(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Agrippa d’Aubigné »
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(1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Agrippa d’Aubigné »

Agrippa d’Aubigné

Œuvres complètes.

I

J’ai parlé, dans le précédent chapitre, de l’édition d’André Chénier, une de celles qui font tant d’honneur à la maison Lemerre, ce champ d’asile des poètes dans ce temps de prose si dur à la Poésie. Eh bien, en voici une autre, d’une importance supérieure par le nombre des pièces de poésie mises en lumière pour la première fois. C’est l’édition des œuvres complètes d’Agrippa d’Aubigné.

Jusque-là, elles étaient loin d’être complètes. Agrippa d’Aubigné était poétiquement à l’état fragmentaire. Les Romantiques de 1830, qui ont tant tourné et retourné le xvie  siècle, avaient trouvé, au milieu des os et des armures de cet ancien champ de batailles et de poésie, cette espèce de torse à la Michel-Ange, en corselet, qu’on appelle Agrippa d’Aubigné, — le poète-capitaine, — et ils avaient jeté un cri d’admiration devant la grande tournure de ses vers… Ce fut une surprise ; il était à peu près tombé dans l’oubli. Le xviie  siècle, fils de Richelieu et de Malherbe, le siècle de la Règle en tout, et le xviiie , le siècle, en tout, du Dérèglement, ne pouvaient avoir de mémoire au service de ce protestant fanatique, qui, après la mort de Henri IV, ne s’était pas rendu et s’en était allé guerroyer en Suisse, chef d’opinion religieuse et tellement protestant qu’il n’en était même plus Français ! Évidemment, un temps et une littérature qui oubliaient le grand marquis de Ronsard, l’astre majestueux de la Pléiade, devaient bien plus profondément oublier ce vieux soldat huguenot de d’Aubigné, qui rimait à la diable, — à la fière franquette du soldat, — l’arquebuse sur le cou ou le cul sur la selle.

Excepté des curieux de bibliothèque, cherchant partout des détails de mœurs et d’Histoire, on ne lisait plus guères le Baron de Fœneste et la Conversion de Sancy, ni non plus les Tragiques, le principal ouvrage de d’Aubigné pourtant, le seul qui puisse justifier la gloire posthume qu’en ce moment on cherche à lui faire. Ces Tragiques n’avaient même été révélés au public auparavant que par des vers pris çà et là dans ces vigoureuses satires, et l’effet n’en remonte guères plus haut qu’à ce fameux portrait de Henri III, maintenant cité partout, et que M. Violet Le Duc cita, je crois, pour la première fois, dans son édition de Mathurin Régnier, un satyrique aussi, mais d’un autre genre que d’Aubigné. Les paperasses poétiques du vieux reître, qu’il emportait, comme Camoëns son poème, non à la nage, dans les mers furieuses, mais à travers le feu des guerres et des partis, s’étaient finalement englouties dans la terre la plus prosaïque qui ait jamais existé, à Genève, dans le cabinet de la famille qui a donné le jour à Tronchin. Singulière destinée ! C’est de là qu’il a fallu les faire sortir. Les éditeurs, MM. E. Réaume et de Caussade, ont extrait, à force d’efforts, ces pépites… Et si, dans l’ordre interverti des volumes, le troisième a paru avant le second, c’est que dans le troisième se trouvent les vers inédits et absolument inconnus de d’Aubigné, et qu’on a cru intéresser au succès immédiat de l’édition qu’on publie par cet attrait de nouveauté.

