(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »

Chapitre XVI.
Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien.

Tandis que dans Rome Tacite écrivait l’histoire, que Pline célébrait Trajan, que Quintilien professait l’éloquence, que Martial cultivait la poésie légère, que Stace chantait les héros, et Juvénal, ardent et sombre, poursuivait, avec le glaive de la satire, les crimes des Romains, à l’autre extrémité de l’empire, dans l’Ionie, la Grèce et une partie de l’Asie, les orateurs grecs, qu’on nommait sophistes, jouaient le plus grand rôle, et remplissaient quelquefois de l’admiration de leur nom les villes et les provinces ; ce qui les distinguait, c’était l’art de parler sur-le-champ avec la plus grande facilité. Cet art était né dans les plus beaux siècles de la Grèce, et convenait à l’imagination ardente et légère d’un peuple que le sentiment et la pensée frappaient rapidement, et dont la langue féconde et facile semblait courir au-devant des idées. Gorgias, né en Sicile, avait le premier donné cet exemple dans Athènes ; Critias et Alcibiade, encore jeunes, Thucydide et Périclès, déjà vieux, venaient l’entendre et l’admiraient ; Eschine, le rival et l’ennemi de Démosthène, eut le même talent. Dans ces sortes de discours, il était, dit-on, plein de chaleur et de génie et semblait inspiré comme le prêtre qui rendait les oracles. Cet art fut cultivé depuis avec beaucoup de succès, et sons les empereurs, il procura la plus grande célébrité à ceux qui s’y exercèrent. Athènes, Alexandrie, Tarse, Smyrne, Éphèse et Byzance étaient des écoles sans cesse ouvertes ; là se formaient et régnaient ces orateurs ; ils parcouraient les villes les plus célèbres de l’Europe et de l’Asie. À leur arrivée, le peuple s’assemblait en foule dans les places publiques ou dans les portiques du temple ; on leur donnait un sujet, et ils parlaient au bruit des applaudissements ; souvent ils commençaient par prononcer l’éloge de la ville ; c’était eux qu’on envoyait en ambassade vers les empereurs ; ils arrivaient à Rome précédés par leur renommée, et souvent le prince leur accordait des privilèges, des exemptions de charges, et quelquefois les premières dignités de l’empire. Les peuples leur élevaient des statues ; on plaçait leur image dans les temples, et leur patrie les nourrissait aux dépens de l’État.

On conçoit que la plupart de ces orateurs ou sophistes, dont l’art et le talent était de s’affecter avec rapidité de tous les sujets, devaient avoir une imagination vive et un esprit enthousiaste ; l’un, nommé par la ville de Smyrne pour aller en ambassade vers un empereur, adresse sur-le-champ une prière aux dieux, pour qu’ils lui accordent l’éloquence d’un de ses rivaux ; un autre ne méditait jamais que la nuit. « Ô nuit ! disait-il, je t’invoque ; parmi toutes les divinités, nulle ne parle plus puissamment au cœur de l’homme que toi. » Un autre, qui conseillait de fuir les villes et sentait que la situation des lieux influe sur l’âme : « Habite et parcours les montagnes, disait-il, le soleil les frappe de ses premiers rayons ; les derniers rayons du soleil reposent sur elles ; élève-toi vers les cieux, sors de l’ombre, et respire la lumière et la pureté du jour » ; un autre, après la mort de son épouse, ramasse tous les ornements qui servaient à sa parure, et les suspend dans un temple pour les consacrer à la divinité du lieu.

