(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxive Entretien. Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxive Entretien. Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville »

cxxxive Entretien.
Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville

I

Il y a une inspiration ineffaçable dans certains lieux, dans certains climats, dans certaines impressions de jeunesse et dans certaines mémoires qui nous reportent plus tard à ces premières caresses de la vie. C’est la rosée du matin que le soleil du jour n’a pas encore pompée, et qui même après qu’elle a été bue par les rayons, laisse au fond du calice quelques gouttes mal séchées qui gardent encore un arrière-goût de rose mouillée.

Souvenez-vous des hautes et vastes collines, du vieux manoir à tourelles démantelées, jetant son ombre aux pieds des forêts sur les prés de la pente, du ruisseau qui coulait à voix basse sous la rangée de saules, dans le vallon auprès du château, des troupeaux de moutons sous la conduite du vieux berger qui montaient après que l’humidité malsaine était évaporée sur la colline élevée ; souvenez-vous des attelages luisants de bœufs qui descendaient pour labourer la glèbe dans les terres qui dominaient les prairies fumantes du paysage. Écoutez les voix lentes des paysans qui se répandent avec leurs chiens, leur hache sur l’épaule, parmi les sentiers creux de la montagne pour aller étrancher les chênes ; souvenez-vous des éclats joyeux des jeunes filles et des enfants qui ramassent les menus fagots et qui les traînent avec toutes leurs feuilles jusqu’aux foyers où ils cuiront le pain de seigle de la chaumière. Regardez les bras demi-nus de belles jeunes demoiselles à moitié vêtues, écartant d’un geste encore endormi les volets de leur chambre haute pour voir le beau matin du jour qui se lève et pour écouter la cloche de l’église rustique convoquant tout le monde à l’angélus.

Lancez vos regards plus loin : voyez cette longue chaîne de montagnes du Forez et du Vivarais qui serpente sous un beau ciel bleu vers le midi, chassant sur ses flancs, à mesure qu’elle se déroule, les vapeurs nocturnes comme la proue d’un navire l’écume de l’océan. Un fleuve rapide et immense, le Rhône roule à leurs pieds ses eaux majestueuses, tantôt étincelantes dans de larges bassins semblables à des lacs, tantôt resserrées par les rochers et disparaissant sous les caps sombres d’où le murmure grandiose de son cours s’élève seul pour attester qu’il n’est pas englouti. La transparence du lointain où il va s’abîmer dans un horizon de lumière, emporte votre pensée au pays du soleil. Voilà le paysage à la fois rustique, féodal, gracieux par les détails, austère par l’ensemble, religieux par l’impression, amoureux par le frisson qu’il communique à l’âme. C’est là que je vivais à quinze ans entre un père militaire, une mère jeune encore et belle comme la mémoire mal voilée de son matin, et cinq sœurs groupées autour d’elle selon leurs âges différents comme des anges échelonnés sur les degrés de l’échelle de Jacob. L’escalier tournant du château sur lequel elles étaient éparses la moitié du jour nous rappelait sans cesse cette image biblique. Ô temps ! où es-tu ? Et pourquoi égrènes-tu si vite tout ce qui te pare ?

II

Je commençais une vie orageuse dans le calme de cette demeure. Le domaine paternel, détaché des immenses domaines de mon grand-père, n’était pas considérable par son étendue, mais nous possédions en réalité tout le pays circonvoisin et toutes les familles rurales par la vieille affection qu’on portait au nom de mon père, aux vertus de ma mère, aux grâces naissantes de mes sœurs. Pas un pauvre qui n’eût son pécule de réserve déposé dans sa besace de toile chez nous ; pas un infirme qui n’y eût son hospice, son médecin, ses remèdes. La Providence avait ainsi rapproché le soulagement de tous les malheureux. Aussi nous aimait-on comme les chefs de toutes ces familles. La Révolution de 89 n’y pouvait rien, la démocratie industrielle n’était pas encore née. On ne pouvait se figurer que la féodalité si odieuse de loin était si douce et si providentielle de près. Nous étions les parents, les frères, les sœurs de tout le monde. Quant à moi, mon cheval et mon chien, compagnons de ma vie, me suffisaient pour remplir mes journées de courses vagues dans les sentiers des bois ou dans les blés noirs de la montagne. Mes premières rêveries, ombres avancées de la vie future, m’emportaient de site en site plus haut et plus vite que les sabots de mon coursier. Je rentrais vers le soir pour me réunir à la famille, autour de la lampe qui éclairait le piquet de mon père et de ma mère et mes lectures silencieuses jusqu’à l’heure du sommeil.

Et qu’est-ce que je lisais ? Tout ce que je trouvais sous la main dans la petite bibliothèque très-expurgée et très-dépouillée de la chambre haute où les vieux livres de la maison gisaient épars sur les rayons. Quelquefois aussi j’avais la permission d’entrer dans la chambre de mon père et de lire les volumes contenus dans une ancienne cassette de toilette, qu’on nous envoyait de la ville voisine les jours de marché. C’était le plus souvent de délicieux romans d’Auguste Lafontaine, un auteur très à la mode alors, traduits de l’allemand, et tout mouillés de larmes de famille par les lecteurs des environs. Les scènes de ces drames innocents étaient les matériaux sur lesquels mon imagination brodait ses plus doux rêves. Les idylles de Gesner, ce Théocrite suisse, avaient aussi alors le plus grand attrait pour nous. Ce petit monde de convention, qu’on trouverait bien fade maintenant, nous charmait par ses couleurs pastorales, tellement que quelques années après je fis un pèlerinage à la maison de Gesner dans une pittoresque vallée de Zurich, comme j’en fis un aux Charmettes de J. J. Rousseau, dans le jardin de madame de Warens. L’enthousiasme ne sait pas choisir, il va où l’engouement de son temps le pousse, et le monde des idées est plus mobile encore que celui des réalités. L’idéal est un pays où l’on se perd, comme les faits sont un pays où l’on s’embrouille. Avis à ces réalistes que nous adorons depuis quelque temps ! Il n’y a de durable que le vrai bien choisi, il n’y a d’éternel que la nature épurée par le goût. Ne faisons pas de théorie sur le beau, laissons le temps porter et reporter ses arrêts, lui seul est juge. J’ai vu dans moins d’un demi-siècle vénérer Gesner comme le patriarche de la nature, et puis je l’ai vu railler comme l’écran de la niaiserie. J’ai vu régner Dorat et Parny préféré à Tibulle, et puis je les ai vu reléguer sans souvenir au nombre des poëtes à fantaisies, jouets d’un peuple sans mémoire ; j’ai vu couronner Chateaubriand vêtu de la pourpre de son style : j’ai vu mourir Béranger dans sa gloire aux sons de ses grelots bachiques et politiques ; j’ai vu, et pour peu que je vive, j’en verrai bien d’autres encore : ne nous faisons pas nos dieux éternels, car ce sont les dieux du temps qui souvent n’a pas de lendemain ; jouissons de tout ce qui nous charme dans les différents chefs-d’œuvre dont nos contemporains nous charment ; mais ne répondons ni d’eux ni de nous devant la postérité. Le monde passe et change en passant, à chaque petit hasard industriel qui apprend à coudre sans dé et sans main ou à faire un nœud servant de tête à un clou ou de tête à une épingle. Je vois des braves gens émerveillés, pleurer d’enthousiasme, sur ce qu’ils appellent à bonne foi le progrès indéfini de l’espèce humaine. Je ne demande pas mieux, mais Homère, qui règne depuis quatre ou cinq mille ans sur l’intelligence et sur le cœur humain, n’a pas encore trouvé un rival, et la morale des grands apôtres de religion n’a pas encore reçu un démenti !… Dieu a fait de l’espérance un des aliments de l’esprit humain ; ne le nions pas, soyons-en soutenus sur notre route afin de marcher, mais n’en soyons pas ivres de peur de tomber comme des fous dans le délire du mieux. Tout commence et tout finit dans ce bas monde. Montrez-moi une chose qui n’ait pas subi cette loi, ou montrez-moi un mortel qui y ait échappé ?

III

En ce temps-là, ma famille voyait souvent des émigrés rentrer dans le pays, et revendiquer leur domaine les uns de l’impartiale bienveillance du gouvernement nouveau, les autres de leurs acquéreurs. La paix se faisait ainsi entre les choses et prédisposait à la concorde entre les personnes. Plusieurs de nos parents, ainsi rapatriés par des lois complaisantes, venaient de temps en temps nous demander l’hospitalité. C’était une fête pour nous que leur arrivée. Il m’en est resté un grand goût pour les émigrés. Il y avait parmi eux des hommes de tous les partis. Les 9 thermidor et 18 fructidor avaient atteint jusqu’aux membres du comité de salut public. Carnot lui-même avait émigré comme royaliste, et avait reçu à Nyon, en Suisse, l’hospitalité de M. de Noailles, émigré d’une autre cause et d’un autre temps.

