur et la Décadence des Romains : on y passe, pour ainsi dire, à travers l’histoire romaine sans s’arrêter ; et cependant on aperçoit assez de cette histoire pour désirer les explications de l’auteur et pour les comprendre. Mais indépendamment de ce que de si grands modèles sont toujours fort au-dessus de toutes les copies, Montesquieu a trouvé dans son livre des facilités qu’il n’aurait pas eues dans celui dont je parle. S’occupant d’une époque très-vaste et très-éloignée, il pouvait ne choisir que de loin en loin les plus grands faits et ne dire, à propos de ces faits, que des choses très-générales : s’il avait dû se renfermer dans un espace de dix ans, et chercher son chemin à travers une multitude de faits détaillés et précis, la difficulté de l’œuvre eût été beaucoup plus grande assurément.

J’ai cherché dans tout ce qui précède à te faire bien comprendre l’état de mon esprit. Toutes les idées que je viens de t’exprimer l’ont mis fort en travail ; mais il s’agite encore au milieu des ténèbres, ou du moins il n’aperçoit que des demi-clartés qui lui permettent seulement d’apercevoir la grandeur du sujet, sans le mettre en état de reconnaître ce qui se trouve dans ce vaste espace. Je voudrais bien que tu m’aidasses à y voir plus clair… »

Les sceptiques pourraient bien avoir raison : cette philosophie des faits, tirée à distance, avec tant d’effort, et qui varie au gré de chaque cerveau, ne prouve guère, après tout, que la force de tête et la puissance de réflexion de celui qui la trouve. On a ce sentiment quand on vient d’assister à toute cette préparation pénible et vraiment anxieuse, à toute cette enquête. Quoi qu’il en soit, on n’a jamais scruté sa pensée avec plus de conscience que Tocqueville ; on ne l’a jamais exposée avec plus de sincérité. Montaigne qui a passé sa vie à faire son portrait ne s’est pas montré à nous plus à nu, et ne s’est pas livré surtout avec une plus entière bonne foi : il n’y a pas ici ombre de coquetterie comme chez Montaigne. A titre de pièce d’anatomie psychologique, je ne connais de comparable à cette lettre que celle que M. Joubert a écrite à M. Molé sur le caractère de Chateaubriand, cette dissection impartiale et irrécusable qui a tant irrité ceux que la vérité trop vraie offense. Ici il n’y a pas de quoi s’offenser : c’est l’auteur même qui parle, qui se démontre, et la dissection ne porte que sur les procédés de l’intelligence ; ce que l’auteur ajoute sur sa disposition morale est digne de ce qui précède, et résume nettement sa profession de foi politique :

« J’ai l’orgueil de croire que je suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une grande liberté d’esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des hommes et des choses : car, quant aux hommes, quoiqu’ils aient vécu de notre temps, je suis sûr de n’avoir à leur égard ni amour ni haine ; et quant aux formes des choses qu’on nomme des constitutions, des lois, des dynasties, des classes, elles n’ont point, pour ainsi dire, je ne dirai pas de valeur, mais d’existence à mes yeux, indépendamment des effets qu’elles produisent. Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de parti, je n’ai point de cause, si ce n’est celle de la liberté et de la dignité humaine : de cela, je suis sûr ; et pour un travail de cette sorte, une disposition et un naturel de cette espèce sont aussi utiles qu’ils sont souvent nuisibles quand il s’agit, non plus de parler sur les affaires humaines, mais de s’y mêler. »

