(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363

Madame Bovary par M. Gustave Flaubert5.

Je n’oublie pas que cet ouvrage a été l’objet d’un débat tout autre qu’un débat littéraire, mais je me souviens surtout des conclusions et de la sagesse des juges. L’ouvrage appartient désormais à l’art, seulement à l’art, il n’est justiciable que de la critique, et celle-ci peut user de toute son indépendance en en parlant.

Elle le peut et elle le doit. On se donne souvent bien de la peine pour réveiller des choses passées, pour ressusciter d’anciens auteurs, des ouvrages que personne ne lit plus guère et auxquels on rend un éclair d’intérêt et un semblant de vie : mais quand des œuvres vraies et vives passent devant nous, à notre portée, à pleines voiles et pavillon flottant, d’un air de dire : Qu’en dites-vous ? si l’on est vraiment critique, si l’on a dans les veines une goutte de ce sang qui animait les Pope, les Boileau, les Johnson, les Jeffrey, les Hazlitt, ou simplement M. de La Harpe, on pétille d’impatience, on s’ennuie de toujours se taire, on grille de lancer son mot, de les saluer au passage, ces nouveaux venus, ou de les canonner vivement. Il y a longtemps que Pindare l’a dit pour ce qui est des vers : Vive le vieux vin et les jeunes chansons ! — Les jeunes chansons, c’est aussi la pièce du soir, c’est le roman du jour, c’est ce qui fait l’entretien de la jeunesse à l’instant où cela paraît.

Je n’avais pas lu Madame Bovary sous sa première forme et dans le recueil périodique où l’ouvrage avait été publié d’abord par chapitres successifs. Si saisissantes qu’en fussent les parties, il devait y perdre, et surtout la pensée générale, la conception devait en souffrir. Le lecteur, s’arrêtant court sur des scènes déjà hardies, se demandait : Qu’y aura-t-il au-delà ? On pouvait supposer à l’ouvrage de folles poussées, à l’auteur des intentions qu’il n’avait pas. Une lecture continue remet chaque scène à son vrai point. Madame Bovary est un livre avant tout, un livre composé, médité, où tout se tient, où rien n’est laissé au hasard de la plume, et dans lequel l’auteur ou mieux l’artiste a fait d’un bout à l’autre ce qu’il a voulu.

L’auteur, évidemment, a beaucoup vécu à la campagne et dans le pays normand qu’il nous décrit avec une vérité incomparable. Chose singulière ! quand on vit beaucoup aux champs, qu’on sent si bien cette nature et qu’on la sait si bien peindre, c’est pour l’aimer en général, c’est du moins pour la présenter en beau après surtout qu’on l’a quittée ; on est porté à en faire un cadre de bonheur, de félicité plus ou moins regrettée, parfois idyllique et tout idéale. Bernardin de Saint-Pierre s’ennuya fort à l’Île-de-France tant qu’il y vécut, mais revenu de là, et de loin, il ne considéra plus que la beauté des sites, la douceur et la paix des vallons ; il y plaça des êtres de son choix, il fit Paul et Virginie. Sans aller si loin que Bernardin de Saint-Pierre, Mme Sand, qui s’était peut-être ennuyée d’abord dans son Berry, ne s’est plu ensuite à nous le montrer que par des aspects assez attrayants ; elle ne nous a pas désenchantés, tant s’en faut, des bords de la Creuse ; en y introduisant même des personnages à théories ou à passions, elle a laissé circuler un large souffle pastoral, rural, poétique dans le sens des anciens. Ici, avec l’auteur de Madame Bovary, nous touchons à un autre procédé, à un autre mode d’inspiration, et, s’il faut tout dire, à des générations différentes. L’idéal a cessé ; le lyrique est tari. On en est revenu. Une vérité sévère et impitoyable est entrée jusque dans l’art comme dernier mot de l’expérience. L’auteur de Madame Bovary a donc vécu en province, dans la campagne, dans le bourg et la petite ville ; il n’y a point passé en un jour de printemps comme le voyageur dont parle La Bruyère et qui, du haut d’une côte, se peint son rêvé en manière de tableau au penchant de la colline, il y a vécu tout de bon. Or, qu’y a-t-il vu ? Petitesses, misères, prétentions, bêtise, routine, monotonie et ennui : il le dira. Ces paysages si vrais, si francs, et où respire l’agreste génie des lieux, ne lui serviront qu’à encadrer des êtres vulgaires, plats, sottement ambitieux, tout à fait ignorants ou demi-lettrés, des amants sans délicatesse. La seule nature distinguée et rêveuse qui s’y trouvera jetée, et qui aspire à un monde d’au-delà, y sera comme dépaysée, étouffée ; à force d’y souffrir, de ne pas trouver qui lui réponde, elle s’altérera, elle se dépravera, et, poursuivant le faux rêve et le charme absent, elle arrivera de degré en degré à la perdition et à la ruine. Est-ce moral ? est-ce consolant ? L’auteur ne semble pas s’être posé cette question ; il ne s’est demandé qu’une chose : Est-ce vrai ? Il est à croire qu’il aura observé de ses yeux quelque chose de semblable, ou du moins il a aimé à condenser dans ce tableau étroitement lié et à y reporter le résultat de ses observations diverses, sur un fonds général d’amertume et d’ironie.