Certes ! les éditeurs ont bien mérité des lettres et de ceux qui les aiment. Ils ont fait vaillamment leur métier d’éditeurs, quel qu’ait été le motif qui les a fait agir, curiosité simple d’éditeurs consciencieux ou enthousiasme poétique. Auraient-ils, en effet, voulu grandir leur poète en le montrant tout entier ?… Compléter n’est pas toujours grandir. C’est même diminuer quelquefois. Nous venons de le voir pour André Chénier. De cette édition-ci, qui a barré la rivière et arrêté au passage tous les petits papiers qui s’en allaient silencieusement à l’oubli, sortira-t-il un Agrippa d’Aubigné plus grand que l’entre-aperçu des Tragiques, d’un si vif éclair dans sa nuit ?… Il y a, je ne sais où, un adorable conte d’une bergère qui a trouvé un os de femme qu’elle prend pour un ivoire et qu’elle dole avec son couteau pour voir ce que c’est, quand, tout à coup, voilà que l’os se met à chanter mélodieusement qu’il est celui d’une pauvre femme assassinée. L’oubli, c’est l’assassin de nos mémoires ! Les vers oubliés et retrouvés d’Agrippa d’Aubigné ont-ils chanté aux éditeurs, à mesure qu’ils les retrouvaient, une pareille mélodie ?… Toujours est-il que les éditeurs qui les ont retrouvés ont mis l’Histoire littéraire et la Critique à même de juger un homme seulement entrevu par la postérité, et sur lequel la Gloire, cette ignorante bâtarde de tout le monde, s’était tue longtemps — comme elle va parler — sans trop savoir pourquoi. La Gloire ! Il s’agit de jauger celle à laquelle Agrippa d’Aubigné a droit. Il s’agit d’apprécier ce qui lui revient de cette denrée d’outre-tombe. Nous avons à présent tous les écrits de ce gantelet de fer. Nous avons tous les os de cette grande anatomie qui s’appelait Agrippa d’Aubigné. Il ne s’agit plus que de savoir si le souffle de la Critique fera ce que fit le souffle du Prophète, et communiquera à ces ossements assez de vie dans la Gloire pour devenir une Immortalité, Toute la question est là maintenant. Nous sommes placés entre une injustice et une réaction contre cette injustice, équilibre difficile à garder, et il l’est pour des raisons qui ne sont pas la difficulté de tout équilibre. On n’a pas tous les jours à juger un homme de la personnalité d’Agrippa. Indépendamment de sa valeur poétique, qu’il ne faut pas outrepasser, mais qu’il ne faut pas diminuer non plus, d’Aubigné, ce poète guerrier, ce poète d’action, à l’antipode du rêveur que sont tous les autres poètes, a dans ses vers comme dans sa vie un charme de violence irrésistible. Toutes les fois qu’il est inspiré, il emporte l’âme de son lecteur comme il eût fait une barricade… On dit gaiement : « C’est un brave à trois poils ! » Il est, lui, un brave à trois âmes. Il en a trois comme on en a une : il a une âme militaire, une âme religieuse, et une âme de poète. Il faut, a dit Virgile, trois rayons tordus pour faire la foudre. Voilà, dans d’Aubigné, les trois rayons ! Et il a aussi dans sa poésie bien des choses qui ressemblent à la foudre. Mais y en a-t-il assez pour être plus que des zig-zags de feu qui passent, et pour former l’étoffe de ce tonnerre, qui est le génie, et qui, de sa puissance continue, emplit tout le cintre du ciel ?…