J’en demande pardon à Tocqueville : au moment où il dit qu’il n’a point de cause, il déclare assez qu’il en a une, et cette cause, telle qu’il vient de la définir, était pour lui une religion. Je m’en suis bien aperçu, il y a quelque trente ans déjà, un jour que, sans y trop songer et peut-être un peu légèrement, j’avais hasardé devant lui je ne sais quoi sur les principes de 89 qui, malgré tout, sont bien les miens : je vis qu’il n’entendait pas raillerie, ni peut-être même discussion sur cet article, et je me le tins pour dit désormais. De moi à lui, à partir de ce jour, tout laisser aller, toute familiarité cessa : je ne dispute pas avec les croyants. Aujourd’hui même j’ignore si cette religion de liberté qui redevient en vogue, et que je vois professée partout, admet, un instant, la liberté non pas de la contredire, mais de proposer quelque amendement, quelques observations. N’y a-t-il donc pas, dans la vie des nations, des moments et des heures où il est bon et utile d’être conduit ? Pour le peuple en particulier, pour le très-grand nombre, n’y a-t-il pas des moments où il est salutaire et légitime que l’on soit guidé et dirigé, et où c’est même le seul moyen que le progrès démocratique fasse un pas de plus, un pas décisif en avant ? Si, par hasard, dirai-je en idée à M. de Tocqueville, la philosophie que vous avez puisée dès l’enfance auprès du bon abbé Lesueur n’était pas absolument la vraie ; si l’homme venait de moins haut ; s’il n’avait pas moins pour cela le besoin et l’aspiration de monter, il n’y aurait pas lieu à être tant humilié de se sentir quelquefois conduit, aidé dans le sens du bien, fût-ce même du bien-être. Montesquieu, qui savait l’histoire et qui a si fortement parlé de la République romaine, n’avait pas cette horreur des Trajan ; il a sur eux, à la rencontre, d’humaines et de magnifiques paroles, et il s’est montré en cela un parfait philosophe. Ne faisons pas fi des périodes trajanes : elles sont rares, elles finissent toujours assez tôt, et on les regrette quand on ne les a plus. Vous qui avez souci du peuple, rappelez-vous des temps, même très-récents, auxquels vous avez assisté et pris part. Sous cette république passagère qui fut forcée de tirer en juin sur les plus gros de ses bataillons et qui répudia bientôt ses chefs modérés dans la personne de Cavaignac, qu’arriva-t-il durant ces longs et interminables mois de réaction ? Les monarchiens de tout genre et de tout bord qui remplissaient les Assemblées, surtout la dernière, ne faisaient autre chose que d’éliminer un à un tous les éléments démocratiques, tous les hommes de valeur et d’ardeur qui les représentaient. S’il est resté quelque chose de la démocratie en France, dans nos institutions, c’est au gouvernement d’un seul qu’on le doit. Les intérêts de ce grand nombre, les questions vitales qui les touchent, l’organisation peut-être qui en doit sortir, n’ont pas de protecteur plus vigilant, plus éclairé que ce chef unique qui n’appartient à aucune classe et qui n’en a pas les méfiances. Ne pourrait-on pas demander à l’auteur de la Démocratie (et c’est la seule critique que je hasarde) un peu moins d’amour-propre pour l’homme, un peu plus d’amour pour la démocratie elle-même, pour l’humanité en masse ?

Je n’ai parlé que de la Correspondance. Le tome VIII des Œuvres, qui contient des fragments historiques, des notes de voyages, des extraits de conversations, des impressions de lectures, est très-agréable à parcourir. Ces croquis rapides, ces pensées et ces notes primesautières ont une vie qui n’est pas toujours dans les grands ouvrages de Tocqueville, et y font une heureuse diversion. On est tenté de se dire en les feuilletant : Que de choses aimables il aurait pu faire s’il n’avait pas si constamment tendu son esprit, s’il ne s’était pas laissé atteler à des corvées honorables, à des sujets officiels ennuyeux ; si, né hors de sa classe, la nécessité l’avait obligé de bonne heure à se rompre, à se hâter et à se prodiguer !

P. S. Tocqueville est un auteur si distingué et dont la réputation gagnera tellement dans l’avenir, qu’on ne doit pas craindre d’insister et d’appuyer à son sujet. On pourra trouver que, plus indulgent en apparence pour beaucoup d’autres écrivains d’un mérite moindre, j’ai bien tenu ici à marquer mes réserves, quand il s’agissait d’apprécier un esprit d’un ordre aussi élevé. Voici quelques extraits de ma correspondance avec M. Gustave de Beaumont, qui me serviront peut-être d’excuse, et qui montreront que les meilleurs amis de Tocqueville ont bien voulu, en définitive, n’être point tout à fait mécontents de ce qu’eux-mêmes ils avaient désiré et presque exigé de moi. Le 24 novembre 4 865, M. de Beaumont m’écrivait :

« Vous vous rappelez peut-être qu’il y a cinq ans environ il a paru deux volumes de Tocqueville, intitulés : Correspondance et Oeuvres diverses inédites. Plusieurs revues et journaux de toutes nuances ont fait de cet ouvrage de grands éloges, en même temps que le Moniteur officiel publiait des articles qui tendaient à en faire la critique. Ceux-ci étaient signés de vous90. Or savez-vous l’impression que me firent ces articles ? C’est que, tout en distribuant çà et là le blâme à un livre, où d’autres ne voyaient guère qu’à admirer, vous étiez le seul qui eussiez réellement compris Tocqueville comme écrivain et jugé son style.

