La Renaissance classique
« J’appelle classique ce qui est sain et romantique ce qui est malade. »
Goethe.
Le recueil de poésies que nous présentons au public est l’ouvrage d’un jeune homme qui touche à l’âge mûr et qui ne saurait être considéré ni comme un apprenti de lettres, ni comme un débutant. Joachim Gasquet a trente ans, — comme le Lamartine des Premières Méditations, comme le Hugo des Feuilles d’Automne. Il s’est déjà fait connaître par un précédent recueil, par des fragments en vers et en prose parus en différentes revues. Il vit habituellement à la campagne, en Provence, au milieu de ses livres, parmi les hommes de sa terre et de son sang. Il a constamment sous les yeux la race dont il sort et dont le génie et la tradition l’enveloppent : ce qui ne l’empêche pas de franchir chaque fois qu’il le faut les limites de sa « petite patrie », de suivre avec une attention réfléchie la marche des événements dans le monde, et enfin de n’ignorer rien de tout ce qu’un esprit initié de bonne heure aux méthodes intellectuelles peut acquérir d’expérience et de savoir par les voyages, la culture et l’étude. Le livre qu’il publie aujourd’hui est le reflet poétique de la vie sage et voluptueuse qu’il mène, — existence paisible, soutenue par une nature robuste et saine, embellie par les rêves d’une âme lyrique, que pénètrent la suavité du ciel provençal et la splendeur de sa lumière, qu’exalte et que contient la sévère beauté des grands paysages classiques de la Méditerranée. On y verra l’image ébauchée de cette vie « nouvelle », que la jeunesse littéraire d’aujourd’hui se propose de plus en plus comme idéal.
Ce n’est point ici le lieu de faire l’éloge des Chants séculaires. Ils doivent se défendre d’eux-mêmes devant le lecteur impartial. Aussi bien, l’auteur de cette préface, se souvenant des liens d’étroite amitié qui l’unissent au poète, aurait honte de lui décerner une louange à bon droit suspecte de complaisance. S’il a risqué cet avant-propos, c’est qu’il a cru trouver dans les vers de son ami comme une première formule poétique des aspirations et des idées qui travaillent les générations grandissantes du vingtième siècle. Il a essayé de développer, de compléter, de préciser cette formule. Au moment de nous mettre en marche vers l’avenir, peut-être n’est-il pas mauvais de rallier vers un but commun les volontés hésitantes, en définissant plus nettement l’objet de nos efforts. L’heure est trouble encore, c’est la phase crépusculaire avec son mélange de ténèbres et de clartés confuses. Mais quelques points lumineux apparaissent déjà : nous voudrions tourner tous les yeux vers ces lueurs.
S’il est une chose notoire en ce moment et, dans tous les cas, digne de remarque, c’est qu’un grand nombre de bons esprits se sentent de plus en plus attirés par les doctrines littéraires (pour ne pas parler de la politique) qui, sur la plupart des points, contredisent les doctrines du siècle précédent. La critique avertie a déjà signalé comme qui dirait les premières velléités d’existence d’une école « néo-classique ». Dès à présent, on appelle de tous ses vœux ou on injurie par avance une résurrection du « classicisme » ou encore de l’« humanisme ». Les éléments de la future armée naissent à peine que déjà les cadres en sont tout tracés. Une étiquette est mise sur un groupe qui en est encore à chercher ses principes de cohésion. Pour nous qui savons, Dieu merci, ce que valent les définitions et les axiomes esthétiques, écartons les mots et regardons au fond les choses.
Proclamons d’abord que s’il nous fallait accepter cette épithète de « classiques » dont certains voudraient faire je ne sais quel épouvantail réactionnaire, elle ne serait point pour nous effrayer. Le discrédit que les romantiques ont jeté sur ce nom n’atteint pas ceux qui l’ont si glorieusement porté. Leurs mépris n’ont touché que les décadents du classicisme, petits talents médiocres dont les œuvres hybrides se distinguaient d’ailleurs malaisément de celles du premier Cénacle.
En somme, après tant de contestations et de disputes, non seulement les maîtres classiques restent debout, mais aussi les principes fondamentaux de leur esthétique et de leur morale, quelles qu’en soient d’ailleurs les lacunes ou les tares. Si d’autre part on songe qu’ils ont créé des mœurs et une civilisation qui, à travers mille changements superficiels, sont encore les nôtres ; que l’épanouissement de leurs œuvres a coïncidé avec la période la plus brillante de notre histoire, avec le moment où les forces vives de notre pays ont atteint leur maximum d’intensité et leur parfait équilibre, on avouera que nous pouvons assez glorieusement nous réclamer de tels ancêtres intellectuels.
Mais, hâtons-nous de le dire, il est trop évident qu’il ne s’agit nullement de les « recommencer », ni de rétrograder vers le passé. « Tu ne te baigneras pas deux fois dans le même fleuve ! » — cet aphorisme est vrai en littérature comme en politique. Il est puéril de croire que ce qui a été pourra jamais renaître, et c’est une vanité de prétendre ressusciter une forme épuisée et morte. Mais en revanche, il est toujours permis de reprendre une tradition dont on a éprouvé les effets salutaires ; et lorsque cette tradition est si intimement liée non pas seulement aux habitudes intellectuelles d’une race, mais à l’existence même d’un pays, que cela devienne pour celui-ci une question de vie ou de mort, alors c’est une nécessité pressante, c’est un devoir d’y revenir. Toutes les révolutions fécondes n’ont jamais été autre chose qu’un retour à la tradition nationale déformée par des influences étrangères — à l’Esprit tué par la Lettre. En ce sens, mais en ce sens seulement, nous sommes des révolutionnaires !
Cependant nous devons tenir compte de ce qui est. Nous ne pouvons, du jour au lendemain, faire table rase du présent, où d’ailleurs le bon grain foisonne à côté de l’ivraie. Nous ne renierons donc aucun des excellents ouvriers qui nous ont précédés. Bien plus, nous ne lancerons l’anathème contre personne, pas même contre ceux qui nous ont le plus égarés, sachant, hélas ! combien l’erreur est séduisante et facile. Nous ne rejetterons rien des vraies richesses, ni des conquêtes définitives de nos devanciers. Seulement nous prétendons mettre leurs fautes à profit. Nous nous délierons de leur exotisme autant que de leur cosmopolitisme pour en avoir été empoisonnés jusqu’aux moelles. Nous repousserons les philtres de la sirène étrangère, et nous n’imiterons plus l’imprudent Ulysse, qui but dans la coupe de l’enchanteresse l’oubli de la patrie et du foyer domestique. Nous n’interrogerons le Mystère et l’Infini que dans la mesure où il convient à des hommes éphémères et bornés. Nous ne nous mêlerons plus de faire, malgré elle, le bonheur de l’Humanité, réservant pour les nôtres tout notre zèle et le meilleur de nos forces. Nous tiendrons pour suspectes toute logique tranchante, toute doctrine trop absolue, parce que la contradiction n’est jamais une pierre de touche infaillible du vrai, et que l’abstraction est un filet trop étroit entre les mailles duquel la réalité s’écoule et fuit de toutes parts. Nous répudierons l’esprit de révolte, l’insurrection permanente contre tout ce qui nous dépasse, nous blesse ou nous irrite parce que nous en ignorons la raison. Nous prendrons pour modèle l’humble effort de l’arbre qui, tout entier concentré dans l’élaboration des sèves, envoie ses racines les plus profondes comme ses branches les plus hautes à la poursuite de toutes les nourritures qui fructifieront sous son écorce. Et ainsi, attentifs à ne rien mutiler de ce qui vit autour de nous et qui peut servir à notre vie propre, nous pourrons atteindre à une compréhension plus large et plus personnelle des choses, comme à un art plus plastique, plus directement modelé sur la nature vivante ; et après tant de courses vagabondes hors de nos frontières, tant d’excursions dans tous les domaines défendus, y compris ceux de la chimère et de la folie, nous pourrons enfin nous rasseoir chez nous et inaugurer un mouvement qui sera vraiment un retour à la tradition française comme à la réalité humaine.
Il serait dangereux de nous dissimuler les difficultés de la tâche que nous assumons. Elle est écrasante. Il s’agit de refaire l’éducation d’un public gâté par cent ans de pose révolutionnaire, de charlatanisme d’art et de pensée, surtout par cette conviction profondément enracinée qu’il n’y a d’originalité que dans le mépris de la règle et de la tradition et que la réalité n’a de valeur qu’autant qu’elle est transposée dans une œuvre littéraire. Ce dédain du réel, tout le monde sait que les romantiques l’ont poussé jusqu’à la négation radicale. Ils se sont installés de parti pris dans l’inintelligence et le dégoût de leur temps. Ils ont oublié cette grande vérité : que l’art suppose la vie, dont il n’est que le reflet. Ils ont nié la vie, et ils ont cru pouvoir fonder dans le vide un art paradoxal fait de réminiscences littéraires et de nostalgies malsaines. On connaît leurs tristes héros, dont la lignée moribonde s’est propagée jusqu’à nous. Encore pardonnerait-on aux René, aux Antony, aux Rolla leurs puérilités et leurs extravagances, si le pessimisme le plus stérile n’était au fond de leurs déclamations. Toutes ces ironies et toutes ces tristesses, toutes ces colères et toutes ces révoltes aboutissent en somme au culte de la mort. C’est un retour du même mal qui jadis précipita la décadence romaine, lorsque les galles hermaphrodites de la déesse de Phrygie, les prêtres égyptiens, porteurs du sistre et de la barque sépulcrale d’Isis, les belles pleureuses d’Adonis, les équivoques adoratrices de l’Astarté phénicienne introduisirent dans Rome le funèbre cortège des mauvais dieux d’Orient. Le monde saisi de vertige se rua à de sombres plaisirs, où le sang se mêlait à la volupté, où la luxure s’enlaçait à la mort. On se prit à aimer pour l’amour d’aimer, à pleurer pour la douceur des larmes.
N’est-ce pas une chose frappante que l’ancêtre de tous nos romantiques, le propre père de René, ce Celte aux nerfs malades qu’était Chateaubriand, n’ait trouvé de beaux accents que pour déplorer le néant de l’homme et la vanité de la vie ? Lorsqu’il célèbre les splendeurs végétales du Nouveau-Monde, c’est encore pour écraser l’homme sous l’énormité de la nature. Quelle âme étrange que celle qui ne peut s’exalter qu’au spectacle de la mort et des ruines, qui ne conçoit de patrie digne d’elle que dans des pays chimériques ou dans un passé qui ne reviendra plus ! Car rien ne vaut dans son œuvre les magnifiques lamentations qu’il a élevées sur tous les lieux déserts où il a promené ses mélancolies et ses impuissances, depuis les ruines de la Rome antique jusqu’à celles d’Athènes, de Carthage et de Jérusalem. Des ruines toujours, des débris et des ossements ! Selon la parole de l’Écriture, cet homme a dit aux vers du tombeau : « Vous êtes mes frères !… »
Si connues que soient ces idées, il faut pourtant y insister, parce que ce goût de la mort et des pourritures, physiques ou sociales, a infecté tout le siècle précédent et qu’il en a contaminé toutes les écoles littéraires, jusqu’aux naturalistes et jusqu’aux symbolistes de ces récentes années. Le bon Gautier n’exprimait-il pas la pensée dernière de toutes ces générations, lorsque, s’amusant à mystifier la niaiserie prétentieuse des Goncourt, il déclarait aux deux frères que rien ne « l’excitait » comme une momie ? Aujourd’hui encore, il en est qui continuent à « s’exciter » sur les cadavres des villes mortes, qui prennent on ne sait quel plaisir innommable à soulever les linges et à remuer les puanteurs des vieilles corruptions. Ils parcourent l’Afrique, l’Asie, l’Extrême-Orient, tous ces pays où des races neuves grandissent, où des peuples réveillés de leur sommeil séculaire par la menace de l’Étranger se préparent à une lutte sans merci contre nous, où l’on voit se lever déjà les pires ennemis de notre civilisation ! — et ils passent devant tout ce frémissement de vie sans rien voir que les débris du passé, que le clinquant d’une fausse couleur locale, la survivance de ce qui n’est plus, le déchet de l’archéologie et de l’histoire. Ils s’attendrissent sur les peuples qui meurent, ils s’éprennent de la décrépitude de l’Islam, ils rêvent de se prosterner avec des Bédouins en guenilles dans les mosquées vermoulues qu’entretient notre budget, et ils n’ont d’yeux que pour les vendeuses d’amour qui portent en colliers nos pièces de vingt francs et qui font venir de Paris même le rouge dont elles teignent leurs pommettes.