Autre particularité également remarquable ! parmi tous ces personnages très réels et très vivants, il n’en est pas un seul qui puisse être supposé celui que l’auteur voudrait être ; aucun n’a été soigné par lui à d’autre fin que pour être décrit en toute précision et crudité, aucun n’a été ménagé comme on ménage un ami ; il s’est complètement abstenu, il n’y est que pour tout voir, tout montrer et tout dire ; mais dans aucun coin du roman on n’aperçoit même son profil. L’œuvre est entièrement impersonnelle. C’est une grande preuve de force.

Le personnage le plus essentiel à côté de Mme Bovary est M. Bovary. Charles Bovary fils (car il a un père qui nous est dépeint aussi d’après nature) nous est montré dès le temps du collège comme un garçon rangé, docile mais gauche, mais nul ou incurablement médiocre, un peu bêta, sans distinction aucune, sans ressort, sans réponse à l’aiguillon, né pour obéir, pour suivre pas à pas une route tracée et pour se laisser conduire. Fils d’un ancien aide-chirurgien-major assez mauvais sujet, il n’a rien de la crânerie ni des vices de son père ; les épargnes de sa mère l’ont mis à même de faire à Rouen de chétives études qui l’ont mené à se faire recevoir officier de santé. Le grade obtenu non sans peine, il ne s’agit plus que de choisir un lieu où il ira exercer. Il se décide pour Tostes, petit pays non loin de Dieppe ; on le marie à une veuve bien plus vieille que lui, et qui a, dit-on, quelques rentes. Il se laisse faire et n’a pas même l’idée de s’apercevoir qu’il n’est pas heureux.

Une nuit, il est appelé à l’improviste pour aller à une ferme, à six bonnes lieues de là, remettre une jambe cassée au père Rouault, un cultivateur veuf, aisé, et qui a une fille unique. Le voyage de nuit à cheval, les abords et l’aspect de la riche ferme dite des Bertaux, l’arrivée, l’accueil que lui fait la jeune fille qui n’est pas du tout une paysanne, mais qui a été élevée en demoiselle dans un couvent, l’attitude du malade, tout cela est admirablement décrit et rendu de point en point comme si nous y étions : c’est hollandais, c’est flamand, c’est normand. Bovary s’accoutume à retourner aux Bertaux, et plus souvent même qu’il n’est besoin pour le pansement du malade ; il continue d’y aller même après la guérison. Ses visites à la ferme, sans qu’il s’en aperçoive, sont devenues peu à peu un besoin, et au milieu de ses occupations pénibles une exception charmante :

Ces jours-là, il se levait de bonne heure, partait au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour s’essuyer les pieds sur l’herbe, et passait ses gants noirs avant d’entrer. Il aimait à se voir arriver dans la cour, à sentir contre son épaule la barrière qui tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient à sa rencontre. Il aimait la grange et les écuries ; il aimait le père Rouault qui lui tapait dans la main en l’appelant son sauveur ; il aimait les petits sabots de Mlle Emma sur les dalles lavées de la cuisine : ses talons hauts la grandissaient un peu, et quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.