« Michel Lévy vient de publier un autre volume de Tocqueville, intitulé : Nouvelle Correspondance, dont il a dû vous envoyer un exemplaire. Ce volume contient, je le reconnais tout de suite, quelques lettres où se montre, de la part de Tocqueville, une grande vivacité (que j’approuve du reste) contre la révolution de 1852. Eh bien ! malgré les dissentiments qu’il doit faire naître en vous dans cette partie, à la vérité minime, de sa Correspondance, tout ce que je souhaiterais serait que vous pussiez parler encore de ce nouveau livre à vos lecteurs. Je le désire vivement, dussiez-vous dans votre appréciation faire une large part aux réserves et même aux critiques-jugées nécessaires. En somme, la presque totalité de ces lettres sont étrangères à la poliùque, et la plupart sont, si je ne me trompe, extrêmement remarquables, abstraction faite même des idées et à ne considérer que leur mérite littéraire. Ampère me disait souvent qu’il croyait la Correspondance de Tocqueville supérieure par le style à tout ce qu’il avait écrit pour le publier. J’incline à partager son avis. C’est cependant ce que n’admettrait pas et ne discuterait seulement pas non-seulement la masse des lecteurs, mais encore l’élite des aristarques qui décernent aux écrivains l’approbation ou le blâme… N’est-ce pas cependant un côté par lequel il y aurait à examiner les OEuvres de Tocqueville, qui jusqu’à présent a été plutôt étudié pour le fond de ses idées que pour la forme même qu’il leur a donnée ? — Il y a, il est vrai, dans ce volume une partie (celle qui contient les lettres d’Amérique) dans laquelle doivent se trouver des incorrections : cependant je ne sais pas si cette Correspondance elle-même, adressée à ses plus proches et écrite dans l’abandon de la plus grande intimité, ne rachète pas ces négligences de style par la naïveté incomparable de ces premières et vives impressions… »

Je répondis à M. Gustave de Beaumont :

« Ce 26 novembre 1865… Je vous remercie de votre lettre cordiale. Malgré ce qui nous sépare, je me flatte qu’il y a bien des points où nous nous rapprochons, car vous êtes un des caractères que j’honore le plus. J’ai toujours été dans une très-grande difficulté, vous vous en serez aperçu, à parler de Tocqueville, non que je ne le place très à part et très-haut, mais parce qu’il n’a pas, selon moi, rempli complètement toute l’idée que ses amis ont droit d’avoir et de donner de lui. Et puis, il y avait de lui à moi, de tout temps et bien avant les événements de dernière date, un certain nœud de séparation : il était de nature croyante, c’est-à-dire que, même dans l’ordre des idées, il portait une certaine religion, une certaine foi. Je l’ai vu un jour, à un dîner chez Mme Récamier, ne pas entendre raillerie sur je ne sais quoi de 89 : je me tins pour averti. Cette forme d’esprit m’imposait, je l’avoue, plus qu’elle ne m’attirait, et, malgré d’aimables avances91, j’étais toujours resté avec lui sur un pied de respect plus que d’amitié. Après la rupture que causèrent entre tant de relations les événements que vous savez, je n’avais pas changé, mais je me tenais plus qu’auparavant sur la réserve ; il venait peu à notre Académie ; deux ou trois fois nous causâmes fort amicalement. Ampère, absent et pour lors à Rome, faisait le sujet naturel de la conversation. Ce n’est donc qu’à mon corps défendant, pour ainsi dire, que j’ai été amené à m’exprimer publiquement sur une intelligence si considérable, en partie adversaire, et que je ne me sentais pas très-apte peut-être à juger. Puisque vous voulez bien me mettre à l’aise et puisque ce que j’ai écrit déjà et qui marque le point le plus extrême de ma critique ne vous a point choqué, je vais y revenir et m’étendre un peu sur cette Correspondance aussi nourrie qu’agréable. Il s’y définit et s’y peint lui-même admirablement dans une lettre à M. de Kergorlay : le portrait de son esprit y est fait par lui-même. — Je suis un curieux ; pourriez-vous me dire (s’il n’y a pas d’indiscrétion trop grande) quel est ce monsieur sans façon, un impérialiste évidemment, qui débarqué un matin au château de Tocqueville comme si de rien n’était, avec qui l’on se garde si fort de parler politique, et qui, huit heures durant, se jette à corps perdu dans la littérature, au point de citer quasi des vers de la Pucelle, devant Mme de Tocqueville ? S’il y a l’ombre d’un inconvénient, ne me le dites pas. »

Mes articles faits et publiés (ceux qu’on vient de lire), le digne ami de Tocqueville et qui était bien près alors d’aller le rejoindre lui-même, aussitôt sa lâche pieuse accomplie, M. de Beaumont m’écrivait de Tours, a la date du 6 janvier 1866 :

« On dit que les auteurs ne sont jamais complètement satisfaits de ce qu’on publie même de plus louangeur sur leurs œuvres. Mais n’est-on pas encore plus ombrageux et plus exigeant quand on est simplement éditeur et qu’on publie les ouvrages d’un ami ? Quand il ne s’agit que de soi, on sait peut-être mieux ce dont on a le droit d’être content. Pour moi, il me semble que, s’il se fût agi d’un mien ouvrage, j’aurais été ravi de vos articles. Et d’abord ces articles en eux-mêmes et comme œuvre littéraire sont, etc., etc. Si vous ne critiquez que ce qui mérite de l’être, pourrai-je me plaindre de ce que vous ne loueriez pas toujours et pas assez tout ce qui, dans Tocqueville, me paraît digne de louange ? Mais ici même je ne sais si je serais juste. Ne dois-je pas admirer qu’étant, en somme, peu sympathique à l’homme, vous ayez su être si équitable envers ses œuvres ? J’ai lu des articles sur Tocqueville qui étaient plus bienveillants, je n’en ai pas lu un seul qui sût, aussi bien que les vôtres, mettre en relief ce qui dans ses écrits est vraiment beau, ce qui plaît en eux, ce qui charme : sympathie intellectuelle, confraternité d’artiste, quelque nom qu’on donne au sentiment qui vous fait agir, c’est encore de la bienveillance, et la plus sûre, car elle vient de l’instinct plus que de la volonté. Quelle qu’elle soit enfin, elle aboutit à des appréciations dont seraient incapables d’excellents amis, qui ne sauraient décrire les beautés qu’ils ne voient pas. Ai-je donc eu tort de tant désirer de voir Tocqueville soumis à l’épreuve toujours solennelle de votre critique, et dois-je le regretter ? Non vraiment… »

Mais je le reconnais volontiers aujourd’hui en me relisant : avec Tocqueville je suis plutôt resté en deçà que je ne suis allé jusqu’à la limite de la juste louange qui lui est due et que l’avenir lui réserve.

— Et quant au singulier personnage (si l’on s’en souvient) dont je demandais le nom à M. de Beaumont, celui-là même dont Tocqueville avait décrit la visite et la conversation en des termes faits pour piquer la curiosité (t. VII, p. 289), ce n’est pas un autre que M. Vieillard, l’ancien précepteur du fils aîné de la reine Hortense, l’ami particulier et le correspondant, en tout temps, du prince Louis-Napoléon, l’homme dévoué à l’Empereur bien avant l’Empire, le libre et original penseur dont la fin, tout sénateur qu’il était, ne démentit point les convictions. En effet, le jour de son enterrement (mai 1857), son cercueil, déjà porté en pompe et déposé à l’église Saint-Louis-d’Antin, dut en être subitement retiré par ordre de son exécuteur testamentaire, M. de Chabrier, informé un peu tard de la volonté expresse du mort. Un tel contre-temps funèbre, survenant en pleines obsèques, scandalisa et déconcerta nombre de hauts personnages officiels présents : on crut devoir télégraphier à Fontainebleau pour savoir si les voitures de la Cour devaient continuer de suivre. Dans l’intervalle des demandes et des réponses, tout le convoi resta immobile et comme suspendu sans deviner pourquoi. Cet incident bizarre, malgré la gravité du moment, prêta au ridicule. Il faudrait quelques notes pareilles à celle-ci pour éclairer çà et là la Correspondance de Tocqueville. Quelqu’un les fera un jour.