Cette manie va si loin qu’elle a passé des écrivains et des artistes jusqu’au grand public. Aujourd’hui on ne voyage plus que pour s’ébahir devant des choses mortes. Jadis nos voyageurs français, gens de bonne souche gauloise, à l’esprit curieux et avisé, en vrais compatriotes de Montaigne ou du Président de Brosses, se préoccupaient surtout des mœurs et des coutumes des « pays estranges », et s’ils se passionnaient pour un tableau du Guide ou une statue de Bernin, ils ne dédaignaient pas de s’intéresser au commerce, ni au rendement des terres, voire aux recettes des cuisines exotiques. De nos jours, le voyageur bien élevé ne regarde que les musées et ne s’arrête que dans les villes-musées. On pourrait croire que le spectacle de la concurrence enragée de nos voisins, que la vue de ces grandes cités modernes, affairées et bruyantes, percées d’avenues somptueuses, décorées de coûteux édifices grâce à l’argent qu’on nous a volé jadis ou qu’on extorque à notre industrie agonisante, — on pourrait croire que tout cela va s’imposer d’abord à l’attention et aux réflexions du voyageur désœuvré. Erreur ! Ce qu’il daigne uniquement apercevoir, c’est ce qui tombe en poussière, ce qui est étiqueté et conservé sous une vitrine : c’est le cadavre de la jeune princesse allemande que l’on voit à Saint-Thomas de Strasbourg, petit monstre grimaçant sous les soies de ses atours brûlées par les poisons corrosifs des aromates funéraires ; c’est le roide squelette de cette Thaïs arrachée aux sépultures d’Antinoë, qui montre les trous béants de ses orbites sous les boucles de sa chevelure encore vivace et qui mêle l’épouvantable misère de son corps décomposé à l’éclat de ses joyaux, plus durables qu’elle.
Ce culte de la mort et de la pourriture, tel fut bien le vice caché du romantisme comme du naturalisme. On peut s’étonner pourtant que les naturalistes, qui ont eu la prétention d’exprimer la réalité avec une rigueur scientifique, aient eu l’horreur du réel, peut-être encore plus que les romantiques. Nous ne parlons pas évidemment ici des petits réalistes qui font leur besogne de scribes à peu près de la même façon à toutes les époques. Seuls les chefs d’école, les théoriciens et les praticiens de la doctrine peuvent être mis en cause.
On se rappelle le scandale que souleva leur littérature à son apparition. C’était le monde retourné, la subversion de tous les principes admis jusque-là. L’écrivain n’était plus celui qui charme, qui exalte ou qui instruit. On eût dit qu’il n’avait d’autre but que de torturer son lecteur, de blesser en lui non seulement les libres les plus délicates, mais les facultés les plus vitales. Quel cauchemar que ces œuvres lourdes, informes et cruelles, ces livres sans joie ni bonté, où l’homme disparaissait anéanti sous l’omnipotence de la nature ! Elle, triomphante dans sa force brutale, ignorante de tout, passe avec sérénité au milieu des ruines qu’elle accumule. Elle ne sait point sa malfaisance, pas plus qu’elle ne connaît ses bienfaits. Mais elle est tellement énorme que l’homme finit par se résorber dans son immensité. Invariablement on la lui présente comme l’unique maîtresse ; c’est elle qui lui fait la leçon, comme si l’univers pris dans sa masse et son éternité n’était pas plus stupide que le dernier des protozoaires ! On humilie l’homme de toutes les façons. Les bêtes elles-mêmes ont dans ces œuvres étranges plus d’importance que lui, étant plus voisines de la nature. D’ailleurs, leur animalité a quelque chose de plus franc et de plus vigoureux, et elle s’étale aussi plus largement. L’unique consolation comme l’unique idéal qu’on lui offre dans sa misère, c’est le travail mécanique, abrutissant, le travail sans cause et sans but, agitation vaine qui se résout en un simple jeu d’excitations et de mouvements réflexes. Quelle belle raison de vivre ! et comme une humanité qui croirait à ces doctrines désolantes serait excusable de se précipiter vers toutes les anarchies qui peuvent hâter son suicide et préparer la conflagration finale d’un monde maudit !
Mais il n’a pas suffi aux naturalistes d’humilier l’homme, il a fallu encore qu’ils l’avilissent dans ses instincts d’abord, puis dans tout ce qui vient de lui : les institutions, les mœurs, la société tout entière. Sous prétexte qu’il y avait des abus, que le pays était malade, que la bourgeoisie, gorgée de richesses et de bien-être, s’amollissait et se dépravait, ils ont tranché dans le vif, ils ont coupé au hasard le bon avec le mauvais. Ils y ont mis une sorte de rage et de fureur, ils ont dégradé leurs compatriotes et leur pays, comme ne le feraient jamais les pires ennemis de notre peuple. Pourtant une justice à leur rendre, c’est qu’ils ont accompli cette besogne avec une observation plus sagace, une exactitude plus scrupuleuse que leurs devanciers, les romantiques. René a motivé ses dégoûts et son renoncement à la vie. Il s’est acquis une expérience chagrine ; il lui a servi à quelque chose d’avoir vécu si vieux ! Et ainsi il a pu nous laisser, avant de mourir, la critique la plus atroce et la plus décourageante qu’on ait jamais écrite sur la décadence d’une nation.
Pour s’expliquer une attitude aussi paradoxale, une vision aussi notoirement déformée et faussée du réel, il faut chercher autre chose qu’une mode littéraire, un besoin charlatanesque de se singulariser et d’étonner le philistin. La raison profonde gît dans l’éducation des naturalistes. À vrai dire, cette éducation se réduit à peu de chose. Ils se sont fortement ressentis de cette baisse de la culture qui a suivi la Révolution de Quarante-Huit. Ces gens de lettres ne savaient rien, n’avaient rien appris. Le grand Flaubert s’étonnait à bon droit de leur colossale et imperturbable ignorance. Ce qui s’agitait dans leur tête vide, c’étaient, à leur insu, les ressouvenirs des déclamations civiques du collège, les bribes d’une morale et d’une politique de conciones, les lieux communs vertueux de la poésie socialiste et humanitaire et, brochant sur le tout, les tirades échevelées du théâtre romantique.
Cependant ils voulaient écrire, et, pour écrire, il fallait observer. Ils firent même de l’observation « scientifique » la base de toute leur esthétique. Alors ces gens lâchés dans le monde eurent des effarements de collégiens échappés à la férule. Ils s’ébahirent et s’indignèrent de tout : de la coquinerie des hommes politiques, de la rapacité et de la malhonnêteté des gens d’affaires, de la bêtise et de la vanité des filles, de la saleté de l’ouvrier, de ses goûts crapuleux, de sa sentimentalité niaise, de la brutalité du paysan et du militaire, de la médiocrité intellectuelle du bourgeois. La moindre chose leur était une découverte qui les bouleversait ou les faisait sortir hors de leurs gonds. Au lieu de réfléchir et de se demander si tel vice ou tel [caractère, si telle tradition, tel arbitraire ou telle violence n’avait point, en somme, sa raison d’être non pas dans une nécessité physique inéluctable, mais dans un plus grand bien dont ces maux relatifs seraient la condition, ils préférèrent s’emporter et décrire avec amertume et cruauté ce qu’ils étaient incapables de comprendre.
Au fond, ils étaient des idéalistes à rebours. Ils portaient en eux je ne sais quel idéal conventionnel, étriqué et mesquin, littéraire au mauvais sens du mot. Ils voyaient le monde à travers les préjugés des gens de collège et des gens de lettres. Comme la réalité ne ressemblait point à cet idéal, ils se mirent en colère contre elle, ils l’injurièrent, et ils crachèrent dessus. Avec une bonne foi d’inquisiteurs, ils poussèrent au noir le tableau qu’ils prétendaient nous en donner. Ce sont les mêmes gens qui aujourd’hui voudraient imposer leur propre morale à nos ouvriers, que dis-je ? à la nation tout entière, ignorant que chaque État, pour ne pas dire chaque individu, trouve en lui-même le vivant principe de sa morale. Ils se mêlent de réglementer les plaisirs du peuple, ils entendent l’amuser à leur manière, — à la fois décente et instructive. Ce sont eux qui vont lire Ibsen dans les ateliers de modistes, qui jouent Britannicus devant un public de coltineurs et de terrassiers et qui demandent qu’on emploie les dimanches de nos troupiers à les initier aux beautés du Corrège ou de Paul Véronèse. Ils ne se doutent pas que le solide bon sens de l’homme du peuple se moque de leur pédantisme, et que vouloir adapter une morale d’emprunt à des gens qui n’en ont cure, c’est apprendre aux petits chiens à courir avec des souliers.
Empressons-nous de reconnaître que les plus artistes d’entre eux furent exempts de ces arrière-pensées d’apostolat. Si certains naturalistes se piquèrent d’enseigner une morale en action, les autres professèrent que l’art est étranger à toute morale. La littérature devenait une simple affaire de style. La réalité étant dégoûtante ou indifférente en soi, elle ne pouvait offrir d’intérêt que mise en drame ou en roman d’écriture jolie. Or, procéder ainsi, c’était supprimer un des deux termes essentiels de l’équation d’art. La matière, pensent les philosophes, n’est sans doute que l’envers de l’esprit. De même le fond, dans une œuvre littéraire, n’est que l’envers de la forme. L’un ne se sépare point de l’autre : ces deux facteurs, qui ne se distinguent qu’à l’analyse et pour la commodité du langage, sont une seule et même chose. Si le fond est d’importance, la forme sera grande, et réciproquement. En d’autres termes, et pour reprendre la doctrine même d’Aristote, la forme n’est que l’achèvement du fond, c’est la matière amenée à sa perfection.