Elle le reconduisait toujours jusqu’à la première marche du perron. Lorsqu’on n’avait pas encore amené son cheval, elle restait là. On s’était dit adieu, on ne parlait plus ; le grand air l’entourait, levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderolles. Une fois, par un temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle ; elle l’ouvrit. L’ombrelle de soie gorge de pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure : elle souriait là-dessous à la chaleur tiède, et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue.

Se peut-il un plus frais, un plus net tableau, et mieux découpé et mieux éclairé, et où le ressouvenir de la forme antique soit mieux déguisé à la moderne ? Ce bruit des gouttes de neige fondue, qui tombent sur l’ombrelle, m’en rappelle un autre des gouttes de glace qui tintent en tombant des branches sur les feuilles sèches du sentier, dans la Promenade d’hiver à midi de William Cowper. Une qualité précieuse distingue M. Gustave Flaubert des autres observateurs plus ou moins exacts qui, de nos jours, se piquent de rendre en conscience la seule réalité, et qui parfois y réussissent ; il a le style. Il en a même un peu trop, et sa plume se complaît à des curiosités et des minuties de description continue qui nuisent parfois à l’effet total. Chez lui, les choses ou les figures les plus faites pour être regardées sont un peu éteintes ou nivelées par le trop de saillie des objets environnants. Mme Bovary elle-même, cette Mlle Emma que nous venons de voir si charmante à son apparition, nous est si souvent décrite en détail et par le menu, que physiquement je ne me la représente pas très bien dans son ensemble ni d’une manière bien distincte et définitive.

La première Mme Bovary meurt, et Mlle Emma devient la seconde et la seule Mme Bovary. Le chapitre de la noce qui se fait aux Bertaux est un tableau achevé, d’une vérité copieuse et comme regorgeante, mélange de naturel et d’endimanché, de laideur, de roideur, de grosse joie ou de grâce, de bombance et de sensibilité. Cette noce, la visite et le bal au château de la Vaubyessard, qui en sera comme le pendant, toute la scène des comices agricoles qui viendra plus tard, font des tableaux qui, s’ils étaient peints au pinceau comme ils sont écrits, seraient à mettre dans une galerie à côté des meilleures toiles du genre.

Voilà donc Emma devenue Mme Bovary, installée dans la petite maison de Tostes, dans un intérieur étroit, avec un petit jardin plus long que large, qui donne sur les champs ; elle introduit partout, aussitôt l’ordre, la propreté, un air d’élégance ; son mari, qui ne songe qu’à lui complaire, achète une voiture, un boc d’occasion pour qu’elle puisse se promener, quand elle le voudra, sur la grande route ou aux environs. Lui, il est heureux pour la première fois de sa vie, et il le sent ; occupé de ses malades tout le jour, il trouve, en rentrant au logis, la joie et la douce ivresse ; il est amoureux de sa femme. Il ne demande plus rien que la durée de ce bonheur bourgeois et tranquille. Mais elle, qui a rêvé mieux, et qui s’est demandé plus d’une fois dans ses ennuis de jeune fille comment on faisait pour être heureuse, elle s’aperçoit assez vite, et dès sa lune de miel, qu’elle ne l’est pas.

Ici commence une analyse profonde, délicate, serrée ; une dissection cruelle s’entame et ne cessera plus. Nous entrons dans le cœur de Mme Bovary. Comment le définir ? elle est femme ; elle n’est que romanesque d’abord, elle n’est nullement corrompue. Son peintre, M. Gustave Flaubert, ne la ménage pas. En nous la dénonçant dès l’enfance dans ses goûts raffinés et coquets de petite fille, de pensionnaire, en nous la montrant rêveuse et sensible d’imagination à l’excès, il la raille impitoyablement ; et l’avouerai-je ? on est, en la considérant bien, plus indulgent qu’il ne semble l’être à son égard. Emma a, dans la position où elle est désormais placée et à laquelle elle devrait se faire, une qualité de trop, ou une vertu de moins : là est le principe de tous ses torts et de son malheur. La qualité qu’elle a de trop, c’est d’être une nature non pas seulement romanesque, mais qui a des besoins de cœur, d’intelligence et d’ambition, qui aspire vers une existence plus élevée, plus choisie, plus ornée que celle qui lui est échue. La vertu qui lui manque, c’est de n’avoir pas appris que la première condition pour bien vivre est de savoir porter l’ennui, cette privation confuse, l’absence d’une vie plus agréable et plus conforme à nos goûts ; c’est de ne pas savoir se résigner tout bas sans rien faire paraître, de ne pas se créer à elle-même, soit dans l’amour de son enfant, soit dans une action utile sur ceux qui l’entourent, un emploi de son activité, une attache, un préservatif, un but. Elle lutte sans doute, elle ne se détourne pas du droit chemin en un jour ; il lui faudra s’y reprendre bien des fois et pendant des années avant de courir au mal. Cependant chaque jour elle s’en approche d’un pas, et elle finit par être égarée et follement perdue. Mais je raisonne, et l’auteur de Madame Bovary n’a prétendu que nous montrer jour par jour, minute par minute, son personnage en pensée et en action.

