(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Prosper Mérimée. » pp. 323-336
/ 3404
(1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Prosper Mérimée. » pp. 323-336

M. Prosper Mérimée32.

I

Je ne connais rien de plus triste et de plus meurtrier pour l’esprit que les vocations qui se combattent. C’est, dans l’ordre intellectuel, ce que, dans l’ordre moral, est la collision des devoirs. Les Héros seuls n’hésitent pas. Ils savent toujours quel devoir doit céder à l’autre, et les Inspirés, ces héros de l’esprit, n’hésitent pas non plus ; car la vocation véritable, — j’entends celle-là dans laquelle la volonté et ses ahans ne sont pour rien, — la vocation est une despote impérieuse , qui n’en souffre pas une autre à côté d’elle. Elle y laisse à peine des velléités. Si M. Prosper Mérimée, l’auteur de Clara Gazul, de Colomba et de Carmen (ses meilleurs titres, dit-on, à la renommée), avait eu la grande vocation, cette vocation dominatrice et enflammée qu’on pourrait appeler l’idée fixe sans folie, on ne l’eût pas vu, au milieu de sa vie, je ne dis pas de romancier devenir historien, par la raison très-simple que, qui sait raconter le cœur de l’homme peut bien raconter le cœur des peuples, mais de romancier devenir archéologue, philologue, antiquaire, et finir en Raoul-Rochette après avoir commencé en Stendhal… M. Prosper Mérimée, dont le talent est incontestable, n’a pas été, cependant, assez maîtrisé par ce talent que je lui reconnais, pour ne pas désirer de s’en faire un autre à côté. Or, le talent qu’on se fait, comme on peut aussi se faire un visage, ne vaut jamais celui qu’on a. On sacrifie presque toujours alors des facultés réelles à des prétentions incertaines. Si M. Mérimée était resté ce qu’il était quand il débuta, et même plus tard, et qu’il eût continué de se développer dans le sens de ses facultés naturelles, nous aurions peut-être un grand romancier de plus… Au lieu de cela, nous n’avons eu qu’un homme de beaucoup d’esprit et de ressources, qui a fait toutes sortes de livres, parmi lesquels il y a des romans qu’il est temps aujourd’hui de juger.

Il est temps, en effet. Ces romans célèbres, qui ont vingt et trente ans d’existence, ont été vantés, exaltés, mais jugés, non, et je dirai pourquoi. Avec l’immobilité des jugements des hommes, tout dépend longtemps, sinon toujours, du premier moment dans la vie. M. Prosper Mérimée a eu le bonheur de naître à la littérature en cet instant, qui sera probablement unique dans l’histoire du dix-neuvième siècle, où la France, lasse de guerre et de politique, sembla vouloir changer de gloire, et se retourna vers les choses de l’esprit avec cette furie française qui n’a d’égale que les mollesses qui la suivent. M. P. Mérimée fut de la première levée romantique, et à dater de son théâtre de Clara Gazul, — une suite de romans dialogués plutôt que de drames, — il devint immédiatement un des esprits les plus en vue et dont la Critique espéra davantage. Comme presque tous les romantiques qui, en parlant beaucoup d’originalité, imitèrent plus ou moins quelque chose, M. Mérimée s’était teint, avec ou sans dessein, de littérature étrangère. Le Théâtre espagnol fut pour lui ce que le Théâtre anglais fut pour d’autres… Où l’originalité pure, cette tête de Gorgone pour l’esprit français, n’aurait pas réussi, M. Mérimée, avec des reflets de littérature étrangère transportés avec art et surtout avec ménagement, obtint dans la littérature de son pays une originalité relative, et ce succès de nouveauté qui est au succès du talent ce qu’est à un cerf-volant brillant et bien construit le fort coup de vent qui l’emporte. Seulement, n’oublions pas cette particularité : si M. Mérimée ressemblait à la plupart des esprits de son temps (j’excepte Balzac) par le manque d’originalité intrépide, il ne ressemblait nullement aux autres esprits de cette époque ardente, dont l’exubérance était la qualité, et l’exagération, le défaut. Lui, fut peut-être le seul sobre dans cette littérature enivrée. Il le fut naturellement, comme le chameau le serait dans le plus gras des pâturages. S’il exagéra quelque chose, ce fut une maigreur qui alla enfin jusqu’à la sécheresse. Lord Byron, qui craignait l’embonpoint physique, ne prenait que des biscuits et du soda water, et se mesurait tous les jours les poignets pour voir s’ils n’avaient pas grossi. M. Mérimée, qui n’avait pourtant pas à craindre l’embonpoint intellectuel, semblait appliquer à son esprit et à son style les expériences et le système de lord Byron… Si les sociétés de tempérance étaient possibles en littérature, M. Prosper Mérimée mériterait d’en être le président, et même le fondateur… Est-ce pour cette raison que le plus sec des critiques, Gustave Planche, de la Revue des Deux-Mondes, Gustave Planche, au nom providentiel, qui, en fait d’esprit, en était une, écrivit sur M. Mérimée ces articles inouïs qu’il ne recommença jamais sur personne ?… La planche avait-elle reconnu le bois dont elle aussi était faite, et se changea-t-elle en battoir pour mieux applaudir ?…