Les naturalistes, sacrifiant l’un des termes à l’autre, ont, pour ainsi dire, vidé l’art de sa substance. Et d’abord, ils l’ont rapetissé dans sa forme. Avec les grands sujets, ils ont perdu le grand style. Ils se sont imaginé reculer à l’infini les bornes de la langue, créer tout un nouveau mode d’expression à la fois plus subtil et plus abondant. En réalité, ils ont appauvri leur rhétorique en la raffinant à l’extrême. Leur style n’est plus qu’un instrument à noter des sensations. Or, on peut exaspérer celles-ci jusqu’à l’acuité morbide, ce ne seront jamais que des sensations, c’est-à-dire l’étoffe rudimentaire de notre activité intellectuelle. Ils peuvent bien saisir le menu détail pittoresque, l’impression du moment, rendre la vibration nerveuse d’une sensibilité hyperesthésiée ; ils peuvent s’élever en ce genre jusqu’au compliqué, jusqu’à l’étrange et jusqu’au rare, pousser le « modernisme » et le « chic » jusqu’à ses dernières limites, mais qu’on ne leur demande pas autre chose ! La grande beauté leur est à jamais fermée, — cette beauté dont un Virgile ou un Flaubert fut épris, cet art classique enfin qui, négligeant l’apparence de l’accident, ne s’attache qu’à la réalité substantielle des choses et les fixe en quelque sorte sous leur aspect d’éternité.
Que serait-ce si l’on essayait, avec cette langue et ce style, d’exprimer des idées abstraites ? Nous mettons bien au défi de traduire avec la langue des Goncourt la plus humble des formules scientifiques ou philosophiques. Il suffit de voir dans leur Journal à quelles pauvretés ils aboutissent chaque fois qu’ils tentent de reproduire même la simple conversation d’un savant ou d’un philosophe contemporain : tant il est juste de dire que le fond, en art, a autant d’importance que la forme, ou plus exactement que c’est tout un et qu’il faut se préoccuper de celui-là avec autant de sollicitude que de celle-ci !
Au vrai, quand on s’est une fois mis en garde contre leur badauderie descriptive, on reste stupéfié du peu que les naturalistes nous apprennent. En ramenant l’art à une question de calligraphie, en s’enfermant départi pris dans la satire et le dénigrement, ils ont comme découronné la réalité, ils l’ont privée de tout ce qu’elle peut avoir d’intelligible et de bienfaisant… Eh ! quoi, ils n’avaient donc rien vu, ces hommes qui arrivaient de leurs provinces, encore mal décrassés de leurs origines rustiques ou bourgeoises, et qui, devenus Parisiens d’adoption, avaient le bonheur de vivre dans une des villes les plus agissantes du monde ? Tous les provinciaux n’étaient donc que des gentillâtres imbéciles, des bourgeois encroûtés, des paysans abrutis ou féroces ? Rien n’était digne de remarque, dans le Paris moderne, que les cabotins et les filles, le public des petits théâtres, la finance véreuse, la tourbe des fêtards cosmopolites ? Toutes les usines étaient des bagnes et tous les ouvriers des brutes moins intelligentes que leurs machines ? Ils ne s’apercevaient donc pas, ces hommes, que la réalité commence au point précis où finit l’artifice littéraire et qu’il faut absolument sortir de l’atmosphère factice des Cénacles si l’on veut offrir à l’art une pâture digne de lui ? Ils ne se rendaient pas compte que ni les sociétés ni les individus ne se gouvernent d’après des principes abstraits, mais d’après des lois identiques à celles de la biologie ; que le moindre de ces individus est un organisme infiniment complexe, où se retrouvent pourtant les instincts vitaux d’ordre et d’harmonie qui font la dignité des créatures supérieures ; qu’un portefaix, comme un membre de l’Institut, a son intelligence, sa morale, voire sa philosophie et son esthétique, lesquelles dérivent des conditions de son être et de son état, et qu’il est absurde de nier chez lui les manifestations d’une mentalité qui n’est pas la nôtre, comme il serait puéril de vouloir lui en imposer une qui ne serait pas la sienne ? Mais pour se convaincre de tout cela il est nécessaire de vivre véritablement de la vie des individus qu’on prétend décrire. Il faut les étudier patiemment, assidûment, comme le physiologiste qui, pendant des semaines et des mois, guette les actions du milieu et les réactions des plasmas soumis à son expérience. Une « enquête » superficielle, une « documentation » hâtive, ne sauraient suffire. On ne connaît pas le monde des mines quand on a passé quinze jours à Anzin ou à Decazeville, fût-ce à bourrer de notes des carnets entiers ; et il faut à nos intellectuels toute leur ignorance livresque pour s’imaginer qu’ils connaissent le fond de l’ouvrier parce qu’ils ont causé dix minutes avec un menuisier qui venait raccommoder le pied de leur bibliothèque !
Est-il besoin d’ajouter que, dans ce bilan littéraire, nous ne tenons compte que du résultat global, négligeant les gains partiels qui sont entrés pour toujours et qui se sont comme perdus dans la richesse publique. Or, nous arrivons à cette constatation que les naturalistes de toutes nuances comme les épigones qui se rattachent plus ou moins à leurs doctrines ont failli par une conception étroite et superficielle des choses. L’esthétique mal définie qu’ils avaient empruntée à la science les a conduits en quelque sorte à se contredire eux-mêmes. Bien loin d’atteindre à cette haute et scientifique impersonnalité dont ils se vantaient, ils ont eu de la réalité la vision la plus personnelle et, pour tout dire, la plus sentimentale. Cette nature enfin qu’ils ont tant célébrée comme leur unique modèle, ils ont fini par nous en inspirer l’horreur et le dégoût. Remercions-les pourtant de nous avoir rendus plus circonspects par leurs imprudences mêmes, et disons-nous que si leur littérature doit sombrer presque toute entière, l’énorme effort qu’elle représente n’aura pas été inutile. Comme des terrassiers qui tranchent et qui nivellent, — à coups de pic et à coups de mine, — ils auront exécuté les gros ouvrages et construit les travaux d’approche qui nous permettront peut-être d’arriver jusqu’au cœur de la réalité.
Pour nous, c’est dans un esprit de confiance et d’amour que nous voudrions aborder l’étude de la vie. Et d’abord, grâce à ces dispositions préalables, nous obtiendrons une notion plus consciencieuse, plus profonde et plus clairvoyante du réel. Rejetant tout système préconçu qui serait étranger à l’art, ne nous préoccupant ni des sciences ni des philosophies, nous tenterons d’étudier les êtres en eux-mêmes et dans leurs rapports vitaux avec leurs milieux. Nous nous mettrons en garde contre notre impression première, qui nous ferait juger monstrueux ou ridicules des individus que nous n’aurions pas assez pénétrés. Tout est digne d’être traité sérieusement par l’art, mais à sa place et dans ses justes limites. Les mobiles qui poussent le pharmacien Homais à régenter son village sont peut-être plus élevés que l’idée grotesque qu’il s’en fait d’après sa raison étroite et bornée.
Mais nous ne saurions nous en tenir à ces généralités. Le réel est immense. Il nous dépasse infiniment. Quelle méthode suivrons-nous pour nous débrouiller au milieu de ce chaos ? Répétons-le encore : ce ne sera pas une méthode à prétentions scientifiques. Depuis un demi-siècle environ, il y a une tendance à confondre le domaine de la science et le domaine de l’art, ou plutôt à résorber l’un dans l’autre. Il est temps de mettre un terme à des empiétements aussi dangereux pour l’art qu’ils le sont pour une science probe et consciente de ses droits. Qu’il soit bien entendu que nous n’avons rien à voir avec la science. Nous sommes avant tout, nous sommes uniquement des littérateurs et des artistes ; et si le savant a sa faculté propre, qui est l’analyse, nous avons la nôtre, qui est l’imagination poétique. Nous donnons à ce mot de poésie son sens le plus large, celui qu’il avait primitivement, alors que le départ n’était point encore fait entre les différentes fonctions de l’esprit humain. Hérodote était un poète comme Homère. Pythagore chantait comme Hésiode et comme Pindare. Il ne s’agit point de savoir quelle est la première en dignité de la science moderne ou de l’antique poésie. Nous constatons seulement que celle-ci est la plus ancienne, que non seulement elle a éveillé l’homme à la vie de l’intelligence, mais qu’elle l’a élevé, façonné tout entier. Elle a créé le type humain : ἐποὶησεν, elle l’a fait ! Aujourd’hui encore, sous les noms les plus divers, qu’elle s’appelle Religion, Esthétique ou Morale, elle est
l’âme de nos civilisations. Elle s’efforce de maintenir les peuples au-dessus des bas instincts plus que jamais déchaînés par la concurrence vitale et souvent exaspérés à son insu par la science elle-même. Celle-ci peut bien fournir des armes à l’égoïsme, multiplier autour de lui les commodités matérielles, elle demeure impuissante à lui imposer une règle pratique. C’est pourquoi la Poésie a conservé tout son empire. Au vingtième siècle, comme au temps du légendaire Orphée, elle reste la suprême éducatrice :
Et vitæ monstrata via est !
C’est elle encore qui enseigne le chemin de la vie !
Si nous ne considérions que les services qu’elle a rendus et qu’elle continue à rendre, nous devrions déjà estimer la Poésie à un prix infini. Mais n’oublions pas que pour nous, littérateurs et artistes, l’imagination poétique est plus qu’un don aimable et comme un ornement de notre intelligence, elle en est l’organe indispensable. Dans la perception du réel, elle joue le même rôle pour nous que la dialectique pour le philosophe. La Poésie est une espèce de savoir, pour ne pas dire qu’elle est tout le savoir. Les vérités les plus essentielles à l’humanité, celles qui lui ont permis d’ordonner sa conscience et ses actes, de prolonger son existence éphémère par la suite ininterrompue de la tradition, — ces vérités primordiales, c’est elle qui les a mises en circulation sous des formes indestructibles. Bien plus, elle est maintenant, comme toujours, l’avant-courrière de la science positive, elle est l’éternelle Divinatrice, celle qui détache
… les morceaux noirs qui tombentDu grand fronton de l’Inconnu.
À quoi bon insister ? Quand rien de tout cela ne serait vrai, il n’en resterait pas moins que, sous peine de nous renier nous-mêmes, nous ne pouvons pas de toute nécessité percevoir le monde autrement que par la Poésie. Amoindrir ou supprimer en nous la faculté poétique, c’est rendre incomplète ou impossible la seule communication que nous puissions avoir avec la réalité. Enfin, il y a une connaissance poétique des choses.
Cette conviction ne nous empêchera point d’être curieux, à notre manière, des sciences et des philosophies. Mais nous le serons en dehors de notre art ; nous le serons en hommes cultivés à qui rien de ce qui s’adresse à l’intelligence ne doit être étranger. Chaque fois que nous voudrons introduire dans notre œuvre des notions empruntées aux sciences abstraites, nous aurons soin de les revêtir d’abord d’une forme poétique. Elles parviendront jusqu’à nous comme un ouï-dire populaire qu’il s’agit de transformer en notre vérité et notre beauté propres. Nous les interpréterons avec la même liberté que le poète grec interprétait les mythes et les légendes de sa patrie.
Autrement, nous retomberions dans la méprise de nos devanciers, qui ont appauvri la littérature de tout ce qu’ils ont donné à la pathologie, à la statistique ou à la sociologie. Nous recommencerions ces œuvres bâtardes qui semblent▶ bien plutôt des monographies extraites des mémoires d’une académie ou d’une gazette médicale que des romans ou des drames. Même en entrant dans le domaine réservé de la science, nous resterons des poètes.
Depuis les temps les plus reculés, le poète est celui qui charme et qui instruit en offrant aux hommes une image artificielle de la réalité qui les entoure comme des passions qui les agitent. Suivant la formule aristotélicienne, la poésie est donc une imitation, mais une imitation libre et créatrice, non pas servile et mécanique. Elle a pour modèle l’activité de la vie, qui s’imite perpétuellement elle-même en créant à l’infini des exemplaires sans cesse renouvelés de ses productions. C’est cette « sagesse » de la vie qui nous servira de guide. Nous essaierons de chanter, de raconter la vie.