Les journées longues, mélancoliques, d’Emma solitaire, livrée à elle-même dans les premiers mois de son mariage, ses promenades jusqu’à la hêtrée de Banneville en compagnie de Djali, sa fidèle levrette, tandis qu’elle s’interroge à perte de vue sur la destinée et qu’elle se demande ce qui aurait pu être, tout cela est démêlé et déduit avec la même finesse d’analyse et la même délicatesse que dans le roman le plus intime d’autrefois et le plus destiné à nourrir les rêves. L’impression de la nature champêtre, comme au temps de René ou d’Oberman, vient se mêler par caprices et par bouffées aux ennuis de l’âme et stimuler les vagues désirs :

Il arrivait parfois des raffales de vent, brises de la mer, qui, roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient jusqu’au loin dans les champs une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre, et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait.

Dans l’avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la mousse rose qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se couchait ; le ciel était rouge entre les branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne droite semblaient une colonnade brune se détachant sur un fond d’or : une peur la prenait, elle appelait Djali, s’en retournait vite à Tostes par la grande route, s’affaissait dans un fauteuil, et de toute la soirée ne parlait pas.

C’est vers ce temps qu’un voisin, je marquis d’Andervilliers, qui se prépare une candidature politique, donne un grand bal à son château, et il y convie tout ce qu’il y a de brillant ou d’influent dans les environs. Un hasard lui a fait connaître Bovary qui, à défaut d’autre médecin, l’a guéri un jour d’un abcès à la bouche ; le marquis, en venant à Tostes, a entrevu une fois Mme Bovary, et d’un coup d’œil l’a jugée assez comme il faut pour être invitée au bal. De là, la visite de M. et Mme Bovary au château de la Vaubyessard ; c’est un des endroits principaux du livre, et des plus savamment touchés.

Cette soirée où Emma est reçue avec la politesse qui attend partout une jeune et jolie femme, et où elle respire en entrant ce parfum de vie élégante, aristocratique, qui est sa chimère et pour laquelle elle se croit née, cette soirée où elle danse, où elle valse sans l’avoir appris, où elle devine tout ce qu’il faut, et où elle réussit très convenablement, l’enivre et contribuera à la perdre : elle s’est comme empoisonnée dans le parfum. Le poison n’agira qu’avec lenteur, mais il est entré dans ses veines et il n’en sortira plus. Toutes les circonstances, même les plus futiles, de cette mémorable et unique soirée, lui restent gravées dans le cœur et y travailleront sourdement : « Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. » Quand le lendemain du bal, partis au matin de la Vaubyessard, et de retour chez eux à l’heure du dîner, M. et Mme Bovary se retrouvent dans leur petit ménage, devant leur table modeste où fume une soupe à l’oignon et un morceau de veau à l’oseille, Bovary est heureux, il se frotte les mains en disant : « Cela fait plaisir de se retrouver chez soi ! » elle le regarde avec un ineffable mépris. Son esprit, à elle, a fait bien du chemin depuis hier et en un sens tout opposé. Quand ils partaient l’un et l’autre dans leur boc pour la fête, ils n’étaient que très différents : quand ils en sont revenus, un abîme les sépare.