Le plus célèbre d’entre eux fut Hérode Atticus ; il descendait de Miltiade, avait eu un de ses ancêtres consul à Rome, fut lui-même consul, devint le maître de Marc-Aurèle, et posséda des richesses immenses ; mais il préférait à tous ces titres la gloire de parler sur-le-champ d’une manière éloquente : il reçut des leçons d’un fameux orateur de Smyrne, et pour premier essai prononça sur-le-champ l’éloge de son père. Dans sa première jeunesse, désespéré d’être resté court devant un empereur, il veut s’aller précipiter dans le Danube. Il avait un ami qu’il aimait tendrement, il lui fait élever une statue, et grave au bas une imprécation contre ceux qui abattraient la statue de son ami. Enfin, dans sa vieillesse, menacé par un homme puissant : « Ne sais-tu pas, lui dit-il, qu’à mon âge on ne craint plus ? »

Mais par quel art ces hommes singuliers pouvaient-ils parvenir à parler sur-le-champ avec éloquence sur toutes sortes de sujets ?

Cet art, outre une imagination très vive et prompte à s’enflammer, supposait encore en eux des études très longues ; il supposait une étude raisonnée de la langue et de tous ses signes, l’étude approfondie de tous les écrivains, et surtout de ceux qui avaient dans le style, le plus de fécondité et de souplesse ; la lecture assidue des poètes, parce que les poètes ébranlent plus fortement l’imagination, et qu’ils pouvaient servir à couvrir le petit nombre des idées par l’éclat des images ; le choix particulier de quelque grand orateur avec qui leur talent et leur âme avaient quelque rapport ; une mémoire prompte, et qui avait la disposition rapide de toutes ses richesses pour servir leur imagination ; l’exercice habituel de la parole, d’où devait naître l’habitude de lier rapidement des idées ; des méditations profondes sur tous les genres de sentiments et de passions ; beaucoup d’idées générales sur les vertus et les vices, et peut-être des morceaux d’éclat et prémédités, une étude réfléchie de l’histoire et de tous les grands événements, que l’éloquence pouvait ramener ; des formules d’exorde toutes prêtes et convenables aux lieux, aux temps, à l’âge de l’orateur ; peut-être un art technique de classer leurs idées sur tous les objets, pour les retrouver à chaque instant et sur le premier ordre ; peut-être un art de méditer et de prévoir d’avance tous les sujets possibles, par des divisions générales ou de situations, ou de passions, ou d’objets politiques, ou d’objets de morale, ou d’objets religieux, ou d’objets d’éloge et de censure ; peut-être enfin la facilité d’exciter en eux, par l’habitude, une espèce de sensibilité factice et rapide, en prononçant avec action des mots qui leur rappelaient des sentiments déjà éprouvés, à peu près comme les grands acteurs qui, hors du théâtre, froids et tranquilles, en prononçant certains sons, peuvent tout à coup frémir, s’indigner, s’attendrir, verser et arracher des larmes : et ne sait-on pas que l’action même et le progrès du discours entraîne l’orateur, l’échauffe, le pousse, et, par un mécanisme involontaire, lui communique une sensibilité qu’il n’avait point d’abord.

Tel était probablement l’art de ces orateurs ; mais pour savoir quel était ou pouvait être le genre de leur éloquence, il faut considérer tout ce qui pouvait influer sur elle. La plupart des sophistes habitaient dans Athènes, ou dans les villes grecques de l’Asie ; alors Athènes était esclave ; la tribune où avait harangué Démosthène était brisée : Athènes avait perdu l’orgueil, les espérances, les craintes. Des monuments de sa grandeur passée, et la triste monotonie de la servitude présente, voilà ce qui lui restait. Cependant sa légèreté qui autrefois se mêlait à de grandes choses, s’amusait des petites, et l’imagination de ses citoyens, impuissante et active, leur donnait cette espèce d’inquiétude et de mouvement qui naît de la faiblesse jointe au souvenir de la force. Qu’on pense au genre d’éloquence qui devait naître d’une telle situation, et du caractère d’un peuple qui, extrême dans l’esclavage comme dans la liberté, mettait la même impétuosité à flatter ses maîtres ou ses tyrans, qu’elle en aurait mis autrefois à les combattre.