Nous disons « la vie » et non plus la « réalité » ou la « nature ». Notons d’abord que cette formule facilite en quelque sorte la tâche de l’artiste. La vie dans son activité plastique est déjà un art qui sollicite le nôtre, elle est aussi un rythme qui appelle le chant. Mais non seulement cette formule a l’avantage d’être plus pratique, elle circonscrit avec plus de netteté les limites de notre observation, comme elle définit plus précisément notre objet. Elle exclut ou elle rejette au second plan tout ce qui, dans la nature, ne porte point les caractères d’ordre, d’harmonie et de beauté qui sont les caractères essentiels de l’activité vivante. Elle écarte ou elle subordonne tout ce qui est amorphe et inorganique, tout ce qui est anormal, hybride et monstrueux.
Déjà les anciens sages avaient remarqué que notre univers paraît être le théâtre d’une lutte éternelle entre deux principes ennemis, qui produisent tour à tour la vie ou la mort, la confusion ou l’harmonie. Sous le voile du mythe, les mages de la Perse avec leur antinomie d’Ormuzd et d’Ahriman, les philosophes grecs qui, comme Empédocle, admettent le dualisme primordial de l’Amour et de la Haine, les théologiens du christianisme qui opposent le royaume de Dieu au royaume de Satan, — tous aboutissent en somme au même point que les savants modernes avec leur double principe d’évolution et de dissolution : l’un qui tend à ramener les choses à l’homogénéité primitive, l’autre qui s’efforce au contraire vers la différenciation en créant de véritables hiérarchies d’individus de plus en plus dissemblables. C’est à ce dernier que nous nous
attacherons surtout ; et ce que nous imiterons de préférence, c’est cette activité bienfaisante et conservatrice qui crée la vie et qui maintient ce que Lucrèce appelait d’un beau nom :
fœdera rerum
, — le pacte des choses !
Si tel est l’objet de notre art, il devient évident que nous devons avant tout nous préoccuper des exemplaires les plus parfaits de la vie, puisqu’ils épuisent en quelque façon toute la force de notre principe. Notre domaine propre, ce sera la « belle nature », comme disaient déjà nos esthéticiens classiques, — tout ce qui non seulement est sain et bien constitué, mais qui s’approche le plus possible de la perfection en son genre. Tartuffe est un modèle d’hypocrisie bien plus achevé qu’Onuphre. Les insipides amoureux de Racine languissent à côté d’une Phèdre ou d’une Hermione. Qu’il s’agisse d’un vice ou d’une vertu, nous tacherons toujours d’en démêler la forme la plus excellente.
Nous nous souviendrons ensuite que, par une convention très ancienne et qui sans doute ne dépend pas de nous, notre principale matière, c’est l’homme. Ajoutons que dans l’homme c’est d’abord ce qu’il y a de proprement humain qui doit nous intéresser, puis, seulement après, les dégradations ou les déviations qui ramènent le type à l’animalité primitive. Enfin nous nous rappellerons que si l’on peut refuser à la vie elle-même une finalité quelconque, il n’en va pas ainsi de l’œuvre d’art qui l’imite. Nos œuvres s’adressent à des hommes, non à de pures intelligences. Notre domaine est le relatif et non l’absolu. Le point de vue de Sirius ou d’Aldébaran ne saurait être le nôtre. Nous n’essayerons point de nous guider si haut, et nous renoncerons pour toujours l’impersonnalité olympienne, parce qu’elle est « anti-humaine » au premier chef. Bien plus, nous poursuivons une fin tout intéressée que nous ne pouvons renier que des lèvres. Notre but secret, notre but principal, pour ne pas dire l’unique, c’est de « plaire ». Bon gré mal gré, le lecteur se chargera toujours de nous en faire souvenir. Il veut être charmé, et il veut être instruit. Il n’admet pas que nous n’écrivions que pour nous seuls, que nous nous considérions comme en dehors de sa sphère. Il nous avertit que notre œuvre n’est pas un divertissement égoïste, mais qu’elle a toujours, même sans y prétendre, une importance sociale. Nous respecterons scrupuleusement cette obligation de servir autrui qu’assume tout écrivain dès qu’il publie un livre ; et si nous prenons garde de n’offrir que des exemplaires accomplis de chaque être ou de chaque objet, — sans prêcher ni moraliser, nous conférerons par ce seul fait une valeur édifiante à nos écrits. Les frises du Parthénon, le Doryphore de Polyclète, l’Hermès de Praxitèle, renfermaient peut-être dans la perfection de leurs lignes et la robustesse de leur beauté une leçon plus éloquente, pour l’éphèbe athénien, que les plus subtils traités d’un Platon ou d’un Aristote.
Ainsi donc, nous ferons sciemment de l’homme le centre des choses.
Créature d’un jour qui t’agites une heure,
tu n’ignoreras pas pourtant la grande mer inconnue qui t’assaille de toutes parts, ni qu’il y a des inspirés qui disent en connaître les voies. Mais, dans l’ordre pratique, tu dois agir comme si cet inconnu n’existait point. Pressé par l’éternel et l’infini, au milieu de toutes ces régions vagues qui t’entourent, tu te construiras ton univers d’après les règles de ta raison, qui est en toi ce qu’il y a de plus éminent. Tu l’ordonneras comme un bon et sage démiurge, tu en feras une œuvre de beauté, à l’exemple de ces Grecs qui furent tes pères intellectuels. Si ce monde qui t’échappe ◀semble▶ aussi t’ignorer, il n’en est pas moins vrai que c’est en toi qu’il prend conscience de lui-même, et si par hasard il poursuit une fin, toi seul peux deviner, aider, diriger ses intentions secrètes. Tu accepteras en toute bonne foi le vieux récit de la Genèse, où Jéhovah donne au premier Adam la royauté sur tout ce qui existe ; et si cette royauté est dérisoire, si tu es à la fois l’acteur et le héros inconscient d’une comédie ridicule, tu t’y prêteras de bonne grâce, puisque somme toute le meilleur pour toi est encore d’accepter la duperie et de te résigner !
Mais il ne suffit pas de s’efforcer loyalement vers l’expression humaine de la réalité ni de rendre ses droits à l’imagination poétique considérée comme un instrument de connaissance supérieur à l’analyse scientifique. Il importe encore à la beauté, à la solidité de notre art d’être fondé sur la tradition nationale.
Une des pires erreurs accréditées par les romantiques, ç’a été de voir dans le respect de la tradition l’indice d’un esprit timide et d’un talent sans vigueur. Le grand homme est celui qui ne relève de personne et qui est à lui-même sa loi tout entière. C’est ainsi que le jeune Lamartine était tout fier de la critique adressée à ses Méditations par l’excellent éditeur Firmin-Didot : « Cela ne ressemble à rien. »
Nulle originalité n’est plus périlleuse que celle-là. La liberté absolue de l’inspiration, si elle était possible, aboutirait en fin de compte à la barbarie et à l’anarchie littéraire. L’idéal secret des romantiques, c’est le sauvage de Jean-Jacques, qui se retrouve d’ailleurs dans les Manfred, les Lara et les René.
Non seulement cette théorie est pernicieuse, elle est encore puérile, parce qu’elle néglige un des facteurs essentiels de l’œuvre de beauté. Cet art paradoxal et sans lien avec les réalités qui « soutiennent » l’individu s’évanouit en divagations confuses, en rêveries creuses ou contradictoires. À force de s’exalter, l’individu se détruit lui-même, comme le mystique déréglé qui, à force d’exalter son intelligence au détriment de son corps, qui en est le support nécessaire, s’évade dans la folie et retourne aux pires dépravations de l’instinct abandonné à lui-même. En réalité, il nous sera toujours impossible de renier nos humbles origines physiologiques. La cellule est la base de tout. La structure mentale reproduit la structure du cerveau. Le catholicisme lui-même n’admet pas la vie bienheureuse de l’âme sans la participation de son corps glorieux. S’il est une vérité qui tend de plus en plus à se faire jour, c’est que, dans l’ordre social comme dans l’ordre intellectuel, nous ne pouvons pas nous séparer du groupe auquel nous tenons par mille attaches matérielles, sous peine de perdre, en nous isolant, la meilleure part de nos forces.
Croire que nous sommes libres de nous créer un art ou une vérité de pure fantaisie, un idéal conforme à je ne sais quelle raison métaphysique, est une illusion enfantine que démentent tous les faits… Ah ! comme nos maîtres nous ont abusés jadis et se sont abusés eux-mêmes en offrant à nos admirations la dramatique image d’un Théodore Jouffroy se demandant avec une anxiété douloureuse si sa raison lui permet de rester fidèle à l’idéal de ses pères, d’arracher de lui le vivant symbole de vérités qui compose la substance même de son âme ! Était-ce beau, cette lutte héroïque du penseur pour la conquête de la vérité absolue ; et comme elle nous ◀semblait▶ auguste, cette petite chambre du quartier Latin, où, sous les rayons de la lampe austère, dans le silence de la nuit, au milieu de la grande ville muette qui dormait ignorante de telles angoisses, se déroulait cette grande tragédie du Doute moderne !…
Eh bien, non ! En dépit de tous ses raisonnements, il ne dépendait pas d’un Jouffroy de ne plus être catholique, de même qu’il ne dépend pas de nos esthètes de ne plus être Français. En matière de morale, comme en matière d’esthétique, la Vérité, c’est notre vérité du moment, celle qui répond le mieux à ces poussées instinctives, à ces aptitudes héréditaires ou acquises dont notre âme actuelle est faite. Cette vérité-là n’est pas à la merci d’un syllogisme, elle existe et elle agit en nous, même à notre insu ; et si nous la découvrons tout à coup, ce n’est pas par l’artifice d’une logique adroite, mais parce qu’elle était mûre pour notre conscience. Le jour où nous croyons comprendre la pensée d’un Goethe, ce n’est pas que nous soyons devenus plus intelligents au sens métaphysique du mot, mais c’est que nous sommes parvenus à un point de notre développement intellectuel qui offre quelque analogie avec celui du grand poète. Ce n’est pas sa pensée que nous avons saisie, c’est la nôtre enfin formulée que nous lui attribuons.
La logique de l’artiste se ramène à une question de juste convenance et d’opportunité. Le tout est de savoir si sa pensée est d’accord avec les réalités dont il tire sa nourriture et la substance de son être. C’est pourquoi la critique, même très intelligente, même très au courant, se trompe si souvent sur la signification d’une œuvre littéraire. Les vérités au nom desquelles elle juge ne répondent plus aux réalités sur lesquelles s’appuie l’écrivain. La vérité neuve n’est pas encore arrivée pour elle à maturité.
Pour toutes ces raisons profondes, le respect de la tradition nationale ne saurait être pour nous l’objet d’un débat contradictoire. Il est hors de doute que la discipline intellectuelle de nos pères est celle qui nous convient le mieux. Notre vérité, c’est la vérité française.
Le premier caractère de l’esprit classique français est d’abord d’être scrupuleux sur la matière de son art. Le fond doit être copieux, opulent et magnifique ; mais il doit être solide surtout. À cette probité du fond, se reconnaît le naturel positif et raisonnable de notre race. C’est en cela que nous différons littérairement des Espagnols et des Italiens : ceux-ci trop épris des fioretti de l’imagination, qui se perdent dans les jeux d’esprit et qui s’amusent aux enluminures ; ceux-là qui, même dans leur amour pour un réalisme brutal, ne savent point se défendre contre la truculence qui le déforme, ni contre les hâbleries grandiloquentes et vaines. De là vient que notre art classique s’est alimenté surtout de lieux communs, parce que les lieux communs sont comme les réservoirs où aboutissent et se déposent les grands courants de la vie. Ce sont les trésors inépuisables de la réalité humaine.