Ainsi, comptez ! Le bon moment pour naître, l’étonnant fanatisme, cela allait jusque-là, d’un critique célèbre, sans enthousiasme, mais, au contraire, habituellement difficile et hargneux, l’influence de la Revue des Deux-Mondes, aussi réelle alors qu’elle est nulle maintenant, tout, jusqu’à la rareté de ses publications, — rareté qui tenait même à la nature de son talent, — facilita la fortune littéraire de M. Mérimée. Une seule loi régit toutes choses. En littérature, c’est comme dans le monde. Si on veut faire beaucoup d’effet, il ne faut pas trop se prodiguer. Un livre de M. Mérimée devint un événement. D’ailleurs, indépendamment de l’Oracle de la Revue des Deux-Mondes dont il était l’Alexandre, c’étaient les amis de M. Mérimée qui tenaient partout la plume de la critique. Dans ce temps-là, on marchait en phalange, on se soutenait, on se poussait ; et, d’un autre côté, le bonheur fut si obstiné pour M. Mérimée, que, quand, plus tard, ce talent, qu’on disait si concentré, se concentra toujours davantage, et à force de se concentrer… disparut ; quand, littérairement, le conteur tarit et se fît historien et savant, de romancier et de conteur qu’il avait été jusque-là, cette évolution de son esprit lui fut, le croira-t-on, une fortune encore. On regretta le parti qu’il prenait. Le contraste des livres qu’il publia avec les romans et les contes qu’il avait publiés, servit énormément à ses premières publications, et en augmenta rétrospectivement la valeur. On alla jusqu’à croire à une abdication en pleine force. C’était une erreur. Il n’en est jamais rien. On n’abdique que quand on se voit périr. Je demande pardon de rappeler Sylla à propos d’un faiseur de livres, mais qui prouve le plus, prouve le moins. Sylla lui-même ne résilia la dictature que quand il ne fut plus sûr de la tenir. Il l’avait pourrie dans le sang qu’il avait versé… On ne renonce à son talent, comme à son pouvoir, que quand il s’en va… M. Mérimée eut-il conscience de la diminution du sien ?… Esprit ferme et rusé, plein d’entregent et de rétorsion, il se conduisit comme ces habiles coquettes qui quittent le monde avant que le monde ne les quitte, et il essaya de masquer, sous des travaux plus ou moins tourmentés d’art ou d’histoire, l’impuissance de l’inventeur qu’il sentait venir…