Les émigrés royalistes avaient suivi les princes fugitifs à l’étranger. La plupart étaient très-jeunes et on les avait enrégimentés pour leur donner une occupation et une solde, plus que pour les faire servir contre leur patrie ; auxiliaires volontaires ils avaient très-peu servi en ligne contre leurs compatriotes. On les avait ensuite relégués en Russie ; d’autres avaient passé sur les vaisseaux anglais dans la Vendée. Ils rentraient en amis, et charmaient nos foyers aussi par les récits héroïques ou plaisants de leurs aventures. C’était les soldats de la grande armée amusant les soirées des chaumières par les contes soldatesques de l’incendie de Moskou ; chaque cause avait ses héros et ses désastres. Si la France de 1815 avait eu un Homère, il aurait hésité à chanter les bleus ou les blancs. Tous étaient au même rang, tous aventureux, tous braves ; la fortune avait fait en France des vainqueurs et des vaincus, mais elle n’avait fait ni coupables ni lâches. Le Tasse ou Cervantes pouvaient également les chanter.

IV

Un de ces jeunes émigrés arriva alors dans la maison de mon père, apportant toutes ces qualités naturelles à ceux qui sortent de leur pays pour une cause politique. La fidélité méritoire à ses princes, l’esprit d’aventure, le caractère assoupli aux fortunes diverses de l’exil, et l’intarissable conversation qu’on y puise. Ses entretiens faisaient le charme du château ; il se nommait M. de Davayé, il était le cousin de mon père.

Dans un de ces entretiens, il nous raconta qu’il allait bientôt paraître un volume du poésies dont il avait connu intimement l’auteur ou plutôt l’éditeur à Lauzanne. — Ce chevalier français, nous dit-il, était lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie émigré licencié, et vivait habituellement avec sa femme dans un modeste village des environs de Liége. Les chances de la guerre ayant soumis la Belgique à Custine ou à Dumouriez, il était venu plus récemment chercher asile et sécurité à Lauzanne ; il se nommait M. de Surville, il était né dans le Vivarais, sur une de ces montagnes qu’arrose et ravage l’Ardèche. C’était un pays de royalistes, d’hommes aussi fidèles à leur foi qu’à leur souvenir, que le camp de Jalès, longtemps recruté par les paysans fanatiques, avait plusieurs fois signalé à la haine des républicains. M. de Surville était, nous disait M. de Davayé, un très-bel homme, jeune encore, d’une taille haute et imposante, d’une physionomie profonde, d’une expression de figure réservée et douce ; on ne lui parlait qu’avec déférence comme à quelqu’un qui porte le respect devant lui. On le voyait rarement à Lauzanne. Il ne quittait guère sa femme qu’il paraissait aimer tendrement ; il habitait à une certaine distance, sur le penchant des montagnes de Vévey, un chalet au-dessus du lac Léman. Il recherchait surtout à Lauzanne la conversation de quelques hommes et de quelques femmes de lettres distingués, jetés là par la Révolution française ; il leur communiquait des fragments d’un livre mystérieux dont il s’occupait dans sa retraite. Ce livre qu’il déchiffrait et qu’il retouchait laborieusement était, disait-il, extrait des mémoires et des poésies d’une de ses aïeules, nommée Clotilde de Surville. Il ne dissimulait pas ses efforts pour rendre à ces poésies de famille, obscurcies par la vétusté de la langue romane et par l’obscurité des termes, la clarté et la fraîcheur du langage moderne. C’était moitié traduction, moitié correction. Certaines pages ravissaient ses confidents. Quelques-uns suspectaient bien un peu la fidélité littéraire de M. de Surville, et croyaient qu’il voulait dérober au quinzième siècle sa naïveté originale pour s’en parer lui-même, sous le nom de cette femme éminente qui avait alors illustré sa maison ; mais cette naïveté même répondait victorieusement à ces soupçons, car M. de Surville écrivait lui-même des poésies personnelles empreintes d’un tout autre caractère. L’emphase, la rhétorique, la prétention de l’école de Thomas les surchargeait et les déparait en croyant les embellir. En dépassant le naturel il arrivait souvent au galimatias. Il était en tout l’opposé de sa grande aïeule. Ses amis l’avertissaient en vain de cette tension, il ne sentait sa force qu’en l’exagérant.

V

Ces chefs-d’œuvre de madame de Surville lui avaient été révélés à lui-même à Viviers, petite ville du Vivarais, à son retour de la première émigration en 1795. Il passa alors quelques mois dans cette ville, et ayant été investi de l’héritage de sa famille dans la terre de Vessau, il y trouva de nombreux et curieux manuscrits qui encombraient, depuis deux siècles, les archives du château. Ces manuscrits de la main de madame de Surville, en langue moins française que romane, étaient à peu près illisibles pour lui. Un vieil arpenteur du pays, accoutumé par état de déchiffrer les registres et les documents féodaux, l’assista dans ces recherches et lui remit dans les mains les mémoires et les poésies de Clotilde. Il emporta ces deux trésors à Lauzanne en repartant pour son second exil. Les mémoires furent égarés par lui ; on n’en a connu les principaux faits que par ses entretiens, et par les allusions dont ses poésies sont pleines. Les voici :

VI

Selon ces mémoires, il n’y avait jamais eu en France, depuis la célèbre Héloïse, amante d’Abeilard, d’interrègne complet de la belle littérature en France. La langue seule était flottante, empruntant tantôt à l’italien, tantôt au latin, tantôt au patois du Midi l’instrument de sa pensée. Les magnifiques poésies de Mistral, dignes souvenirs d’Homère, nous en sont une preuve récente. Béatrix d’Aragon, Agnès de Bragelongue, Émélie de Montendre, Hélène de Grammont furent les femmes célèbres de cette période. Justine de Lévis, mère de Pulchérie de Vallon, donna sa fille à Bérenger de Surville, jeune gentilhomme du même pays, engagé à la cause royale du brave et infortuné Charles VI. Clotilde venait de perdre sa mère, elle vivait dans sa terre de Vessau aux bords de l’Ardèche. Elle y était entourée d’un groupe de jeunes amies lettrées et belles parmi lesquelles on remarquait une jeune Italienne du nom de Rocca, sa plus tendre amie. L’amour le plus précoce, le plus naïf et le plus passionné, comme on va le voir bientôt dans les héroïdes à son mari pendant ses absences, entraîna l’un vers l’autre ces deux jeunes amants. Clotilde le suivit même au camp de Charles VI au Puy-en-Velay, au milieu de cette cour militaire composée de la jeune noblesse française. Sa beauté et ses talents poétiques y brillèrent du plus doux éclat. La guerre continuant appela son mari à la suite du roi au siége d’Orléans. Il y perdit la vie sept ans après son mariage. Clotilde veuve regagna son manoir de l’Ardèche.

Des amis de l’intéressante veuve il ne lui restait plus que Tullie et Rocca ; Rosé de Beaupuy s’était retirée dans un cloître après la mort du jeune de Liviers son amant ; Louise d’Effiat avait épousé le vicomte de Loire. Tullie et Rocca se séparèrent même bientôt de leur amie : Tullie, appelée à Constantinople par les Paléologues, dont elle était l’alliée, périt au sac de cette capitale ; Rocca alla mourir à Venise, sans qu’on nous apprenne ni les causes de son départ, ni les circonstances de sa mort.

Clotilde, accablée de tant de pertes, isolée dans le Vivarais, et moins capable sans doute de produire que de recueillir et de corriger, dut commencer à cette époque les Mémoires dont nous parlons, et dont les premiers livres contenaient l’histoire de l’ancienne poésie française : elle s’occupa aussi de revoir ses premiers ouvrages, travail qu’elle continua toute sa vie, et qui peut expliquer leur perfection. Elle songea en même temps à former des élèves. Sophie de Lyonne et Juliette de Vivarez sont les premières que cite M. de Surville ; elles étaient même connues de Clotilde avant la mort de Bérenger. Sophie était fille d’un seigneur champenois ; Juliette n’était qu’une bergère obscure que Clotilde avait rencontrée dans les montagnes voisines de sa terre de Vessau, et dont elle cultiva les dispositions heureuses. Sophie et Juliette se lièrent bientôt de la plus étroite amitié ; elles consolèrent pendant quelque temps Clotilde de ses pertes ; elles l’aidèrent dans l’éducation de Jean de Surville, son fils : mais des passions malheureuses, que la religion seule pouvait vaincre, et dont l’objet leur était peut-être commun, arrachèrent encore ces deux amies à leur protectrice ; elles se retirèrent ensemble à l’abbaye de Villedieu.