On voit tout de suite combien cette méthode est en contradiction avec celle des romantiques. En haine des lieux communs, ils se sont rejetés sur l’exceptionnel, l’exotique, le bizarre, l’extravagant. On retrouve là leur mépris de la vie saine dans ses manifestations normales. Les romans et les nouvelles de Théophile Gautier offriraient peut-être la preuve la plus concluante que ce fut une lourde méprise. Malgré tout son talent de styliste, il n’a rien pu tirer de sujets factices comme Avatar, Jettatura, Arria Marcella, Mademoiselle de Maupin. Le fond étant stérile et insignifiant, il a fallu y introduire de force des développements d’emprunt et tromper le lecteur, à force de l’éblouir, sur l’inanité de la matière.
Confessons pourtant que les romantiques ont eu raison de décrier les lieux communs des pseudo-classiques, lesquels, sous leur emphase déclamatoire, ne recouvrent que la banalité et le vide. Mais ce que les romantiques n’ont pas vu, c’est que le maniement de ces lieux communs est extrêmement difficile. Outre les qualités originales que l’artiste doit y apporter de lui-même, cela suppose une grande somme d’expérience, puis une grande somme de culture, non pas cette science indiscrète et chaotique des Allemands, mais une science à la fois étendue et précise, toujours guidée par un goût délicat, qui permet à l’écrivain, comme l’instinct permet à l’animal, de discerner sa pâture parmi les choses indifférentes et nuisibles. Cette intuition des réalités utiles à la vie complétée par le savoir, c’est ce qu’on appelait autrefois l’« humanisme », beau mot dont nous avons à peu près oublié le sens ! Le champ des connaissances s’est tellement agrandi, la part de l’homme s’y est tellement rétrécie devant celle de plus en plus envahissante de la nature, que nos écrivains s’y égarent et ne savent plus où se prendre. Même s’ils essaient de se restreindre à leur domaine propre, celui de la pure littérature, ils se trouvent encore en présence d’une telle masse de documents que le triage est pour ainsi dire impossible. En un temps où sévit la « littérature comparée », où des musées d’art voisinent avec des musées d’archéologie ou d’anthropologie préhistorique, le goût hébété défaille et dégénère, l’imagination devient servile et compilatrice. Luttons énergiquement contre la diffusion du pédantisme esthétique, sous peine de ne plus savoir quelles sont les formes d’art qui conviennent à notre race et de perdre même la vigueur nécessaire pour les animer. Bornons-nous d’abord à connaître seulement les chefs-d’œuvre qui composent la tradition gréco-latine. La tâche
sera considérable encore ! Flaubert avait coutume de répéter que « personne ne lit les classiques »
. Rien n’est plus vrai. La plupart, hypnotisés par le succès du jour, se repaissent d’une littérature de quinzième ordre ou, s’ils veulent se renseigner, se noient dans le fatras cosmopolite et dans le verbiage de la petite critique. Nous autres, remontons aux sources, fréquentons les maîtres. Ainsi nous développerons notre goût, nous enrichirons nos idées ; et si nous avons vraiment l’amour de la vie, si nous savons la contempler avec un étonnement toujours nouveau, nous serons excellemment préparés pour la mise en œuvre des lieux communs éternels de l’art.
Cependant il faudra encore nous consulter longuement sur le choix d’un sujet. Le choix, c’est presque tout l’art classique. C’est en cela qu’il s’oppose au romantisme, lequel professait que n’importe quoi peut être traité par n’importe qui (la valeur personnelle de l’artiste étant mise à part, comme de juste). Tout dépend, disait-on, de l’exécution. C’est une erreur : tout dépend de la conception. Mais, par votre tempérament, votre hérédité, votre race, êtes-vous aptes à concevoir tel ou tel sujet ? La rencontre d’un sujet véritablement approprié, non pas seulement à vos forces, comme le prescrivait déjà le vieil Horace, mais à votre nature d’artiste, voilà la grosse affaire. Je ne sais plus quel romancier disait qu’on n’était fait que pour écrire un seul livre et que tous ceux qui venaient ensuite n’étaient en quelque sorte que des « retirages » de ce premier original. Il y a dans ce paradoxe une grande part de vérité. Il est certain qu’on ne peut bien traiter qu’un petit nombre de matières : le reste est affaire de volonté bien plus que de génie.
Mais le point le plus important peut-être est de voir si le sujet qu’on a choisi est vraiment littéraire. Diderot s’emportait avec raison contre la peinture et la sculpture de son temps, qui versaient dans les rébus allégoriques et ne savaient plus parler leur langue propre. Que dirait-il de notre littérature ? Nous en sommes arrivés à un point tel que l’invention d’un sujet strictement littéraire apparaîtra comme une grande nouveauté. Ce qu’on entend par là, c’est un sujet qui se suffise à lui-même, qui ne doive rien d’essentiel ni à la pathologie, ni à la statistique, ni à la sociologie ; qui ne puisse être conçu que par un poète (dans le grand sens du mot), et dont un autre ne puisse rien tirer ; un sujet enfin qui se développe spontanément à la façon d’une plante ou d’un organisme vivant. Iphigénie, disait un géomètre, cela ne prouve rien ! Et justement voilà le type du sujet littéraire et vraiment classique, — parce que cela ne prouve rien !
Si scrupuleuse que doive être l’attention donnée à la matière, elle ne le sera pas moins pour la forme. Rappelons-nous que les grands classiques ont été avant tout de consciencieux artistes. La qualité des mots, les ressources du vocabulaire, tout l’appareil de la langue et du style, ils s’en sont occupés avec un soin minutieux. On sait après quelle longue opération leur art s’est enfin constitué dans son canon définitif.
Nous nous trouvons aujourd’hui, à l’égard de nos devanciers, dans une position semblable à la leur vis-à-vis des écrivains de la Renaissance. Des richesses confuses sont entassées devant nous. Tous les dictionnaires des métiers, des spécialités, des argots comme des métaphysiques et des sciences ont dégorgé leur contenu dans le courant de la langue. Le fleuve en est obstrué. Il s’agit de déblayer ces amoncellements de matières putrides. Il faut faire le départ entre ce qui est viable et sain et ce qui est voué à la stérilité ou à la corruption, et rejeter tout le résidu aux réceptacles impurs d’où il n’aurait jamais dû sortir. Encore une fois, nous avons à piller le butin des Barbares. Mais ces Barbares, ce ne sont plus, comme au temps de Ronsard, les Latins du Midi, ou, comme au temps de Hugo, les Germains du Nord, ce sont les nôtres, les Barbares de chez nous, tous ceux que les mauvaises disciplines du dix-neuvième siècle ont gâtés, énervés, rendus balbutiants et enfantins, ou gesticulants et égarés comme des déments ou des hommes ivres. Pour cette besogne, nous ferons appel de nouveau et toujours à cet instinct de choix qui est l’instinct classique par excellence : nous ne pouvons plus nous permettre d’innovations verbales, à moins de parler un idiome inintelligible ou intelligible pour nous seuls, oubliant, comme les décadents, que la langue, produit de la collaboration de tous, est le premier lien social. Il nous suffira de débrouiller le chaos du vocabulaire. De toute cette encombrante abondance, nous ne retiendrons que ce qui peut entrer dans le rythme de la langue et de la tradition.
Ainsi notre art se dégagera de toutes les excroissances parasites qui altéraient sa forme ingénue. Nous le rétablirons dans sa pureté originelle et française. Les lignes gracieuses de l’antique édifice s’harmoniseront pour un effet d’ensemble. Bientôt nous rapprendrons le charme et la vertu de l’ordre : nous essayerons de composer.
La composition est tout. L’architecture d’un livre est la chose capitale. Il ne s’agit plus de juxtaposer au hasard des tranches de réalité, mais d’ordonner de beaux fragments de vie selon une règle souple et cependant certaine.
Nous accusera-t-on d’injustice si nous affirmons que, depuis l’auteur de la Tentation de saint Antoine, le secret de la composition ◀semble▶ perdu ? Ou bien, de parti pris, on repousse tout ce qui peut ressembler à un plan, sous prétexte de reproduire l’incohérence du réel ; ou bien l’on compose artificiellement, à la manière d’un vaudevilliste. Exciter, entretenir et finalement satisfaire la plus banale curiosité, à cela se réduit tout l’effort. On invente une intrigue que l’on complique à plaisir et qu’on dénoue ensuite pour la plus grande joie du lecteur. Les personnages étant tous morts, ou mariés, ou établis, la morale étant satisfaite ou horriblement outragée, il n’y a plus rien à dire, l’auteur a rempli tout son rôle !
Mais les choses sont beaucoup moins simples. Et d’abord le sujet apparent ne compte pas. Pour ce qui est des arts plastiques, rien de plus évident. Ni Raphaël, ni Titien, ni Velasquez n’ont jamais vu dans un sujet emprunté à la mythologie païenne ou aux légendes sacrées qu’un prétexte à traduire quelque grande idée picturale. Le corps divin du Christ est d’abord pour eux une merveilleuse anatomie. Tel récit de l’Évangile ou de la Bible n’est qu’une gradation d’attitudes, un groupement de personnages, le triomphe d’une tonalité. Il en va de même pour la littérature. Que resterait-il du Faust ou de l’Énéide si l’on ramenait l’un à la vulgaire aventure d’une fille séduite et l’autre aux courses interminables d’un exilé en quête d’une nouvelle patrie ? Si romanesque qu’en fût le récit, comme il serait médiocre en regard des deux grandes œuvres qu’en ont tirées Virgile et Goethe ? En réalité, le sujet apparent ne sert jamais que de lien tout extérieur à des idées littéraires ou plastiques qui le dépassent infiniment.
Interrogeons le poète ! Il nous dira d’abord qu’il a longtemps ignoré la forme de son sujet. Une foule de pensées et d’images, de sensations et de sentiments, de vagues réminiscences ataviques et de beaux souvenirs de famille ou de patrie l’agitaient et le travaillaient obscurément. Son âme était grosse, elle aspirait à la délivrance. Tout à
coup, un jour non prévu, mais sûrement fixé dans l’ordre des destinées, un événement en apparence insignifiant frappe son esprit. Immédiatement, il y aperçoit la forme qu’il cherchait pour sa poésie, car, selon une parole célèbre, « toute poésie n’est que de circonstance »
. La matière flottante et confuse de ses longues rêveries se fixe et se cristallise autour du fait révélateur. Le poète sent qu’il est enfin maître des forces tumultueuses qui se soulevaient en lui. Une grande émotion lyrique l’envahit, annonciatrice de la beauté qui va naître. Il est sûr maintenant qu’elle naîtra. Mais comment procédera-t-il pour réaliser l’œuvre qui l’incarnera ?