II

D’autant que l’inventeur, chez M. Mérimée, n’avait jamais été immense. Comme inventeur, M. Mérimée n’était pas plus original et plus profond qu’il n’était abondant et coloré comme écrivain. Metteur en œuvre d’une très-remarquable vigueur de main, il n’en était pas moins un esprit privé de toute grande puissance spontanée. Il pouvait tenailler et reforger à froid des sujets qui avaient passé sur des enclumes plus brûlantes que la sienne, mais qui gardaient sous son marteau des empreintes et des contournements qu’il n’était pas de force à effacer. Pour n’en donner qu’un seul exemple : dans la Lydie de Colomba, M. Mérimée voulut refaire, en la variant, — on n’ose pas dire en la nuançant, — la grandiose figure de Mathilde de la Môle du Rouge et Noir, de Stendhal ; — de Stendhal, qu’il imita toujours et dont il avait beaucoup de choses, mais dont il n’eut jamais ce que j’estime le plus en Stendhal : l’aperçu et le piquant d’idées. Si j’avais à dire ma pensée dans un mot, je dirais que M. Mérimée est une espèce de Stendhal-Boissec ! Stendhal, lui, n’était sec que de style. M. Mérimée, comme tous les faibles qui courent cette grande aventure d’aimer les forts, a été la victime de Stendhal. Il l’avait connu dans sa jeunesse, à cette heure de la vie où nous nous faisons tous de quelque homme supérieur un idéal. Dans la Correspondance de Stendhal, publiée après sa mort, nous trouvons des lettres à M. Mérimée, qui sont des conseils de vieux pilote à un homme qui commence de naviguer. Que l’influence de Stendhal ait été subie ou recherchée, il est de fait que l’auteur du Rouge et Noir a planté le cachet ineffaçable de sa personnalité sur la vie de l’auteur de Colomba et de Carmen. Intellectuellement, il lui donna de sa crudité verte, de sa puissance de réalité poignante et basse, de son athéisme affreusement net, et de son insouciance absolue de la moralité humaine. Dans la vie littéraire (il ne peut être question ici que de celle-là), il lui donna encore de ces petits procédés sans bonne foi, qu’on pourrait appeler les coquetteries de la publicité. L’auteur de La Guzla, qui nous apprend, dans la préface de la seconde édition de cet ouvrage, qu’il s’est amusé à mystifier le public en traduisant un livre qui n’a jamais existé, et qu’il a écrit de manière à ce que les plus savants de l’Europe y ont été pris, tout simplement pour l’avoir poudré, ici et là (Macpherson à trop bon marché !), de quelques mots illyriens, pris au hasard dans le dictionnaire, n’est pas plus un mystificateur sérieux que Stendhal, quand il signait ses articles du plus fin acier : COTONNET… Du reste, cette ressemblance avec Stendhal, qui saute aux yeux quand on lit M. Mérimée, confirme ce que nous avons dit, au commencement de ce chapitre, sur l’absence de vocation profonde en ce romancier de volonté et de parti pris… Un homme de vocation profonde n’imite personne. L’imitation peut être un culte, elle n’est jamais une vocation. Sans doute, il y a toujours, et souvent dans une très-large mesure, des analogies d’organisation entre l’imité et l’imitateur ; mais ces analogies d’organisation sont-elles assez marquées entre l’auteur de Colomba et l’auteur de Rouge et Noir, pour qu’on ne puisse poser la question terrible qui supprime un homme : Qu’aurait été M. Mérimée si avant lui Stendhal n’avait pas existé ?…

Ce qu’il aurait été ?… Oh ! certainement quelqu’un de fort diminué, mais pourtant d’existant encore… Stendhal manquant, je ne crois pas du tout que M. Mérimée eût été impossible. Au lieu de Stendhal, il aurait imité quelque autre ! C’est surtout à propos de ces esprits imitateurs qu’il faut rappeler l’incorrecte mais énergique expression proverbiale : « un de perdu, deux de retrouvés ! » M. Mérimée, esprit excessivement cultivé, talent venu en pot, bien plus qu’en pleine terre, n’a-t-il pas commencé par s’inspirer du théâtre espagnol et à mêler du Musset et du Lesage dans l’imitation qu’il en a faite ?… Depuis, ne s’est-il pas inspiré de la poésie des chants de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, pour nous donner une fausse poésie illyrique ?… Et au moment même où Stendhal devait agir et agissait le plus fortement sur sa pensée, n’a-t-il pas tenté d’imiter aussi Walter Scott, dans la Chronique de Charles IX ?… Avec sa vaste littérature, M. Mérimée n’aurait jamais manqué de sources d’inspiration étrangère et de modèles à imiter, comme il les imite, en les réduisant, car le trait caractéristique de l’imitation sans enthousiasme, mais sans entraînement, de M. Mérimée, c’est d’ôter beaucoup à ce qu’il imite, dans un but de netteté et de précision… M. Mérimée grave ce que les autres ont peint, mais en en retranchant la moitié. Il n’a de goût ni pour les opulences de la pensée, ni pour les fantaisies de la forme. Il est anti-poëte et anti-rêveur. C’est un esprit français, mais sans les grâces françaises. Il aime la clarté et la concision, la ligne la plus courte d’un point à un autre ; il a enfin ce que j’appellerais volontiers les facultés militaires de l’esprit, qui ne sont nullement les grandes facultés artistiques ! Or, ce qu’il est par lui-même, il l’est encore lorsqu’il imite, et c’est là son genre de personnalité. Son imitation n’est jamais servile. Que dis-je ? elle est armée. Il imite, mais un sécateur à la main.