II

Il a lui-même écrit sa vie, et elle ouvre le premier de ces quatre volumes que nous avons là sous les yeux. Il l’a écrite pour ses enfants et à la troisième personne, et la prose de ce poète, qui a coulé la sienne dans ce moule à balles du vers, du vers qui concentre si fort la pensée, prouve une fois de plus que c’est avec des poètes qu’on fait les plus grands prosateurs ! Plus heureux en cela qu’André Chénier, le guillotiné de génie dont toute la vie fut dans la mort, Agrippa d’Aubigné eut une vie poétique jusqu’à sa dernière heure, et cette heure fut tardive. Il mourut à quatre-vingts ans. Ce partisan, qui le plus longtemps combattit pour la royauté, naquit au pays où devait naître, deux siècles plus tard, Charette, un autre partisan. On l’appela Agrippa (d’ægre partus), parce qu’en venant au monde il avait tué sa mère et failli lui-même de mourir. Tout le monde sait que son père lui fît faire, dès son âge de huit ans, contre les catholiques, le serment que le père d’Annibal avait fait faire à son fils contre les Romains, un jour qu’en passant à Amboise il avait vu sur un bout de potence les têtes coupées de plusieurs gentilshommes de son parti. Mais on sait moins qu’à huit ans, prisonnier avec les compagnons de son père, il ne pleura pas pour sa prison mais pour la petite épée qu’on lui ôta, et que, menacé du bûcher, le stoïque bambin répondit que « l’horreur de la messe lui ôtait l’horreur du feu ». Son père l’avait, en effet, trempé dans le Styx de toutes les horreurs du temps, pour le faire demeurer ce qu’il ne cessa d’être contre l’Église catholique : — éternellement implacable ! Il était, par le caractère, une espèce de Balfour de Burleigh, — mais qui n’aurait jamais assassiné d’archevêque de Saint-André, — un Balfour de Burleigh d’une bonté inconnue au farouche Balfour, chevaleresque plutôt, au lieu d’être farouche ! Toujours le chevalier domina en lui le sectaire, quoique le sectaire y fût à une grande profondeur. Il avait toutes les passions de son temps, tous les goûts de son temps, toutes les littératures : grecque, latine, hébraïque, de son temps, où les sciences elles-mêmes étaient poussées jusqu’à la fureur. Dès ses premières années, il avait jeté sur la flamme de son esprit un boisseau de connaissances qui auraient pu l’éteindre et qui ne l’éteignirent pas. On n’avait jamais porté tant de connaissances et de littérature à la guerre. Mais elles n’y furent jamais pour lui l’impedimentum belli dont parle Tacite…

Entre temps d’une lecture d’Homère, de la Bible, de Platon, il se battait comme un lansquenet. Il fut troué dix-sept fois à la poitrine, et il aurait pu y être troué quarante, au jeu qu’il jouait, à cette époque inouïe où tous les hommes, jusqu’aux pâles mignons, semblaient amoureux de la mort, et, comme des valets dans les bras de leurs maîtresses, faisaient les insolents avec elle ! Homme de camp, homme de cour, homme de temple, il était tout cela ensemble ou tour à tour. Henri IV, que, dans son histoire, il diminue pour rester vrai, l’aimait au point de vouloir le faire servir à ses vices et employer à ses amours, sachant que les femmes qui résistaient au roi ne résisteraient pas au poète, et qu’il les lui prendrait comme les forteresses… Mais il était trop fier faucon pour de telles chasses, et il resta ce que le pur et délicieux Joinville lui-même serait resté, si, par impossible, Saint Louis eût été Henri IV ! Qui sait, d’ailleurs ? il aurait peut-être recommencé avec Henri IV cette divine figure de Joinville, s’il n’eût pas été protestant. Le protestant ne saurait avoir la grâce que donne Jésus-Christ. Il a la rudesse âpre du Juif de la Bible. Il y eut longtemps de ce juif-là dans d’Aubigné, dur même quelquefois et intuitif comme un prophète, quand, par exemple, il sentait chanceler le protestantisme de son ami et de son maître. L’Histoire n’a point oublié qu’il lui prédit le coup de couteau de la fin, ce providentiel coup de couteau qui frappa au ventre Henri III et Henri IV à la poitrine, marquant ainsi la différence des coupables par la différence du châtiment ! L’Histoire n’a pas perdu une seule des paroles du soldat devenu prophète, et elles ont une beauté grandiose : « Dieu — dit-il — vous a frappé à la bouche, Sire (le couteau avait glissé, en remontant, jusqu’à la lèvre), parce que vous ne l’avez encore renié que débouché. Quand vous l’aurez renié de cœur, il vous frappera au cœur. » Ce jour-là, le sectaire montait jusqu’au terrible des Livres Saints. L’âme religieuse de cet homme triple atteignait au sublime d’une foi profonde, quoique erronée ; mais pour retomber bientôt de cette hauteur aux faiblesses, ou aux forces, de l’humanité : à l’amour toujours païen de la femme, — à cette époque plus païen que jamais, — aux fureurs sacrées, comme disent les poètes » de la Muse, aux sonnets ardents qu’à la cour, pendant les trêves de ces guerres protestantes, il jetait, comme des torches, dans l’escadron volant des filles de la reine, pour leur embraser les sens et les cœurs. Poète par-dessus le soldat, — par-dessus le sectaire, — par-dessus l’amoureux ! — poète partout et toujours : en ces Psaumes traduits pour le service de Dieu, en ces sonnets, en ces élégies, en ces héroïdes, en ces stances, en tous ces vers humains et vécus dont le troisième volume de ses Œuvres est rempli.

C’est là, en effet, bien plus même que dans les Tragiques, que l’on trouve le véritable Agrippa d’Aubigné. Dans les Tragiques, c’est Juvénal. C’est un Juvénal vigoureux comme l’antique, mais malheureusement circonscrit et protestantisé ; car le protestantisme circonscrit, quand il ne la châtre pas, toute poésie. Il éteindrait sur la lèvre même d’Isaïe le charbon ardent. À ne le prendre que comme poète, Agrippa d’Aubigné aurait gagné à être un catholique. Ligueur, il eût été incomparablement un poète plus puissant et plus beau. Dans les Tragiques, il n’y a plus qu’un satyrique, frappant toujours à la même place, comme un cyclope, de son formidable marteau. Il n’y a plus qu’une des faces de cet homme qui en avait trois comme Hécate. Il n’y a plus qu’une corde de la lyre, — la corde d’airain ou de fer, mais, après tout, une seule corde de l’instrument qui en a sept, — tandis qu’en ce troisième volume il y a toutes les faces de d’Aubigné, toutes les cordes de sa lyre, toutes les palpitations de son âme, de sa vie, — plus poétique encore que son âme ! En ce troisième volume, c’est tout Agrippa d’Aubigné ressuscité et mis debout de pied en cap, c’est l’Agrippa dont la Critique peut prendre exactement la mesure, l’Agrippa hors de ces ombres propices qui allongent les hommes et les statues en des contours tremblants et incertains, et replacé dans la lumière, la stricte lumière qui les raccourcit mais qui les dessine, qui les étreint, comme un collant, de sa clarté. C’est enfin le d’Aubigné qu’on peut maintenant toiser d’une main sûre. Avant ce troisième volume, on ne le pouvait pas.

III

Mais, il faut bien le dire aux éditeurs des Œuvres complètes, si c’est l’enthousiasme pour l’auteur des Tragiques qui les a poussés à publier cette masse de poésies inédites, leur publication servira plus à l’Histoire et à la Critique littéraires qu’à l’homme dont ils auront voulu augmenter la renommée et fixer incommutablement la gloire. Assurément, il n’est pas douteux qu’il y a ici, comme nous venons de le dire très haut, un fort poète, de facultés considérables, — mais d’une puissance qui n’est allée cependant nulle part jusqu’à ce quelque chose de pur et d’absolu qu’on appelle en poésie un chef-d’œuvre. Il n’est pas une seule pièce parmi toutes ces pièces qui mérite ce nom. Que dis-je ? dans l’Hécatombe à Diane, en ces cent sonnets qui se suivent sous le titre de Printemps, lequel semble vouloir leur donner l’unité d’un poème, savez-vous combien j’en ai compté dignes d’être repêchés au fil du torrent qui les emporte et mis à l’écart et gardés comme les épaves d’un génie écumant, mais qui s’est noyé dans sa propre écume ?… Étonnez-vous ! j’en ai compté TREIZE. Treize sur cent ! N’est-ce pas effrayant ? Et encore, aucun de ces treize n’a les qualités exigées par Boileau pour qu’un sonnet vaille un long poème… C’est que d’Aubigné est, en poésie, un tempérament bien plus qu’un accomplissement de poète. Chez lui, ce n’est pas l’art qui est exquis, mais c’est le tempérament qui est énorme. Il a le tempérament qu’ont les hommes primitifs, les hommes qui commencent les races ; car il en a commencé une et il est un des primitifs de la Poésie française. Son mérite, c’est d’être un ancêtre. Il aurait pu dire, comme Augereau : qu’il en était un. Et il l’est des plus grands ! Pour qui a le sentiment des analogies et des parentés intellectuelles, Agrippa d’Aubigné est, évidemment, un des aïeux du grand Corneille, surpassé — je le veux bien ! — par son petit-fils. Il en a souvent l’inspiration fière, la bonhomie sublime, les côtés héroïques, même dans l’amour, et le grand accent tout à la fois gaulois et romain. Comparez, par exemple, les vers ravissants de Corneille : À la marquise qui lui reprochait son âge, et l’admirable préface d’Agrippa d’Aubigné, incitable parce qu’elle est trop longue :

Livre, celuy qui te donne
N’est esclave de personne ;
Tu seras donc libre ainsi,
Et dédié de ton père
À ceux à qui tu veux plaire
Et qui te plairont aussi.

et voyez si le ton de l’un ne semble pas un écho de l’autre, dans ces deux magnifiques et majestueux railleurs ? Corneille et d’Aubigné font des choses différentes, mais ce sont des esprits de même race, qui diffèrent bien plus par la forme, par la langue, par l’heure de la langue qu’ils parlent, que par le fond de la pensée. Agrippa d’Aubigné est un Corneille de la première heure, un Corneille incorrect, fougueux et confus, mais enfin il a l’honneur d’avoir fondé ce haut lignage. Il a l’honneur d’être intellectuellement l’aïeul de Corneille, comme, physiologiquement, l’honneur d’être celui de cette admirable femme taillée pour la Royauté et l’Histoire, qui racheta le protestantisme de son grand-père et qui fut madame de Maintenons

Et Corneille, d’ailleurs, qui est partout en ces poésies, dont on trouve la physionomie engravée par avance dans la fière mine de d’Aubigné, n’est pas le seul de sa descendance. À part les satiriques de notre littérature, qui sont tous issus, plus ou moins, depuis Régnier jusqu’à Barbier et Barthélemy (de la Némésis), de l’auteur des Tragiques, de ce premier et terrible fulminateur contre les vices monstrueux d’une époque si exceptionnellement dépravée, il serait certainement possible de retrouver, à deux cents ans de distance, d’autres ressemblances et d’autres traits de famille entre d’Aubigné, ce précurseur de plus grands que lui, et d’autres poètes qui ne sont pas seulement séparés de lui par deux siècles. En s’éloignant et en se variant de nuances nouvelles, la filiation s’atteste et est visible encore à l’œil qui sait voir. Le croira-t-on sans y avoir regardé ? il y a parfois dans ce rude et violent d’Aubigné, toujours superbe de jet infatigable, mais trop souvent un véritable vomitoire de déclamation bouillonnante, les simplicités religieuses, harmonieuses et apaisées d’un Lamartine. Tenez !

Que ton esprit, ô mon Dieu,
Esprit d’union m’unisse,
Et tout entier me ravisse
De si bas en si haut lieu.

Hausse-moy dessus le rang
De la pauvre humaine race,
Ma chair de ta chair se fasse,
Et mon sang de ton pur sang.

Que mon cœur enfelonné
Ne s’enfle contre personne :
Donne moy que je pardonne,
Afin d’estre pardonné.

Comme jadis à l’hostie
On arrachoit tout le fiel,
Fais que je ne sacrifie
Rien d’amer au Dieu du Ciel !

Et tenez encore ! Après Lamartine, c’est du de Musset aux grâces charmantes :

Tu m’avois demandé, mignonne,
De Paris quelque nouveauté :
Le nouveau plaist à ta beauté,
C’est la nouveauté qui m’estonne !

Je n’ay vu depuis ta personne
Rien qui doive estre souhaité,
Ainsi je n’ay rien apporté
Que ce cristal que je te donne.

Que di-je, je ne pouvoy’ mieux
Pour monstrer ensemble à tes yeux,
Mon feu, ta beauté merveilleuse.

C’est nouveauté ! tu n’en crois rien,
J’espère que par ce moyen
De toy tu seras amoureuse.

L’accent de de Musset n’est-il pas là ? — Et aussi à cet endroit, où il dit des femmes qui déguisent leur envie :

D’un propos contrefait tout autre que le cueur,
Cachent pour t’affiner la cause qui les meine,
En la même façon que la fine Clymenne
Qui du beau Francion disoit mal à sa sœur.

Je ne peux pas m’appesantir sur ces rapprochements, qu’on peut faire sans moi, du reste, mais j’en ai dit assez pour montrer que l’aïeul de de Musset et de Lamartine peut se retrouver, comme celui de Corneille, sous le bistre du portrait enfumé du vieux Agrippa. Seulement, il faut avoir le courage d’aller le chercher sous la croûte de sa fumée… il faut tirer la strophe et la stance du fatras (disons-le ! il y en a,) dans lequel elles roulent ; il faut les arracher à la glu d’une langue en voie de formation et encore empâtée, qui les empêche de s’envoler. Certes ! je ne suis pas de ceux-là qui prétendent que la langue française commence aux Provinciales, — opinion ridicule de Villemain, cet eunuque littéraire opéré par le Goût, — quand, avant Pascal, on avait Rabelais d’abord, ce mastodonte, émergé radieusement du chaos dans le bleu d’un monde naissant, puis, après Rabelais, — qui suffisait seul, — Ronsard, Régnier, Racan et d’Aubigné lui-même. Mais il est nonobstant certain que ces grandes articulations d’écrivains se meuvaient dans le milieu d’une langue contre laquelle ils avaient plus à faire pour montrer du génie que leurs descendants, fils d’une langue plus achevée et d’un milieu plus lumineux. La Critique, qui pèse la gloire au poids du chef-d’œuvre, ne voit que le chef-d’œuvre, et à ses inflexibles yeux les plus grandes puissances intellectuelles qui, pour une raison ou pour une autre, ont manqué le chef-d’œuvre, ne comptent pas !

IV

Et ce sera, je le crains bien, le sort d’Agrippa d’Aubigné, de cet homme racine et souche de poètes et de poésies plutôt que grand poète. Il y avait en lui une force de faculté génératrice qui s’abattit sur tous les sujets et qui les féconda. Lyrique, élégiaque, didactique (car il y a, toujours dans le troisième volume de ses Œuvres, un poème didactique de QUINZE chants intitulé L’Univers), ce magnus parens dans l’Histoire littéraire avait l’étoffe de tout, — mais remploi de l’étoffe qui est l’Art, qui est le fini, qui est la beauté accomplie, lui manquait. Et c’est là ce qui explique qu’il soit si longtemps resté obscur beaucoup mieux que les Dragonnades de Louis XIV, comme disent ses éditeurs avec trop de ressentiment protestant. La grande force poétique d’Agrippa d’Aubigné ne peut pas être isolée de son siècle. Il a besoin, pour être légitimement admiré, d’une date au-dessus de sa tête. Or, une date n’est pas une étoile. Avoir besoin de ce pauvre rayon d’une date au-dessus de sa tête, n’est-ce pas tout ce qu’on peut dire de pis du génie, qui ne relève pas du temps et qui est absolu comme Dieu ?…