J’abrège là ce qui occupe des pages, ce qui va se prolonger pendant des années. Il faut rendre cette justice à Emma, elle y met du temps. Elle cherche des auxiliaires à son effort de sagesse ; elle en cherche et en soi et auprès de soi. En soi : — elle a un défaut grave, elle n’a pas beaucoup de cœur ; l’imagination de bonne heure a tout pris et absorbé. Auprès de soi : — autre malheur ! ce pauvre Charles qui l’aime, et que par moments elle voudrait tâcher d’aimer, n’a pas l’esprit de la comprendre, de la deviner ; s’il était ambitieux du moins, s’il se souciait d’être distingué dans son art, de s’élever par l’étude, par le travail, de rendre son nom honoré, considéré ; mais rien : il n’a ni ambition, ni curiosité, aucun des mobiles qui font qu’on sort de son cercle, qu’on marche en avant, et qu’une femme est fière devant tous du nom qu’elle porte. Elle s’en irrite : « Ce n’est pas un homme, cela. Quel pauvre homme ! s’écrie-t-elle, quel pauvre homme ! » Une fois humiliée par lui, elle ne lui pardonnera pas.

Enfin une espèce de maladie la prend, que l’on qualifie de maladie nerveuse ; c’est comme une nostalgie, le mal du pays inconnu. Charles, toujours aveugle et toujours dévoué, essaye de tout pour la guérir et n’imagine rien de mieux que de lui faire changer d’air, et pour cela de quitter Tostes et la clientèle qui commençait à lui venir, pour aller se fixer dans un autre coin de la Normandie, dans l’arrondissement de Neufchâtel, en un fort bourg nommé Yonville-l’Abbaye. Jusque-là, le roman n’a fait que préluder : ce n’est que depuis l’installation à Yonville que la partie s’engage et que l’action, moyennant toujours application et accompagnement d’analyse, avance à pas moins lents.

Au moment de ce changement de séjour, Mme Bovary est enceinte de son premier et unique enfant, qui sera une fille. Cet enfant apportera dans sa vie un léger contrepoids, des retards au progrès du mal, des accès et comme des caprices de tendresse : pourtant ses entrailles de mère sont mal préparées ; le cœur est déjà trop envahi par les passions sèches et par les ambitions stériles pour s’ouvrir aux bonnes affections naturelles et qui demandent du sacrifice.

Le nouveau pays où l’on s’installe, et qui confine à la Picardie, « contrée bâtarde où le langage est sans accentuation comme le paysage sans caractère », est décrit avec une vérité non flatteuse ; le gros bourg et les principaux habitants, le curé, le percepteur, l’aubergiste, le sacristain, le notaire, etc., y sont pris sur le fait et restent fixés dans la mémoire. Parmi ceux qui vont désormais paraître et ne plus quitter la scène à titre d’officieux et d’empressés, au premier plan se dessine le pharmacien M. Homais, une création de M. Flaubert, et qui s’élève à la hauteur d’un type. M. Homais, nous l’avons tous connu et rencontré, mais jamais sous une face si fleurie et si triomphante : c’est l’homme important, considérable du lieu, à phrases toutes faites, se vantant toujours, se croyant sans préjugés, emphatique et banal, adroit, intrigant, faisant servir la sottise elle-même au savoir-faire ; M. Homais, c’est le M. Prudhomme de la demi-science.

Dès le jour de leur arrivée, M. et Mme Bovary, en descendant au Lion d’or, font connaissance avec quelques-uns des principaux du pays ; mais, parmi les habitués de l’auberge se trouve un petit clerc de notaire, M. Léon Dupuis, qui à table se prend particulièrement de conversation avec Mme Bovary, et à l’instant, dans un dialogue très bien mené, très naturel, et foncièrement ironique, l’auteur nous les montre allant au-devant l’un de l’autre par leurs côtés faux, leur goût de poésie vague, de romanesque, de romantique, tout cela servant de prétexte à la diablerie cachée ; ce n’est qu’un commencement, mais il y a de quoi déconcerter ceux qui croient à la poésie du cœur et qui ont pratiqué l’élégie sentimentale ; évidemment leurs procédés sont connus et imités et parodiés : c’est à dégoûter des dialogues d’amour pris au sérieux.