VII

Après plusieurs années d’un deuil inconsolable, Clotilde chercha quelque diversion dans la poésie : elle entreprit deux grands poëmes dont il ne reste que des fragments. Après avoir donné l’hospitalité à deux jeunes Écossaises qu’elle accueillit dans son château, et auxquelles elle fit parcourir les beaux sites du Lyonnais, du Forez et du Vivarais, elle unit prématurément le fils unique qu’elle avait eu de Bérenger à Héloïse de Goyon de Verzy. Elle eut le malheur de le perdre peu d’années après. Sa petite-fille Camille lui resta pour unique consolation. Elle porta son deuil avant de mourir elle-même. Son génie survécut à toutes ces douleurs et la soutint jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Elle mourut dans sa terre de Vessaux, et fut ensevelie près de son fils et de sa petite-fille. La plupart de ses œuvres périrent avec elle, il n’en resta que la renommée.

Jeanne de Vallon, le dernier descendant de son petit-fils, mourut jeune d’une maladie de langueur. Ce fut elle qui, pendant les intervalles de ses douleurs, prépara pour M. de Surville, son frère, les pièces les plus remarquables de sa grand’tante Clotilde.

« Mais hélas ! écrivait-elle peu d’années avant la Révolution, pourquoi me flatterais-je d’un tel espoir, tandis qu’un mal affreux me dévore (elle était attaquée d’un cancer au sein) et me ravit jusques au calme du sommeil ? la tombe s’ouvre sans pitié sous les pas de ma jeunesse ; et pendant que je suis en proie aux plus cuisantes douleurs, je cherche à les tromper quelques heures en m’entretenant avec toi. Non, je le sens trop ; non, je ne verrai jamais ton suffrage couronner mes efforts en faveur d’une tante, gloire de ma famille, et d’une aïeule de mon époux ; non, j’ai beau me hâter, la publication de cet unique essai ne devancera point la fin dont je suis menacée. J’eusse bien voulu le rendre plus complet ; mais, reléguée en ce triste séjour, si voisin de ma douce patrie, vainement j’ai revendiqué ces trésors de génie que mon enfance dévorait, qu’une main chère et jalouse m’arrache, et dont j’espérai si longtemps d’hériter. Lecteur, toujours présent à ma pensée, et qui peut-être n’existeras jamais pour moi, si tu vois cet écrit après que j’aurais cessé d’être, donne quelques regrets à la mort prématurée qui m’enlève au sein de mes plus beaux jours… »

VIII

Cette merveilleuse relique de notre passé littéraire devait passer ainsi comme un legs funèbre de mourant en mourant dans nos mains. M. de Surville quitta une seconde fois sa compagne chérie et son asile en Suisse pour aller chercher dans l’Ardèche quelques débris de sa fortune. La mort révolutionnaire l’y épiait et l’y surprit. Il y fut fusillé en 1795, sans doute comme un complice tardif des ennemis de la Convention ; il mourut en héros, ne témoignant d’autres regrets que de laisser son sang inutile à son roi toujours fugitif, et la gloire de son aïeule encore incomplète. Ses amis et sa veuve, à Lausanne, recueillirent son héritage, et chargèrent plus tard M. de Vandenborg, membre de l’Institut français, d’épurer encore et d’éditer les œuvres de Clotilde. Le comte de Maistre, devenu si célèbre depuis, et qui entretenait des relations avec madame de Polier, d’une famille distinguée de Lausanne, chargea cette dame de lui procurer des relations et des documents sur la veuve de M. de Surville et sur les manuscrits dont elle était en possession. Ainsi les exilés cherchaient à honorer la mémoire de ces proscrits qui n’avaient à laisser à leur patrie que les échos du fleuve de Babylone — Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. — Cette négociation dont nous avons la preuve n’eut point de résultats : la veuve de M. de Surville attendit des temps plus sereins.

IX

Qu’on juge de l’intérêt de curiosité que ces récits de M. de Davayé étaient de nature à inspirer à toute la famille : les âges, les lieux, les circonstances politiques ont des similitudes, des prédispositions, des impressions, des inspirations analogues. Il y a une muse dans les sites, les mêmes points de vue donnent les mêmes sensations. Tout ce que l’émigré nous racontait de la vie de Clotilde dans sa terre de l’Ardèche, et des malheurs de son petit-fils M. de Surville, découvrait ces chefs-d’œuvre inconnus d’une existence de son vieux château, de son long exil sur la terre étrangère, et de sa mort héroïque couronnant une si noble existence, toute cette vie de son aïeule dans ce pays reculé, sauvage, alpestre, au milieu des rochers, des torrents et d’une population d’habitants dont elle était la sœur et la mère, enfin toute cette poésie si longtemps ensevelie avec elle dans cet oubli, et ne ressortant que sous la pieuse et chevaleresque curiosité d’un arrière-petit-fils, nous faisaient rêver à tous des destinées semblables. Nous attendions avec impatience que M. de Vandenborg, ayant achevé son œuvre de critique et d’enthousiasme, publiât enfin les poésies de Clotilde qu’on disait prêtes à voir le jour.

L’été se passa ainsi. Au commencement de l’automne, la Gazette de France nous apprit que les poésies de Clotilde avaient paru, et qu’une admiration unanime accueillait cette résurrection du passé.

Un de mes oncles paternels qui demeurait à la ville l’attendait de Paris.

X

Ces chefs-d’œuvre sont courts. Au bout de peu de jours il nous l’apporta, déjà lu et relu par lui. Après avoir laissé à ma mère et à mon père le temps de lire, je m’emparai du petit volume et je l’emportai dans les bois, caché sous ma veste, comme un parfum que j’aurais craint de laisser évaporer.

C’était en effet surtout un parfum, une espèce d’essence d’opium oriental dont on ne pouvait pas se nourrir, tant il était contenu dans un petit vase, mais dont on pouvait s’enivrer. Je ne me contentai pas de le lire, je l’appris par cœur, seulement en le lisant. Aucune poésie moderne jusqu’à ce jour ne s’était si vite et si profondément gravée dans ma mémoire.

XI

Après avoir entrelu quelques rondeaux, chansons des jeunes et érudites amies de Clotilde qui ouvrent le volume, comme on humecte les bords du vase avant d’y boire à pleine coupe, j’arrivai à Clotilde et je lus sa première pièce à son premier-né. Toute sa jeunesse et toute la passion qu’elle portait à Bérenger son père éclataient, brûlaient. C’était le torrent de l’Ardèche changé en fleuve et en larmes à la vue de l’enfant image de son père absent. J’eus à peine besoin de lire deux fois ces vers délicieux pour les savoir à jamais. Il n’y avait point d’art, non, c’était la nature faite art ; l’image et le son, cette musique de l’âme, y naissaient ensemble indivisibles comme la voix et la sensation. Quel tort ne faisait-on pas à cette jeune inspirée d’un chaste amour de la comparer à Sapho ?

Lisez :

À MON PREMIER NÉ.

REFRAIN.

Ô cher enfantelet, vray pourtraict de ton pere,
Dors sur le seyn que ta bousche a pressé !
Dors, petiot ; cloz, amy, sur le seyn de ta mere,
Tien doulx œillet par le somme oppressé !

Bel amy, cher petiot, que ta pupille tendre
Gouste ung sommeil qui plus n’est fait pour moy !
Je veille pour te veoir, te nourrir, te défendre…
Ainz qu’il m’est doulx ne veiller que pour toy !

Dors, mien enfantelet, mon soulcy, mon idole !
Dors sur mon seyn, le seyn qui t’a porté !
Ne m’esjouit encor le son de ta parole,
Bien ton soubriz cent fois m’aye enchanté.
Ô cher enfantelet, etc.

Me soubriraz, amy, dez ton réveil peut-estre :
Tu soubriraz à mes regards joyeulx…
Jà prou m’a dict le tien que me savoiz cognestre,
Jà bien appriz te myrer dans mez yeulx.

Quoy ! tes blancs doigtelets abandonnent la mamme
Où vingt puyser ta bouschette à playzir !…
Ah ! dusses la seschier, cher gage de ma flamme,
N’y puyzeroiz au gré de mon dezir !

Cher petiot, bel amy, tendre fils que j’adore !
Cher enfançon, mon soulcy, mon amour !
Te voy toujours ; te voy et veulx te veoir encore :
Pour ce trop brief me semblent nuict et jour.
Ô cher enfantelet, etc.

Estend ses brasselets ; s’espand sur lui le somme ;
Se clost son œil ; plus ne bouge… il s’endort…
N’estoit ce tayn floury des couleurs de la pomme,
Ne le diriez dans les bras de la mort….

Arreste, cher enfant !… j’en fremy toute engtiere !…
Réveille-toy ! chasse ung fatal propo !…
Mon fils !… pour ung moment… ah ! revoy la lumière !
Au prilx du tien, rends-moy tout mon repoz !…

Doulce erreur ! il dormoit… c’est assez, je respire ;
Songes légiez, flattez son doulx sommeil !
Ah ! quand voyray cestuy pour qui mon cœur souspire,
Aux miens costez, jouir de son réveil ?
Ô cher enfantelet, etc.

Quant te voyra cestuy dont az receu la vie,
Mon jeune espoulx, le plus beau des humains ?
Oui, desjà cuyde voir ta mère aux cieulx ravie
Que tends vers luy tes innocentes mains !

Comme ira se duysant à ta prime caresse !
Aux miens bayzers com’t’ira disputant ?
Ainz ne compte, à toy seul, d’espuyser sa tendresse,
À sa Clotilde en garde bien autant…

Qu’aura playzir, en toy, de cerner son ymaige,
Ses grands yeux vairs, vifs et pourtant si doulx !
Ce front noble, et ce tour gracieulx d’ung vizaige
Dont l’Amour mesme eut fors esté jaloux ?
Ô cher enfantelet, etc.

Pour moy, des siens transportz onc ne seray jalouse
Quand feroy moinz qu’avez toy les partir :
Faiz amy, comme luy, l’heur d’ugne tendre espouse,
Ainz, tant que luy, ne la fasses languir !…

Te parle, et ne m’entends… eh ! que dis-je ? insensée !
Plus n’oyroit-il, quand fust moult esveillé…
Povre chier enfançon ! des filz de ta pensée
L’eschevelet n’est encor débroillé…

Tretouz avons esté, comme ez toy, dans ceste heure ;
Triste rayzon que trop tost n’adviendra !
En la paix dont jouys, c’est possible, ah ! demeure !
À tes beaux jours mesme il n’en souviendra.
Ô cher enfantelet, etc.

Ce quatrain isolé se lit au long d’une marge :

Voylà ses traicts… son ayr ! voylà tout ce que j’aime !
Feu de son œil, et roses de son tayn…
D’où vient m’en esbahyr ? aultre qu’en tout luy-mesme
Pust-il jamais esclore de mon seyn ?

Mais non, ne vous bornez pas à les lire, apprenez-les comme moi de mémoire ; il n’y a point d’édition qui vaille cette édition impalpable, invisible, inarticulée que nous portons en nous jusqu’au tombeau et que nous retrouverons sans doute dans nos cendres au ciel. On a fait bien des vers et des vers de grands poëtes à des enfants, mais aucuns, pas même ceux de Reboul, à Nîmes, malgré leurs belles et touchantes images, n’égalent cette naïveté de jeune mère, encore jeune fille, n’adorant dans son fils que le visage et l’amour de son jeune mari absent, et lui tendant ces bras qu’elle a formés de lui pour le rendre deux fois inséparable à son cœur.

Il ne faut pas oublier en lisant que ce jeune époux, ou plutôt ce jeune amant, était alors au Puy en Velais, guerroyant, où il devait périr à la suite de son roi.

XII

Mais bientôt après, le souvenir cher et brûlant de son époux Bérenger la reprend, et elle lui écrit une lettre où l’amour de sa patrie, ravagée par les Bourguignons et les Anglais, se mêle à l’amour pour Bérenger.

Écoutez : je retranche ce qui allongerait trop la pièce.

HÉROÏDE À SON ESPOULX BÉRENGER

Clotilde au sien amy doulce mande accolade,
À son espoulx, salut, respect, amour !
Ah ! tandiz qu’esploree et de cœur si malade,
Te quier la nuict, te redemande au jour,
Que deviens, où cours-tu ? loing de ta bien-aymée
Où les destins entraisnent donc tes pas ?
Faut que le dize, hélas ! s’en croy la Renommée,
De bien long-temps ne te revoyrai pas !

Bellone, au front d’arhain, ravage nos provinces ;
France est en proye aux dents des léoparts :
Banny par ses subjects, le plus noble des princes
Erre, et proscript en ses propres remparts,
De chastels en chastels et de villes en villes,
Contrainct de fuyr lieux où devoit régner,
Pendant qu’hommes félons, clercs et tourbes serviles
L’ozent, ô crime ! en jusdment assigner !…

Non, non ; ne peult durer tant coulpable vertige :
Ô peuple Franc, reviendraz à ton roy !
Et, pour te rendre à luy, quand faudroit d’ung prodige,
L’attends du ciel en ce commun desroy.
De tant de maulx, amy, ce penser me console ;
Onc n’a pareils vengié divin secours :
Comme desgatz de flotz, de volcans et d’Éole,
Plus sont affreux, plus croy que seront courts.

« Mourir plustost que trahyr son debvoir !
N’ay doubte, amy, que soict tienne icelle devise ;
Rien qu’à ce prilx n’auray trefve ou repos…
Maiz, que dye ? eh ! d’où vient orguillouze t’advise,
Toy l’escolier, toy l’enfant des héroz ?
Pardonne maintz soulcys à ceste qui t’adore !
À tant d’amour est permys quelqu’effroy :
Ah ! dèz chasque matin que l’olympe se dore,
Se me voyoiz montant sur le beffroy,
Pourmenant mes regards tant que peuvent s’estendre,
Et me livrant à d’impuyssans desirs !
Folle que suis, hélaz ! m’est adviz de t’attendre ;
Illusion me tient lieu de playzirs !
Lors nul n’est estrangier à ma vive tendresse ;
Te cuyde veoir ; me semble te parler :
Là, me dis-je, ay receu sa dernière caresse… »
Et jusqu’aux oz soudain me sens brusler.
« Icy, les ung ormeil cerclé par aubespine
« Que doulx printemps jà coronoit de fleurs,
« Me dict adieu » ; sanglotz suffoquent ma poictrine,
Et dans mes yeulx roulent torrents de pleurs.
D’autres foiz escartant ces cruelles imaiges,
Croy, m’enfonçant au plus dense des bois,
Mesler des rossignolz aux amoureux ramaiges,
Entre tes braz, mon amoureuse voix :
Me semble oyr, eschappant de ta bouche rosée,
Ces mots gentils que me font tressaillir ;
Ainz voyds, au mesme instant, que me suis abusée,
Et, souspirant, suis preste à desfaillir.
Soubvent aussy le soir, lorsque la nuict my-sombre
Me laisse errer au long des prez penchantz,
De tels soirs me soubvient, où libres, grâce à l’ombre,
L’ung prez de l’aultre assiz en mesmes champs,
Doulcement s’esgarer layssoiz mes mains folastres
Sur le contour de tes aymables traicts,
Tandiz que de mon seyn tes levres idolastres
En meyssonnoient les pudiques attraicts.
Lors n’avoit tendre amour de tant secret mystere
Que pust céler à nos dezirs croissantz ;
Playzir, dont espuysions la bruslante cratere
Rien qu’en ung seul congloboit tous nos sens.
T’iray-je rappelant ces nocturnes extases,
Du lict d’hymen fruictz tant délicieulx ?
Ah ! ceste que, si loing, de touz les feulx embrases,
Moinz pouvoiz-tu qu’embler vivante aux cieulx ?

Quand revoyray, diz-moy, ton si duyzant vizage ?
Quand te pourray face à face myrer ?
T’enlacer tellement à mon frément corsage,
Que toy, ni moy, n’en puyssions respirer ?
Mieulx qu’ores ne convient, te diray mainte chose
Qu’oultre ne sçait contenir mon ardeur :
Amy, se tout d’un coup s’espanoyoit la roze
Plustost cherroit sans vie et sans odeur.
Non creigne, à tes beaux yeulx, oncques cesser de plaire !
Assez m’ont dict que n’avoye à doubter ;
Bien soyent, à jamaiz, le Phare qui m’esclayre,
Au mien bonheur que peuvent adjouster ?
Vouldroy bailler au tien d’heure en heure croyssance ;
Et quand tary l’auroiz jusqu’à l’essor,
D’icel, fust-ce à mon dam, t’oster réminiscence,
Pour, au mien gré, t’en assouvyr encor !

Ne sçay, jusques à toy, comme adira ma lettre ;
Charles on dict vers Poictiers cheminant :
Par fraudeleuses mains, risque est de la tramettre ;
Foy ne pitié ne treuvons maintenant.
Errent par tout pays désastreuses phalanges,
Quierrant butin, sans arroy ne sans chiefs ;
Plus n’ont de seureté borgs, villages, ne granges ;
Et, chasque jour, s’oyent nouveaulx meschiefs.
Hé Dieu ! quand fin auront nos cures lamentables ?
Ne reviendra temps où, seures de brouts,
Brebiettes, au sortir de leurs chauldes estables,
D’aultre ennemy ne creignoient que nos loups ?
Ah ! ne sont loups rapalx qu’aux Bourguignones tourbes
Comparager on puysse deshormaiz !
Champs en brugues réduicts et prez flouris en bourbes
Leurs brigandatz marqueront à jamaiz.
Combien que boutions touz au dauphin de fiance,
Tant est profond gouffre de nos revers,
Qu’eust mesme de Salmon fortune et sapience,
Pour le combler, n’a trop de vingt hyvers.
………
Te le redys, amy ; jà l’entrevoy ceste heure
Où, triomphant de si noirs attentatz,
Charles de ses ayeulx va purgeant la demeure,
Et libérer ses coulpables estatz !
L’Éternel d’un regard brize enfin mille obstacles,
Des cieulx ouverts veille encore sur nos lys :
Eust-il au monde engtier desnyé des miracles,
Il en debvroit au trosne de Clovis.
Puysse l’auguste paix du sien icy descendre !…
Ah ! se rompoist ton funeste sommeil,
Quand te voyraz marchier sur taz fumants de cendre,
Peuple esgaré… quel sera ton réveil ?…
Ne m’entend ; se complaist à s’abreuver de larmes,
Tyze les feulx qui le vont dévorans…
Mieulx ne vauldroit, hélas ! repos que tant d’alarmes,
Et roy si preulx que cent lasches tyrans ?

Où que suyves ton roy, ne mets ta doulce amye
En tel oubly qu’ignore où gist ce lieu :
Jusqu’alors en soulcy, de calme n’aura mye.
Plus ne t’en dy ; que t’en soubvienne ! Adieu.

XIII

Après cette touchante et héroïque invocation au héros qu’elle aime, elle écrit à la belle Rocca sa douce amie une lettre en vers pleine des plus habiles leçons de poésie, interrompues par des descriptions dignes de Pétrarque.

Telle que celle-ci :

Comme parloye, erroient dans la prairie
Blancs agnelets, broustant l’herbe flourie ;
De rame en rame oysillons voletoient,
Et du printemps le retour se contoient
En sy doulx airs, que n’auroit peu s’eslire
Cil qu’eust Linus accordé sur sa lyre ;
Plus loing sembloit appendue au roschier
La chefvre folle ; et bergers d’approschier,
Prompts à garder de l’alme nourriciere,
Des arbres nains la seyve printaniere.
Et boutons frais trop pressés de s’ouvrir…
Mes yeulx riants qu’ont veu nos champs flourir
Plus qu’ugne fois, ceste-là s’estonnerent
Qu’en çà des monts nul d’iceulx qu’entonnerent
Le chant de may, pour model n’eusse priz
Ce grand tabel, dont voyons touz le prilx :
Pourquoy me dy : Clotilde qu’ez jeunette,
Se n’est méfaict quant fusse orguillouzette
De si beaulx dons que Phœbus et l’Amour
T’ont fait, te font, et feront tour à tour.

CHANT D’AMOUR AU PRINTEMPS

Quels doulx accords emplissent nos boscages !
Quel feu secret de fécondes chasleurs
Va pénétrant sillons, arbres, pascages,
Et, mesme entour des tristes marescages,
Quel charme espand ces vivaces couleurs !
Oui, tout renaist, s’anime ou se réveille :
Arbustelets, qu’ont ployez les aultans,
Redressez-vous de perles éclatants !
Bordez tapyz que nature appareille,
Pour y pozer les trosnes du printemps.
Gentil matin de l’an qui vient d’esclore,
Type riant du matin de nos jours,
Rien que ton œil ne verdysse et coulore !
Seyzon des jeux, empeyre des amours,
Cil resjouïs qui leur perte desplore !
Ainz, se des vieulx seraines le desclin,
Soulcys pour nous jeunetz suyvent les traces ;
Sçaiz esclaircir front vers la terre enclin ;
Vas obscurant cettuy qu’ornent les Graces
Soubz bandelet de l’archerost malin !
Te pardonnons : viendra l’heure cruelle
Qu’à trez hault prilx vouldrions payer ces maulx :
Oncques les siens ne dira Philomelle,
Sanz que plaignions, à l’ombre des rameaulx,
Droict précieulx de souspirer comme elle.
Plus ne vivrons que par des soubvenirs :
Bien qu’Aurora de plours l’herbette arroze,
Prou se complaist en son char de saphyrs ;
Songe à Tython, quand veoit la jeune roze
S’espandyssant aux souffles des zéphyrs…
De vray, me duict le tourment où me livre
Plus que son heur : car enfin que l’y siert
Remémorer ung que ne peult revivre ?
À tout le moinz nous, que la Parque fiert,
Espoir avons en la tombe nous suyvre,
Qui tost, qui tard : ains trop ne nous hastons :
Doulce est encor la coupe de la vie :
Faut l’adorner de gracieulx festons ;
N’aurons que trop, pour désarmer l’envie,
Triste loysir de jongler des Catons.
Temps nous soubrit ; uzons de sa largesse,
Maiz sans abus : se faizans peult avoir,
Sot est, ma foy, qui s’en tient à la gesse ;
Ugne vertu par défaut de pouvoir
Se pare en vain du beau nom de sagesse.
Suyvons l’amour, tel en soit le danger !
Cy nous attend sur litz charmants de mousse :
À des rigueurs… qui vouldroit s’en venger,
Qui (mesme alors que tout dezir s’esmousse),
Au prilx fatal de ne plus y songer ?
Regne sur moy, cher tyran dont les armes
Ne me sçauroient porter coups trop puissants !
Pour m’espargner, n’en croiz onc à mes larmes ;
Sont de playzir : tant plus auront de charmes
Tes dards aigus, que seront plus cuysants.
Témoins plainctifs des seuls maulx que j’endure,
Ô tourtereaulx, et vous, rossignoletz,
Puisqu’a chassé Mars glaçons et froidure,
Meslez vos chantz au bruict des ruisseletz
Qui roulent clairs sur la molle verdure !
Entour d’icy mille painctz oysillons
Vont becquetant aubespines flouries,
Ou baillent chasse à dorés parpeillons,
Se balançant sur la flour des prayries
Qu’ont jà suscée avetins éguillons.
Vous tend Vertumne, aux esles diaprées,
Sombres abrys en l’espaisseur des bois :
Là veulx, dés-lors qu’avec frescheur des prées
Disparoistront violettes pourprées,
Respondre encore à vos faillantes voix !…
Maiz, bel amy, dont le penser m’enflamme,
Se de ta bousche un bayser chaloureulx
(Qui sur la mienne appelleroit mon ame)
Coupoit soudain mes accents amoureulx,
Com’diroy bien, toute engtiere à ma flame,
« Quels doulx accords ! »

Lisez encore ce chant d’amour aux quatre saisons de l’année.

Un orage d’été qui frappe d’un trait de foudre le ramier absent de son nid la ramène à elle-même.

Marche la fouldre enmyeu nuaiges noirs ;
Gronde, reluict, esclate, hélaz ! et tombe…
Dieulx ! sur ce roc, le plus fraiz des manoirs :
Frappe la creste où sylvestre palombe
Prez son ramier rouccouloit touz les soirs :
L’a veu périr ; s’enfuyt… Ah ! malheureuse,
À peyne viz, et cuydes t’envoler !
Me fend le cœur ta plaincte langoureuse ;
Et moinz barbare estoit de t’immoler,
Que te forcier vivre ainsy douloureuse !
Que quierz entour ce funeste roscher ?
De ta demeure encor toute fumante
Ne peulx t’enfuyr, et trembles d’approscher !
Vole plustost sur le seyn d’ugne amante.
Qu’au pair de toy tes maulx doibvent touscher ;
Laz ! n’est plus temps : s’allanguissent tes esles !
Tien seul amy pouvoist te secourir :
Sçaiz qu’il n’est plus, et sy tousjours l’appelles ?
Oui, m’apprenez, coulple d’oyseaulx fideles,
Qu’en pareil cas ne reste qu’à mourir.
Ainz toutesfois s’esclayrcissent les nues :
Perce à travers les humides forests
Cil dont plus vifs resplendissent les traicts,
Sur les torrents, dont ces costes chesnues
Jà menaçoient d’inonder nos guérests.
Jaçoit encor qu’en perles crystallines,
Bois argentés, s’esgouttent vos rameaulx.
M’ombroyerez cueillant des avelines,
Tant que, sur toictz fumantz de nos hameaulx
L’ombre croyssant ne tombe des collines,
Maiz est ung feu, soict où m’aille tapir,
Qui, sanz pitié, jour et nuict me consume :
S’avec mes sens somme vient l’assoupir,
Dès mon réveil, suivy de maint souspir,
Comme au dedans, chasque object le rallume
Entour de moy.

CHANT D’AMOUR EN AUTOMNE

Où fuyez-vous, charmes de nos demures,
Toictz verdoyants, azyles du sommeil ?
Troncs envieillys, où sont vos chevelures,
Qui m’abritoient quand le char du soleil
Rouloit bruslant sur le palaiz des heures ?
N’aguere, au moinz, sailloit du seyn des mers.
Pour soubrier à l’amant d’Érigone,
Et, se jouant parmy les pampres verds,
Doroit, ainsy que les dons de Pomone,
Mille nectars de leurs grappes couverts.
S’encor tousjours, de sa flamme amortie,
Rassérénoit nos boscages tremblants !
Ainz nous layra quand les fils d’Orythie
Avelleront l’hyver aux cheveulx blancs
Ez fond glacé des antres de Scythie.
Or, sien esclat bien soict prest à fenir,
Ma veue au loing doulcement esgarée,
Non sans déduit, cerne les champs brunir :
Nature plaist, mesme ainsy bigarrée ;
Et si vieillist, saura bien rajeunir.
Or dès pour nouz qu’est l’altomne advenue,
Nos vains actraicts se fasnent sans retour ;
Fond sur nos chiefs la vieillesse chesnue ;
Et, francs linotz, soubz l’impiteulx altour,
Nos cris foibletz se spargent dans la nue.
Hé Dieu ! plustost que nouz en attrister,
Que n’uzons mieulx du moment qui s’escoule !
Hoste joyeulx, ne pouvant y rester,
Point ne me doult mon logis qui s’escroule.
Contre le temps, eh ! quoy donc peult toster ?
La terre aussy n’eust-elle sa jeunesse ?
Tout ce qu’à payne en obtiennent humains
À force d’art, de labeur et d’adresse,
De soy pondoit soubz leurs heureuses mains :
Lors de soulcy n’eurent que leur tendresse ;
Et cependant vivoyent dix fois plus
Que ne faizons !… (ce n’est trop quand on ayme.)

L’hiver la rappelle à de plus triste pensées. Sa solitude lui pèse.

Est loing de moy. Mars qui me l’a ravy
Le faict errer en lointaines provinces :
L’auroit Amour soubz sa chaisne asservy
Pour n’espouzer que les desbatz des princes ?
Barbare, hélas ! que ne t’ay-je suivy !
Possible, alors que t’appelle tremblante,
Qu’en terre estrange ez chargé de liens !
Possible atout que, sur l’amaz des tiens,
Entre les morts… ta despouille sanglante…
Arreste ! espoir me dict trop que reviens !
Ah ! reviens donc emprez ta bien-aymée,
S’az cure encor de ses mortels ennuicts !
Tant peu faut-il pour que soict alarmée !
Car onc icy n’est propoz de l’armée ;
Et maintes fois, durant ces longues nuicts,
Du sombre Arcas, quand oy bruyr les tempestes,
Ou que d’Oryon tombent les froids torrents,
Que toicts, battus de cent coulps différents,
Semblent aller s’escroulant sur nos testes :
« Où porte-t-il, me dis, ses pas errants ?
« Ne se pourroist que seul et sans vesture,
« À travers champs, à la mercy des loups,
« Cerné d’iceuls en soict fors la pasture,
« Ou que, jouët d’ung sort non moins jaloux,
« Comme eulx en vain quierre sa nourriture ? »
Entour du feu, mesme au soir, que parlons
De voyagiers esgarez loing des routes,
Au fond des bois, dans le creulx des vallons,
Ou s’abritant soubz les obscures voultes
De vieulx chastels ouvertz aux aquilons,
S’oyons un cry tout-à-coup dans la plaine,
Ung bruict confus, tant soict au loing cela,
Soudain le sang tout se fige en ma veyne ;
Retiens mon souffle, et ne reprends haleine
Que pour me dire : « Ô ciel ! s’il estoit là ! »
Plus doulx pensers viegnent, en la nuict sombre,
Se meslanger à mon trop court sommeil ;
Lors bien te voy : mais ung affreux réveil
De mon bonheur chasse encor la vaine ombre.
Aussy n’attends que du rare soleil
Rays tremblottants esjouïssent ma cousche,
Pour au dehors entonner chantz d’amours ;
Ainz sont muets oysels, échoz sont sourds :
Tout revivroit s’ung qu’appelle ma bousche,
Tost la bayzant, estouffoit mes clamours ;
Se l’espargnez, preulx vaillants d’Angleterre,
Pardonne tout à vos maistres ingrats :

En le veyant desfieray le tonnerre ;
Et m’escrieray, le serrant dans mes bras :
« Ores de l’air, de l’onde et de la terre,
« Grondez, tyrans. »

XIII

Telles sont ces délicieuses élégies que Tibulle et Properce ne dépassent pas, et la langue de Racine n’était pas faite encore. Mais les langues ont leur jeunesse ; c’est la naïveté et la passion ; la passion pure d’un amour sans remords qui savoure ses larmes sans y trouver d’amertume et qui est fière de sa douleur parce qu’elle est sûre d’être consolée. La brûlante naïveté de cette amoureuse et innocente jeunesse de la langue déborde ici tellement que la plume se refuse à la copier aujourd’hui.

Bérenger revient enfin échappé aux périls d’une longue guerre. On juge du bonheur que son retour rapporta au cœur de Clotilde. Sa poésie alors change de ton et redevient légère et badine : qu’on en juge par la charmante pièce des Trois plaids d’union qui remplace un conte de Vallais des Trois Manoirs, et qui, s’il faut tout dire, la dépasse encore en agrément.

On a prétendu dans le temps que ce conte était la preuve du caractère apocryphe de tout l’ouvrage. Nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’il y aurait deux Voltaire, car nous prenons pour juges les connaisseurs les plus distingués en poésie et nous leur demandons si aucun d’eux oserait donner la préférence à l’auteur des Trois Manoirs ou à l’auteur des Trois Plaids. Jugez vous-mêmes :

Elle débute par un souvenir de son mari absent et guerroyant pour Charles VI.

Gentil bouton de lys, mon soulcy, ma tendresse,
Toy que ne peulx nommer, quand pour toy seul je vis,
Quand pourray m’enquérir, si quelqu’ennui te presse,
Bientost aux miens costés, lisant ce mien devis,
Des trois façons d’aymer quelle plus t’intéresse ?
Te conteray (pourtant ne sçay le temps précis)
Que naguere, en ces lieux que, par son eau féconde,
À rendu l’Éridan les délices du monde,
On vist, jeunette encor, rayne fuyant les cours,
Unique de son rang sur la machine ronde,
Aux povres laboureurs prodigant des secours,
Et soubz l’ombrage fraiz des champestres feuillées,
Quand avoit ses estats gouverné le matin,
Partageant des hameaulx les soins et les veillées.
Nul prince, tant fust-il preulx et franc paladin,
Rose ne pust cœillir en si noble jardin :
Jà tretous se lassoient d’inutiles hommages ;
Falloit, se disoient-ils, qu’aymast, car aultrement,
Tant ne la charmeroient amoureuses images…
Se pasmoit, rossignolz, quand oyoit vos ramages ;
Maiz pour qui ? nul jamais ne lui cogneut d’amant.
Sur des gazons flouris, sur des tapiz de mousse,
Ores soubz des tilleuls, ores dans ses vergiers.
Sans cesse énamourés accourant les bergiers,
Aux accords de sa voix harmonieuse et douce
Respondoient la musette et les pipeaulx légiers,
Vist bientost qu’aux despends de leurs jeunes compagnes,
De ces volages cœurs triomphent sa beaulté :
Bien s’esgarast aux bois, au faicte des montagnes,
La suyvoient ; tant ses jeulx luy semblent cruaulté

Hilmide convoque un tournoi dont sa main donne le prix. Trois poëtes se présentent. Le premier s’appelait Lygdamon : il raconte en vers délicieux que dans un combat, où il allait périr, un héros se présente, renverse ses ennemis et le sauve ; que ce héros blessé, qui est une femme, répand des flots de son sang, puis disparaît emporté par les siens aux murs de Venise, où il va la rejoindre et l’épouser.

Un second poëte, nommé Tylphis, récite en termes légers et courts l’aventure héroïque de Chloé sa maîtresse, qui, poursuivie par son tuteur jaloux, triomphe de lui, l’enferme dans son cachot, se sauve à la nage sur le bord opposé du Rhône et épouse Tylphis.

Se destinez, comme l’entends,
Ô dames qu’oyez mon histoire,
Prilx à qui plus fist pour la gloire,
L’emporte Ismene ; n’y prétens ;
Se, pour le bonheur, luy contends :
Beau certes avoir l’accolade !
Ainz plus me duict mon doulx lieu
Qu’à Lygdamon mourante œillade :
Tant seur, après tout, n’est du sien ;
Car est Ismene encor malade,
Et ma Chloé se porte bien.

Un jeune chevalier calabrais, nommé Colamor, parut ensuite.

Exprez veist on saillir un Calabrois jeune homme :
N’en paindray les beaultés : non, tel ne se monstra
Gaston le Béarnois, que Phœbus on surnomme,
Bel Adon, quand Vénus aux champs le rencontra,
Ny Pâris, apposant d’icelle aux pieds la pomme :
N’avoit, comme consorts, l’œil joyeulx ne serain ;
Triste, sembloit luctant contre angoisse profonde,
Tant qu’eust fors attendry cœur de rosche ou d’arhain.
Tel, en ung soir d’esté qu’Amphore nous inonde,
Reparoist des haults cieulx le phare soubverain ;
La nature soubrit à sa flamme amortie,
Et plus esmeut son char, pasle en sa despartie,
Que quand roule esclatant sur des nuages d’or ;
Tel pasle et plus touschant l’agité Colamor,
Le front chargé d’ennuicts, s’avança vers le trosne ;
Là, contant sans destour, ces metres employa
Par qui doulce élégie aultre fois larmoya,
Et qu’en France despuis sur les rives du Rosne,
À Puytendre Apollo pour Justine octroya.

COLAMOR.

Rayne, ay comme eulx esté jeunet en guerre ;
Et pleust au ciel qu’eust terminé mes jours !
Moins glorieulx n’auroit esté leur cours ;
N’eust soubz mes yeulx fuy ma natale terre,
Et ne m’ardroient tant funestes amours !
Jà n’estoy plus environné que d’ombres,
Parents, amys, rien que n’eusse perdu ;
Tout mon pays plus n’estoit que descombres,
Et m’enfuyois solitaire, esperdu,
Des Tarentins parmy les forêts sombres ;
Quand espuisé, cédant à mon malheur,
Prest à finer ugne ingrate carriere,
Je succombay d’angoisse et de chasleur :
Le doulx sommeil vint clorre ma paulpiere,
Et pour ung temps fist trefve à ma douleur.
Ung songe (hélas ! trop estoit véritable)
Fist m’apparoir dame à tant mireulx traicts,
Que du beau gars qui sert les dieulx à table,
Et de Cyprine au soubriz délectable,
Croy qu’en ung viz rassembloit les pourtraicts.
Des miens pensers d’abord fust soubveraine
Cette qu’ainsy se monstroit à mes yeulx ;
Non, tant d’esclat ne brilla soubz les cieulx !
Se n’estoit faye, ou fors image vaine,
Telle jamais n’embellit ces bas lieulx.
En bauldrier, ceignoit pourprine zône,
Corsage altier, d’où pendoit un carquois,
Comme en soustint Penthésile amazone,
Et voltigeoit tel superbe tricois
Que n’eust, chassant, la fille de Latone :
Sembloit vers moy, d’ung soubriz amoureulx,
En inclinant son angélique teste,
Me dire : Amy, plus ne sois malheureulx,
« T’ay veu, me plaiz : veulx estre ta conqueste ;
Réveille-toy !… » D’ung bayser chaloureulx,
Jà m’achevois, divinité barbare !
Lors, tout-à-coup m’enlevant ses pavotz,
Traistre sommeil, de ses faveurs avare,
Fist mon bonheur fuyr avec mon repoz,
Et me rendit aux horreurs du Ténare.
Vouluz mourir ; ainz voids à mes costés,
De cheveulx blonds ugne espaisse ondelette
À si beau chief tout freschement ostés,
Et qui loyoient ung fragment de tablette
Où le stylet ces mots avoit nostés :
« S’il faut, hélas ! que vous rende les armes,
« Beaulx yeux, tandiz qu’estes d’ombres couverts,
« Ainsy fermés, se ne tiens à vos charmes,
« Que feriez donc s’estiez possible ouverts ?
« Au loing de vous m’en vay traisnant des fers ;
« Ne me lairont qu’au terme de ma vie :
« Ainz ayme mieulx renoncer à vous voir,
« Que s’exposoye à perdre sans espoir
« Sa liberté, cil qui me l’a ravie ;
« Par fol appast ne veulx le décevoir.
« Se nous disjoint ung fatal intervalle,
« Seulette au moins, en proie aux vains regrets,
« Jusqu’en l’azile où croistront mes cyprès,
« Aux seuls échoz diray que rien n’esgalle
« Mes tendres feulx, se ne sont ses attraicts. »
Comme arrosay de larmes ceste escorce !
Cuydai mes yeulx qu’en plours iroient fondant ;
Contre le ciel me surprenoy grondant,
Qui m’alleschoit d’ugne perfide amorce :
Sentis le cœur jà que m’alloit fendant.
Ores, entour, querroy la belle amye
Qu’avoit ouvert mon jeune aage aux plaizirs ;
Ores cuydoye infernale lamye
Par les enfers avoir esté vomye,
Pour m’adurer d’indomptables dezirs.
Dans mon deslire au hazard je m’esgare,
J’appelle en vain… Ô dieux ! et que de fois,
Tout m’enfonçant en l’espaisseur des bois,
Faiz retentir ma douloureuse voix
Contre le sort dont l’arrest nous sépare !
Tant qu’à la fin sens mes genouils ployer ;
Pasleur de mort ombroye ma figure ;
Plus n’est en moy pouvoir de larmoyer,
Et du trespas ce m’est propice augure.
Pourquoy m’as fuy, tant desiré trespas,
Se devoye estre à jamais la victime
D’ugne beaulté que je ne cognoy pas ?
Pourquoy, Destin, combler ce noir abysme
Que désespoir entr’ouvroit soubz mes pas.
Troiz fois despuis le soleil en sa course
A redoré nos fruits et nos meyssons.
Trois fois l’hyver jusqu’aux antres de l’Ourse
Voire a tary les neiges et glaçons…
Quel soing voulez que céans m’ay conduict ?
N’ay peu venir que pour tromper ma payne,
Non pour treuver blandices ne déduict ;
Mesme en desgoust ay le jour que me luict ;
À mes regards n’est de clarté seraine.
Non, rien que toy dont traisne les liens
Ne flecteras des astres l’yrasconde !
Se dans mes fers est vray que te retiens,
Que non parois ? faut que ne sois au monde,
Ou que tes feulx n’approschent pas des miens !
Du cœur au moins, dont vas fuyant l’hommage,
Viens arrachier les sanglantz javelots…
Ou va sa flamme estaindre dans les flots
Cil dont te suit la desplorable ymage… »
Ne peust fenir ; se tust : parlerent ses sanglots :
Temps estoit qu’achevast sa tant doulce complainte ;
La rayne en l’escoutant jà n’y pouvoit tenir ;
Ne s’allanguissoit moinz d’un mesme soubvenir,
Et, dès-lors qu’apparust, ne s’est que trop contrainte :
Jà sur le trosne altier ne se peult soustenir ;
Veult parler, ainz l’amour dont se sent eschauffée
En soupirs inégaulx s’exhale de ses flancs ;
Sa voix dans le palayz meurt soudain estouffée ;
Et, comme Eurydice quant revist son Orphée,
Laisse tomber son chief sur ses genouils tremblants.
On accourt : disparoist la magique voilure
Qui sa face aux spectants ne laissa discerner :
Ciel ! que veist Colamor ? diadesme adorner
Le beau front dont retient part de la chevelure !
Toutesfois aux transportz craint de s’abandonner ;
Cognoist que resve sien n’avoit esté mensonge,
Voyd mesmes traicts qu’alors luy peignist le sommeil,
Ainz trop n’oze gouster les charmes d’ung réveil
Que luy semblent tenir des prestiges d’un songe.
Tout Zulinde esclaircist : conseil quasy d’accord,
Pour droict faire à chascun, dict que faut trois couronnes.
Néantmoinz (cette fois se peult que n’eussent tort)
Dirent du Calabrois impiteuses matrosnes,
« Qu’avoit long-temps vescu pour tant quierre la mort » :
Se doibz le confesser, belles n’estoient ny bonnes.

Clotilde ainsi chantait en sa saison première,
Quand Jouvette, en soucis, n’a que jeux enfantins.
Par doux besoin d’aimer dès l’aube evigilée.
Dans leur noble entretien sitost allait calmans
Ce feu qui du plaisir tient plus que du tourment.
Ainz qu’est un vrai plaisir dont la trame est filée
Comme ondins emperlés sont un vrai diamant.

Je passe à regret ici la sublime et touchante élégie que Clotilde survivante adresse à Héloïse, sa belle-fille, morte avant elle en lui laissant ses trois petits enfants à consoler. Je ne connais rien de plus tendre en aucune langue ancienne ou moderne. Mais l’espace manque pour tout citer.

En 1495, près de sa mort, elle ravive sa verve héroïque et elle adresse au Rhône ces strophes où revivent sa fidélité et son adoration pour Charles VIII, son roi et son héros.

CHANT ROYAL À CHARLES VIII
1495.

Qui fait enfler ton cours, fleuve bruyant du Rosne ?
Pourquoi roulent si fiers tes flotz tumultueux ?
Que la nymphe de Sayne, au port majestueulx,
De ses bras argentins aille entourant le trosne :
Tu luy faiz envyer tes bonds impestueulx !
Des fleuves, tes esgaulx, coulent en assurance
Parmy des champs flouris, des plaines et des bois :
Toy, qu’un gouffre profond absorbe à ta nayssance,
Mille obstacles divers combattent ta puissance :
Tu triomphes de tous. Tel, vengeur de ses droicts,
Charles brave l’Europe et fait dire à la France.
« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys !
Où courent ces guerriers dont la tourbe foyzonne
Entour de Pô, d’effroy soudain tourmentueulx ?
Naguere ils courboient touz un front respectueulx
Devant l’ost où des lyz la trompette rezonne :
Pensent donc t’arrester, conquesrant vertueulx ?
De tes haults faitz rescents la seule remembrance
Desjà, par la terreur, n’enchaisne leurs exploicts ?
N’a donc assez cogneu leur parjure alliance
Que pour desconforter nos preulx et ta vaillance,
Alpes, voire Apennins sont fragiles paroys ?
Va ! les frappe d’ung coup ! parte icel cry de France,
« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »

Tel, des dieulx, qu’Hésios et cygne de Sulmone
(Trop souvent deshontez plus que voluptueulx)
Ont despainct vindicteurs, poltrons, incestueulx,
L’arbitre soubverain qu’eust sien temple à Dodone.
De la terre écraza les enfantz monstrueulx.
En vain ils menaçoient l’auguste demeurance ;
En vain sur Pélion, Ossa jusqu’à trois fois
Entassé, surmontoit l’Olympe en apparence :
Ainz se rist Jupiter de leur persévérance ;
Et, des montz fouldroyés les broyant soubz le poids
Apprist à l’univers ce qu’ores voyd la France,
« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »
Aux armes, paladins ! vostre sang ne bouillonne !
Des Romains desgradez l’Aigle tempestueulx,
Le Griffon, la Licorne aux palaiz somptueulx,
L’Ours blanc, et de Saint-Marc la superbe Lyonne,
Soustiennent de Milan le Dragon tortueulx.
L’Eridan, de vos bras, attend sa délivrance ;
Hastez-vous ! disputez ces passages estroicts !
Ne vous auroit le ciel confié sa vengeance,
Si de vos devanciers portant vaine semblance,
Vous ne sçaviez jouster qu’en spacieulx tournoys…

Aux mains ! n’oyez quel son rendent échoz de France,
« Rien n’est tel qu’un héroz soubz la pourpre des roys ! »
Ainsy, bravant la mort qui jà vous environne,
Fondez sur l’ennemy lasche et présomptueulx.
Tu ne t’attendoiz pas, pontife fastueulx,
Aus affronts qu’en ce jour, sur ta triple couronne,
Verseroient tes efforts tousjours infructueulx !
Quoy ! se peut-il encor que Victoire balance ?
Dieulx seroient incertains où se montre Valoys ?
Non, non : sur l’hydre mesme, en Hercule il s’eslance ;
Perfide Mantouan, rompz ta derraine lance !
L’air au loing en mugist : Ludovic, aux aboys,
Palist, tombe et s’escrye : « Ô trop heureuse France,
« Rien n’est tel qu’ung héroz soubz la pourpre des roys ! »

ENVOY.

Prince, en qui luict valeur, sagesse et tempérance,
Du premier de ton nom, qu’en despritz du grégeois,
À l’empeyre romain comme au reigne gaulois
Rendist, en deulx hyvers, leur prime transparence,
T’offrent les derniers sons qu’eschappent à ma voix,
Fiere que de tel chant retentisse la France :
« Gloire à Charles héroz soubz la pourpre des roys ! »

XIV

On doit s’imaginer l’impression que de pareils vers éclos du cœur d’une jeune femme et retrouvés sur les lèvres d’une grand’mère en cheveux blancs faisaient sur moi. Malherbe allait paraître ; mais s’il était plus correct, il n’était ni aussi naturel ni aussi sensible. Le sceau des poésies de madame de Surville c’était la sensibilité. On ne pouvait lire sans pleurer, ni pleurer sans se souvenir. Ce volume, malgré les chicanes que quelques puristes jaloux et malveillants répandirent dans le public contre son authenticité, à cause de quelques termes évidemment nouveaux insérés çà et là dans le texte, triompha et triomphera de tout. Rien ne prévaut contre la nature. Les témoins les plus irrécusables alors à Lauzanne, tels que le comte de Maistre et plusieurs autres personnes, également incapables d’une supercherie littéraire, en affirment l’existence entre les mains de M. de Surville longtemps avant son apparition, les traditions du Vivarais en certifient la réalité. Il faut beaucoup se défier des incrédulités quand elles nient des chefs-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre se certifient d’eux-mêmes. De tels vers ne peuvent avoir été écrits que par une femme sublime, une amante, une épouse, une mère, une veuve, une aïeule, un poëte, une amie des plus grands hommes et des premières femmes de son temps ; la naïveté a des caractères qu’aucun artifice ne peut imiter. Une seule pièce peut autoriser un doute, c’est le conte des Trois Manoirs, si semblable à l’admirable conte de Voltaire. Mais il y a une réponse bien difficile à réfuter, c’est que le conte de madame de Surville est supérieur même à ce conte inimitable de Voltaire. Lisez les deux et si vous avez le goût délicat du naïf, prononcez vous-même. Il est possible que Voltaire ait eu connaissance du fabliau original et se soit inspiré de ce délicieux pastiche, mais à coup sûr il ne l’a pas surpassé. Quant à tout le reste, cela porte avec soi son certificat d’originalité. J’en excepte quelques vers de royaliste et d’émigré de 1793, évidemment intercalés par M. de Surville. Mais ces légères additions ne font que confirmer par leur couleur l’irrécusable authenticité du reste.

Quant à moi, je n’ai pas un doute, et je dis, comme J.-J. Rousseau des Évangiles dans le Vicaire savoyard j’y crois, car l’invention en serait plus merveilleuse que le héros.

Et quand mon esprit n’y croirait pas complétement, mon cœur y croirait toujours. Car on invente des idées, mais on n’invente pas des sentiments. Or, les poésies de Clotilde de Surville sont les plus belles et les plus naïves poésies et sentiment de toute la littérature française. Elles ont et elles garderont dans ma bibliothèque le rang qu’un souvenir garde dans ma mémoire et qu’une impression pathétique a dans mon cœur.

« Honni soit qui mal y pense ! »

Lamartine.