Il ne sait qu’une chose, c’est que cette œuvre doit satisfaire son âme tout entière, puisqu’en cette minute toute la réalité lui ◀semble▶ enclose dans son sujet, au point qu’il ne peut rien concevoir en dehors de lui. Avant tout, elle sera un excitant perpétuel de l’émotion lyrique génératrice. Flaubert avait vu pourpre lorsqu’il conçut Salammbô : sur toute son épopée africaine, il y aura comme un reflet d’étoffes éclatantes et précieuses… Puis le poète demandera sans doute à son œuvre de flatter son imagination amoureuse des lignes et des couleurs, de lui chanter les mélodies intérieures qui accompagnent en son âme les plaintes ou les émois du sentiment, de fournir une matière docile à ses aptitudes d’ordonnateur et d’architecte verbal, de vibrer à l’unisson de sa sensibilité, de contenter ses enthousiasmes et jusqu’à ses manies, de soulager même sa mémoire, éprise des choses antiques… Quoi encore ? Que l’on songe plutôt à tout ce que l’épopée virgilienne entraîne dans ses flots, — tant il est certain que tout d’abord le poète voudrait absorber dans son œuvre la réalité totale !
Cependant il ne se hâte point. La fable qu’il a rencontrée comme par hasard est un germe fécond qui va grandir en se nourrissant de toutes les substances lentement amassées et préparées pour elle dans l’âme de l’évocateur. Un véritable travail de nutrition et de croissance s’accomplit. Les organes à peine différenciés se précipitent vers toutes les sources de vie qui sont à leur portée. Avec un sûr discernement, ils choisissent, ils éliminent. La plante pousse, les racines s’enfoncent, les rameaux s’élancent et se déploient, les fines nervures des feuilles se découpent dans la lumière. Tous les déchets inutiles jonchent le sol, où l’ardeur du soleil les décomposera. Maintenant l’œuvre souterraine est achevée. Les fruits de beauté vont mûrir au grand jour. C’est alors que le poète fait appel à sa science. L’art vient au secours de la Muse.
Enfin l’œuvre visible éclate à tous les yeux, dans sa noble ordonnance. Elle se développe comme une fresque et comme le fronton d’un temple. Si variés que soient les aspects du décor, si nombreuse que soit la figuration, l’ensemble se laisse facilement saisir. C’est un enchaînement de scènes qui prises isolément forment un tout et qui cependant ne peuvent se détacher les unes des autres. Les proportions en sont calculées d’après l’importance qu’elles ont dans le plan total. Elles se groupent, se distribuent et s’équilibrent suivant des affinités plus naturelles que logiques, plus esthétiques qu’intellectuelles. Des images riantes ou gracieuses s’opposent à des images d’horreur ou de violence. Et suggérant de mystérieuses analogies, mille détails inaperçus d’abord se répondent et se font écho à travers la masse de l’action, de la même façon que les couleurs se rappellent dans le tableau d’un peintre. Chaque partie est tellement complète en soi et la somme des parties conspire en un organisme tellement parfait que l’œuvre entière ◀semble▶ isolée et suspendue dans le vide comme la terre dans l’espace. Le vulgaire s’imagine que l’édifice ne tient à rien. Mais le poète qui l’a solidement enfoncé au cœur même de sa race et de sa patrie sait que le fondement en est immuable et qu’on ne peut l’en arracher sans le détruire.
Sortons maintenant des symboles et résumons la pensée qui s’en dégage :
Si l’on ordonne la matière d’un livre comme une vivante architecture, et si, de plus, on est circonspect à ne rien écrire qui n’entretienne l’émotion génératrice d’où l’œuvre est sortie, qui n’éclaire sous une face nouvelle l’idée d’art que l’on veut traduire, qui ne serve enfin à expliquer l’âme des personnages, à justifier telle ou telle de leurs démarches ou même tels de leurs gestes, — alors la forme et la matière se pénétreront dans une juste connexion. Tout se tiendra. On obtiendra la liberté dans l’ordre, l’unité stricte dans la plus riche diversité.
Voilà fixé dans ses grandes lignes l’Idéal classique que nous ont transmis nos pères. Effort constant vers l’harmonie et la composition, souci de l’ordre, du choix, de la beauté, culte de la tradition, culte de la vérité humaine, préférence pour les lieux communs, conception poétique des choses et, pour tout dire, solidité du fond et perfection de la forme, — tels sont bien les préceptes fondamentaux de leur esthétique. Mais de les concevoir simplement en dilettantes ou en critiques ne nous avancerait pas beaucoup. Cette discipline classique n’est pas une fantaisie éclose dans la cervelle d’un bel esprit. Elle fut l’expression de réalités historiques, ethniques, physiologiques. Une nation, une race, des tempéraments et des individus ont été nécessaires pour qu’elle pût produire des œuvres viables. Sommes-nous encore cette nation et cette race, sommes-nous ces tempéraments et ces individus ? C’est à cela que se ramène toute la question.
Taine est le premier qui ait défini nettement l’importance de la race, non seulement en littérature, mais dans tous les domaines de la sociologie et de l’histoire. Malheureusement, l’admirable leçon qui se dégageait de son Histoire de la littérature anglaise n’a pas été comprise chez nous. La débilité mentale de la génération contemporaine de ce beau livre a causé les plus étranges confusions. Des trois grands facteurs de toute littérature nationale, que Taine avait si profondément analysés, — la race, le milieu et le moment, — les naturalistes n’ont retenu que le second, et encore se sont-ils grossièrement mépris sur le sens de ce mot. Pour eux, le milieu, ce n’est pas le sol nourricier qui façonne l’individu, le lieu des forces primordiales et permanentes qui lui imposent son type, c’est le pêle-mêle des phénomènes contingents qui, dans un cercle donné, passent à la portée de l’observateur littéraire. Et ce sont ces phénomènes passagers qu’ils ont décoré du nom de « documents ». Rien de plus superficiel que cette conception ! On demeure stupéfait d’un tel malentendu et l’on s’étonne plus encore quand on songe que ces mêmes gens qui s’extasiaient avec l’illustre philosophe sur la vigueur exubérante et sur la belle unité de la littérature anglaise — manifestation incomparable de la puissance d’une race — s’évertuaient par tous les moyens à tuer chez leurs compatriotes ce qui subsistait encore de la race et de la tradition françaises. En dehors de la race, la littérature dégénère en pur dilettantisme, elle produit des œuvres hybrides et isolées qui ne pénétreront jamais dans la vie profonde d’un peuple. Le lien social de l’art est brisé. Au contraire, la santé de la race est la condition première et nécessaire de tout art classique, c’est-à-dire vraiment social et vraiment humain.
La forme la plus apparente de la race, c’est la nation. Dans ce cadre en grande partie artificiel, se groupent et se coordonnent « ces dispositions innées et héréditaires que l’homme apporte avec lui à la lumière et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et la structure du corps »
. Mais ces dispositions ne sont pas seulement physiques, elles sont encore intellectuelles. Elles comprennent des aptitudes acquises et communes à tout un groupe d’individus : une méthode particulière de penser, une façon spéciale de sentir et de s’exalter, de jouir, d’aimer, de goûter la vie ; et ce qui domine toutes ces ressemblances, c’est le souvenir émouvant des mêmes périls et des mêmes triomphes, des mêmes grandes choses accomplies ensemble.
On prétend qu’aujourd’hui ce lien national est en train de se relâcher et que les patries agonisent. Est-il possible de fermer plus complètement les yeux à l’évidence ? S’il est un fait qui sollicite la réflexion, c’est qu’en ce moment même l’agitation socialiste et internationale est parallèle à un véritable réveil des nationalités toujours plus confiantes en elles-mêmes, toujours plus avides de s’affirmer. De la Chine au Transvaal, les peuples menacés par l’invasion cosmopolite ont manifesté leur volonté de défendre chèrement leur existence. À cette attitude résolue, les puissances envahissantes ont répondu par un redoublement d’ardeurs belliqueuses. Épouvanté par les ambitions germaniques, anglaises, américaines, le monde entier sera bientôt en armes. Une véritable folie de conquête ◀semble▶ sur le point de s’emparer du globe. Le rêve napoléonien hante la cervelle des boutiquiers de Londres, et le commis voyageur allemand qui colporte sa camelote à travers les deux hémisphères est convaincu qu’il travaille pour la plus grande gloire de l’Empire. Chacun ne pense qu’à écraser son voisin. Jamais la maladie impérialiste n’aura atteint à un degré d’exaspération plus aiguë.
Si même le socialisme parvenait à enrayer ce mouvement, on peut prédire que sa victoire s’accompagnerait d’une recrudescence inattendue de patriotisme. Les États socialistes seraient patriotes pour la même raison que la Révolution française, — pour se défendre d’abord ! Ensuite, parce qu’il est à prévoir que la propriété collective aura les mêmes appétits et rencontrera les mêmes obstacles que la propriété individuelle. Enfin et surtout, parce que la guerre renferme en soi un élément mystique qui transporte les masses, qui répond aux instincts les plus profonds de notre nature, depuis le besoin du carnage jusqu’à la soif du sacrifice, — et qu’il est impossible de déraciner les uns sans arracher les autres en même temps.
Au milieu de cette effervescence universelle, nous ne pouvons pas être les seuls qui nous croisions les bras. Ce serait de la démence que de nous suicider pour notre vieille chimère romantique de fraternité, alors que tous nos voisins s’en moquent ou se préparent à partager nos dépouilles. Mais, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, nous sommes une nation, nous resterons une nation. C’est un fait historique contre lequel nous ne pouvons rien, pas plus que nous ne pouvons changer notre corps et renier notre hérédité ; et quand ce fait cesserait d’être visible et tangible, il n’en demeurerait pas moins une vérité d’ordre idéal. Il faut croire qu’il y a une Idée de la Patrie au-dessus du temps et de l’espace, comme les théologiens admettent qu’il y a une Idée de l’Église. Si l’Église militante est sujette à des défaites et même à des éclipses momentanées, l’Église triomphante ne connaît ni la diminution ni la mort. Ainsi s’explique que des nationalités aient pu revivre après des siècles. L’âme des patries est immortelle, comme l’âme des héros !
Après une si longue période d’affaissement et de coupable indifférence, il importe de proclamer bien haut ces idées. Nous sommes tous intéressés à ce que l’âme nationale ne périsse point en nous. Le mot de « France » représente pour chacun de nous un capital intellectuel et moral longuement accumulé et dont nous n’épuiserons jamais la richesse. Nous priver de cet héritage, ce serait nous réduire à l’indigence, ce serait faire de nous les métèques de l’Europe.
Mais pour ceux-là qui veulent renouer la tradition classique, il est des raisons peut-être plus pressantes de rester attachés de tout leur cœur au symbole de la Patrie. La première de toutes, c’est la nécessité de sortir du dilettantisme, puisque, sans cette adhésion réfléchie ou spontanée, l’artiste, isolé du groupe qui doit le soutenir et réduit au caprice individuel, n’est plus qu’un amateur dont l’action est toujours restreinte et l’exemple peut être dangereux ; mais il faut aller plus avant.
Nous l’avons dit : la Patrie a façonné la Race, elle en est la forme extérieure et palpable. Or, la race est la substance même de l’individu, la source féconde où s’alimente son sang comme sa pensée. L’apport de la race et celui du milieu national sont si intimement unis qu’il est impossible de les séparer autrement que par l’analyse. Qu’est-ce donc que la race ? Il va sans dire que nous n’avons pas la prétention de répondre en savant, mais simplement en poète soucieux de voir clair dans des idées de sens commun familières aux gens de son métier. Or jusqu’ici nos littérateurs ◀semblent avoir confondu l’idée de race avec l’idée d’hérédité. À les en croire, tous les caractères physiques ou moraux transmis par l’hérédité et fortifiés par l’habitude, quelle qu’en soit la nature, qu’ils soient bons ou mauvais pour l’organisme, qu’ils produisent, avec l’équilibre de la santé, une augmentation des forces, ou qu’ils amènent la dégénérescence, la maladie et la mort, — tout cela, pêle-mêle, rentre pour eux sous le concept de la race. D’autres, frappés de ce fait que nulle nation peut-être n’est homogène et s’exagérant la déformation du type ethnique par les migrations et les croisements perpétuels, ont fait de la race une pure entité physiologique qui ne répond à rien dans la réalité.
Pour nous, nous ne nous piquerons point de tant d’exactitude scientifique. Nous en croirons le témoignage de nos yeux et nous jugerons à la façon du peuple, dont l’instinct reconnaît sans hésiter « les êtres de race », — exemplaires uniques d’une perfection relative, devant lesquels tous les autres tombent au niveau d’ébauches grossières ou manquées. L’erreur est de croire qu’une nation tout entière peut composer une race. Les races les plus pures n’ont jamais été que des aristocraties, qui se sont préservées soigneusement de tout contact avec la classe servile et les étrangers. Si aujourd’hui la France est un ramassis de quarante millions d’esclaves1, jadis elle fut une nation, grâce à quarante mille aristocrates qui ont défini en eux le type de notre race et l’ont offert à l’imitation de toute l’Europe. Selon l’expression de Voltaire, — le plus aristocrate des hommes, — ce sont eux qui des Welches ont tiré des Français. Mais ce type, c’est le résultat séculaire d’une sélection lente, continue, consciente d’elle-même. Il représente une série de victoires sur les instincts anarchiques qui travaillent à la dissolution de l’individu, en un mot sur toutes les tares de l’hérédité. Il est la plus haute expression de la vie dans son effort incessant vers l’ordre et la beauté. C’est la somme de toutes les vertus qui sont nécessaires pour créer et entretenir un corps robuste et sain, une intelligence lucide et une volonté sans défaillance. En ce sens, la race est, autant qu’une œuvre de nature, une œuvre d’art et une œuvre de moralité.
On voit tout de suite combien il importe pour un artiste d’être « bien né » et d’appartenir à l’aristocratie naturelle d’un pays. S’il est vraiment l’homme de sa race, — de la race qui, dans une nation, s’est rendue conquérante et triomphante grâce aux vertus égoïstes qui ont préservé la force et l’intégrité de son type, — il trouvera sans y penser la matière de son art dans ces vertus mêmes, et il reconnaîtra, dans la vigueur des muscles que lui ont façonnés ses pères, le plus ferme soutien de son génie. Il ne se demandera point avec angoisse s’il va chanter ceci ou cela ; il n’hésitera pas, il écoutera la voix inspiratrice des aïeux, et il s’abandonnera sans peur à la grande force paternelle qu’il sent agir en lui. Au contraire, le prolétaire intellectuel, l’homme sans ancêtres, celui dont les ascendants, bien loin d’augmenter l’héritage atavique, l’ont follement gaspillé dans des vies sans règle ni vertu, et finalement se sont abîmés dans la médiocrité, la lâcheté ou la débauche, — celui-là se sentira perplexe et dévoyé.
L’âme vide et le corps malade, n’apportant rien de son propre fonds, il n’aura rien à dire que sa pauvreté et sa souffrance. S’il veut sortir de lui-même et de ses mélancolies, il en sera réduit à l’imitation de l’étranger ou à l’exploitation charlatanesque des pires excentricités. Ou bien il niera tout ce qu’il n’a pas et tout ce qu’il envie chez les autres : la race, le génie, l’amour même, — toutes ces grandes réalités bienfaisantes qui conspirent pour fonder un ordre de choses et une félicité dont il est exclu. Il mettra un orgueil cynique à se parer de ses misères et de ses impuissances, et il essaiera, comme certains aujourd’hui, de fonder l’art des esclaves et des déshérités.
Est-il besoin de dire que nous ne faisons point de la race le privilège d’une caste ? Tous les vrais aristocrates d’une nation se reconnaissent à première vue, d’où qu’ils viennent. Ce rustre qui passe, le fouet sur l’épaule, en suivant son chariot, porte peut-être en lui une âme de maître, et, s’il ne rêve encore que l’aisance ou la fortune, peut-être que ses arrière-neveux rêveront l’Empire. L’extraction plébéienne ne signifie rien. Si Rousseau était le fils d’un horloger, Hugo était le petit-fils d’un menuisier. Et cependant quelle différence ! Il faut croire que la nature du menuisier de Nancy était d’une autre trempe que celle de l’horloger de Genève. En dépit de tous ses efforts pour se guinder à la vertu, l’auteur de l’Émile reste le bohème et l’esclave en révolte. Dans la bassesse de sa morale, on sent la crasse de ses origines, et jusque sous les oripeaux de sa rhétorique on voit percer la souquenille du laquais. En dépit de toutes ses erreurs et de ses flatteries démocratiques, l’auteur des Misérables reste le Fils de la Maison, le rejeton d’une vieille souche laborieuse et obstinée à vaincre. Sa conception toute patriarcale de la famille et de l’État, ses instincts autoritaires, son goût pour la pompe et les magnificences décoratives de l’histoire annoncent le chef de clan et, comme il aimait à s’en flatter, le haut baron féodal. Même sans les services de son père, le général, sans le brevet de ce César qu’il a chanté autant en émule qu’en lyrique triomphal, — par droit de naissance, il était comte Hugo !
S’il en est ainsi, si la race est pour nous la condition première de notre art, notre plus urgent effort sera d’en ranimer ou d’en entretenir la vigueur. Rendre la santé au pays comme à l’esprit public, voilà la tâche présente !
Hélas ! nous sortons à peine d’un long cauchemar de trente années, — courte période qui pèsera autant sur notre avenir que les siècles les plus sombres de notre gestation nationale. Selon les graves paroles de l’historien romain, nous avons donné un mémorable exemple de patience et nous avons connu tout ensemble ce qu’il y a d’extrême dans l’anarchie comme dans la servitude. Rappelons-nous les désolants spectacles dont nous fûmes témoins.
Les plus âgés de notre génération sont nés à la veille de la Défaite. Ils ont pu lire dans les yeux de leurs mères toutes les épouvantes de la guerre prussienne. Ils ont grandi au milieu du deuil de la Patrie. Plus tard, arrivés à l’adolescence, ils ont vu la démagogie hurlante se ruant à l’assaut de pouvoirs publics irresponsables, notre industrie en déroute, ruinée par les grèves et la concurrence de voisins sans scrupules ; avec le désarroi au dedans, la reculade au dehors ; enfin, — humiliation suprême ! — après l’invasion matérielle, l’invasion intellectuelle et morale du vainqueur !
Toutes les maladies sociales qui peuvent assaillir et dissoudre un organisme politique se sont abattues à la fois sur nous. Et ceux-là précisément qui avaient assumé la mission de nous guérir ont encore aggravé le mal, peut-être, hélas ! avec l’illusion de bien faire ! Ils nous ont brisés, corps et âmes. Ils ont énervé notre peuple en l’abusant sur ses prérogatives, en lui offrant pour unique idéal le droit à la paresse, le bien-être mesquin du petit bourgeois ou du petit employé. Quiconque sort de France et visite ces jeunes nations récemment colonisées, ces pays d’immigration où se confrontent les races, est atterré par l’infériorité des nôtres. L’ouvrier français est le rebut des chantiers du monde. On dirait qu’avec notre endurance nous avons perdu jusqu’au minimum de forces combatives nécessaires pour nous défendre.
Si ces mauvais maîtres ont amolli nos corps, ils ont gâté nos cœurs par les sentimentalités les plus basses. Jamais le relâchement du viscère n’aura été aussi affligeant ni si ridicule. On se noie dans les larmes, on s’avachit dans les attendrissements. Du haut en bas de l’échelle, la contagion gagne. L’Église elle-même, la vieille aristocratie, tous ceux qui se piquent encore de conserver la tradition nationale sont atteints du même ramollissement que la bourgeoisie dégénérée. Les cœurs sensibles redeviennent à la mode ; et il était réservé à notre époque d’instaurer le culte monstrueux de la souffrance humaine : aberration incompréhensible devant laquelle le christianisme lui-même a reculé ! car, pour le chrétien, la souffrance n’est qu’un moyen de sanctification, et elle n’est d’aucun prix si elle ne tend pas au salut. À travers les douleurs, le chrétien marche à la gloire comme le héros antique.
Ce n’est pas tout : on a perverti nos intelligences en les asservissant à des méthodes étrangères, en leur imposant une pensée qui n’est pas la nôtre. On nous a inspiré une défiance de nous-mêmes qui a failli nous stériliser, et en revanche une admiration sans bornes pour tout ce qui nous venait de nos vainqueurs. Nous avons pris une attitude de bons élèves qui tirent vanité des encouragements de leurs pédagogues. Ainsi s’explique que la production de nos voisins menace de supplanter la nôtre. Le flot des sottises cosmopolites nous submerge. Effarés devant ce débordement, nous acceptons au hasard tout ce qu’on nous apporte, résignés à tout subir plutôt que de nous contraindre à lier les deux idées nécessaires pour juger cette marchandise et la renvoyer à son lieu d’origine. Comme si ce n’était pas assez des nôtres, nous acceptons toutes les hystéries exotiques, toutes les divagations de la folie subjective ; nous ouvrons de grands yeux aux lueurs troubles des pensées boréales, nous prêtons nos oreilles aux vagissements informulés de musiques et de littératures dans l’enfance. Tous nos dramaturges ne comptent pas devant un Ibsen, et ni nos Balzac ni nos Flaubert n’ont jamais connu le scandaleux succès que nous avons fait aux rhapsodies d’un Sienkiewicz ou aux grossières histoires d’un simple animalier comme Rudyard Kipling.
Pourtant ne nous désolons pas outre mesure ! Des indices certains permettent d’espérer la guérison : quand ce ne serait que cet effort de quelques provinces pour recouvrer leur vitalité d’autrefois ! Si le corps de la patrie est gangrené, quelques membres sont restés sains. Ce sont eux peut-être qui referont le sang de la nation. Il est encore aux frontières de vieilles races résistantes et dures dont aucune invasion n’a pu entamer ni la vigueur ni les âmes. Oui ! aux marches de Catalogne, comme aux marches de Bretagne, en terre lorraine comme en terre provençale, — je le sais ! — il est encore de beaux fils de France, taillés pour la lutte et la volupté, qui sont avides de continuer la vie des ancêtres selon son idéal de gloire, de justice et de raison. Avec eux, nous nous mettrons à l’œuvre. Nous recréerons des individus qui sont l’épanouissement et la conscience des races, des aristocraties qui sont la sauvegarde des nationalités.
Ceux-là, ils protestent de toute leur énergie contre l’iniquité du dogme égalitaire, parce qu’il est un défi au bon sens comme à l’ordre naturel. Ils s’opposent à ces tentatives de nivellement systématique qui tuent toutes les forces vives du pays ; ils veulent résister à la coalition terrible des faibles et des médiocres, à l’envahissement de plus en plus redoutable des « primaires », — produits arrogants et présomptueux d’une éducation superficielle. Ils sont des hommes, ils ne consentiront à obéir qu’à des hommes et non à je ne sais quels principes abstraits interprétés par des mandataires anonymes sans intelligence, ni générosité, ni bonté. Ils savent que l’Individu, expression de la race, est la base de tout et que les démocraties elles-mêmes ne peuvent se passer d’individus : la Révolution s’appelle Mirabeau, la Terreur s’appelle Robespierre ! Ils savent aussi que l’individu séparé de la race n’est rien, que l’aristocratie privée du sol qui la nourrit, de la richesse et de la puissance matérielle qui la soutiennent, n’est qu’un vain mot, et ils se riront des Jean sans Terre de nos prétendues « aristocraties intellectuelles ». Ils diront adieu à la vieille utopie sentimentale de fraternité universelle, pour laquelle nous avons gâché tout un siècle de notre histoire ; et si chacun d’eux garde au fond de son cœur les cultes de ses pères, ils ne reconnaîtront d’autres divinités pour la Patrie que la Force qui fonde les empires et la Raison qui la conduit !