Les choses ne se passeront pas comme vous êtes portés à l’imaginer : ce petit M. Léon fera du chemin dans le cœur de Mme Bovary, mais pas si tôt ni si avant, mais pas encore. Pendant quelque temps Mme Bovary est, de fait, une honnête femme, bien que son nom secret, tel qu’on le lirait déjà inscrit au dedans, soit perfidie et infidélité. Ce petit M. Léon, au fond, n’est pas grand-chose ; cependant il est jeune, il a l’air aimable, il croit aimer. Elle croit, par moments, aimer aussi. Cela est entretenu et interrompu par les gênes de leur vie très observée, par la difficulté de se voir, par leur timidité à tous deux. Elle institue en elle des combats, bien qu’elle n’en ait l’honneur aux yeux de personne : « Ce qui l’exaspérait, c’était que son mari n’avait pas l’air de se douter de son supplice. » Elle essaye un jour de s’en ouvrir au brave curé, M. Bournisien, nature épaisse et vulgaire, qui est à cent lieues de deviner de quel mal moral il s’agit. Par bonheur Léon, sur ces entrefaites, vient à partir à temps ; il va continuer ses études de droit à Paris. Les adieux contraints, les chagrins étouffés, les nuances inégales de ce qui leur fait l’effet tout bas d’être un désespoir, le regret qui s’augmente chez elle par le souvenir et qui s’exalte après coup à l’aide de l’imagination, ce sont là des analyses parfaitement suivies et nettement creusées. L’ironie est toujours au-dessous.

Il y a un bien beau jour pour Yonville-l’Abbaye, c’est celui où s’y tiennent les comices agricoles de la Seine-Inférieure. Le tableau de cette fameuse journée compose le troisième grand morceau d’ensemble de l’ouvrage ; il est achevé dans son genre. Le sort de Mme Bovary s’y décide. Un beau monsieur du voisinage, une manière de gentillâtre, M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, qui l’avait vue quelques jours auparavant chez elle, en conduisant à son mari un paysan pour être saigné, M. Rodolphe, un homme de trente-quatre ans, grossier mais frotté d’élégance, grand chasseur du sexe, et dont l’esprit est tourné de ce côté, s’est dit que Mme Bovary avait de bien beaux yeux et lui conviendrait fort. Le jour des fameux comices, il ne la quitte pas ; bien que membre du jury, il lui sacrifie son rôle de représentation sur l’estrade. Il y a une scène très piquante et très bien tissée : tandis que, dans son discours, le conseiller de préfecture qui préside s’élève sur les tons les plus graves aux considérations économiques, industrielles, politiques et morales que suggère la circonstance, Rodolphe, dans l’embrasure d’une fenêtre de la mairie, glisse à l’oreille de Mme Bovary les éternels propos qui lui ont tant de fois réussi auprès d’autres filles d’Ève. Ce discours solennel, officiel, et qu’on a soin de remplir de pathos, coupé de temps en temps par cette tendre déclaration en mineure et ces roucoulades sentimentales non moins banales au fond, est d’un effet très heureux, toujours ironique. Résultat bien naturel ! Mme Bovary, qui avait résisté à Léon, mais dont le cœur avait été ébranlé par lui et qui se repentait d’avoir tant résisté, va céder du premier jour à ce nouveau venu qui, dans sa fatuité, s’en attribuera tout l’honneur. Toutes ces bizarreries, ces inconséquences de la nature féminine sont d’une observation excellente.

Une fois qu’elle a fait le premier pas décisif, Mme Bovary va vite et regagne le temps perdu. Elle aime follement Rodolphe, elle se jette à sa tête et ne craint pas de se compromettre pour lui. Nous la suivrons de moins près désormais. L’épisode du pied-bot, c’est-à-dire d’une sotte opération entreprise et manquée par son mari, achève d’enterrer celui-ci dans son cœur comme dans son estime. Elle en vient, dans son égarement de passion, jusqu’à ne plus supporter un jour d’absence loin de Rodolphe, et à réclamer un enlèvement, à implorer une chaumière avec lui au fond des forêts, une cabane au bord des mers. Il y a une scène touchante et poignante : c’est celle où Bovary, rentré de ses visites, la nuit, devant le berceau de sa fille, se met à rêver (le pauvre homme qui ne soupçonne rien !) tout ce qu’il peut se promettre de bonheur pour cette enfant, pour l’avenir de sa petite Berthe ; et à côté sa femme, qui fait semblant de dormir, ne rêve, elle, pour le lendemain matin qu’enlèvement dans une chaise de poste à quatre chevaux, félicité romanesque, voyages imaginaires, Orient, Grenade, Alhambra, etc. Ce double rêve côte à côte et à perte de vue, du père abusé qui ne songe qu’à de pures douceurs et joies domestiques, et de la belle et forcenée adultère qui veut tout briser, est d’un artiste qui, quand il tient un motif, lui fait rendre tout son effet.