À l’égard des villes grecques de l’Asie, elles n’avaient pas même de souvenir de grandeur. Placées dans les plus beaux temps à la porte de la servitude et sous la main des satrapes, à peine avaient-elles respiré l’air de la liberté. D’ailleurs la douceur et la mollesse du climat avait produit un genre d’éloquence amolli comme les habitants. Il semble que cette espèce de vigueur qui donne un mouvement rapide à l’esprit et du nerf aux idées, ait toujours manqué à l’Asie. Le voisinage du despotisme, l’influence même du ciel, la multitude des sensations douces et calmes, plus de sensibilité pour les plaisirs, moins de disposition à l’exercice violent et actif de la pensée, et le désir d’un certain repos de l’âme, tout cela ensemble, dans des climats plus chauds, a dû nuire à l’éloquence ; aussi les orateurs d’Europe ont eu sur les orateurs de l’Asie les mêmes avantages que les guerriers du nord eurent de tout temps sur ceux du midi.

D’ailleurs, pour être vraiment éloquent, il faut un sujet qui intéresse l’orateur ; il faut un peuple qui s’intéresse au sujet. Les orateurs de l’ancienne Grèce défendaient, tout en parlant, de grands intérêts. Démosthène sur la tribune entendait derrière lui les chaînes que traînait l’ambition des tyrans, il avait sa liberté et celle de son pays à défendre : mais pour les sophistes, tout était fiction, mensonge. Il s’agissait d’amuser un peuple oisif et d’attirer quelques battements de mains à l’orateur.

Ces applaudissements même dont ils étaient si jaloux, et après lesquels ils couraient, devaient corrompre leur éloquence. Tout homme qui veut être applaudi, dénature sa pensée ; ou il en cache une partie pour faire davantage briller l’autre, ou il saisit un rapport qui étonne et qui est plus singulier que vrai ; ou il détache ce qui devrait être fondu dans l’ensemble, et le met en saillie, ou pour avoir l’air de s’élever et de voir de plus haut, il généralise un sentiment qui ne conserve sa force qu’autant qu’il est lié à une situation ; ou il ajoute au sentiment même, et pour étonner il exagère, ou par une expression recherchée il veut donner une tournure fine à ce qui devrait être simple, ou il tâche d’unir la finesse à la force pour surprendre par l’assemblage de deux qualités contraires, ou enfin pour arrêter et fixer partout l’attention, il multiplie les détails et néglige la grandeur et la marche de l’ensemble. Il suit de là que toute éloquence qui ne se propose que de faire battre des mains, doit être, à la longue, froide, fausse et médiocre.

La coutume même et la nécessité de parler sur-le-champ, quelque piquante qu’elle dût être, et de quelques études qu’elle fût précédée, devait nuire au véritable goût de l’éloquence. On pardonnait trop aisément à la petitesse des plans, au peu d’étendue des idées, au défaut de coloris, à la multitude des mots, à la faiblesse et au peu d’énergie des sentiments. L’orateur corrompait le goût du peuple, et l’indulgence du peuple corrompait l’orateur. De là sans doute les reproches qu’on a faits de tout temps à l’éloquence des sophistes, malgré les talents, les succès et la prodigieuse célébrité de quelques-uns d’entre eux. C’est pour ces raisons qu’aucun de ces Grecs n’a égalé ni Tacite, ni Quintilien, ni Pline ; mais il faut y ajouter encore la différence du séjour.

Rome était le centre de tous les mouvements ; c’était là que se réunissaient tous les grands spectacles, les grands intérêts, les grandes passions. Un homme qui faisait le sort du monde, une cour où l’on se rendait de toutes les extrémités de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, les caprices d’un tyran qui pouvaient faire trembler cent nations, une servitude même qui avait quelque chose d’auguste, parce qu’elle était partagée par l’univers ; enfin la grandeur romaine qui respirait de toutes parts, même à travers les ruines de la liberté, tout ce spectacle, au moins dans les premiers siècles de l’empire, agitait fortement les esprits et les âmes. L’orateur, le philosophe et le poète devaient donc avoir l’âme bien plus exercée à Rome, et être bien plus réveillés par le mouvement et le choc des idées, qu’au fond de la Grèce et de l’Asie, où les impressions arrivaient affaiblies par la distance.

Les défauts même des écrivains devaient être différents. À Rome, tout devait tendre à un certain excès, et dans les villes grecques à une certaine mollesse. La corruption du goût, qui naît des vices et des passions fortes, est différente de celle qui naît du défaut d’énergie, et de l’oisiveté qui s’amuse de tout ; l’une fait trop d’efforts, l’autre n’en fait pas assez : ainsi l’une exagère, l’autre affaiblit, et par là même peut-être le goût à Rome était plus près d’une décadence entière que dans la Grèce et dans l’Asie ; car celui qui ne va pas où il peut aller, est bien plus près de la nature que celui qui est emporté au-delà. En fait de goût, il faut moins de force pour remonter au but, que pour y redescendre.

Parmi ces orateurs ou sophistes grecs dont nous venons de parler, un très grand nombre composèrent des éloges de particuliers, de villes et d’empereurs. Il nous en reste un sur Trajan, mais dans un genre tout à fait différent de celui de Pline. L’auteur était Dion Chrysostôme, surnommé ainsi à cause de son éloquence. Il parut à Rome sous Domitien ; mais comme il avait autant de vertu que d’éloquence, il eut, ou le courage, ou le malheur de déplaire. Dans un pays d’esclaves, il fut libre ; et parmi les mensonges des cours, il fut vrai. Dès que la vérité condamne, elle est regardée comme un outrage, et bientôt comme un crime. Sur le point d’être proscrit, il fut obligé de fuir. Il déguisa son nom et sa naissance, et vécut plusieurs années inconnu, errant de ville en ville, et de pays en pays, manquant de tout, réduit le plus souvent, pour subsister, à labourer la terre, ou à cultiver des jardins, maniant tour à tour la charrue et la bêche, et honorant cet état par son courage. De toute sa fortune, il ne lui restait qu’un dialogue de Platon, et une harangue de Démosthène, qu’il portait partout avec lui. Il parcourut ainsi la Mœsie et la Thrace, pénétra jusque chez les Scythes, se fit quelquefois admirer par des peuples barbares, et se fixa enfin, pendant la plus grande partie de son exil, chez les Gètes. Ainsi un philosophe, pour avoir dit la vérité à Domitien, vécut exilé à peu près dans les mêmes lieux où, quatre-vingts ans auparavant, Ovide avait été forcé de vivre et de mourir, pour avoir surpris les débauches obscures de cet autre tyran qu’on nomme Auguste.

Lorsque Domitien périt, Dion était en habit de mendiant dans un camp de l’armée romaine, inconnu à tout le monde, et s’y occupant des travaux les plus pénibles. L’armée, en apprenant le meurtre de l’empereur, était prête à se révolter ; tout à coup Dion jette les haillons qui le couvraient, s’élance sur un autel, et de là s’adressant aux soldats : enfin le sage Ulysse a quitté ses lambeaux 48, dit-il ; poursuit, se fait connaître, parle avec la plus grande éloquence, apaise la sédition et calme l’armée. Nerva avait pour lui la plus grande estime, et le combla d’honneurs ; mais ce qui le touchait encore plus, c’était la tendre amitié de ce prince ; car les honneurs ne sont que le besoin des âmes vaines, mais l’amitié est le besoin des âmes sensibles. On remarque que Trajan fut l’ami de Plutarque, de Tacite, de Pline et de Dion : cela devait être ; on ne hait que ceux dont on redoute le mépris ; et Trajan n’avait à rougir aux yeux ni de la raison, ni de la vertu. Dion composa quatre discours sur les devoirs des rois : il y en a un surtout qui peut passer pour un véritable panégyrique de Trajan. Il n’a point cette éloquence ingénieuse et brillante de Pline : mais le tour des éloges est plus adroit ; il loue en paraissant ne donner que des préceptes ; et sous prétexte de dire ce que doit être un grand homme, il dit en effet ce qu’a été Trajan. La fin de ce discours est une fiction moitié poétique et moitié morale, dans le goût de celles de Lucien. Dion y peint Trajan sous l’emblème d’Hercule. Le messager des dieux descend du ciel pour instruire ce héros, et le conduit sur une montagne inaccessible et bordée de précipices. De cette montagne s’élèvent deux sommets : l’un qui touche les cieux, est environné d’un jour pur et serein ; l’autre beaucoup plus bas, s’arrête au milieu des tonnerres et des nuages. Ces deux sommets sont le séjour de la tyrannie et de la royauté. Les deux déesses habitent chacune dans leur temple. Celui de la tyrannie est une citadelle ensanglantée. Son trône est très haut, mais sous ce trône est un abîme. Son visage est ardent et sombre, son œil inquiet, ses manières sauvages. Elle est à la fois audacieuse et lâche, insolente et timide. Elle menace et pâlit ; elle arrache de l’or et le dissipe. Auprès d’elle est la flatterie en habit d’esclave, qui lui sourit et qui la perd, et qui conspire en caressant. L’autre déesse a une figure pleine de majesté et de charmes. Son trône est éclatant, sa robe est blanche, son sceptre d’une matière brillante et pure. Elle avait autour d’elle des monceaux d’or et de fer, mais elle leur préfère les fruits et les moissons. Près d’elle est la justice, dont le regard est à la fois imposant et doux ; le génie du gouvernement, attentif et sévère ; la paix qui sourit avec grâce, et la raison sage qui sert de ministre : et la loi en cheveux blancs, portant un sceptre d’or, et dont rien ne peut combattre la force. Hercule, après avoir vu les deux déesses, se passionne pour celle-ci et s’indigne contre l’autre, qu’il voudrait précipiter du haut de son rocher. Les dieux, pour récompense, lui donnent l’empire de l’univers, et il va partout combattre les malheurs et le crime. Telle est la fin de ce discours qui est adressé à Trajan même, et où l’on reconnaît par tout le héros qu’il a voulu peindre ; on peut dire que c’est une espèce d’éloge allégorique. La louange y est d’autant plus piquante qu’elle se cache : ainsi déguisée, elle ressemble moins à la flatterie de la part de l’orateur, elle fait moins rougir le grand homme qui l’a méritée et craint de l’entendre ; et à l’égard de celui qui ne serait que vain au lieu d’être grand, elle lui épargnerait encore l’embarras pénible d’être modeste.

Nous n’avons point de panégyrique d’Antonin, qui cependant valait bien la peine d’être loué ; nous savons seulement qu’un orateur grec, nommé Gallinicus, auteur de plusieurs autres éloges, avait fait le panégyrique de ce prince ; mais rien de cet orateur ne nous est resté que son nom.

Aristide, orateur grec de la Mœsie, et qui vivait dans le même temps, composa un éloge d’Athènes, un de Rome et un panégyrique de Marc-Aurèle ; nous les avons encore. Il était établi à Smyrne et y jouissait de la plus grande réputation. Marc-Aurèle, arrivé dans cette ville, fut curieux de l’entendre. Il remarqua qu’il n’avait point paru dans la foule des courtisans, et le demanda. Le lendemain Aristide parut. Il s’excusa sur son travail, de ce qu’il n’avait point vu l’empereur la veille. Ce prince lui proposa un sujet, et il fut charmé de son éloquence. Aristide parcourut l’Italie, l’Égypte, une partie de la Grèce, et eut partout des succès. Smyrne ayant été renversée par un tremblement de terre, les habitants le prièrent d’écrire à l’empereur. Il fit à Marc-Aurèle une peinture touchante des malheurs de cette ville ; Marc-Aurèle, attendri, fit rebâtir Smyrne et les habitants élevèrent Une statue de bronze à l’orateur. Cette statue subsiste encore ; elle est assise et drapée, et placée dans la bibliothèque du Vatican, à Rome. Malheureusement les ouvrages d’Aristide démentent un peu cette réputation et ces honneurs. On aurait pu lui dire : ou brise ta statue, ou anéantis tes ouvrages. Son panégyrique de Marc-Aurèle, surtout, est trop inférieur au sujet. On n’y trouve ni élévation, ni chaleur, ni sensibilité, ni force. L’éloquence en est faible, et la philosophie commune. Je défie tout homme sensible de penser une heure à Marc-Aurèle, et de ne pas faire mieux.

Il y a apparence que dans le même temps ce prince fut loué par un homme plus digne de lui ; c’était Cornélius Fronto, un des plus fameux orateurs qu’il y ait eu à Rome. Nous n’avons rien de ses ouvrages, mais Macrobe dans ses saturnales, Ausone dans son panégyrique, saint Jérôme et Sidoine Apollinaire dans leurs lettres, en parlent avec la plus grande estime. Ce qui prouve qu’il n’était pas médiocre, c’est qu’il avait un genre d’éloquence à lui, et que comme les peintres célèbres, il fit une école. Ceux des Romains qui jugeaient au lieu d’écrire, et se contentaient d’apprécier les talents sans en avoir, en classant leurs orateurs, citaient Cicéron pour l’abondance, Salluste pour la précision, Pline pour l’agrément, Fronto pour une certaine gravité austère. Antonin le choisit pour donner des leçons à Marc-Aurèle sur le trône, lui fit élever une statue ; de plus, il le nomma consul : ainsi il eut tous les honneurs qui supposent et augmentent la réputation. Nous n’avons qu’une seule phrase de son panégyrique ; elle nous a été conservée dans un autre ouvrage de ce genre, prononcé cent cinquante ans après. On doit estimer l’orateur qui loua un grand homme ; mais on souhaiterait que ce grand homme n’eût pas souffert qu’on le louât de son vivant.

Ce fut ainsi que pensa un général romain, qui vingt ans après fut proclamé empereur en Syrie : c’était Pescéninus Niger. Il avait pour lui son armée, le sénat et le peuple ; mais Septime Sévère l’écrasa par son activité. Dès que Niger fut proclamé, aussitôt un de ces hommes qui se hâtent les premiers d’être vils, dès qu’un autre devient puissant, composa son panégyrique, et voulut le lui réciter. Niger le regarda en pitié, et voici sa réponse : « Orateur, faites-nous l’éloge de Marius, ou d’Annibal, ou de quelqu’autre grand homme qui ne soit plus, et dites-nous ce qu’il a fait, pour que nous l’imitions ; car louer des vivants, est intérêt ou faiblesse, et surtout louer les princes, dont on espère, dont on craint, qui peuvent donner, qui peuvent mettre à mort, qui peuvent proscrire. Pour moi, vivant, je veux être aimé ; et loué, quand je ne serai plus. » Celui qui parlait ainsi méritait de vaincre en disputant le trône.

On trouvera depuis le même sentiment dans ce jeune Alexandre Sévère qui, empereur à treize ans, et mort à vingt-six, élevé par une mère qui était un grand homme, fut à la fois ferme et sensible, et joignit toutes les vertus avec toutes les grâces. Il se moquait hautement de tous ces panégyriques de princes ; et pendant treize ans qu’il régna, il ne voulut jamais souffrir qu’on lui rendît un honneur qui lui paraissait plus ridicule encore que dangereux : mais dans ses moments de loisir, il célébrait lui-même les princes les plus vertueux qui avaient régné à Rome. Il chantait les Antonins, comme Achille chantait les héros ; et ce qui était tout à la fois plus difficile et plus grand, il les imitait.