III

Telle est donc, en la cherchant bien, — car il faut la chercher, — la personnalité du talent de M. Mérimée. Elle est mince, diront les esprits exigeants. Peut-être, mais elle est. En général, les imitateurs sont dupes de l’admiration qu’ils ont pour leurs modèles, et ils en poussent jusqu’à l’extrême encore plus les défauts que les qualités. M. Mérimée, au contraire, par le fait seul de la nature de son esprit, qui conserve toujours la froideur de l’analyse et le vouloir du procédé, M. Mérimée coupe dans les uns et dans les autres, et arrive, en faisant ainsi, à ces petites compositions qui ont la netteté et le mordant du trait, et qui entrent dans l’esprit comme un canif bien affilé entre dans la chair. Je ne crois pas M. Mérimée capable de remuer les masses d’une grande composition et d’en ériger l’ordonnance, et il ne le croit peut-être pas plus que moi, car il ne l’a jamais tenté. Tout ce qu’il a fait est court, de peu de développement, et d’un récit plus ramassé que rapide . Colomba et la Chronique de Charles IX, qui sont ses œuvres les plus longues, ne dépassent pas un volume. Son Théâtre de Clara Gazul en a plusieurs ; mais il se compose de beaucoup de pièces dont la plupart n’ont que l’étendue de ce qu’on appelle un lever de rideau. La double Méprise, Le Vase étrusque (l’œuvre que je préfère parmi toutes les œuvres de M. Mérimée) ne sont que des nouvelles. Carmen elle-même ne demande pas plus d’une heure de lecture, et il y a plus : comme en condensant, il obéit à la nature d’un esprit qui peut pincer avec des doigts nerveux, mais qui ne saurait étreindre à pleins bras, c’est le plus court qui vaut le mieux chez M. Mérimée, pour le connaisseur comme pour le public. En France, où l’on est si pressé et où l’on galvaude, en les galopant, toutes les sensations et toutes les idées, la brièveté des compositions de M. Mérimée a été une raison de plus dans ce vieux succès sur lequel il vit toujours et qui ne lui a jamais été marchandé. Une autre raison encore de ce succès chez le peuple de vaudevillistes, que nous avons le bonheur d’être, c’est la simplicité de la donnée de ces petits romans, tout en action extérieure, d’un sentiment brutal ou sinistre, et racontés avec cette impassibilité de roué qui aura toujours, en France, pays de vanité, un immense empire. Littérairement, en effet, M. Mérimée est un roué. Athée, comme on l’était au xvie  siècle et comme l’était Stendhal, son maître, il affecte la scélératesse dans le ton et ne serait pas fâché, j’en suis sûr, de passer pour un petit Borgia littéraire. Il veut la mort sans phrases en littérature, comme Fouché la voulait en politique ; mais en littérature il faut des phrases (et par des phrases, je n’entends pas de la rhétorique !). Car, après tout, le style, c’est-à-dire la pensée, qui a besoin d’éclater et de se répandre, fait d’autant plus de phrases qu’elle a plus besoin de se répandre et d’éclater !

IV

Ainsi, esprit aride qui promène son aridité sur la planturosité des autres, voilà, en un mot, tout M. Mérimée, et encore faut-il cette réserve qu’il ne brûle pas en desséchant. L’auteur de La Double Méprise donne ce démenti à la physiologie. Je ne connais rien de plus froid que lui, même quand il est brutal, sa seule manière d’être chaud. La passion ! il la photographie, mais elle ne lui insinue jamais dans l’imagination cette lumière interne des vrais peintres, plus vraie que l’autre lumière, a travers laquelle ils peignent tout. Esprit exact, ne se préoccupant que de matérielle exactitude, M. Mérimée arrive, sans sourciller, aux résultats quelconques, immoraux ou criminels, de la passion, mais vous en chercheriez en vain dans ses œuvres les cris, les bouillonnements et les larmes. Excepté l’étreinte (qui dure le temps d’une étreinte de Mme de Turgis dans la Chronique de Charles IX), il n’y a, dans les romans de M. Mérimée, que des coups de pistolet et des coups de couteau. Or, ce ne sont pas de tels dénoûments qui intéressent l’esprit, mais ce qui y mène !… Le dénoûment donc, sanglant ou non, d’ailleurs, est trop exclusivement la grande affaire de ce matérialiste qui abrège, de ce conteur distingué, mais qui sacrifie aux esprits vulgaires… rien n’étant plus vulgaire dans les choses de l’esprit que la curiosité du dénoûment. C’est là, selon moi, le grand reproche à adresser à M. Mérimée, qui n’est pas seulement sec de nature, mais qui l’est encore de système, et il faut d’autant plus insister sur ce reproche qu’il existe à cette heure beaucoup d’esprits assez intéressés à proclamer que le sans ornement et la brièveté sont la force. Ils le sont quelquefois. Ils ne le sont pas toujours… Pour les historiens observateurs qui s’occupent de la mystérieuse filiation des esprits, M. Mérimée est un des grands parents de ce que j’oserai appeler en littérature : l’École des Pauvres. Il a commencé avec talent dans le roman ce qu’un homme de talent aussi, M. Alexandre Dumas fils, parachève présentement dans le drame, le décharmement de tout ce qui n’est pas l’action même. Tous deux ont fait prendre pour de la richesse une pauvreté de leur esprit, et de petits critiques à la suite… de tout succès ont dégagé une poétique de ce qui n’était qu’une indigence. Comme conteur, on n’a pas de trop plein ; on n’a pas les longueurs sublimes de Richardson et de Walter Scott. Comme poëte dramatique, on n’a point la verve profonde de Molière ou l’esprit étincelant de Beaumarchais. Eh bien ! c’est de ne pas les avoir qui est un mérite. Le roman et le drame vont mieux, allégés de ces charmantes et magnifiques inutilités. Tout faire tenir sur une carte de visite, comme le voulait Richter, voilà l’idéal !… A ce compte-là, s’il fallait l’admettre, l’art du roman ne serait plus que la puissance « de bâtir un Alhambra sur une pointe d’aiguille », et l’art dramatique, composé autrefois de caractères, de passion et d’esprit — le plus que l’on pouvait en mettre, et on n’en mettait jamais assez ! — ne serait plus, à son tour, qu’une petite mécanique plus ou moins ingénieusement construite, une espèce de tourniquet à émotions, qu’on serrerait d’autant plus fort qu’on voudrait en finir plus vite… Seulement, disons-le, si l’art n’est conçu que comme une opération chirurgicale, — non nécessaire, — et que plus tôt c’est terminé, mieux ça vaut, pourquoi commencer ?… Logiquement, cela vous mènerait à écrire en style de télégraphe, — puis, — à ne plus écrire du tout !

V

Comme on le voit, je n’ai voulu, en cette étude, juger M. Mérimée que comme romancier. L’autre Mérimée, l’homme de la double vocation, l’historien et l’antiquaire viendront ailleurs… En ces derniers temps, celui-ci a publié deux livres d’histoire, où la vocation de l’ancien romancier, — indécise comme toute vocation partagée, — se trahit encore dans le choix des sujets qu’il a essayé de traiter. Il est évident, en effet, que l’imagination de l’auteur de Carmen et de la Chronique de Charles IX se reconnaît, quoique affaiblie, dans les sujets qui l’ont attiré, et qui sont, à coup sûr, les sujets les plus romanesques de l’histoire. La vie des Faux Démétrius de Russie, cet imbroglio dramatique, cette mystification pour tout un peuple, cette sanglante et incroyable comédie, deux fois recommencée et toujours avec le même prestige, avec la même force d’illusion, l’histoire des Cosaques d’autrefois, ce poëme dix mille fois plus poétique que le Corsaire de lord Byron, et qu’un Byron seul, doublé d’un Hogarth, pouvait raconter, ont été écrites par une plume qu’elles n’ont pas réchauffée, et qui avait plus de netteté et de tranchant autrefois, quand elle écrivait des romans bien moins romanesques que ces histoires. Rien, pourtant, ne semble avoir manqué à M. Mérimée, ni la science des faits et du pays, ni la connaissance de la langue russe, ni l’occasion de l’imitation qui lui est si chère, ni le talent qui se roidit pour être plus ferme, et qui croit se muscler en se faisant maigrir. Il a eu tout… excepté ce qu’il fallait pour l’histoire, comme pour le roman, — la grande vocation, — la vocation incompatible, et qui, par cela seul qu’elle est incompatible, ne peut être qu’une, — jamais deux !

Il faudrait peut-être rappeler ici que nous avons mis le nom du xixe  siècle à la tête du livre intitulé : Les Œuvres et les hommes. Quoique la littérature française tienne pour nous, Français, la plus large place dans la littérature de notre temps, et que cet ouvrage soit plus particulièrement consacré à la littérature française, cependant, quand, dans les autres littératures contemporaines, marquera, à tort ou à raison, une œuvre ou un homme, nous les regarderons par dessus leur frontière… A quoi bon, d’ailleurs, parler de frontière ? L’originalité des races et des institutions n’est plus. Malheur énorme pour l’imagination ! à une certaine hauteur, toutes les sociétés se ressemblent. Quand on dit littérature française, littérature anglaise, littérature russe, etc., peut-être n’est-il plus temps d’entendre que LITTERATURE EUROPEENNE, tant à l’exception des langues qui entreront aussi un jour dans la mêlée universelle, les littératures modernes sont en train de faire de l’unité monstrueuse dans leurs conceptions et leurs manières de sentir !