On aurait à noter bien des mots pris à même de la nature. Un soir que Rodolphe est venu, rendre visite à Mme Bovary et qu’il s’est installé dans le cabinet aux consultations où personne n’entre à cette heure, on entend du bruit ; Emma lui dit : « As-tu tes pistolets ? » Le mot le fait rire. Ces pistolets, contre qui aurait-il à s’en servir, sinon contre son mari à elle ? et certes il n’a nulle envie de le tuer. C’est égal, le mot a été dit. Mme Bovary, en le disant, n’y a pas réfléchi ; mais elle est de ces femmes qui, au besoin et dans l’emportement de leur passion, ne reculeraient devant rien. Elle le montrera encore plus tard, lorsque délaissée par Rodolphe qui veut bien avoir une jolie voisine, mais qui ne tient pas du tout à l’enlever, ayant trouvé dans un voyage à Rouen Léon très gâté et qui n’est plus timide, livrée elle-même à d’ignobles entraînements, ayant ruiné son intérieur et contracté des dettes à l’insu de son mari, un jour qu'elle ne sait plus où donner de la tête et où la saisie la menace, elle dit à Léon en lui demandant de lui procurer 3000 francs à l’instant même : « Si j’étais à ta place, moi, je les trouverais bien. — Où donc ? — À ton étude. » Le meurtre et même le vol, cette dernière dégradation, voici ce que Mme Bovary irait jusqu’à insinuer à ses amants s’ils étaient hommes à l’entendre. Mais il est bien de n’avoir laissé entrevoir ces affreuses perspectives que par des mots perçants une fois dits.

Dans la dernière moitié de l’ouvrage qui n’est pas moins étudiée ni moins exactement exprimée que la première, je signalerai un inconvénient qui a trop éclaté ; c’est que, sans que l’auteur y ait visé certainement, mais par l’effet même de sa méthode qui consiste à tout décrire et à insister sur tout ce qui se rencontre, il y a des détails bien vifs, scabreux, et qui touchent, peu s’en faut, à l’émotion des sens ; il eût absolument fallu s’arrêter en deçà. Un livre, après tout, n’est pas et ne saurait jamais être la réalité même. Il y a des points où la description, en se prolongeant, trahit le but, je ne dis pas du moraliste, mais de tout artiste sévère. Je sais que jusqu’en ces endroits les plus risqués et les plus osés le sentiment chez M. Flaubert demeure très âpre et ironique ; le ton n’est jamais tendre ni complice : au fond, rien n’est moins tentant. Mais il a affaire à un lecteur français né malin, et qui met de cette malice partout où il le peut.

La fin atroce de Mme Bovary, son châtiment si on veut l’appeler ainsi, sa mort, sont présentés et exposés dans un détail inexorable. L’auteur n’a pas craint d’appuyer sur cette corde d’airain, jusqu’à la faire grincer. La fin de M. Bovary, qui suit de près, est touchante et intéresse à ce pauvre excellent homme. J’ai parlé de mots naturels, et terriblement vrais, qui échappent. Dans sa douleur de la perte de sa femme sur les torts de laquelle il s’est abusé tant qu’il l’a pu, Bovary continue de tout rapporter à elle, et, recevant vers ce temps la lettre de faire part du mariage de Léon, il s’écrie : « Comme ma pauvre femme aurait été heureuse ! » Bientôt après, quand il a trouvé le paquet de lettres tant de Léon que de Rodolphe, il pardonne tout, il aime encore l’ingrate et l’indigne qu’il a perdue, et il meurt de douleur.