Mais ne nous abandonnons point à des illusions faciles ! Cette besogne d’assainissement sera longue ; elle exigera de nombreuses années peut-être ! Qu’importe ! elle est nécessaire, inévitable. Il faut l’entreprendre tout de suite, si nous ne voulons pas mourir. Jadis les hommes de l’Assemblée nationale, entraînés par un élan naïf, décidèrent de consacrer « au Sacré-Cœur la France repentante ». Nous autres, ce n’est pas une basilique neuve dont les pierres sans foi ne recouvrent que le vide et le silence, c’est une âme et un sang purifiés que nous voulons offrir au bon Génie des ancêtres ! Nous voulons faire en hommes sains et bien équilibrés ce que les autres ont fait en frénétiques et en malades. Nous voulons faire avec clarté, avec ordre, avec méthode, avec beauté, ce que les autres ont fait en aveugles et dans les ténèbres, le plus souvent avec laideur et incohérence.
Embrassons ce ferme propos, non pas seulement pour sauver les nôtres, mais peut-être aussi avec la lointaine espérance que nous serons utiles à tous les peuples de bonne volonté. Affirmons-nous encore une fois en face de l’univers, car il est trop sûr que nous Latins, héritiers directs de Rome et d’Athènes, nous sommes la civilisation ! En ce moment le Barbare, qui en est le pire ennemi, est dressé contre elle. L’instant est grave. Regardons plutôt autour de nous, voyons ce que l’Anglo-Germain a fait de l’Europe depuis qu’il s’est emparé de l’hégémonie, pendant le dernier tiers du siècle qui vient de finir. Comme aux époques les plus inclémentes de l’histoire, il l’a réduite au qui-vive perpétuel, il lui a imposé des armements qui l’épuisent, et, sans l’excuse de la bonne cause à défendre, de l’entraînement juvénile et irréfléchi, il a instauré le règne exclusif de la force brutale alliée à la ruse et à la perfidie.
À cause de cela et d’autres raisons plus vitales qu’il n’est pas besoin de dire, — ô Latins, Espagnols, Italiens, nos frères, et vous, Roumains, Hellènes, qui renaissez à la lumière après une si longue éclipse ; et vous, Slaves, dont la conscience religieuse est parente de la nôtre, qui nous apportez le trésor intact de votre jeunesse et l’immensité de votre force, — serrez vos rangs, unissez-vous ! Préparons ensemble la revanche de notre race, nécessaire à la paix comme à la beauté du monde ! Quant à nous Français, si le but, hélas ! est encore éloigné ; si peut-être il n’est pas réservé à notre génération de l’atteindre, répétons-nous, afin d’en ranimer nos espoirs, que la Grande France d’autrefois fut avant tout une œuvre de volonté et qu’ainsi la victoire dépend de nous, si nous ne faiblissons pas !
Pour le comprendre, pour en avoir en quelque sorte l’intuition vivante, il faut, un beau jour, — avec piété, avec recueillement, — visiter cette longue série de merveilles qui commence au vieux Louvre et, par la cour du Carrousel, les Champs-Élysées, l’Arc-de-Triomphe, la Muette, Sèvres et Saint-Cloud, aboutit à Versailles. Nous sommes au cœur de la France. La nation nous apparaît ici dans le développement majestueux de son histoire, depuis les monuments de ses vertus héroïques jusqu’aux vestiges de ses égarements révolutionnaires. La voilà ramassée tout entière dans ce Paris de l’art que les étrangers ne connaissent pas, auquel ils préfèrent le Paris cosmopolite qu’ils ont fait à leur image, — ce Paris-de la beauté classique que nous-mêmes enfin avons si longtemps calomnié !
Nous avons parcouru l’Avenue triomphale, nous avons franchi les murs de la Ville, nous voici maintenant à Versailles, devant l’enceinte sacrée, le pomœrium de la Patrie ! C’est par un clair après-midi d’octobre. La lumière douce est encore voilée par les brumes. Tout le ciel a la belle couleur d’ambre des raisins d’automne. Nous longeons le Grand Canal jusqu’au bassin d’Apollon. Peu à peu, la hauteur des terrasses s’abaisse, et tout à coup la perspective se découvre. Le décor prestigieux vient de surgir :
On voit un grand palais comme au fond d’une gloire !
Aussitôt la vision s’amplifie jusqu’au symbole. On songe aux lieux tristes d’alentour et l’on se rappelle que cette misère du sol fut transformée par la volonté toute-puissante d’un seul, avec le concours d’une race et d’un peuple.
Ce palais, c’est le plus illustre trophée que la France ait élevé à son génie ! Pour le bâtir, les soldats ont donné leurs bras ; pour le décorer, les marchands ont apporté leur or, et les artistes, leurs talents ; pour l’égayer, l’aristocratie a prodigué son esprit et ses grâces. Et de tout cela réuni ils ont composé une chose unique, — une chose que peut-être on ne reverra plus ! On médite, on regarde autour de soi : ce ciel, ces marbres, cette blancheur des pierres, ces reflets des eaux dormantes sous le pâle soleil d’arrière-saison ! et l’on sent qu’il flotte dans cette atmosphère glorieuse une idéale splendeur qui dépasse encore la splendeur visible des jardins et des édifices, et que l’harmonie de cet ensemble démesuré offre à l’imagination la fête la plus admirable dont puisse s’enchanter un poète !
Instinctivement, on cherche la foule brillante qui jadis animait ces ombrages. Tout est mort. Mais si l’homme a disparu, la nature disciplinée par lui porte toujours son empreinte. Impétueuses, exubérantes, les sèves jaillissent dans l’élancement des branches, l’odeur fauve des profondeurs sylvestres embaume l’air. Une raison sage, amoureuse de l’ordre et de l’éclat, a réglé l’expansion de ces énergies sauvages. On monte, au milieu des statues, des vases, des dieux termes, — copies précieuses des maîtres antiques, hommages pieux aux cultes abolis des lointains ancêtres. On s’arrête devant la blanche Colonnade avec ses jets d’eau taris, dont les vasques se dressent, sous la courbe gracieuse du portique, comme de hautes coupes à sorbets ; et l’on y évoque, en de chaudes soirées d’août, abritées par des voiles éclatants, des assemblées de femmes parées ou dévêtues comme des nymphes… Embarquements pour Cythère ! Conversations dans les parcs ! Des ressouvenirs de Watteau se mêlent aux images arcadiennes du Poussin. On s’étonne, et l’on se souvient de la chose divine et délicate qui fut la volupté de la France !
Mais autour du bassin de Latone la rangée solennelle des ifs s’élargit, puis se resserre, en gravissant les rampes. Vous touchez au sommet de la dernière terrasse. Enfin, le noble horizon se déploie tout entier ; et, en face de ces grandes étendues géométriques et pompeuses, le premier sentiment est une sorte de stupeur admirative devant la majesté de l’espace. Gigantesques miroirs créés tout exprès pour refléter sa magnificence, les parterres d’eau répètent et prolongent dans leurs ciels illusoires la vaste ordonnance du palais avec ses statues, ses trophées de cuirasses et de drapeaux, ses pilastres et ses colonnes au mol ionique fleuri de guirlandes, ses hautes fenêtres au cintre épanoui comme pour accueillir plus abondamment la lumière. Cela est immense, mais cela n’écrase point. Cela est splendide, mais sans faste insolent. On dirait un édifice fait avec de la clarté. Cela ne sent point, comme ailleurs, la forteresse ou le monastère. La grâce aimable domine partout. C’est le palais de l’esprit, de l’art sociable, de la civilisation la plus douce et la plus humaine qui fut jamais !
Si vous craignez que ce décor ne soit qu’une fantaisie brillante et légère, penchez-vous sur la balustrade de l’Orangerie et regardez les constructions qui entourent la pièce des Suisses. Vous verrez des pylônes trapus, des soubassements babyloniens, — tout un travail énorme de bâtisse ; ainsi la solidité se cache sous l’agrément, la force se déguise sous la pompe souriante !
Vous redescendez maintenant vers Trianon, en suivant l’avenue qui part du bassin de Neptune… Trianon ! Vivant souvenir de l’adultère monarchique ! La pensée encore pleine de tant de grandeurs hautaines et graves, vous êtes presque tenté de détourner vos pas de cette retraite de plaisir. Mais là aussi vous retrouverez bientôt la pensée inspiratrice de l’art classique. Dans ce concert de beautés si sévèrement ordonné et pour ainsi dire intellectuel, le désordre de la passion a sa place. Le Maître a voulu qu’il fût harmonieusement relié à l’ensemble. La maison est décente, simple et grandiose tout à la fois. Un demi-dieu s’y délasse ! Seuls, les marbres rouges avec leurs veines ardentes, — allusion symbolique aux flammes du Désir, — les petits Éros des jets d’eau qui lutinent les tiges dorées des héliotropes de bronze, rappellent la destination amoureuse du logis.
Poursuivi par l’image des maîtresses royales, vous vous reposez dans une allée solitaire, en face de la fontaine de Mansart, étincelante sous ses dorures et ses bas-reliefs de porphyre, comme un buffet de parade dressé pour des réjouissances princières… Le soleil se couche. Une grande lueur vineuse envahit tout l’occident du ciel. Les arbres mêlent la rouille opulente de leurs feuilles aux ors des sculptures. Les vasques moussues égrènent leurs gouttelettes sur les eaux stagnantes. Une douceur, une mélancolie faite des plus nobles espoirs monte des lieux abandonnés. Au loin, des clairons sonnent dans les casernes de Versailles !…
Ô ma France, nulle part je ne t’ai vue si belle que dans ces lieux où tu triomphais sous tes justes maîtres ! C’est là qu’il faut conduire les plus découragés de tes enfants pour qu’ils reprennent confiance en ton génie. Ils se persuaderont que la source en est toujours féconde et que l’enseignement de ton histoire peut être encore une discipline pour les peuples. Jadis tu apprenais à nos pères à ne pas mésuser de la force, à faire de la vie une fête généreuse où chacun est convié. Tu leur montrais le chemin des réalités et tu édifiais dans ta pensée l’univers à la fois le plus exact et le plus beau. Tu inondais de ta clarté les chimères décevantes, les ruses et les complots des consciences mauvaises, tu tenais la sauvagerie du Barbare humiliée devant ta grâce. Ta parole était une leçon éloquente de raison et de beauté !… Nous voulons que cela soit encore et toujours. Nous savons que les ancêtres te l’ont juré pour nous. Nos mains ne seront point lâches, ni nos cœurs tremblants, puisque leur souvenir s’est réveillé dans nos âmes. Nous sommes leur sang et leur pensée ; nous sommes leur gloire et leur défaite, leurs héritiers et leurs vengeurs. Une émotion terrible et douce nous envahit en songeant à tout ce passé formidable que nous portons en nous, si bien que notre voix se brise dans un sanglot, ô mère, en te criant notre tendresse et l’orgueil d’être tes fils !