Il faudrait peu de chose, à certains moments de ces situations, pour que l’idéal s’ajoutât à la réalité, pour que le personnage s’achevât et se réparât en quelque sorte. Ainsi pour Charles Bovary vers la fin : le sculpteur n’avait qu’à vouloir, il suffisait d’un léger coup de pouce à la pâte qu’il pétrissait pour faire aussitôt d’une tête vulgaire une noble et attendrissante figure. Le lecteur s’y serait prêté et le réclamait presque. Mais l’auteur s’y est toujours refusé ; il n’a pas voulu.

Au moment même où le père Rouault, arrivé tout exprès, vient d’enterrer sa fille, au milieu de sa douleur désespérée il a un mot de paysan, grotesque et sublime de naturel : chaque année il envoyait à Charles Bovary une dinde en souvenir de sa jambe remise ; en le quittant les larmes aux yeux, il lui dit pour dernier mot de sentiment : « N’ayez peur, vous recevrez toujours votre dinde. »

Tout en me rendant bien compte du parti pris qui est la méthode même et qui constitue l’art poétique de l’auteur, un reproche que je fais à son livre, c’est que le bien est trop absent ; pas un personnage ne le représente. Le seul dévoué, désintéressé, amoureux en silence, le petit Justin, apprenti de M. Homais, est imperceptible. Pourquoi ne pas avoir mis là un seul personnage qui soit de nature à consoler, à reposer le lecteur par un bon spectacle, ne pas lui avoir ménagé un seul ami ? Pourquoi mériter qu’on vous dise : « Moraliste, vous savez tout, mais vous êtes cruel. » Le livre, certes, a une moralité : l’auteur ne l’a pas cherchée, mais il ne tient qu’au lecteur de la tirer, et même terrible. Cependant, l’office de l’art est-il de ne vouloir pas consoler, de ne vouloir admettre aucun élément de clémence et de douceur, sous couleur d’être plus vrai ? La vérité d’ailleurs, à ne chercher qu’elle, elle n’est pas tout entière et nécessairement du côté du mal, du côté de la sottise et de la perversité humaine. Dans ces vies de province, où il y a tant de tracasseries, de persécutions, d’ambitions chétives et de coups d’épingle, il y a aussi de bonnes et belles âmes, restées innocentes, mieux conservées qu’ailleurs et plus recueillies ; il y a de la pudeur, des résignations, des dévouements durant de longues années : qui de nous n’en sait des exemples ? Vous avez beau faire, dans vos personnages même si vrais vous rassemblez un peu comme avec la main et vous rapprochez avec art les ridicules, les travers ; pourquoi aussi ne pas rassembler le bien sur une tête au moins, sur un front charmant ou vénéré ? J’ai connu, au fond d’une province du centre de la France, une femme jeune encore, supérieure d’intelligence, ardente de cœur, ennuyée : mariée sans être mère, n’ayant pas un enfant à élever, à aimer54, que fit-elle pour occuper le trop-plein de son esprit et de son âme ? Elle en adopta autour d’elle. Elle s’était mise à être une bienfaitrice active, une civilisatrice dans la contrée un peu sauvage où le sort l’avait fixée. Elle apprenait à lire et enseignait la culture morale aux enfants des villageois souvent épars à de grandes distances. Bénévolement elle faisait quelquefois une lieue et demie à pied ; son élève, de son côté, en faisait autant, et l’on prenait la leçon dans un sentier, sous un arbre, sur une bruyère. Il y a de ces âmes dans la vie de province et de campagne : pourquoi ne pas aussi les montrer ? cela relève, cela console, et la vue de l’humanité n’en est que plus complète.

Voilà mes objections à un livre dont je prise très haut d’ailleurs les mérites, observation, style (sauf quelques taches), dessin et composition.

L’ouvrage, en tout, porte bien le cachet de l’heure où il a paru. Commencé, dit-on, depuis plusieurs années, il vient à point en ce moment. C’est bien un livre à lire en sortant d’entendre le dialogue net et acéré d’une comédie d’Alexandre Dumas fils, ou d’applaudir Les Faux Bonshommes, entre deux articles de Taine. Car en bien des endroits, et sous des formes diverses, je crois reconnaître des signes littéraires nouveaux : science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté. Ce sont les caractères que semblent affecter les chefs de file des générations nouvelles. Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout !